01 - Les journées de mai-juin 1936 à Billancourt

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Les journées de mai-juin 1936 à Billancourt

Le jeudi 28 mai 1936, en fin d'après-midi, la direction des

usines Renault publiait le communiqué suivant : "Les ouvriers d'un certain nombre d'ateliers ont cessé le travail vers 10 heures et se sont répandus dans l'usine pour engager leurs camarades à se joindre au mouvement.

"Depuis, les grévistes aidés par des éléments extérieurs aux usines ont installé des piquets de grève et empêchent la sortie du personnel ouvrier et employé à l'exception des femmes qui ont été autorisées pendant un court délai à quitter les usines.

"A l'heure actuelle ces mêmes piquets interdisent même la sortie du personnel féminin.

"Nous ne pouvons rien dire sur les origines de ce mouvement puisque aucune revendication ne nous a été présentée, aucune délégation ne nous a été adressée (1)."

Le même jour, vers 18 h 15, un délégué du Comité de grève déclarait à la presse :

"Le débrayage a été effectué, par ordre, de 9 h 30 à 11 heures. Le calme règne parmi les 23 000 ouvriers et ouvrières de l'usine.

"Les enfants de moins de 18 ans ainsi que les femmes sont sortis entre 17 et 18 heures et rentreront demain matin aux heures habituelles. Les services de ravitaillement sont assurés par la commune de Boulogne et par toutes les autres commu­nes de la banlieue (2)."

Ainsi Renault entrait dans un mouvement qui, ayant débuté le Il mai simultanément au Havre chez Bréguet et à Toulouse aux usines Latécoère, allait bientôt rassembler près de deux millions de grévistes.

Dès causes

Depuis 1918, Renault n'était plus le "détonateur" des luttes sociales (3). Le calme n'avait pas pour autant régné à Billan­court. A différentes reprises des mouvements de grèves d'importance diverse avaient affecté l'entreprise, en 1919, 1920, 1926, 1932, 1933. Le 12 février 1934, un appel de la C.G.T., auquel la C.G.T.U. s'était ralliée, avait décidé, en riposte à la manifestation du 6 février, une grève générale de vingt-quatre heures. A Billancourt, à peine le quart du person­nel ouvrier avait suivi le mot d'ordre non sans provoquer de violents incidents. .

"A l'entrée des ateliers, écrivait Le Populaire du 13 février, plusieurs ouvriers se rendirent au travail malgré l'ordre de grève lancé par la C. G. T .

"A midi, la direction de l'usine, craignant que les "jaunes" ne soient malmenés par leurs camarades, les empêcha de sortir et envoya une camionnette chercher des vivres. Quelques instants plus tard, lorsque l'auto revint, les grévistes qui s'étaient massés nombreux à la porte del'usine s'emparèrent de la voiture et y mirent le feu. A ce moment-là la police chargea avec brutalité. Les grévistes se replièrent avenue Édouard Vaillant où ils dres­sèrent une barricade que les policiers essayèrent d'ailleurs vainement de prendre d'assaut.

(1) Le Temps du 30 mai 1936.

(2) Ibid.

(3) Cf. G. Hatry : "Louis Renault patron absolu" -Ed. Lafourcade 1982.

"Des coups de revolver furent échangés et un ouvrier tourneur, Marc Taillier (4), fut gravement blessé de deux balles au cou [...]. Le malheureux expira peu après à l'hôpital Ambroise Paré où il avait été transporté. 17 autres grévistes furent blessés dont deux assez grièvement [...]. A 21 heures le calme était rétabli."

Durant ces années, les organisations syndicales et politiques étaient fragiles en raison de la répression qui frappait dure­ment les militants. La cellule communiste apparut en 1926, disparaissait en 1930 pour renaître l'année suivante; son effec­tif qui atteignait 120 membres en 1934 stagnera jusqu'en mai 1936. Toutes les manifestations d'avant 1934 seront donc essentiellement l'œuvre de "commandos", sans réelle participa­tion de la masse du personnel (5).

Le 1er mai 1936, au grand étonnement des syndicalistes et de la direction, 80 % de l'effectif ouvrier déserte les ateliers. La direction est contrainte de fermer l'usine: "Quelque chose a donc changé, car depuis longtemps le Seigneur (6) avait recours à toutes les pressions, manœuvres et menaces imagi­nables pour forcer le personnel à travailler ce jour-là" (7).

Le 27 mai, une grève partielle immobilise l'atelier 21 (décolle­tage) contre une réduction de salaire. La revendication est aus­sitôt satisfaite. Le calme rèvient. Le lendemain, à la surprise de la direction, c'est l'explosion.

Plusieurs facteurs nous semblent avoir été déterminants. D'abord la victoire électorale des formations se réclamant du Front populaire (8) : "Il faut [...] considérer que les élections où les travailleurs ont tenu à exprimer leur mécontentement [...] ont été pour les Renault un rude avertissement" (9).

Le 28 mai, vers 16 heures, à la porte 10, avenue Émile-Zola, des employés qui tentaient de sortir sont violemment agressés. (photo A.F.P.)

Ensuite les conditions de travail à Billancourt: "[...] il faut se crever pour faire le programme" (10). Enfin, l'unité syndicale réalisée (11), le développement des grèves dans la métallurgie parisienne et notamment l'arrêt de travail à l'usine Farman de Boulogne, la volonté du Parti communiste d'intégrer Renault dans le mouvement pour des raisons d'opportunité politique, l'accélération de la constitution du gouvernement Léon Blum entre autres.

Les deux jours de mai

Au matin de ce jeudi 28 mai, le mot d'ordre de débrayage est

lancé par la C.G.T.

"Dès la première heure, Costes, député communiste de la cir­

conscription (12), était sur les lieux, accompagné de Frachon,

secrétaire de la C.G.T., Hénaff de l'Union des syndicats,

Doury et Timbaud du syndicat des Métaux. Ces militants par­

coururent les usines, appelant les ouvriers à faire preuve

(4)

Il n'était pas membre du personnel Renault.

(5)

Cf. Bertrand Badie : "Les grèves du Front populaire aux usines Renault 1920-1936" ­Mémoire de maîtrise -Institut d'études politiques -Paris 1971.

(6)

Il s'agit de Louis Renault dont le qualicatif est souvent orthographié "saigneur".

(7)

L'Île du Diable -feuille ronéotypée publiée par la C.G.T., numéro de mai 1936 -Arch. S.H.U.R.

(8)

A l'issue du second tour de scrutin des élections législatives, le 3 mai, ces formations obtiennent 386 sièges sur 612.

(9)

L'Île du Diable_

(10)

Ibid.

(11) En mars 1936 à Toulouse les deux centrales syndicales -la C.G.T. réformiste et la

C.G.T.U. révolutionnaire -décident de se regrouper et forment la C.G.T.

(12) Alfred Costes (1888-1959), élu député communiste de Boulogne le 3 mai, avait tra­vaillé aux usines Renault du 13 septembre 1911 au 7 septembre 1912. Secrétaire géné­rai du syndicat des Métaux, il était très populaire. La présence à Billancourt des quatre militants connus pour leur appartenance au Parti communiste montre l'importance accordée par ce Parti à l'entrée en grève de Renault.

Des grévistes ont pris place sur la terrasse d'un bâtiment s'ouvrant sur la place Nationale (photo A.F.P.).

Un "rénégat" pendu en effigie... (photo A.F.P.).

d'ordre et de discipline et à organiser pratiquement la grève. Partout ils on~ été accueillis avec enthousiasme par L'Interna­tz"onale (13)."

Au début de l'après-midi, des délégués sont nommés dans chaque atelier. Selon L'Humanz"té (14), les revendications concernent : la garantie d'un salaire minimum, l'augmenta­tion des salaires des manœuvres, la suppression des heures sup­plémentaires sans augmentation des cadences. Le Temps (15), quant à lui, les résume ainsi: semaine de 40 heures payées 48, 'modification du travail des femmes qui ne seront plus appelées à opérer sur des machines demandant un effort physique consi­dérable, licenciement des femmes mariées dont les maris tra­vail!ent aux usines pour permettre la réduction du chômage, reconnaissance par les patrons des Comités ouvriers.

Dans le même temps l'occupation (16) des ateliers s'organise. "Il convient, écrit L'Humanz"té (17), d'admirer l'ordre et la dis­cipline dont font preuve les ouvriers jeunes et vieux, femmes, coloniaux, immigrés". Cependant vers 16 heures, à la porte 10, avenue Émile-Zola, des employés tentant de sortir des bureaux sont.violemment agressés.

Pendant la nuit du 28 au 29, "le camarade Costes, député et secrétaire général du syndicat des Métaux, et six délégués ouvriers accompagnés du Directeur général de l'usine, ont fait constamment des rondes ~ur vérifier si toutes les mesures d'ordre et de sécurité avaient été prises. Le Directeur a dû reconnaître l'admirable tenue des ouvriers et des ateliers" (18).

Le 29 mai au matin, les "employés qui se présentent peuvent entrer sans incident" (19). A 13 h 30 les délégués présentent au mandataire de la direction, François Lehideux (20), leurs revendications "dont l'acceptation pourrait permettre la reprise du travail" (21). Après plusieurs heures de discussion et un entretien de François Lehideux avec la Chambre syndicale, un accord intervient dont voici le texte :

"Dans un but d'entente réciproque, la Direction des usines Renault et les délégués désignés par les ouvriers, après examen des demandes qui ont été présentées, se sont mis d'accord pour régler ces demandes de la façon suivante :

"1 ° Il a été entendu que le relèvement des salaires les plus bas, c'est-à-dire de F 3,25, 3,50 et au-dessous de 4 F sera examiné dans le délai le plus rapide, les modalités fixant l'application de ce relèvement de salaires seront fixées au plus tôt;

"2° Il ne sera pris aucune sanction pour faits de grèves ; d'autre part, les délégués des ateliers chargés de prendre contact avec la Représentation syndicale pour la discussion du Contrat collectif seront autorisés à prendre le temps nécessaire pour remplir leurs fonctions;

"3° Étant donné que dans la matinée du 28 mai le travail s'est prolongé tard dans la matinée, la Direction accepte que les salaires soient réglés sur la base de la demi-journée ;

"Considérant, d'autre part, que la reprise du travail concorde avec l'ouverture des négociations, la Direction accepte que l'après-midi du 29 mai soit également payée ;

"4° Il a été entendu que les heures supplémentaires seront sup­primées pendant la durée des négociations relatives au projet de Contrat collectif.

"Cependant, à titre exceptionnel, dans des cas extrêmement limités, des heures supplémentaires pourront être demandées au personnel ;

(13)

L'Humanité du 29 mai.

(14)

Ibid.

(15)

Du 30 mai.

(16)

L'occupation d'usines avait déjà été utilisée comme moyen de lutte sociale en Italie en 1919 et en France en 1920.

(17)

Du 29 mai.

(18)

L'Humanité du 30 mai.

(19)

Le Temps du 30 mai.

(20) Pendant toute la durée du conflit, Louis Renault, retiré dans sa propriété d'Herque­ville, s'abstiendra de paraitre.

(21) L'Humanité du 30 mai.

"5° Les travaux en cours en ce qui concerne les vestiaires et les

W. -C. seront activement poursuivis ;

"6° La Direction, dans un but d'apaisement, accepte de donner satisfaction à la demande de réintégration de deux ouvriers;

"7° Les ouvriers quitteront les Usines dès la signatu~e du pré­sent accord. Le travail reprendra le mardi 2 juin 1936 aux heures habituelles."

Après la signature de l'accord, François Lehideux devait décla­rer à la presse :

"Nous venons d'avoir une conférence avec les délégués ouvriers et tous regrettent de ne pas s'être présentés plus tôt. Ils nous ont exposé que si l'ensemble de la Métallurgie avait à présenter des revendications générales, ils avaient, à titre particulier, quelques revendications intérieures. Sur ce terrain, nous nous sommes mis très facilement d'accord et nous nous en félicitons (22)."

De son côté L 'Humanité affichait, triomphalement

"Victoire aux Usines Renault" (23).

Une victoire? En était-ce véritablement une? Certes, la direc­tion avait souscrit à quelques revendications, mais sur le fond elle ne s'était nullement engagée. Elle le déclara aussitôt:

"Contrairement à certaines informations, la Direction des usines Renault n'a eu à examiner aucun point du Contrat Col­lectif, notamment le barème des salaires qui reste à discuter entre représentants patronaux et ouvriers lorsque l'évacuation totale des usines aura été réalisée" (24).

Détente et nouvelle tension

L'accord du 29 mai, suivi de l'évacuation de Billancourt, semble donner le signal d'un certain tassement des mouvements dans la Métallurgie. On constate ainsi qu'après la signature d'accords aux contenus variables, la reprise du travail chez Citroën, Gnôme et Rhône, Nieuport, Caudron, Farman, Brandt, Talbot, Rosengart, Chausson, etc., est effective. "Dans l'ensemble le mouvement est en régression" (25).

La direction de Renault, quant à elle, apparaît désireuse de tenir les engagements qu'elle a pris sur les seuls points évoqués dans l'accord. Le 3 juin, elle porte à la connaissance du personnel le nouvel horaire de travail qui exclut les heures supplémen­taires : semaine de 48 heures pour tous avec cessation du tra­vaille samedi à 11 h 30 (26). Par contre, elle demeure ferme sur les revendications portant sur le Contrat Collectif, la semaine de 40 heures, les congés payés, la reconnaissance syndicale qui, selon elle, débordent le cadre de l'entreprise et sont de la compétence des organismes syndicaux nationaux.

Très rapidement, du côté ouvrier on se sent floué: le gouverne­ment de Front populaire tarde à se constituer (27) et le patro­nat, peu enclin à négocier, cherche à gagner du temps.

A Billancourt cependant :

"L'atmosphère de l'usine reste chargée d'électricité ; les

ouvriers sont à leurs établis mais les conversations sont fréquentes,

les discussions ardentes à l'heure de la pause et à la sortie.

Nombreux sont ceux qui ont cessé la grève de mauvaise grâce,

Un "enterrement" symbolique... (photo d'amateur).

ne comprenant pas que les délégués aient cédé alors que rien de concret n'a été obtenu. Les délégations se succèdent à la Direction qui refuse de poursuivre les discussions sur la ques­tion des salaires (28)."

Le jeudi 4 juin l'agitation reprend. Certains ateliers cessent le travail. La direction suspend les pourparlers. Aussitôt les délé­gués du syndicat, A. Costes et J.-P. Timbaud, réunissent les ouvriers. Ils déclarent:

"Les délégués du syndicat vous ont dit qu'il fallait rentrer lors­que la Direction a fait des promesses formelles. Mais ils ont ajouté qu'ils veilleraient attentivement à ce que ces promesses soient tenues. Or, la Direction des Usines Renault renie aujourd'hui les promesses qu'elle a faites. Nous venons donc vous dire aujourd'hui "Reprenez la lutte". Ce ne sont pas les ouvriers et les ouvrières qui sont responsables de la reprise du conflit. Ce sont les patrons (29)."

A 17 h 30, l'usine est de nouveau occupée.

Reprise de la grève

Au soir du 4 juin, une soixantaine d'ouvriers, réunis autour de Costes et de Timbaud, constituent le Comité de grève Renault.

"Un petit bureau de Renault, au cœur de l'usine, avec une porte librement ouverte sur un atelier, voilà le blockhaus central du Comité de direction du mouvement. Des camarades y rédigent sans se lasser des laissez-passer en échangeant quel­ques rares observations à mi-voix. La carte bleue à bande blan­che est celle du personnel de maîtrise laissé dans l'usine par la Direction, en plein accord avec les grévistes. Elle donne le droit de libre circulation partout dans l'usine, d'entrée et de sortie à toute heure du jour et de la nuit. Voilà des "prisonniers" qui le sont bien moins que leurs terribles gardiens. En effet, les gré­vistes, eux, ne sortent· que par petits paquets pour aller ~lUX

(22) Le Temps du 30 mai.

(23)

Du 30 mai.

(24)

Communiqué cité par J. Danos et M. Gibelin, Juin 1936 -La Découverte, Paris 1986, p. 50.

(25) Le Temps du 31 mai.

(26)

Arch. S.H.U.R., pièce 2583 -Note de la direction.

(27)

Les pouvoirs de l'ancienne Chambre des députés expirant le 3 juin, ce n'est qu'à cette date que Léon Blum sera appelé par le président de la République.

(28)

J. Danos et M. Gibelin, op. cit., p. 62.

(29)

Le Temps des 6-7 juin.

provisions ou pour accomplir une mission bien déterminée avec l'autorisation expresse du "délégué central". Le délégué cen­tral a la charge de tout un atelier, c'est~à-dire qu'il veille par­fois sur un millier de travailleurs. C'est lui qui discute avec la "forte tête" et, par hasard, s'il s'en trouve une dans son secteur, qui raisonne, qui calme, qui aplanit toute difficulté. [ ...]. Aux portes, des piquets de service ont une tâche plus délicate encore. Il s'agit pour eux d'éviter l'envahissement de l'usine par des éléments indésirables dans lesquels se glissent peut-être quelques provocateurs. Êt puis il y a les femmes d'ouvriers qui apportent le ravitaillement et voudraient voir un peu leur homme (30)."

Les pourparlers direction-délégués reprennent le samedi 6. Ils se poursuivent durant deux heures. La discussion est cordiale. François Lehideux tient à faire remarquer "que ce n'était pas la Direction des usines Renault qui avait suspendu les pourpar­lers et qu'il avait respecté l'accord signé lors du dernier débrayage" (31). Cependant il est convenu que "les salaires de la quinzaine en cours seront payés au même taux que la quin­zaine précédente et que les salaires inférieurs à 4 francs seront réglés à ce taux". Par contre, en ce qui concerne les revendica­tions générales, la position de la direction reste ferme, elles doivent "rentrer dans le cadre des lois à voter" (32). C'est l'impasse et la grève se poursuit.

Les accords Matignon

Renault n'est pas seul. Dans toute la France, on assiste à une recrudescence des grèves. Des corporations entières se joignent au mouvement et de sérieuses menaces pèsent sur les services publics. Les syndicats sont débordés.

"Cequi frappe et, il faut le dire, ce qui inquiète le plus dans les grèves actuelles, c'est leur foisonnement spontané. Le mouve­ment est déclenché. Qui l'arrêtera? Les organisations syndi­cales? On arrête mieux un mouvement que l'on a concerté que celui qui est lancé sans vous. Or il est clairque la C.G.T. réuni­fiée n'a pas voulu cela (33)."

En tête du défilé de la victoire : André Morizet, maire de Boulogne­Billancourt, Alfred Costes, député, les élus m.unicipaux et les membres du Comité central de grève (photo A.F.P.).

A ce débordement des syndicats -à la C.G.T., on craint une rupture avec la population dont le ravitaillement risque de n'être plus assuré, et une radicalisation du mouvement due à l'activisme d'une minorité révolutionnaire qui proclame que "tout est possible" -répond l'impuissance du gouvernement.

"Son désir de se poser en arbitre est mis en échec par le dyna­misme extraordinaire du mouvement ouvrier qui, par son action généralisée, met en cause l'ensemble des relations entre le salariat et le capitalisme (34)."

De leur côté, nombre ~e patrons affiliés à la Confédération générale de la production française (C.G.P.F.) ne sont pas sans manifester une vive inquiétude quant à l'occupation de leurs entreprises. La négociation au plus haut niveau s'avère inéluc­table.

Contrairement à une opinion longtemps admise, l'initiative d'une rencontre entre la C.G.P.F. et la C.G.T. n'est pas due à Léon Blum, président du Conseil, mais bien au délégué géné­ral du Comité des Forges Lambert-Ribot (35).

Le dimanche 7 juin à 15 heures, délégations patronales et ouvrières se rencontrent à l'hôtel Matignon en présence de Léon Blum. On ne s'attardera pas ici sur les délibérations qui virent s'affronter des points de vue pour le moins divergents. A

o h 30, au matin du 8, un accord est cependant signé par les parties. Il prévoit l'établissement de contrats collectifs de tra­vail, la liberté pour les travailleurs d'adhérer au syndicat de leur choix, le rajustement des salaires, l'instauration des délé­gués ouvriers. Un second accord interviendra le 10 juin sur l'interprétation d'un arbitrage gouvernemental relatif aux bas salaires et sur les conditions de reprise du travail.

Le 12 juin la Convention collective de la Métallurgie est signée entre le Groupe des Industries Métallurgiques, Mécaniques et connexes de la Région Parisienne -parmi les signataires MM. Guillelmon et Duvernoy, de Renault -et l'Union Syndi­cale des Travailleurs de la métallurgie, voiture et aviation, maréchalerie et similaires de la Région Parisienne -parmi les signataires, Costes et Timbaud.

Parallèlement, le gouvernement soumettait à la Chambre des députés, qui les adoptaient le Il juin, les lois relatives aux contrats collectifs, aux congés payés et àla semaine de 40 heures (36).

Le défilé de la victoire

Après la signature du premier accord Matignon, la direction espérait la fin rapide du conflit car "toutes les conditions étaient donc remplies [...] pour la reprise du travail" puisque "elle acceptait intégralement le texte (de l'accord) et que les pourparlers relatifs au Contrat collectif des Métaux étaient repris" (37). Le 9 au matin elle attendait "les propositions de la

(30) Le PeuPle du 5 juin.

(31) AN 91 AQ. 16 -Compte rendu de la délégation -6 juin 1936.

(32)

Ibid.

(33)

L'Œuvre du 4 juin.

(34)

J. Danos et M. Gibelin, op. cit., p. 70.

(35)

Déclaration de Léon Blum au procès de Riom.

(36)

Le Sénat entérinera ces textes les 17 et 18 juin.

(37)

Arch. S.H.U.R. -Note du 8 juin.

délégation ouvrière" et "s'étonnait du retard apporté par les ouvriers à l'ouverture des pourparlers sur la base de l'accord intervenu [...]" (38).

Or cet appel ne fut pas entendu. Deux raisons peuvent être avancées. D'abord la démonstration que le Parti communiste voulait infliger au Parti socialiste et à la C.G.T. "qu'ils n'avaient plus d'emprise sur la classe ouvrière et qu'il (le P.C.) était seul à pouvoir parler en son nom" (39) ; ensuite et peut­être dans une moindre mesure, l'attitude de certains ouvriers qui reprochaient nommément à Costes de n'avoir pu faire aboutir l'ensemble des revendications (40).

Le signal de la reprise va être donné le 11 juin. Ce soir-là Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste, déclare devant les militants de la région parisienne :

"[...] Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n'ont pas été encore acceptées, mais que l'on a obtenu la victoire sur les plus essentielles des revendications" (41)."

Le vendredi 12 juin, deux heures après la conclusion de la Convention collective de la Métallurgie, le Comité central de grève Renault annonce l'évacuation de l'usine et l'organisation, le lendemain, d'un "défilé de la victoire".

Dès l'aube du 13, les grévistes s'affairent à la construction de chars exprimant

"... les idées-forces que leur inspire le Front populaire. Tout d'abord, la réconciliation du prolétariat et de la nation (pre­mier char avec une fanfare jouant La Marseillaise). Suit l'idée du Front populaire comme révélateur de la puissance du tra­vailleur dont la défaillance paralyse le pays ("Ré'publique" en bonnet phrygien, portée et soutenue par le marin en ciré, le cultivateur, le forgeron) et comme force de paix: avec son tri­dent, un ange terrasse la guerre figurée par un gladiateur. Puis l'unité, avec les bustes de Blum, Cachin et Costes; le Front populaire comme garant du pain et de la liberté, dans l'ordre (femme tenant un pain et les Tables de la Loi). La Révolution enfin, avec tous les hommes coiffés d'un fez rouge et, dans le cortège, un groupe soviétique conduit par une paysanne vêtue de rouge (42)."

En fin d'après-midi une foule nombreuse se rassemble place Nationale devant la porte de l'usine décorée de drapeaux, de banderoles et d'affiches. Elle attend les cortèges qui, partant de différents secteurs de l'usine, doivent se regrouper.

"A 19 heures une rumeur monte de l'usine: "L'Harmonie", dans la cour, joue La Marseillaise et L'Internationale. Les portes s'ouvrent et c'est une clameur immense qui monte, vivats des grévistes et acclamations massives de la population qui salue ceux qui se sont courageusement battus pour leur pain et les libertés syndicales.

"Costes, secrétaire du syndicat des Métaux, Morizet, sénateur­maire, et les élus de Boulogne-Billancourt sont en tête avec les militants du Comité central de grève chargés de gerbes rouges.

"Puis ce sont des chars fleuris décorés de feuillage et d'emblèmes.

"Les ouvriers, les ouvrières portant des guirlandes de lierre, les employés, les techniciens, défilent groupés par atelier et service et la foule déferle comme marée humaine.

(38) Le Temps du 10 juin.

(39)

Bertrand Badie : "Front populaire aux usines Renault" -Le Mouvement social, nO 81 -Octobre·novembre 1972, p. 99.

(40)

Arch. S.H.U.R. -Tract signé "Un groupe d'ouvriers des usines Renault".

(41)

J. Danos et M. Gibelin, op. cit., p. 114.

(42)

Bertrand Badie, "Les grèves de 1936 aux usines Renault" -La France en mouve' ment 1934·1938, sous la direction de Jean Bouvier -Champ Vallon 1986, p. 73.

12~

"Au-dessus des têtes oscillent des pancartes, des calicots: "Pro­létaires de tous les pays unissez-vous", "Vivent les vacances", "Vive la C.G.T." D'énormes portraits de Cachin, Costes, Blum, Herriot.

"Les agents de maîtrise, vigoureusement applaudis, élèvent une banderole: "A bas l'amicale Croix de Feu". Et puis c'est le défilé dont on ne voit pas la fin à travers les rues de la ville. Partout la foule envahit les trottoirs, des groupes se pressent aux fenêtres et tous acclament les vainqueurs.

"La manifestation atteint la mairie et les ouvriers défilent une dernière fois devant les élus et les militants massés sur le perron et chacun s'en va avec la joie et l'espoir au cœur (43)."

La préoccupation majeure du Comité central de grève fut la conservation de l'outil de travail. Il donna de fréquentes consignes pour que "les ouvriers conservent l'usine telle qu'ils l'avaient prise". Fut-il toujours entendu ? Il ne le selÎlble pas selon la' compagnie d'assurances chargée par la direction de l'évaluation des dommages:

"De l'ensemble de leurs indications (des chefs de service intéres­sés), il apparaît que les ouvriers avaient fait preuve jusqu'au Il au soir d'une attitude réellement correcte, puisqu'ils escomp­taient que les bases d'un contrat collectif seraient acceptées et signées à cette date. Les pourparlers ayant été rompus, contrai­rement à leur attente, lèur état d'esprit changea et une certaine

L'Incorruptible, directeur politique .: Alfred Costes.

Sur l'occupation

Dès le début du conflit les responsables syndicaux avaient donné une consigne formelle: l'occupation de-l'usine devrait s'effectuer dans l'ordre, le calme et la discipline. Il semble bien qu'il en fut globalement ainsi.

Pour "encadrer" les 30 000 occupants-grévistes, une organisa­tion fut mise en place. A la base, des délégués élus dans chaque atelier formaient un comité de grève inter-ateliers; au som­met, un comité central de grève composé de Il délégués. De plus, des comités annexes furent créés pour assurer des tâches particulières (ravitaillement, entretien, animation...).

animosité s'ensuivit, animosité qui fut mise à profit par des élé­ments douteux. C'est alors que, selon les précisions mêmes de ceux qui purent vivre à l'intérieur des usines, en contact avec les grévistes, ces derniers se livrèrent à des excès et abusèrent d'une situation de fait regrettable en l'absence d'une surveil­lance et d'une discipline précédemment acceptée.

"Puis le 14 juin au soir, lorsque la cessation de l'occupation fut décidée, les grévistes organisèrent alors à travers les usines et même hors des usines un important cortège composé de chars.

(43) L'Humanité du 14 juin.

"Ces chars précisément furent confectionnés avec des maté­riaux appartenant à l'assuré: contreplaqué, madriers, bâches, peintures... Le montant des dommages consécutifs à cette seule manifestation peut se chiffrer à 60 000 francs environ. En conséquence la presque totalité des dommages constatés (dégradations et vols) semble bien avoir été commise postérieu­rement au Il juin 1936 (44)."

En définitive, la Compagnie d'assurances estima que le mon­tant total des dommages causés par la grève s'élevait à F 161 204,00 (45).

Autre préoccupation du Comité central de grève: l'éducation syndicale et politique des ouvriers. Ces derniers, en effet, man­quaient d'expérience. Ils ne pouvaient se référer à aucun précédent. Il en résulta, surtout au début de l'occupation, un climat où la crainte et l'euphorie se mêlaient. Crainte de la répression patronale comme de la provocation ; euphorie par la découverte d'un sentiment de fraternité et de solidarité, sen­sation d'une liberté inconnue jusqu'alors et certitude de victoire.

Pour modifier les comportements et accélérer l'évolution des esprits, le Comité de grève procéda à des distributions massives de tracts et à la remise gratuite aux grévistes de journaux syndi­caux : La Vz·e Ouvrz·ère, Le Métallo. De son côté le Parti communiste fit de même avec L 'Humanz"té. En même temps la propagande orale s'effectua non sous la forme de grands rassemblements mais par petits groupes. Et, pour retenir les hommes à l'usine, des fêtes et récréations furent organisées.

Si la population ouvrière dans son ensemble, et les employés pour une large part, participèrent au mouvement, il en alla différemment des techniciens et agents de maîtrise. Nombre de ces derniers furent astreints à l'occupation. Pour se les concilier le Comité de grève les autorisa à sortir le 6 juin mais il semble qu'il revint sur sa décision en constatant le désintéressement dont ils faisaient preuve (46).

Désintéressement, et parfois une hostilité qui n'avait d'ailleurs pas attendu la grève pour être manifestée. Dans ce cas des "pendaisons" en effigie et des "enterrements" symboliques se déroulèrent. Sur les "corps" étaient accrochées des pancartes sur lesquelles on pouvait lire: "Traître" (atelier 121), "Suceurs de payes" (atelier 67), "La belle vache" (atelier 280) (47).

Les acquis de juin

Relèvement des salaires, congés payés, semaine de 40 heures et institution des délégués, tels furent les acquis de juin 1936.

Pour le personnel ouvrier la Convention collective définit deux catégories: les ouvriers professionnels et les ouvriers spécialisés.

Le professionnel était "un ouvrier possédant un métier dont l'apprentissage peut être sanctionné par un certificat d'apti­tudes professionnelles et ayant satisfait à l'essai professionnel d'usage" ; le spécialisé était "un ouvrier exécutant sur des machines-outils, au montage, à la chaîne, au four, etc., des opérations ne nécessitant pas la connaissance d'un métier dont l'apprentissage peut être sanctionné par un certificat d'apti­tudes professionnelles" (48).

Des salaires horaires minima garantis furent fixés. Ils allaient de F 6,00 (magasiniers) à F 8,00 pour les mouleurs. L'aug­mentation moyenne des salaires atteignit 15 %et certaines rémunérations furent doublées. Quant aux taux horaires fémi­nins, ils subirent des minorations, ainsi un ouvrier spécialisé pouvait atteindre un taux horaire de F 6,25 alors que l'ouvrière effectuant le même travail ne percevait que F 5,30.

Les jeunes ouvriers virent leur rémunération subir des abatte­ments selon l'âge: 14-15 ans, 15-16 ans et 16-18 ans. La troi­sième catégorie d'ouvriers, les manœuvres, non incluse dans les définitions catégorielles, était affectée de taux horaires allant de F 4,25 pour les femmes à F 5,00 ou F 5,40 pour les hommes.

L'Union, publié par le Secteur C.G.T. de la place Nationale.

En ce qui concerne les agents de maîtrise, techniciens et employés, bientôt appelés "collaborateurs", la direction prit dès le 13 juin des dispositions particulières préfigurant celles que l'on retrouvera dans leur Convention collective du 18 juin.

(44)

AN 91 AQ 115 -Note non datée.

(45)

Après une transaction, le montant en sera réduit à F 110 000 -réglé à la direction le 17 novembre 1936 -AN 91 AQ 115.

(46)

Jean-Paul Depretto, Sylvie V. Schweitzer: Le communisme à l'usine -Edires 1984,

p. 191.

(47)

Relevé effectué sur des photos d'amateurs -Fonds historique de la S.H.U.R.

(48)

Article 19 de la Convention collective.

Dans une affiche datée du 13 juin, la direction précisait :

"Les agents de maîtrise, techniciens et employés payés jusqu'à ce jour sur la base du salaire horaire seront, à dater du 1eT juin, payés au mois; le nouveau traitement mensuel sera obtenu en multipliant par 200 le salah:e horaire actuellement réalisé ; le' traitement ainsi obtenu subira les majorations prévues (ci­après).

"[...] Application immédiate -c'est-à-dire affectant lesémo­luments de juin -[...] d'une augmentation générale des salaires de 15 % à 7 % sans toutefois qu'il puisse en résulter pour l'entreprise une augmentation moyenne supérieure à 12%.

"Les salaires mInIma -en attendant l'établissement du contrat collectif [ ...] -seront fixés à F 800,00 pour les employées et à F 1 200,00 pour les employés [ ...]. Les émolu­ments inférieurs aux taux minima fixés par le Contrat collectif à intervenir seront automatiquement relevés à ces taux à l'échéance du 30 juin."

Cette anticipation dans l'application de dispositions salariales prévisibles incite à penser que la direction souhaitait s'allier une catégorie de personnel qu'elle considérait comme proche de ses préoccupations. Cependant, c'est la Convention collec­tive "collaborateurs" qui établira le tableau général des classifi­cations.

Avant 1936 la notion de congés annuels payés était inconnue. Seul pouvait bénéficier d'un congé non rémunéré de deux semai­nes le personnel non ouvrier. La loi du 20 juin 1936 institua pour tous un congé annuel payé de quinze jours comportant au moins douze jours ouvrables. Certaines catégories de collaborateurs dont les classifications comportaient "l'indice CS" (congé supplé­mentaire) bénéficièrent d'une semaine complémentaire après deux années d'ancienneté dans l'entreprise.

Pour la première fois l'usine ferma ses portes du vendredi 31 juillet au soir jusqu'au dimanche 16 août inclus, le travail reprenant le 17 août aux heures habituelles (49).

Autre conquête sociale: la semaine de 40 heures. Son applica­tion fut lente en raison d'une réticence certaine du patronat qui lui opposait des problèmes dont la résolution obérait incontestablement les entreprises. Ainsi à Billancourt:

"La loi de 40 heures nous impose de nouvelles augmentations d'effectifs qui doivent atteindre plusieurs milliers de personnes.

"Un tel effort d'accroissement de personnel ne peut être fait qu'avec un certain délai, car il doit être fait d'une façon conti­nue et ordonnée; l'embauche de manœuvres spécialisés doit s'accompagner d'une augmentation des cadres, d'une forma­tion de maîtrise, de l'embauche et de la formation d'ouvriers professionnels et du développement des instruments de contrôle.

"Si nous voulions embaucher à une allure plus rapide, notre production, au lieu d'être maintenue ou accélérée, se trouve­rait certainement ralentie.

Nous aurons, notamment, de grosses difficultés à trouver des ouvriers professionnels qualifiés pour certains ateliers de fabri­cation, d'études et de petite série [ ...] que nous avons toujours beaucoup de mal à trouver. Nous aurons aussi des difficultés considérables pour les spécialistes outilleurs; nous serons, de ce côté, limités par le matériel dont nous disposons, mais surtout par les difficultés que nous avons toujours rencontrées pour obtenir le personnel outilleur dont nous avions besoin.

"[...] Certaines de nos installations, établies pour la réalisation d'un programme actuellement fait en 48 heures, ne se prêtent nullement à une marche en 40 heures, car ces installations exi­gent une cadence horaire absolument fixe, impossible à augmenter.

"[...] Ce même problème d'installation se pose dans un certain nombre d'autres ateliers: pour les étuves à noyaux, les fours à feu continu, dont le débit deviendrait insuffisant, et dont le nombre, de ce fait, devrait être augmenté.

"Il nous faut prévoir une augmentation importante du nombre de nos machines-outils et de divers matériels.

"Nous avons déjà, depuis plusieurs mois, passé de très impor­tantes commandes de matériels, mais les délais donnés actuel­lement par nos fournisseurs français et étrangers s'allongent de plus en plus, certains fournisseurs importants de machines­outils demandent, à l'heure actuelle, des délais de livraison de plus d'un an.

"Le programme actuel des commandes en cours, soit de machines achetées directement, soit de machines à faire construire, soit de machines restant à acheter, dépasse vingt millions de francs.

"Tout cet ensemble de matériels divers ne pourra être installé, mis au point et mis en route avant le délai d'un an (50)."

Ce n'est donc qu'en novembre 1936 que la semaine de 40 heures entrera en application. Pour la C.G.T., "cela per­mettra d'employer beaucoup de sans-travail, victimes d'une économie qui paradoxalement produit trop alors que la masse manque du nécessaire" (51).

Par contre, l'institution des délégués ouvriers fut rapidement mise en place. Dès juillet les élections eurent lieu qui confir­mèrent pratiquement le mandat des "délégués provisoires" élus durant l'occupation de l'usine.

Pour les employés, techniciens et agents de maîtrise, elles furent fixées d'abord au 29 août puis remises à cause des désac­cords survenus entre la direction et les délégués provisoires. Ces désaccords portaient sur le nombre de délégués à élire, les caté­gories professionnelles, la répartition géographique des sec­teurs et. .. sur les urnes: "On installe des tables et, étant donné que l'on nous a avertis qu'on essaierait d'emporter les urnes, celles-ci seront fixées aux tables" (52). Après nombre de délibé­rations un accord fut enfin obtenu qui permit aux élections de se dérouler le 4 décembre.

Un nouveau paysage social

L'après-juin 1936 voit l'irruption à Billancourt d'un nouveau paysage social caractérisé par l'hégémonie de la C.G.T. et du Parti communiste.

(49)

Arch. S.H.U.R. -Note 2 416 de M. Grillot du 30 juin.

(50)

Arch. S.H.U.R. -Note non signée du 13 novembre 1936.

(51)

"Unir", feuille ronéotypée du secteur C.G.T. de l'usine O.

(52)

Arch. S.H.U.R. -Note de la direction "Élections" -non datée.

Une convocation du "Syndical professionnel et amical

des agents de maîtrise, techniciens et employés des usines Renault".

Aux élections des délégués, la C.G.T. l'emporte avec 92,5 % des votants chez les ouvriers et 64,2 % chez les empioyés et techniciens. Ses effectifs sont importants sans toutefois attein­dre les chiffres de source syndicale, allant de 29 à 31 000 (53). Son activité est intense d'autant qu'en juillet débute la guerre d'Espagne (54). Des feuilles ronéotypées apparaissent dont cer­taines nous sonE parvenues: "Le Combat syndical" (secteur du Hameau), "L'Ile du Diable" (île Seguin), "Union" (porte Nationale), "Unir" (usine 0).

Face à la C.G.T. (55), la C.F.T.C. et un syndicat indépendant

(56) dont les influences demeurent marginales, et le "Syndicat professionnel et amical des agents de maîtrise, techniciens et employés des Usines Renault". Créé le 9 juin 1936 par un groupe de techniciens réunis dans le jardin du Cercle (57)'pour "défendre les intérêts professionnels sans ingérence politique" (58), il réalisera 21,5 % des votants aux élections du 4 décem­bre et obtiendra 8 délégués (59).

A l'hégémonie de la C.G.T. correspond celle du Parti commu­niste. Si en juin il compte 200 adhérents et 40 cellules, il connaît par la suite une "montée verticale" : "on enregistre jusqu'à 250 adhési<?ns certains jours et, de juin à septembre, nous passons à 3 750 adhérents répartis en 400 cellules environ" (60).

La plupart de ces dernières publieront des journaux ronéotypés tel L'Eclaz'reur (cellule Dimitroc AOC) ; Alfred Costes fera paraître en octobre L'Incorruptible, "organe mensuel du groupe Thaëlmann", qui appelle notamment à la vigilance à l'égard des Croix de Feu (61) dont l'influence dans l'usine reste à démontrer.

A côté du Parti communiste, "L'Amicale socialiste Renault". Elle revendique 7 000 adhérents (62) ce qui peut paraître pour le moins excessif.

Le Parti populaire français (P. P.F.) de Jacques Doriot mène une lutte virulente contre les communistes. Dans son journal Le Défenseur des métallos de l'usine Renault, il s'attaque aux "larbins de Staline" et dénonce les "démagogues communistes" (63). Il ne semble pas que dans la période juin-décembre 1936 les imprécations doriotistes aient connu une grande audience.

C'est donc dans ce contexte que s'inscriront, pour un temps, de nouvelles relations, souvent conflictuelles, entre une direction longtemps omnipotente et un mouvement ouvrier soumis aux fluctuations de l'environnement politique.

Gilbert HATRY

(53)

Il convient de noter que l'effectif total de l'usine s'élevait à 32 600.

(54)

Sylvie V. Schweitzer: "Les ouvriers de Renault et la guerre civile espagnole -"De Renault Frères à... " -nO 16, p. 134 et suiv.

(55)

Vers la fin de 1936 se manifestera une "minorité révolutionnaire de la C.G.T." qui publiera une feuille épisodique, L'Insurgé.

(56)

Par la suite, il deviendra "syndicat professionnel des ouvriers des usines Renault" et publiera un périodique Le Métallo indépendant -AN 91 AQ 16.

(57)

Le cercle des Chefs de service avait été créé le 29 octobre 1918.

(58) AN 91 AQ 16 -Bulletin du syndicat professionnel et amical des agents de maîtrise, techniciens et employés des usines Renault -nO 1, février 1937.

(59)

MM. Carrère, Chauvez, Dohy, Guinguand, Laniray, Larrieu, Mercusot, Rétif.

(60)

AN 91 AQ 16: "Rapport pour la conférence du Rayon de Boulogne-Billancourt" ­17-18 octobre 1936.

(61)

Association d'anciens combattants dirigée par le colonel de La Rocque, dissoute par le gouvernement de Front populaire et reconstituée en "Parti social français" (P.S.F.).

(62)

Vouloir, organe mensuel de l'Union des Amicales socialistes de la Métallurgie ­nO 1, décembre 1936.

(63)

N° 1 -Octobre 1936.