05 - Le Comité central d'entreprise (1968-1975)

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Le Comité Central d'Entreprise 1968 - 1975

A. Le C.C.E. et les nouveaux conflits sociaux

Cette période se caractérise par une série de grandes grèves, qui surviennent à la Régie Renault en 1968, 1971, 1973 et 1975. Désormais, les rapports sociaux ne connaissent plus de répit, entre la Direction et les organisations syndicales. C'est pourquoi les discussions au sein du C.C.E. redeviennent ten­dues et violentes de ton. M. Dreyfus donne dans son livre une explication du regain de la combativité syndicale (2) :

"Les organisations ouvrières ne peuvent faire semblant d'igno­rer l'environnement politique, et la permanence au pouvoir d'une même formation politique pendant une durée exception­nelle rend l'action de l'opposition suffisamment inefficace pour que les inquiétudes et le mécontentement populaires cherchent leur expression dans les actions syndicales."

Cette explication, si elle est plausible en partie, renvoie à une cause extérieure à l'entreprise. Or, n'y a-t-il pas aussi des pro­blèmes inhérents à la R.N.U.R. qui rendent plus difficile le dialogue sociàl ?

Quoi qu'il en soit, ces conflits sociaux peuvent être considérés, de prime abord, selon deux niveaux d'interprétation : le mécontentement (de caractère revendicatif) vise aussi bien l'entreprise et ses pratiques que l'environnement politique et social -et cela se manifeste au C.C.E. selon la logique de cette institution.

Sur le plan des rapports sociaux à la Régie Renault, une évi­dence s'impose: les grèves, en faisant prévaloir la force sur la concertation, remettent en cause la politique des accords d'entreprise. En effet, après la grève de mai-juin 1968, les membres du C.C.E. tiennent un langage·nouveàu en séance: ils déclarent privilégier l'épreuve de force comme moyen d'imposer les revendications plutôt que la négociation sur la base d'une politique contractuelle; ainsi, M. Gouju, membre

C.G.T. du C.C.E., menace-t-il (3) : "Le mécontement des tra­vailleurs, qui existe encore aujourd'hui, risque d'augmenter et, à une échéance rapprochée, ce mécontentement ne manquera pas de se manifester de façon brutale."

M. Lemaître, membre C.F.D.T. du C.C.E., tient un langage similaire en affirmant que (4) "pour négocier avec la Direction de la Régie, il faut s'imposer par la force".

A cet égard, les événements de mai et juin 1968 suscitent une attitude nouvelle de la part des organisations syndicales car si, comme l'affirme M. Morel, le coût de ce conflit (5) "corres­pond à un arriéré de dix ans", auparavant cela ne s'était pas traduit par des grandes grèves. Par contre, après cette date, révélatrice par ses effets et pour ses acteurs, la manière forte prévaudra.

Dès lors, la négociation des accords d'entreprise devient plus ardue, les organisations syndicales acceptant moins facilement le compromis. Pourtant, celles-là ne veulent pas abandonner cette pratique. Ainsi, M. Lemaître affirme-t-il (6) : "n est regrettable que la Direction abandonne la politique des accords". Ce à quoi M. Dreyfus répond que "ce n'est pas lui qui a rompu la politique des accords mais il note que les syndicats actuellement sont incapables de respecter leurs engagements et de demander des avantages raisonnables".

Les membres C.G.T., C.F.D.T. et F.O. du C.C.E. répliquent alors dans une déclaration commune : "Le contenu de ces déclarations est en fait une menace et une provocation vis-à-vis des travailleurs et de leurs organisations syndicales".

Néanmoins, le 27 mars 1970, un nouvel accord d'entreprise est signé qui contient notamment la mensualisation et la réduction d'horaire. Mais au printemps 1971 une grève éclate à la Régie Renault ; à cette occasion, le 7 mai, M. Dreyfus réunit le

(1)

Extrait de L'Histoire du comitt central d'entreprise de la Rtgie nationale des usines Renault de 19J2 d 197J -Mémoire de Maltrise -Année 1985-1986 -Université de Paris IV Sorbonne.

(2)

Dreyfus (Pierre), "La LiberU de rtussir", p. 65.

(8)

P.-V. des 18 et 19 juillet 1968 (questions générales), p. 10.

(4)

P.-V. du 18 décembre 1968 (questions générales), p. 8.

(5)

P.-V. des 18 et 19 juillet 1968 (questions générales), p. 9.

(6)

P.-V. du 18 décembre 1968 (questions générales), p. 8.

C.C.E. en séance extraordinaire: l'ordre du jour est "Situation des ateliers de la Régie en raison de la grève de l'usine du Mans" ; voici ce que déclare le P.-D.G. (7) :

"Le Président entend dire son sentiment sur la consternante situation où se trouve la Régie, du fait des organisations syndi­cales. Une grève de quelques O.S. a été déclenchée depuis un mois au Mans, au moment même où ce personnel percevait les avantages particuliers résultant de l'avenant à l'accord d'entre­prise signé le 19 février 1971 [ ...].

"L'ensemble du problème des rémunérations a été discuté tout au long de l'année 1970 et le total des avantages salariaux accordés le 19 février représente une hausse de 12 % [ ... ].

"La mesure ainsi consentie représentait pourtant un pari sur la marche des affaires en 1971, voire un danger pour l'équilibre de la Régie."

En effet, à partir du moment où les accords d'entreprise ne se traduisent plus par la paix sociale, ils perdent toute raison d'être pour la Direction. Comme l'indiquait l'accord du 15 sep­tembre 1955 dans ses clauses, l'avantage de cette politique est de préserver une marge de manœuvre pour la Direction et de réduire l'insécurité des accidents sociaux éventuels. M. Dreyfus veut être clair sur ce point (8) :

"[...] Quand nous nous mettons d'accord sur quelque chose, comme nous l'avons fait en février, eh bien, rien ne nous garantit que six semaines, deux mois après, on ne recommence pas. Nous n'allons pas jouer ce jeu-là et je crois qu'il faut que vous en soyez bien convaincus."

Le président lance ensuite un dernier avertissement solennel

(9) :

'Je répète que, dans la situation présente, nous allons au préci­pice. Ce ne sont pas des mots, ce n'est pas une manœuvre ­croyez-moi, ce n'est pas comme ça qu'on défend une entre­prise, même nationale [...]. Je vous dis, moi qui n'ai jamais été un ennemi des organisations ouvrières en aucun cas, à aucune époque de mon existence entière, je vous dis, faites bien atten­tion à ce que vous faites et n'essayez pas, n'attendez pas que nous vous donnions ce que nous n'avons pas parce qu'on ne tond pas un œuf. Je n'ai rien d'autre à vous dire."

Si M. Dreyfus a convoqué le C.C.E. en séance extraordinaire, ce n'est pas un hasard: il ne se place pas sur le plan de la négo­ciation, mais sur celui de l'intérêt vital de l'entreprise, de l'entreprise nationale. Mais cette invocation n'a plus le même impact que par le passé: M. Dreyfus explique en partie ce phé­nomène dans son livre (10) :

"L'intervention d'une partie de la nouvelle génération des sala­riés a quelque peu modifié les rapports entre direction et ouvriers. Cette génération paraît avoir perdu le souvenir des progrès considérables que les accords de la Régie Renault, dans les années 50 et 60, ont fait faire à la condition ouvrière."

Néanmoins, la politique des accords d'entreprise n'est pas aban­donnée puisqu'à la séance du 17 décembre 1971, M. Guillot, au nom de la C.G.T., affirme que (11) "la plate-forme reven­dicative portée à la connaissance du personnel [ ...] doit être au centre des prochaines discussions qui vont s'engager sur le renou­vellement de l'accord".

Cependant, cette politique est sérieusement compromise puisque l'on ne parvient pas à se mettre d'accord ; en juin 1972, le président donne sa raison aux membres du C.C.E.

(12) : "S'il n'a pas été signé d'accord, cette année, c'est parce que les demandes des organisations étaient sans commune mesure avec les possibilités de la Régie."

Le même processus que précédemment se répète: d'abord menaces des organisations syndicales; ainsi la C.F.D.T., par la voix de M. Loret (13) : "La Direction n'a pas tiré les leçons du conflit de mai 1971".

En effet, en mars-avril 1973, une nouvelle grève touche la Régie Renault. Pourtant, dans ce cas aussi, un accord d'entre­prise avait été signé en janvier 1973.

Et deux ans plus tard, au printemps 1975, de nouveau un conflit éclate, qui accentue les dissensions entre la Direction et les organisations syndicales ; ainsi M. Jaillot, au nom de la C.G.T., déclare-t-il en s'adressant à M. Dreyfus (14) :

"L'année 1975 aura marqué votre carrière d'une tache regret­table, il s'agit de l'acharnement mis à s'opposer aux reven­dications des travailleurs, notamment au travers du conflit du printemps, les quatorze licenciements à Billancourt et le ren­forcement d'une discipline autoritaire qui se traduit par des sanctions et licenciements [ ...]."

Ainsi ces conflits sociaux, et les revendications qui se rap­portent aux accords notamment, sont au cœur des discussions du C.C.E. : pour la Direction, parce que cette question met en cause directement l'équilibre de l'entreprise ; pour les repré­sentants du personnel, parce que ce sujet est au centre de leurs préoccupations et que ces conflits qui affectent la Régie se répercutent au sein du C.C.E. Les séances sont ainsi une occa­sion privilégiée pour rencontrer la Direction, en particulier le président -directeur général.

Mais il existe aussi .une autre dimension à ces rapports conflic­tuels, qui est liée à l'environnement politique. Dans le cas de la Régie Renault, cette question prend ~ne tonalité particulière, le propriétaire de l'entreprise étant l'Etat lui-même.

La tentation est alors grande pour le C.C.E., comme durant la présidence Lefaucheux, de se transformer parfois en tribune politique de laquelle on s'adresse au gouvernement et aux pou­voirs de tutelle.

Lorsque la tension est vive, nous savons que les représentants du personnel tendent à rapprocher, sinon à assimiler, Direc­tion et pouvoir. Peu après le conflit de mai-juin 1968, les mem­bres du C.C.E. dissocient encore la position du P.-D.G. de celle du pouvoir, comme le montre cet extrait de motion C.G.T.-F.O. (15) : "Les travailleurs ont dû en arriver là pour se faire entendre et rattraper un peu le retard dont, certes, vous n'êtes que partiellement responsable [ ...J."

(7)

P.-v. du 7 mai 1971 (séance extraordinaire), p. 1.

(8)

P.-V. du 7 mai 1971 (séance extraordinaire), p. 2.

(9)

P.-V. du 7 mai 1971 (séance extraordinaire), p. 4.

(10)

Dreyfus (Pierre), "La Liberté de réussir", p. 62.

(11)

P.-V. du 17 décembre 1971 (questions générales), p. 89-91.

(12)

P.-V. du 23 juin 1972 (questions générales), p_ 10-11.

(13)

Po-V. du 23 juin 1972 (questions générales), p. 16.

(14)

P.-V. des 18 et 19 décembre 1975 (questions générales), p. 112.

(15)

P.-V. des 18 et 19 juillet 1968 (questions générales), p. 12.

Mais à la même séance, M. Morel, pour la C.G.T., fait cette déclaration (16) : "Mais cette constatation de la politique gou­vernementale ne peut nous faire oublier la responsabilité. de la Direction de l'entreprise nationalisée qui devrait, dans ces conditions, prendre nettement position."

Devant la radicalisation des organisations syndicales, on comprend que la Direction se trouve dans une position déli­cate : une simple attitude de prudence de sa part, et la voici accusée d'allégeance aux pouvoirs de tutelle.

D'ailleurs, M. Gau, dans une déclaration commune aux orga­nisations syndicales C.G.T., C.F.D.T. et F.O., déclare que

(17) "la Direction de l'entreprise nationalisée prend actuelle­ment la même position que celle des Pouvoirs Publics : rejeter sur les travailleurs les responsabilités qui sont celles des tenants du pouvoir".

Désormais, ce jugement prévaudra de la part des représentants du personnel, renforcé de surcroît par les grandes grèves. Ainsi, durant la séance extraordinaire du 7 mai 1971, dans une déclaration commune des élus C.G.T., C.F.D.T. et F.O. du C.C.E., sont élues les lignes suivantes (18) :

"Par le refus de régler le conflit, le Gouvernement et la Direc­tion portent les responsabilités de la situation actuelle [ ...]. Le Premier Ministre prétend que cette affaire doit être réglée directement entre la Direction et les Syndicats de la Régie. Or, lorsque l'Actionnariat a été imposé au personnel, le Président de la République n'avait pas le même jugement. C'est pour­quoi nous formulons à nouveau une demande d'intervention du Premier Ministre auprès de la Direction pour l'ouverture de véritables négociations."

Au travers de ce conflit, c'est le gouvernement qui est sollicité et visé. Dans ce cas précis, l'instance suprême, pour les organi­sations syndicales, est le gouvernement, représentant l'État­propriétaire, et non la Direction. Dans certaines conditions, le président peut accepter de devenir un intermédiaire entre les représentants du personnel et les pouvoirs de tutelle. Mais il prend garde alors d'éviter les tentatives de déviation; par exemple, au sujet d'une motion sur une demande de dotation en capital, motion votée par le C.C.E., destinée à M. d'Ornano (ministre de l'Industrie) et que M. Dreyfus a accepté de trans­mettre, ce dernier se rebiffe devant la remarque suivante (19) :

"M. jaillot conclut que le fait de transmettre cette motion signifie que le Président la soutient et que ceci doit apparaître dans le vote.

"M. Dreyfus récuse cette analyse et évoque les précédents où le P.-D.G. de la Régie transmettait au ministre des vœux du

C.C.E. qu'il avait simplement enregistrés."

Cet épisode rappelle un précédent du temps de M. Lefaucheux, que nous avons déjà évoqué; à l'époque, le P.-D.G. était mis dans l'embarras par les risques d'implication du "vœu" présenté par le C.C.E. Par ailleurs, les élus C.G.T. disaient alors de l'ancien président qu'il était le "représentant du gouvernement" .

Durant les années 70, les accusations lancées par les représen­tants du personnel sont du même genre; après la grève de 1975,

M. Day~n, membre C.G.T. du C.C.E., affirme (20) : "Les licen­ciements et l'action juridique intentée contre la C.G.T. du Mans sont une atteinte au droit de grève. L'inspiration gouvernemen­tale est indéniable."

Mais si le gouvernement, "représentant de l'État-propriétaire", est visé à travers les conflits sociaux par les organisations syndi­cales, c'est aussi, au-delà des revendications, dans un dessein plus large de dénoncer une politique économique et sociale. Ces critiques reviennent constamment lors des séances du C.C.E. ; à titre d'exemple, M. Morel, dans une motion au nom de la

C.G.T., déclare que (21) : "toute la politique économique et sociale actuelle va à l'encontre de l'intérêt des travailleurs". Cette volonté de globaliser, de placer les conflits dans un contexte poli­tique, économique et social, apparaît souvent dans les interven­tions des membres du C.C.E. ; ainsi, en juin 1975, M. jaillot déclare-t-il pour la C. G. T. (22) :

"Notamment depuis le début de l'année, les travailleurs, par leur action, montrent leur détermination, face à la politique d'austérité que le gouvernement et le patronat veulent imposer, pour que soient améliorées leurs conditions de vie [ ...].

"De partout, également, les travailleurs luttent contre le chô­mage, c'est-à-dire pour la préservation de leur outil de travail, pour eux-mêmes et pour le pays.

"A cela, leur est opposée la loi du silence: quel est le téléspecta­teur qui sait, par exemple, que depuis plus de trente-cinq jours les travailleurs de chez Chausson sont en grève ? [ ...]

"Lorsque le silence, l'isolement, ne suffisent pas, la répression s'abat : usage de la police, des milices patronales au Parzsz'en Lz'béré, chez Chausson, entre autres, licenciements ailleurs."

Les membres du C.C.E. (C.G.T., mais aussi F.O. et C.F.D.T.) ne se contentent pas de critiquer la "politique d'austérité" ; il arrive qu'ils prônent des mesures "au niveau du Gouvernement", comme M. jaillot, par exemple (23), lors de la session du 14 décembre 1973.

De la sollicitation du "représentant de l'État-propriétaire" à l'occasion des conflits sociaux, les membres du C.C.E. en arri­vent facilement à la critique de la politique gouvernementale.

Les représentants du personnel accusent aussi le gouvernement de menacer la "nationalisation"; par exemple, M. Gau (C.G.T.) affirme qu'il y a (24) "une volonté délibérée de la part du Pouvoir de mettre en cause l'entreprise nationalisée". S'il Y a un enjeu politique dans la "défense de la nationalisation", les organisations syndicales se sont approprié ce "cheval de bataille" ; elles se réfèrent à la "nationalisation étatique" pour les négociations lors des grandes grèves, et à la "nationalisation démocratique" lorsqu'il s'agit de défendre la nationalisation.

Nous venons de voir, au cours de cette période dominée par d'importants conflits sociaux, l'attitude générale de la majorité du C.C.E. selon deux axes: celui de la politique sociale de l'entreprise et celui·de l'environnement politique, économique et social.

Comme durant la période où M. Lefaucheux était président, ces rapports conflictuels au sein du C.C.E. se répercutent-ils sur le plan de son fonctionnement? Des problèmes nouveaux apparaissent-ils ?

(16)

P.-V. des 18 et 19 juillet 1968 (questions générales), p. 15-16.

(17)

P.-V. du 13 décembre 1968 (questions générales), p. Il.

(18)

P.-V. du 7 mai 1971 (séance extraordinaire), p. 3-4.

(19)

P.-V. du 13 décembre 1974 (questions générales), p. 102-103.

(20)

P.-V. des 18 et 19 décembre 1975 (questions générales), p. 112.

(21)

P.-V. des 18 et 19 juillet 1968 (questions générales), p. 15-16.

(22)

P.-V. des 19 et 20 juin 1975 (questions générales), p. 48-49.

(23)

P.-V. du 14 décembre 1973 (questions générales), p. 76.

(24)

P.-V. du 7 mai 1971 (séance extraordinaire), p. 3.

B. Le C.C.E. et les problèmes d'information

Les représentants du personnel, au cours de cette période, se trouvent confrontés à certains problèmes en rapport avec le fonctionnement du C.C.E. Est-ce à dire que la Direction réduit à dessein le champ d'action des membres du C.C.E. comme c'était le cas durant la présidence de Lefaucheux ?

Lorsque les rapports sociaux sont conflictuels au sein de l'entre­prise, le C.C.E. tend à ne devenir qu'un organisme de lutte ­c'est pourquoi la Direction est alors tentée de limiter les préroga­tives du C.C.E. au strict minimum légal. Or, à partir de 1968, si la Direction se montre certes prudente et circonspecte, elle fait preuve aussi sur certains points de largeur d'interprétation.

Mais il Y a autre chose -en effet, durant les années 70, appa­raissent des difficultés techniques d'un autre ordre, inhérentes à l'évolution même de la R.N.U.R. En fait, la polémique bat son plein autour de problèmes liés surtout à l'information du C.C.E. Les représentants du personnel se plaignent de ne pas être consultés avant des décisions importantes prises par la Direction, par conséquent d'être des receveurs passifs d'informations.

Un problème se pose aussi au sujet de la quantité d'informations -à cause d'un manque de renseignements sur certaines questions ou, au contraire, d'une masse trop complexe et donc difficile à maîtriser et à interpréter. Enfin, le C.C.E. reproche à la Direction d'être trop peu informé relativement aux filiales pourtant importantes -même si elles ne font pas partie de la Régie Nationale mais du Groupe Renault.

Le 19 décembre 1975, M. Dayan, représentant du personnel, commence ainsi une déclaration au nom de la C.G.T. (25) :

"Nous voici au terme d'une année marquée par le plus long conflit qu'ait connu la Régie Renault, [ ...J, conflit qui aurait pu être évité si vous ne considériez pas le C.C.E. comme une vul­gaire chambre d'enregistrement de vos décisions et si vous aviez tenu compte des remarques, critiques et aspirations du person­nel exprimées ici même par les élus voici un an."

Il faut distinguer deux aspects dans ce reproche adressé au P.-D.G. : d'une part, le C.C.E. ne serait pas consulté, c'est-à­dire qu'il serait mis devant le fait accompli en étant simplement informé une fois la décision prise; d'autre part, on ne tiendrait pas compte des avis exprimés par le C.C.E.

Ce dernier aspect est lié aux rapports conflictuels entre la Direc­tion et les organisations syndicales et n'est pas choquant en ce sens que le C.C.E. n'a pas de pouvoir de décision; par contre, le premier point, qui concerne la consultation du C.C.E., est plus délicat: d'après l'article 3 de la loi du 16 mai 1946, le comité d'entreprise est "obligatoirement consulté sur les questions inté­ressant l'organisation, la gestion et la marche générale de l'entre­prise". Or, comme ils ne sont pas consultés, les membres du

C.C. E. se plaignent sans cesse que la loi n'est pas respectée. En outre, cela se vérifie souvent à l'occasion de décisions impor­tantes; par exemple, à la séance extraordinaire du 24 octobre 1968, qui a pour thème la création d'une usine commune Peugeot-Renault, le secrétaire du C.C.E. fait la remarque sui­vante (26) :

"M. Gouju regrette que le C.C.E. soit en quelque sorte mis devant le fait accompli ; les textes légaux prévoient en effet que le comité doit être obligatoirement informé et consulté. Or, il ne pense pas que l'on puisse parler de consultation au stade où en sont les pourparlers."

Même réaction lorsque les représentants du personnel appren­nent la réorganisation de la R.N.U.R. (séparation de l'automo­bile des autres activités), en 1975 ; M. Gaillot, au nom de la C.G.T., fait alors cette déclaration (27) :

"La Direction a voulu opérer une véritable mystification soute­nue en cela par M. d'Ornano à l'Assemblée nationale, en faisant croire que le personnel avait été informé et consulté alors que le seul organisme légal dans lequel, par ses droits et fonctions, sont les représentants du personnel, en l'occurence le C.C.E., n'a pas été consulté, ni même informé au moment opportun, c'est-à­dire avant que les décisions ne soient prises [ ...J."

Toujours à propos de l'annonce au C.C.E. de la réorganisation de la R.N.U.R., la "C.G.C. Renault", par la voix de

M. Degrelle, adresse aussi des reproches à la Direction (28) :

"En premier lieu, elle tient une fois encore à exprimer son mécontentement quant au fait que la grande presse française, et parfois même internationale, a publié de larges informations sur cette réorganisation avant même que le personnel, y compris l'encadrement, ait été informé par la Direction."

Si la Direction évite de consulter les représentants du personnel avant d'avoir pris une décision d'importance, cela peut s'expli­quer par un désir de discrétion lorsque des négociations sont en cours, ou par la volonté d'éviter des polémiques gênantes lorsque les questions sont épineuses et sensibles, surtout durant une période de tension sociale. Mais cela a l'inconvénient de donner l'impression aux représentants du personnel qu'ils sont mis à l'écart de la marche générale de l'entreprise, même chez les cadres, ce qui est révélateur.

C'est d'ailleurs dans la perspective d'un C.C.E. jouissant de ses pleines prérogatives que M. Godbert, au nom de la C.G.T., pré­sente la demande suivante (29) : "que le C.C.E. joue véritable­ment son rôle et que toutes les informations lui soient fournies" .

Cette requête sous-entend que certaines informations ne seraient pas communiquées; ce n'est certes pas un problème récent. D'autre part, cette question des informations doit aussi être posée selon une perspective nouvelle.

En effet, M. Thomas, représentant de la Direction, affirme que

(30) : "d'année en année, les documents et rapports n'ont cessé d'augmenter". Or, paradoxalement, c'est à cet endroit que se posent avec insistance certains problèmes. Les membres du

C.C.E. se plaignent de ne pouvoir traiter cette masse d'informa­tions, comme M. Lefèvre, qui intervient au nom de F.O. (31) :

"[ ... J L'organisation F.O. analysera minutieusement les indic a ­tions fournies et les discussions qui ont eu lieu au cours de cette séance du C.C.E. La complexité des documents ne permet pas d'intervenir comme cela serait souhaitable."

(25)

P.·V., session des 18 et 19 décembre 1975 (questions générales), p. 33·35.

(26)

P.·V. du 24 octobre 1968 (session extraordinaire), p. 4.

(27)

P.-v. des 18 et 19 décembre 1975 (questions générales), p. 100.

(28)

P.·V. des 18 et 19 décembre 1975 (questions générales), p. 102-103.

(29)

P.-V. des 18 et 19 juin 1970 (questions générales), p. 9-10.

(30)

P.-V. des 19 et 20 juin 1975 (questions générales), p. 50.

(31)

P.-V. du 23 juin 1972 (questions générales), p. 13.

M. Jaillot, au nom de la C.G.T., adresse des reproches à la Direction au sujet de la politique de l'information pratiquée à l'égard du C.C.E. (32) :

"On le voit, on a vu comment vous concevez la démocratie et le rôle du C.C.E. [ ...], en masquant l'information aux élus, en ne répondant que partiellement, en ne donnant que l'information que les élus réclament, et bien souvent pour les mettre devant le fait accompli. Alors qu'il est difficile aux élus de demander des détails sur une information qu'ils ne connaissent pas."

Quelles sont les solutions proposées par les représentants du per­sonnel ? D'abord, par rapport à la quantité d'informations four­nies, M. Morel, membre C.G.T. du C.C.E., propose une appro­che sélective des problèmes, en reconnaissant, par ailleurs, que "sur le plan des informations, la Direction a effectivement avancé" (33) :

"On devrait réussir dans les réunions du C.C.E. à aborder les problèmes véritablement sur ce qui peut faire avancer quelque chose et non pas sur une certaine quantité de détails qui peuvent être intéressants à certains moments, mais sur des problèmes fondamentaux qui sont posés aux travailleurs de l'entreprise et à l'entreprise nationalisée en général."

A propos de la difficulté de traiter des informations nombreuses et complexes, dans une déclaration au nom des élus C.G.T.,

C.F.D.T. et F.O., les représentants du personnel affirment exi­ger (34) "plus de démocratie dans l'entreprise qui commence par un rôle véritable du C.C.E.", avec notamment "une assistance technique en séance". La Direction refuse alors d'agréer cette demande, pour la raison que ce conseiller technique ne serait pas "membre du C.C.E.". Mais cette requête est pourtant symptomatique d'une évolution qui concerne la R.N.U.R. :)a dimension de cette entreprise est devenue telle que les problèmes abordés au C.C.E. ne peuvent plus être appréhendés aussi aisé­ment que par le passé. Or, les moyens dont dispose le C.C.E. ne se sont sans doute pas développés dans les mêmes proportions que la firme ; ce qui explique pourquoi les représentants du per­sonnel éprouvent le besoin de demander une "assistance tech­nique en séance".

Un autre problème important se pose aux membres du C.C.E. au sujet de l'information, un problème lié aussi à l'évolution de la Régie Renault, de sa structure notamment: la R.N.U.R., au fur et à mesure de sa croissance, a constitué des filiales de plus en plus nombreuses. Or, ces filiales échappent au contrôle du

C.C.E. qui est celui de la R.N.U.R., non pas celui du Groupe Renault. Les membres du C.C.E., toutes organisations syndi­cales comprises, ont posé ce problème avec insistance dès les années soixante; en juillet 1971, M. Guillot, "au nom des élus C.G.T.", décrit ce processus et propose à nouveau la solution envisagée par toutes les organisations, à savoir la création d'un comité central de groupe (35) :

"Les capitaux de la Régie sont de plus en plus utilisés dans la prise de participation dans des filiales, pour une valeur actuelle­ment supérieure au capital propre de la Régie, lesquelles consti­tuent à leur tour leurs propres filiales.

"Des établissements sont créés en association avec des entreprises privées.

"Les résultats obtenus à l'étranger par les usines de montage et le réseau commercial sont considérables et mal connus, d'autant que des tractations se font par l'intermédiaire d'une société holding située en Suisse.

"Le C.C.E. dans sa forme actuelle n'a pas la possibilité de connaître l'utilisation exacte du capital et des résultats obtenus pour l'ensemble du groupe, Régie, filiales en France, à l'étran­ger et les filiales des filiales.

"Le C.C.E. n'a de ce fait qu'une idée vague et partielle, ne dis­

posant que d'éléments fragmentés et incomplets des résultats. "Les représentants de la C.G.T. au C.C.E. demandent que soit constitué un Comité Central de Groupe se réunissant une fois par an avec à son ordre du jour l'étude du bilan consolidé.

"Le Comité Central du Groupe ne devra enlever aucune des pré­rogatives des comités d'établissement et des comités centraux d'entreprise. "

Là encore, la Direction répond par la négative à cette demande. Mais il faut préciser qu'aucune disposition juridique n'était prévue alors à cet effet.

En tous cas, ce problème autour du "Comité Central de Groupe" pose de façon plus large, pour les représentants du personnel, la question de l'identité de la nationalisation : trouve-t-on un rap­port entre leur conception de la nationalisation et la structure de l'entreprise ? Cet aspect expliquerait la logique de certaines posi­tions adoptées au C.C.E., qui deviendrait en partie l'organisme de "défense de la nationalisation".

En fin de compte, durant cette période, les membres du

C.C.E. éprouvent des difficultés face à l'information, soit pour maîtriser une masse trop complexe, soit parce que certains ren­seignements ne leur sont pas octroyés, comme pour les filiales. Si la croissance de l'entreprise, l'évolution de la R.N.U.R., expliquent ce phénomène autant que l'attitude prudente de la Direction, le C.C.E. se sent finalement un peu dépossédé de ses fonctions. Dans ces conditions, cela ne contribue peut-être pas à apaiser la tension sQciale, surtout si les représentants du per­sonnel ont l'impression que leur droit de regard sur la marche générale de l'entreprise leur échappe en partie.

Jusqu'ici nous avons considéré surtout de façon générale et synthétique la logique des acteurs, selon les conditions propres à chaque période et à travers le fonctionnement du C.C.E. Si la majorité C.G.T. s'est avérée comme étant de loin la plus influente, les membres du C.C.E. appartenant aux autres orga­nisations syndicales n'en jouent pas moins leur rôle; or, chaque organisation possède une sensibilité particulière et une logique qui est la sienne, qui influent ensuite sur la façon dont les pro­blèmes sont abordés lors des discussions. Nous allons nous atta­cher principalement à cette dernière période qui, pour être comprise entre 1968 et 1975, n'en conserve pas moins certains traits communs aux années antérieures.

C. ~e C.C.E. et la logique des organisations syndIcales

Si chaque organisation syndicale possède un élu au C.C.E., les autres membres ne sont pas des élus syndicaux, mais des repré­sentants du personnel, même si ces derniers appartiennent tous à des organisations syndicales. Cela pose une question : dans quelle mesure les représentants du personnel au C.C.E. se

(32)

P.-V. des 21 et 22 juin 1973 (questions générales), p. 102-103.

(33)

P.-V. du 23 juin 1972 (questions générales), p. 9.

(34)

P.-V. des 20 et 21 juin 1974 (questions générales), p. 54-56.

(35)

P.-V. des 1"' et 2 juillet 1971 (questions générales), p. 15.

comportent-ils en militants syndicaux? Il Y a un phénomène révélateur qui est l'existence de motions présentées au nom des membres de telle ou telle organisation· syndicale. Les motions s'inspirent d'une démarche collective, celle des membres d'une même organisation syndicale, et par conséquent s'inscrivent dans une ligne générale. C'est dire la rigidité de ce cadre qui obéit à un ton, à une rhétorique appropriés. En fait, s'il n'est un secret pour personne que les membres du C.C.E. se comportent surtout en militants syndicaux, cette tendance peut être plus ou moins accentuée selon les périodes de plus ou moins grande ten­sion. Or, à partir de 1968, les motions tendent à se multiplier durant les séances du C.C.E. Auparavant, chaque organisation syndicale présentait une motion à la fin de la "séance générale" , ce qui se limitait là en général pour chaque session.

A partir de 1968, à chaque séance est lue une motion, plusieurs même, au cours de la séance générale; les discussions se font presque par motions interposées. Ce qui rend un véritable dia­logue difficile.

Durant cette période, l'organisation qui domine est encore la C.G.T.; ses candidats sont élus secrétaire et secrétaire suppléant; ainsi, M. Gau, secrétaire de la session de décembre 1968 jusqu'à celle de décembre 1972 non comprise, et

M. Jaillot, de la session de décembre 1972 jusqu'au-delà de 1975, appartiennent tous deux à la C.G.T.

Mais surtout ce qui caractérise cette période, c'est qu'il arrive assez souvent que les organisations syndicales F.O., C.F.D.T. et

C.G.T. adoptent une position commune en séance de C.C.E. (nous verrons que la C.G.C. forme un cas un peu particulier). Déjà, signe intéressant, le secrétaire du C.C.E. (C.G.T.) est presque toujours élu à l'unanimité. Cette unité de vue assez fréquente s'exprime à travers des motions communes. Ce phéno­mène n'est pas sans rapport avec les conflits sociaux qui jalon­nent cette période et l'unité d'action qui les accompagne souvent.

Dans une des sous-parties précédentes ("Le C.C.E. et les nou­veaux conflits sociaux"), nous avons cité deux extraits de décla­rations communes des organisations syndicales C. G. T. ,

C.F.D.T. et F.O. : l'une datant de la séance du 13 décembre 1968 se rapporte aux suites du conflit de mai-juin 1968 ; l'autre, datant de la séance extraordinaire du 7 mai 1971, se rapporte au conflit d'alors. De la teneur générale du message présenté (en élargissant à l'ensemble des motions communes), des éléments intéressants peuvent être dégagés, à savoir, bien sûr, la radicalisation de ces organisations syndicales du point de vue revendicatif et de la volonté d'action, mais aussi, ce qui apparaît clairement, la critique de la politique économique et sociale du gouvernement.

Or, c'est ici que l'on saisit toute la différence avec la période comprise entre 1952 et 1955 : la C.G.T. était alors isolée à cause de son orientation politique, mais la politique internatio­nale jouait alors un grand rôle, ce qui n'est plus autant le cas durant les années 70. Si la critique de la politique gouverne­mentale se mêle alors à la combativité syndicale, les enjeux ne sont plus les mêmes.

La logique des organisations syndicales conditionne en partie l'orientation des discussions au sein du C.C.E. ; à cet égard, la tendance, durant cette période, aux prises de position géné­rales (contre la politique économique du gouvernement, le patronat et le système capitaliste) n'est pas sans conséquence. Or, le cas le plus frappant est celui de la C.G.T.

En effet, les interventions de ses membres au C.C.E. oscillent entre les prises de position générales (idéologiques ou politi­ques) et les interventions de caractère revendicatif (revendica­tions détaillées, précises, quotidiennes). Cela s'est vérifié constamment depuis 1952 en ce qui concerne les membres

C.G.T. du C.C.E. Cependant, il ne s'agit que d'une tendance qui est plus ou moins accentuée selon les périodes de plus ou moins grande tension. A partir de 1968, la critique de la poli­tique gouvernementale, du patronat, etc., tend à envahir les débats au C.C.E., à travers les motions et les interventions. Parallèlement, la surenchère dans les revendications se traduit par des grèves.

Dans ces conditions, un réel dialogue sur les problèmes concer­nant la marche générale de l'entreprise est-il possible au

C.C.E. ? Cela paraît difficile à priori. D'abord, rappelons que, d'après l'ordonnance du 22 février 1945, "le comité d'entre­prise ne saurait avoir un caractère revendicatif'. Ensuite, une raison fondamentale entrave d'avance toute véritable discus­sion touchant de nombreuses questions: c'est le refus d'un régime solidaire du système capitaliste (36) :

"Il ne saurait être question pour nous de prendre en compte les difficultés de l'industrie automobile; non seulement les travailleurs n'en sont pas responsables, mais ils en sont les pre­mières victimes. Ils sont les premières victimes de la politique d'austérité mise en place par le Gouvernement, avec comme objectif déclaré de [...] soutenir les sociétés multinationales telles que Michelin."

Selon la logique des membres C.G.T. du C.C.E., prendre en compte les contraintes économiques, c'est accepter les règles de jeu du système capitaliste et ainsi cautionner le régime. De cette façon, on comprend qu'idéologie et revendication sont deux aspects complémentaires d'une même démarche chez les membres C.G.T. au C.C.E. : leur position idéologique les por­tant à mettre quelque distance entre eux et la marche générale de l'entreprise, ils se trouvent davantage à l'aise, le champ plus libre dans une action revendicative; inversement, celle-ci se trouve appuyée, justifiée, renforcée par la netteté de leur posi­tion idéologique. Ce comportement des cégétistes devrait avoir une influence déterminante sur l'histoire du C.C.E. puisque ce sont eux qui sont majoritaires et dominent les débats.

L'organisation F.O. joue un rôle mineur au C.C.E. de la Régie Renault, mais est toujours présente (en général, guère plus de un ou deux représentants du personnel). De par ses origines, au moment de la guerre froide, elle se positionne surtout négative­ment par rapport à la C.G.T. Pour la même raison, elle évitera toujours de trop s'engager sur le plan idéologique; comme son attitude n'est guère non plus dynamique dans le domaine de la participation aux débats du C.C.E., comme l'exprime d'ail­leurs l'un de ses membres, elle se cantonne dans une démarche limitée, revendicative (37) :

"M. Langlois n'a pas l'intention de s'engager dans des discus­sions de gestionnaires sur le bilan de la Régie car, si la volonté de la Direction est d'équilibrer la gestion de l'entreprise, celle de F.O. est d'aider les travailleurs et leur famille à équilibrer leur budget. Le souci de son syndicat est de représenter les inté­rêts de toutes les catégories de travailleurs et de discuter du bilan que l'on doit faire, de leur situation, et d'obtenir la satis­faction de leurs revendications indispensables."

(36)

P.-V. du 13 décembre 1974 (questions générales), p. 43.

(37)

P.-V. des 21 et 22 juin 1973 (questions générales), p. 99-100.

La C.F.D.T. a une démarche en apparence plus originale, plus ambitieuse; si, relativement à la C.G.T., le nombre de ses membres est assez limité, il dépasse parfois celui de F.O. A la différence d'une organisation assez monolithique comme la C.G.T., la C.F.D.T. paraît plus fluctuante dans ses aspira­tions. En tous cas, après 1968 (et même un peu avant), elle se radicalise: cela est d'abord visible à travers les prises de posi­tion communes avec F.O. et la C.G.T., pour l'action revendi­cative. Notons qu'une certaine coopération entre la C.G.T. et la C.F.D.T. n'est pas nouvelle (déjà la C.F.T.C. la pratiquait).

Ensuite, la C.F.D.T. affirme durant cette période (et même auparavant) une position idéologique nettement critique à l'égard du système capitaliste (38) : "Pour la C.F.D.T., la res­ponsabilité est claire, la crise est provoquée par le capitalisme international."

Cependant, cette organisation est, d'une certaine façon, pré­disposée à soutenir des discussions intéressantes en séance du C.C.E., grâce à une certaine ouverture intellectuelle. Mais sur­tout, la véritable originalité de la C.F.D.T. vient de ses conceptions sociales, qui s'affirment avec force dès le conflit de mai-juin 1968 ; ainsi M. Loret, à la lecture d'une motion C.F.D.T., exprime le souhait d'une politique du personnel audacieuse et novatrice (39) :

"La vague de fond qui a soulevé les travailleurs en ~ève en mai-juin fait que les rapports salariés-employeurs dOIvent se trouver profondément modifiés.

"Ils espèrent que tout sera mis en œuvre pour une politique de dialogue, d'humanisation des conditions de travail, de la reconnaissance effective du fait syndical.

"Ils insistent sur la nécessité de pratiquer à tous les niveaux de l'entreprise une politique de participation dans le principe de l'autogestion; ce n'est pas une solution miracle, mais cela a l'avaJltage sur beaucoup d'autres systèmes de faire appel à la liberté prise dans le sens d'une possibilité de choisir et à la res­ponsabilité, c'est-à-dire de développer le pouvoir dans l'entre­prise, seul moyen véritable de démocratisation."

En fait, derrière cette déclaration, les membres C.F.D.T. du

C.C.E. remettent en cause les bases de la politique sociale pra­tiquée par la Régie, en: premier lieu la politique des accords d'entreprise, ainsi que l'explique M. Loret (40) :

"La C.F.D.T. ne peut continuer à admettre une politique contractuelle dépassée. Elle entend obtenir un statut du per­sonnel qui soit la base d'un contrat collectif [ ...]."

Mais la critique de la C.F.D.T. dépasse tel ou tel aspect parti­culier, elle est radicale, comme l'affirme le même M. Loret dans cet extrait tiré d'une déclaration "au nom des élus C.F.D.T." (41) :

"La Direction s'attache plus aux tepnes de droit qu'aux moti­vations profondes des travailleurs. Cette analyse superficielle se traduit par des attaques contre les gauchistes ou à des allusions envieuses au calme d'autres entreprises comme Simca ou Citroën. Le véritable dilemme, c'est que la Régie doit disposer d'une politique du personnel. Or, nous ne sentons plus le souffle qui animait la Régie en matière sociale il y a quinze ans. Les mentalités, les besoins des hommes et de l'entreprise ont évolué, mais pas la D.C.P.R.S. (42) qui est devenue un service routinier et figé."

La C.F.D.T. pose peut-être là une question importante sur la Régie Renault et sur son rôle pilote en matière sociale. Continue-t-elle à le jouer? Après 1968, de nouvelles aspira­tions sont apparues; au-delà des revendications traditionnelles (salaires, primes, diminution du temps de travaiL ..) auxquelles la Régie Renault a souvent répondu, qu'en est-il des problèmes comme les conditions de travail, par exemple ? Après tout, les

O.S. ont joué un rôle clé dans les grandes grèves de cette époque et leurs revendications affichées exprimaient peut-être aussi d'autres aspirations...

La C.G.C. occupe une position particulière par rapport aux autres organisations syndicales. Les membres C.G.C. du C.C.E., au nombre de deux ou trois en général, n'appartien­nent pas au premier collège (ouvriers, employés) et représen­tent une catégorie spécifique (techniciens, agents de maîtrise et cadres, ingénieurs), même si elle n'en a pas le monopole. En tous cas, les intérêts que défend la C.G.C. ne recoupent pas exactement ceux que défendent F.O., la C.G.T. et la

C.F.D.T. Par exemple, en juin 1972, M. Loret ayant lu, dans une motion, les revendications de la C.F.D.T., l'un des mem­bres C.G.C. du C.C.E. prend alors la parole pour lui répondre

(43) :

"M. Dalboussière signale à M. Loret que s'il réclame une hié­rarchie de 1 à 6, la Régie est très largement au-delà de ses désirs puisque le salaire moyen des cadres est égal à un peu plus de trois fois le salaire du manœuvre et à nettement moins de trois fois le salaire moyen de l' O. S. "

Si la C.G.T., la C.F.D.T. et F.O. adoptent une position commune dans les conflits sociaux, comme celui de 1971, la

C.G.C.

ne se joint pas à eux, même si elle garde une attitude conciliatrice, ainsi que l'exprime cette remarque de

M.

Remoussin (44) : "La C.G.C. est prête à faire tout ce qui sera possible pour essayer de rapprocher les points de vue."

Si la C.G.C. veut être à part, elle se sent aussi mise à l'écart par les autres organisations syndicales (45) :

"M. Dalboussière, au nom de son organisation, ne déposera pas de motion, mais il craindrait qu'elle ne soit considérée comme quantité négligeable, comme l'a été son organisation et les catégories qu'elle représente lorsque le 2 février 1972 elle désirait signer l'accord d'entreprise. Il estime que, pour amé­liorer la gestion, il est nécessaire que tout le personnel d'enca­drement se sente concerné par ces problèmes, et pour cela c'est une question d'information montante et descendante. Il fau­drait créer des contacts fréquents entre les grands patrons et l'ensemble des cadres et techniciens [ ...].

"Le Président pense que M. Dalboussière a raison. Il rappelle qu'il a déjà informé au cours de journées spéciales près de 400 cadres [ ...]. Il ira dans le sens préconisé et recevra toutes les suggestions qui pourraient être émises à ce sujet, étant per­suadé que les gens ne travaillent bien que s'ils savent pourquoi et comment les choses tournent [...]."

(38)

P.-V. du 14 décembre 1973 (questions générales), p. 77.

(39)

P.-V. des 18 et 19 juillet 1968 (questions générales), p. 14.

(40)

P.-V. du 7 mai 1971 (séance extraordinaire), p. 3.

(41)

P.-V. du 2 juillet 1971 (questions générales), p. 18-19.

(42)

D.C.P.R.S. = Direction Centrale du Personnel et des Relations Sociales.

(43)

P.-V. du 23 juin 1972 (questions générales), p. 17.

(44)

P.-V. du 7 mai 1971 (séance extraordinaire), p. 4.

(45)

P.-V. du 23 juin 1972 (questions générales), p. 15.

On remarque que la C.G.C. est favorable à une politique contractuelle; M. Dreyfus et la C.G.C. paraissent aller dans,Ie sens d'un rapprochement, d'une plus étroite coopération entre la Direction et "l'ensemble des cadres et techniciens". Sans doute M. Dreyfus répond-il à sa façon à l'attitude intraitable des autres organisations syndicales; c'est aussi une manière de créer une concertation réduite aux seuls cadres et techniciens.

Néanmoins, la C.G.C. s'est toujours montrée plus ou moins conciliante envers la Direction. C'est ce que souligne

M. Degrelle à la lecture d'une déclaration au nom de la

C.G.C., à l'occasion du départ de M. Dreyfus (46) : "Au moment même où M. Vernier-Palliez, troisième Président depuis la création de la Régie en 1945, va prendre ses fonctions le 24 décembre prochain, la C.G.C. tient à faire un bref histo­rique, et tout d'abord rappeler quelle fut sa position en 1955 lorsque M. Pierre Dreyfus s'est présenté devant le C.C.E. réuni à cet effet. Au cours de cette séance, seule la C.G.C. a voté la confiance à son nouveau Président. Les autres organisations syndicales se sont abstenues ou ont voté la défiance."

Sans doute la C.G.C. croit-elle qu'il est au mieux de ses intérêts de manifester son soutien à la Direction, mais il faut ajouter que cette organisation est aussi la mieux prédestinée, par nature, à adopter une position nuancée à l'égard de la gestion de l'entreprise. La catégorie qu'elle représente est censée être compétente, mieux au courant des contraintes économiques et davantage en rapport avec la Direction, du fait des contacts professionnels. Dans ces conditions, la C.G.C. devrait théori­quement apporter aux discussions sur les problèmes concer­nant la marche générale de l'entreprise une contribution positive.

Finalement, on peut se demander dans quelle mesure les mem­bres du C.C.E. qui appartiennent à ces organisations syndi­cales -excepté la C.G.C., peut-être -sont disposés à s'engager dans la voie d'une véritable "coopération" avec la Direction sur la marche générale de l'entreprise; car il est peu probable que les réflexes de lutte revendicative ou d'hostilité à l'égard du système capitaliste, très vifs d'ordinaire chez les membres de ces organisations ouvrières, s'évanouissent comme par enchantement le temps des séances du C.C.E.

Durant toute notre période, la C.G.T. reste l'organisation pré­dominante au C.C.E. C'est elle qui imprime sa marque au

C.C.E. et qui fait que les rapports avec la Direction sont plus ou moins conflictuels, ou alors plus ou moins détendus. Les autres organisations ont chacune leur personnalité, mais ne peuvent imposer leur influence seule.

Si le contexte politique, économique et social au niveau natio­nal conditionne en grande partie la nature des relations qui s'établissent au sein du C.C.E., d'ailleurs plutôt dans le sens de l'affrontement au cours de notre période, en revanche des conditions sociales propres à la Régie ont contribué à la rela­tive détente qui s'est installée de 1955 jusqu'au début de 1968.

Pourtant, en ce qui concerne le mode de fonctionnement du c.e.E., la Direction, même en période favorable, a toujours montré une certaine prudence: si l'information fournie au

C.C.E. est en général importante, et dépasse même les obliga­tions légales, par contre le principe de consultation n'est pas vraiment appliqué. La Direction craint les fuites éventuelles, parfois dangereuses pour l'entreprise; elle craint aussi de don­ner des armes aux syndicats. Dans les rapports de force qui s'instaurent, c'est la Direction qui tient les rênes quant à l'inter­prétation des textes; elle peut toujours menacer, si l'applica­tion est large, de revenir à de strictes obligations légales. Mais si, par la force des choses, le C.C.E. est devenu un organisme de lutte, il doit malgré tout être un organisme de travail en commun : à défaut de concertation, le président-directeur général cherche le consensus autour de la politique générale de l'entreprise, en mettant en avant ce principe commun qui serait la réussite de la nationalisation.

Par ailleurs, la majorité des représentants du personnel, ceux qui appartiennent à la C.G.T. notamment, considèrent le c.e.E., bien sûr, comme un organisme grâce auquel ils peu­vent exercer leur droit de regard sur la marche générale de l'entreprise, mais aussi parfois comme une tribune politique, et souvent comme une tribune syndicale et revendicative.

Si la majorité C.G.T. du C.e.E. penche vers une conception démocratique de la nationalisation, c'est la logique étatique qui a prévalu dans la réalité; par conséquent, comme le

C.C.E. n'a pas joué le rôle auquel il aurait peut-être pu préten­dre, on peut supposer qu'il soit_par compensation plus exigeant et plus critique à l'égard de l'Etat-propriétaire.

Indépendamment des sujets particuliers évoqués en séance du C.C.E., les discussions se trouvent déjà orientées en partie selon la logique des acteurs.

Jean-Marc BASTIÈRE

(46) P.-V. des 18 et 19 décembre 1975 (questions générales), p. 102-103.

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