02 - Les premiers contacts entre Louis Renault et Henry Ford

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Les premiers contacts entre Louis Renault et Henry Ford

Les parallèles, dit-on, ne se rencon­trent jamais. Tel n'est cependant pas le cas de Louis Renault et d'Henry Ford. Ils ont eu, à leurs débuts d'indus­triels, des carrières parallèles (1), et pourtant ils se sont rencontrés, non pas en 1912 comme on l'avait dit à tort jusqu'ici (2), mais en 1911 aux États­Unis et en 1912 en France. L'his­toire de leurs premiers contacts vaut la peine d'être exposée, ainsi naturel­lement que les circonstances qui les ont précédés et les conséquences du « fordisme» sur les usines Renault. Il s'agit, en effet, d'un tournant décisif, le moment où la France, l'une des plus

"anciennes parmi les grandes puissan­ces mondiales et le pays ayant eu la première industrie automobile du mon­de, doit désormais se mettre à l'école de la jeune Amérique.

Longtemps des rapports indirects

En 1973 -soixante ans après la pre­mière implantation de Ford dans cette même ville -vient d'être inaugurée l'usine Ford de Bordeaux et Ford tente de conquérir l'Europe (3). Au début du siècle, au contraire, c'étaient les auto­mobiles françaises qui partaient avec succès à la conquête du marché amé­ricain (4). Les frères Renault tenaient leur rang dans ce mouvement. Dès 1902, ils constituaient un réseau d'agents aux États-Unis (5) : la maison Neubauer recevait la représentation exclusive de la marque pour «New York, Boston, Philadelphie et leurs environs» et Paul Picard la représen­tation exclusive pour « Chicago, Saint­Louis et leurs environs et toute la partie comprise entre ces deux villes et limitée à J'Ouest par les Monts Rocheux, Mont Lincoln et la ville de Santa Fé»; les deux contrats réser­vaient le droit pour Renault Frères d'établir une éventuelle usine de mon­tage aux États-Unis. Bien plus, en 1906 ils créent « une société de représenta­tion directe à New York, c'est-à-dire que, dorénavant, cette agence exclu­sive sera chargée, ainsi que celle existant en Angleterre, de la réparti­tion de tous les châssis à nos agents américains. [Elle] sera une émanation directe de notre maison ici avec les pouvoirs les plus étendus de traiter les affaires américaines. Nous esti­mons que dans ces conditions nous aurons de notre côté toutes les chan­ces de succès» (6). Présidée de Billan­court par Fernand Renault puis, après sa retraite en 1908, par Louis, la Renault Frères Selling Branch a pour directeur.général et vice-président Paul Lacroix, qui arrive aux États-Unis en août 1906 et que ses fonctions amèneront à l'occasion à participer à des courses automobiles américaines sur Renault (7). Elle se dote bientôt d'un magasin d'exposition et de vente, d'un atelier de réparation et de deux succursales, à Chicago et à San Francisco (8). Son capital de 100000 $, souscrit à l'origine par les frères Renault et «quelques financiers et sportifs de New York», devient bientôt entièrement propriété française : en

1922, les actions appartiennent toutes à Louis Renault (n).

En dehors même de la concurrence que les Renault font parmi d'autres aux Ford, deux circonstances peuvent avoir rendu plus familier le nom de Renault à Henry Ford. Les courses : coureur lui-même, comme Marcel et Louis Renault, H. Ford peut avoir eu à se battre contre des Renault; le rallye Washington-Boston et retour d'octobre 1909 opposa entre autres une Ford et une Renault qui furent victorieuse chacune dans sa caté­gorie. Plus sûrement un procès : le 12 novembre 1904, l'Electric Vehicle Company qui veut monopoliser le mar­ché américain grâce à sa propriété du premier brevet américain de voiture automobile porte plainte -pour non­respect du brevet -contre la maison Neubauer, une des agences qui impor­tent aux États-Unis des Renault (et aussi des Panhard) (10). En septembre

1909, l'A. L.A. M. qui poursuit cette ten­tative de monopole a elle aussi porté plainte contre Renault. Or le construc­teur américain auquel ces deux sociétès successives s'attaquent avec le plus de virulence pour le même motif, au même moment, n'est autre qu'Henry Ford. Quoi qu'il en soit, il s'avère que Ford avait, de l'avis d'un témoin, fran­çais il est vrai, «une grande admira­tion» pour les voitures françaises et leurs constructeurs. Ne déclarait-il pas le 28 mai 1925 : «C'est avec /'intelli­gence française que la Ford a été construite!» (11). De fait, lorsqu'il entreprit de créer une voiture de masse, le célèbre modèle T, Henry Ford acheta et démonta une Renault pour l'étudier à fond. La conception d'ensemble du nouveau modèle a beau être originale et appartenir en propre à Ford et ses collaborateurs, on y retrouve pourtant appliquées un cer­

tain nombre d'idées qui dérivent

des observations de Ford sur une

Renault (12).

(1

) Jacques W olft, «Entrevreneurs et fir­mes : Ford et Renault. de leurs débuts à 1914 ». Revue Économique. mars 1957.

v.

297-323.

(2) Saint-Louv. «Renault de Billancourt ». Paris. 1961. V. 137: Anthon:u Rhodes. «Louis Renault ». Londres. 1969. v. 65. 69-71.

(3)

Pierre-Marie Doutrelant, «Comment Ford veut conquérir l'Eurove ». le Monde. 19 .iuin 1973. v. 33.

(4)

Voir sur ce voint Charles W. Bishov. «la France et l'automobile ». Paris. 1971. 5' vartie : <(/'Avance sur l'Amérique ».

v.

275-309.

(5)

Archives Renault. Billancourt. lettres de Renault Frères à M. Neubauer. 18 et 19 avril 1902 et contrat de P. Picard. aQent Renault de ChicaQo. avril 1902.

(6)

Archives Renault. lettre de F. Renault à

P.

Picard. 15 iuin 1906.

(7)

C'est à tort au'Ocee RUch. «Renault aux États-Unis 1905-1970 ». Renault informa­tions vublicité. svécial U.S.A.. novembre­décembre 1970. v. 5. donne la date de 1908.

(8)

Archives Ford. Dearborn. en-tête de la lettre de P. Lacroix à H. Ford. 29 avril 1911.

(9)

Archives Renault. Direction financière. note du 5 novembre 1939.

(10)

William Greenleaf. «Monovol:u on Wheels ». Detroit. 1961. v. 127.

(11)

René Gimvel. «Journal d'un collection­neur marchand de tableaux ». Paris. 1963.

v. 293. "

(12) Patrick Fridenson, «Histoire des usines Renault ». t. J. Paris. 1972. v. 60.

Dès lors, l'avance de Renault sur Ford un an après la traduction en français publiait le journal mensuel de Ford,

avait pris fin. Face à un Louis Renault, des "Études sur /'organisation du tra­ le «Ford Times", et les archives de

à qui la production massive de taxis à vail dans les usines" de Taylor, il avait Billancourt n'ont rien conservé sur ce

partir de 1905 avait donné une première introduit dans un atelier le taylorisme sujet. Mais les quatre lettres qu'ont

expérience de la sene et qui avait et notamment le chronométrage, et en retrouvées pour nous les archives de

néanmoins manqué l'occasion d'aller 1909 il avait envoyé un de ses ingé­ Ford de Dearborn et dont nous publions

plus loin et de devenir le Ford fran­ nieurs en mission aux États-Unis. Nous ici des photographies inédites permet­

çais, c'est-à-dire le constructeur d'un avons toutes raisons de penser que ce tent d'estimer que Louis Renault et

modèle de masse, Henry Ford venait sont à la fois les problèmes de l'appli­ Paul Lacroix passèrent à Detroit vers

désormais bon premier. A son tour, sa cation à Billancourt du système Taylor la fin de la seconde quinzaine d'avril

marque franchissait l'Atlantique. Au et les développements de la concur­ 1911. Renault y découvrit la production

début de 1908 naissait à Paris l'agence rence américaine qui le décidèrent à . de masse. Il n'en perdit pas pour autant

française de Ford, dont Henri Depasse procéder à une observation directe le nord. Fils et frère de commerçants

prenait la direction (1:l). Les construc­ du phénomène américain. Il se rendit parisiens, il sut inspirer à Henry Ford

teurs français se voyaient défiés sur donc aux États-Unis et ert avril 1911 le désir... d'acheter une Renault 18 CV

leur propre terrain bien avant l'appa­ visita plusieurs grandes usines d'auto­ pour son fils Edsel. C'est cette déci­

rition de la Ford. (Octobre 1908). mobiles et rencontra Taylor. sion savoureuse que relatent les deux

premières lettres que voici.

Sans nul doute, le moment capital dans

Louis Renault chez Ford ce voyage fut la visite des usines Ford

à Detroit. Nous n'en connaissons pas

Louis Renault avait suivi avec intérêt les progrès des Américains. Dès 1908, la date exacte: Louis Renault ne figure pas sur les listes de visiteurs que (13) Mira Wilkins, Frank E. Hill. «American business abroad : Ford on 6 continents ». Detroit. 196~. 'Il. 5~.

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YOUTO truly.

COllttl"'Y of Ford Archin" COllrtl'S)' of Ford :\rchin's

(Traduction de la lettre du 25 avril). (Trsduction de la lettre du 29 avril).

Cher Monsieur, Cher Monsieur,

Votre collaborateur M. Plalntiff nous a téléphoné ce matin. Il Il Indiqué que vous seriez peut-être il New York dans un trèe Nous venons de rentrer à New York et M. Renault me prie de vous adresser ses remercIements pour l'accueil que vous lui proche avenir et qu'U vous Intéresserait de voir nos voitures. Veuillez svolr ['amabilité de nous annoncer le Jour précis où vous avel réservé à votre usine. M. Renault me demande aussi de vous dire qu'à son avis votre usine est la mieux organisée de tout serez ici: nous serons alors heureux de vous montrer les derniers modèles que nous avons et qui sonl livrables Immédiatement. le pays pour produire les résultats les plus satisfaisants et qu'II a été très Impressionné par I"lngénloslté déployée dans la fabrica­

Noire chaSSie 25-35 "Spécial Américain" pourrait, à notre avis, vous intéresser. Nous en avons plusieurs avec des carros­tion de vos voitures. Il sera très heureux de vous réserver un accueil égal quand vous vlendrel en France et de vous faire visiter series de tc.urisme pour 5 et 7 passagera, ou bien carrossés en limousines et landsuletlee. Nous pensons que c'est exactement le son usine. type de voiture qui vous conviendrait. Jo profite de cette occasion pour Joindre à ma lettre deux exemplaires d'une facture en bonne règle correspondant à votre

Ce modèle est l'un de nos plus rècente. Il a un moteur 4 1/2 X 6 \/2, ce qui, comme vous voua en rendrel compte, en fait commande d'un châssis 6 cyllndres 18-24 pour votre fils. Permettel-mol dès maintenant de vous remercier beaucoup pour cette une voiture parfaitement adaptée dans les encombrements où l'on change souvent de vitesse, en même temps que c'est une excel· commande et de vous assurer que, venant de vous, je l'apprécie particulièrement. lente auto pour la route.

Pouvel-vous signer les deux exemplaires et nous en retourner un dès que cela vous sera pOSSible de façon à maintenIr le Notre directeur M. Lacroix est absent de New York en ce moment, mals nous attendons son retour à la fin du mole et nOU3 bon ordre de nos registres? sommes convaincus qu'II sera très heureux de vous montrer et de mettre à votre disposition tout ce que nous avons.

Très sincèrement vOtre. En vous remerciant de l'Intérêt porté à nos voitures, noue restons très fidèlement vOtres. Le directeur général de Renault Frères Salllng Branch Inc.

Le directeur-adjoint de Renault Frères Selling Branch Inc. LacrOix

Ce qui frappe dans ces textes, c'est la grande lucidité de Louis Renault. D'emblée il a compris la supériorité fondamentale de Ford sur ses rivaux américains: « Votre usine est la mieux organisée de tout le pays pour produire les résultats les plus satisfaisants ».

Il a aussitôt détecté les raisons de cette exceptionnelle réussite : ,,/'ingé­niosité déployée dans la fabrication de vos voitures» tout comme « votre orga­nisation et [...] votre administration dont les méthodes nous ont paru beaucoup plus simples et plus pratiques que celles usitées dans nos pays". Il en reste «émerveillé".

Cette attitude de Louis Renault ne constitue pas une réaction isolée.

A partir de cette époque, «l'Amérique va devenir une référence permanente dans la pensée des grands construc­teurs ,,(14) français -en 1912 André Citroën, alors directeur général de Mors, fait à son tour le pèlerinage à l'usine Ford (15) et européens Giovanni Agnelli, le patron de Fiat, qui avait déjà effectué une reconnaissance aux États-Unis dès 1906, se rend à nouveau dans ce pays en 1912 pour un voyage dont il tire des conclusions très voisines de celles de Louis

Renau It (16).

Henry Ford chez Renault

La lettre de Paul Lacroix du 29 avril 1911 invitait Henry Ford à visiter Billancourt au cas où il viendrait en France. Plus d'un an passa avant que Ford puisse honorer cette invitation. Pendant ce temps, Louis Renault, se fondant sur ses souvenirs de Detroit et sur le rapport de son comptable new-yorkais Fontaine, en tirait les conséquences. Il procéda à une nou­velle extension de l'usine : en 1911, à partir du mois de JUin, il acquit 25439 m2 de terrain et en 1912, année où il acheta «le plus grand nombre

m2

de parcelles", 34606 (17). Il com­mença à rénover son organisation financière. Il dota son usine d'une ins­tallation de carrosserie de série à partir de l'été 1912.

A l'été de 1912, précisément, Henry Ford, accompagné de sa femme Clara et de son fils, s'embarqua pour l'Eu­rope. Après avoir visité la Grande­Bretagne, et en particulier l'usine Ford de Manchester, devenue dès 1913 le premier constructeur d'Europe, ce qui contribuait à frustrer Renault d'une part croissante du marché britannique, il vint en France du 10 au 25 août, séjour­

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Courtesy of Ford Archives

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Je vou. remeroie infiniment de vouloir

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de vQtr. o.rpnios,tlon et d~ votre AdminiB­trat10n dont 1"8 méthodee noue ont paru

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J'ai 8.11p1"le par notre lllahon d-e ~:EW...

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touché de votre choix ~t j ~e";père que VQUS

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Courtesy of Ford Archives

nant à Paris du 15 au 23 août. Le car­

net de notes de son fils Edsel (18)

(14) Patrick Fridenson. « L'idéolonie des

nous indique que dans la région pari­

nrands constructeurs dans l'entre-deux­

sienne, avant de voir le même jour ,Querres ». Le Mouvement Social. octobre­décembre 1912. 'O. 55.

les usines Clément-Bayard, puis le len­

(15) Silvain Remer. «La tranédie d'André

demain Charron, il réserva la priorité Citroën », Paris, 1951,.

de ses visites à Renault. Lundi 19 août (16) Valerio Castronovo. «Giovanni Annelli ». Turin. 1911. 'O. 63 et 151.

1912, Henry Ford et Edsel, accompa­

(17) Voir l'article de Jean Delcourt. «L'ex'Oan­

gnés de leur premier agent Depasse, sion territoriale de 1902 à 191I,». dans ce même bulletin. no 2 • .iuin 1911. 'O. 1,0.

passèrent leur après-midi à Billancourt

(18) Archives Ford. Dearborn. accession 1.

sous la conduite de Louis Renault.

box 31.

Louis Renault leur présenta sûrement ses fabrications, alors en pleine crois­sance, sous leur meilleur jour. Mais pouvait-il dissimuler à l'œil critique de ses hôtes le décalage croissant entre Billancourt et Detroit?

Après 1912

Il n'est pas besoin d'étudier main­tenant la question de l'influence de Ford sur Renault dans sa totalité. A court terme, la visite de Ford peut avoir contribué à la décision prise par Louis Renault en novembre 1912 de généraliser à l'ensemble de ses ateliers le chronométrage et le système Taylor. A long terme, Renault emprunta une bonne part des idées de Ford dans les domaines les plus divers de son œuvre industrielle, que ce soit l'orga­nisation du travail, la vente à crédit, l'essor des tracteurs (Louis Renault s'intéressait autant que Ford à la vie des campagnes) ou même le plan de l'actuel bâtiment de la direction générale : il a été réorganisé en 1928 sur le modèle du grand hall des bureaux de Ford (19). Bien entendu, l'emprunt le plus important fut le tra­vail à la chaîne, introduit par Ford deux ans après le passage de Louis Renault, à partir d'avril 1913 : Renault ne l'adopta qu'après la victoire de 1918.

Louis Renault retourna après guerre aux Ëtats-Unis et ne revit Ford qu'une seule fois. Ce fut encore une fois à un moment critique de son histoire. En 1928, les fabrications automobiles de Renault ne rapportent plus aucun bénéfice. Louis Renault décide alors, contre l'avis de ses banquiers, de construire une nouvelle usine sur l'Ile Seguin pour restaurer la rentabilité de ses fabrications. Mais comment chOi­sir les équipements, les matériels, l'or­ganisation les plus modernes possibles pour les nouveaux bâtiments de l'Ile Seguin? Louis Renault n'hésita pas à se placer une fois de plus à l'école de l'Amérique. En avril-mai, puis en juillet 1928, il partit visiter les usines des Ëtats-Unis en compagnie de Charles Serre, chef du bureau d'étu­des, et d'E. Tordet, chef du chronomé­trage. Il fut reçu chez General Motors, dont il rencontra deux des principaux dirigeants, Sioan et Knudsen. Mais il

retourna aussi chez Ford, où il admira à nouveau les réalisations d'Henry Ford et de ses ingénieurs (20).

Les archives Ford ont aussi conservé une correspondance entre Louis Renault et Ford qui date de 1936.

Elle comprend un télégramme d'Henry et Edsel Ford du 2 octobre 1936, et deux lettres de L. Renault à Ford du 5 octobre. D'une part, L. Renault y mentionne «les excellentes relations que nous [c'est-à-dire Ford et Renault] avons toujours entretenues ». D'autre part, ses deux lettres le montrent une fois de plus préoccupé de reprendre des procédés et des techniques prati­qués par Ford. Ainsi remercie-t-il Ford d'avoir «accepté que le constructeur de machines-outils commandées par vous nous livre directement ce maté­riel», se déclarant «touché» de sa «grande largeur d'esprit ». De même, Renault demande à Ford l'autorisation d'adopter industriellement un mode de coulée verticale pour les vilebrequins,

«procédé analogue à celUi que nous employons, depuis plusieurs années déjà, pour la fabrication des seg­ments» et qui avait été emprunté à Ford avec son accord. Que Ford reste en 1936 pour Renault l'exemple à suivre, rien ne le démontre mieux que son désir d'envoyer son fils Jean-Louis «dans quelque temps» (il n'a alors que 17 ans) en Amérique, et tout parti­culièrement chez Ford, dont la visite «sera pour lui [...] d'un intérêt pri­mordial ». Henry Ford et son fils, dans leur télégramme, acquiescent aussi­tôt. Ce sera pour eux « un honneur et un plaisir» que d'organiser pour Jean­Louis Renault «un stage de formation qui le mènera à travers la totalité de nos usines ». En les remerciant, 'Louis Renault témoigne à nouveau de l'in­fluence qu'a eue sur lui sa première rencontre avec Ford: «J'ai gardé très présent dans ma mémoire le souvenir de ma visite à Detroit, lorsque vous veniez d'achever votre première six cylindres. J'ai conservé de mon pas­sage dans vos usines et de ma ren­

contre avec Mrs. Ford et votre fils une impression que le temps n'a pas su altérer. J'ai donc toujours le grand désir de retourner dans votre pays car, vous le savez, je suis un grand admirateur de J'effort américain et de J'œuvre qui est la vôtre ». Mais la mémoire de Louis Renault lui joue ici deux tours. L'allusion à la première six cylindres placerait sa visite à Detroit en 1906, alors qu'elle a eu lieu, comme nous l'avons vu, en 1911. Et, en 1936, le premier constructeur américain n'est plus ce Ford que Renault, un peu sur la foi du passé, continue de tant admirer, mais, bel et bien General Motors.

Tout au long de l'entre-deux-guerres, des collaborateurs de Renault furent envoyés en mission aux Ëtats-Unis tandis que d'autres dépouillaient à Billancourt toutes les informations dis­ponibles sur les constructeurs améri­cains. Mais Louis Renault ne revint lui­même aux Ëtats-Unis que durant la seconde guerre mondiale, en juin 1940, chargé par le gouvernement français d'acheter des chars américains. L'his­toire ne dit pas s'il rencontra alors Henry Ford.

*

**

Cette brève enquête ne suggère en aucune façon qu'après 1911 Louis Renault se soit borné à imiter les Américains. Au contraire, non seule­ment ses collaborateurs et lui conti­nuèrent à développer des conceptions originales, mais encore il faudrait étu­dier quel choix ils firent parmi les innovations américaines et à quel rythme (sans doute inférieur à celui de Citroën) ils les introduisirent. Nous n'avons pas non plus voulu dire que les relations commerciales entre Renault et Ford aient été idylliques après 1911. Au contraire, Louis Renault milita avec constance pour des droits de douane élevés à l'égard des pro­duits américains et sa dette morale envers Ford ne l'empêcha nullement de lutter contre les importations de voitures Ford, puis contre l'usine de montage Ford de Bordeaux (1913), puis d'Asnières (1925) et enfin contre l'usine Matfordtà--partir de 1934) (21). Simple­ment nous avons essayé de montrer sur un cas concret, celui des rapports entre Ford et Renault, comment s'est établi au XXe siècle le partage des rôles entre la France et l'Amérique, bref l'actuelle division internationale du

travail.

Patrick FRIDENSON

Nous re mercions très vivement

M. Henry Edmunds, directeur des archives Ford à Dearborn (Michigan) qui nous a communiqué ses documents inédits sur le sujet et nous a aimable­ment autorisé à les reproduire ici.

(19)

Archives Nationales, 91 AQ 39. note de Louis Renault. 12 décembre 1928.

(20)

Archives Nationales. 91 AQ 76. où fiGure un rapport détaillé sur le vO'J/aGe de

L.

Renault aux U.S.A. et sur les usines visitées.

(21)

Sur les investissements des constructeurs américains en France et vice versa. voir James M. Laux. «International capital movements in the French automobile industru ». Communication présentée au

2e

ConGrès des Historiens économistes français. 1,-6 octobre 1973. 18 '/JaGes ronéotées.