02 - Monsieur Serre, mon père

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Monsieur SERRE, mon père

Mon père était très différent de Monsieur Serre, chef du bureau d'études et compagnon de toujours de Monsieur Louis Renault.

Il était un père très proche de ses deux filles, très jeune de caractère, toujours disponible pour sa famille, mais l'usine tenait une très grande place dans sa vie et pas plus que notre mère, nous n'en avons été jalouses,

Très vite l'étude et la fabrication des premières voitures obligea Mme Renault mère à céder sa propriété de Billan­court, à ses fils.

Pendant la construction des premiers bureaux et ateliers, mon père et M. Richer, travaillèrent chez elle à Paris, square Laborde. L'ambiance y était des plus familiale, à 4 heures ils avaient croissants et chocolat

chaud et un baiser sur les deux joues quand que tout le monde lui témoignait nous a

nous étions très fières de lui et la déférence

il partaient le soir, ils avaient dix-sept ans! toujours impressionnés.

Mon père dessinait sur une table qui avait été le bureau de M. Renault père et qui lui Il était né à Tulle en 1882, treizième d'une fut donné par la suite en souvenir de cettefamille de quatorze enfants. Mon grand-père, époque : et c'est sur cette même tableentrepreneur de travaux publics, ayant des

qu'aujourd'hui j'écris ces lignes.

difficultés à faire vivre sa nombreuse famille, vient s'installer à Paris avec ma grand-mère

Très vite, l'usine prit de l'expansion et d'au­et sept de ses enfants. C'était en 1889, mon tres dessinateurs et ingénieurs furent enga­

père avait sept ans.

gés sous les ordres de mon père. Il ne sor­tait pourtant d'aucune grande école, n'avait Il fit ses études au collège Colbert, d'où il

pas de diplôme d'ingénieur, mais il avait un sortit à seize ans, avec un diplôme de dessi­

très grand sens de la mécanique, était très nateur industriel. Son père étant mort quel­inventif, très méticuleux et avait énormément que temps avant, il ne put continuer ses Charles Serre de bon sens, ce qui lui a toujours servi dans

études et entrer aux Arts et Métiers comme il le pensait.

Il entre chez Durand, rue Oberkampf, une fabrique d'engre­nages. Et, c'est là, que le 31 octobre 1898, il vit arriver un ami de M. Durand, qui cherchait un jeune apprenti; étant le dernier embauché dans la maison, il fut présenté à ce jeune homme de vingt-deux ans qui s'appelait Louis Renault.

« Quand voulez-vous commencer?".

« Tout de suite, Monsieur".

« Venez demain à Billancourt, vous apporterez votre blouse

et votre bOÎte de compas ... ".

Le lendemain était le jour de la Toussaint; dès le début de cette longue collaboration un pli était pris : dimanches et fêtes ne comptaient pas : le travail d'abord.

toutes les circonstances de sa vie. Il était

également très autoritaire et peut-être pas d'un abord facile. Mais, l'importance de ses responsabilités le conduisait à être ainsi, ce qui ne l'empêchait pas d'être très humain et très proche de tous. Et, par-dessus tout, il existait entre lui et M. Renault une telle entente qu'ils étaient vraiment le complément l'un de l'autre.

De cette période lointaine mon père nous parlait peu, les grands événements de sa carrière ont été d'abord les gran­des courses : Paris-Vienne, Paris-Berlin, Paris-Madrid, et la mort de «Monsieur Marcel» comme il l'appelait, l'exten­sion rapide de l'usine, puis la guerre 14-18; il fut mobilisé sur place et ce fut une époque de travail intensif.

Le char d'assaut de 1917 fut une de ses grandes fiertés. Un très grand souvenir pour lui fut son voyage aux États­Unis, en 1928, en compagnie de M. Renault et de M. Tordet,

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Fac-similé' d'une photo dédicacée à Charles Serre par l'ambass'adeur d'Espagne à Paris, Quinonès de Léon, le 22 mars 1927 (don de Mme Gilot).

pour qui il avait une grande amitié. Il rencontra Henry Ford et découvrit une autre façon de travailler, l'expérience qU'ils en rapportaient fut certainement très profitable à l'usine.

Les années d'entre-deux-guerres furent pour lui une période de grande activité, et de grandes responsabilités; outre la direction du bureau d'études de Billancourt, il dirigeait éga­Iement l'étude des moteurs Caudron, des automotrices, des camions, des tracteurs agricoles, du matériel pour l'armée et certainement de beaucoup d'autres choses. De toute façon, l'usine était un sujet qu'il n'a jamais beaucoup abor­dé devant nous.

Mais elle était présente cette usine, dans notre vie familiale.

Par M. Renault, principalement, que nous avions souvent l'occasion de v<?ir le dimanche à Porte joie.

Porte joie était une maison de campagne qu'il avait convaincu, mon père, d'acheter et qui était située sur les bords de la Seine, juste en face de son château d'Herque­ville, il était sûr ainsi de l'avoir toujours près de lui, diman­ches et fêtes. Combien de fois l'avons-nous vu surgir de son bateau et emmener mon père pour la journée entière, pour discuter d'un projet, mettre au point un moteur de bateau et de tracteur agricole.

Avant-guerre, pour nous le rituel était toujours le même un chauffeur du 153 venait nous chercher boulevard Murat, nous déposait avenue Ëmile-Zola, devant les fenêtres du bureau d'études, et là, mon père reprenait le volant et nous partions à Porte joie. Il lui arrivait d'être en conférence avec

M. Renault et nous attendions... parfois très longtemps. Puis M. Renault partait le premier, passait en trombe devant nous et prenait la route d'Herqueville. Mon père arrivait quelques minutes après; nous partions très vite et sur la route, on ne lambinait pas (en principe, personne nous dépassait, il n'aimait pas beaucoup ça).

En arrivant à Porte joie, nous trouvions M. Renault assis sur les marches du perron. Il avait eu le temps de se chan­ger, de prendre son chien avec lui et de traverser la Seine. Ils repartaient ensemble à Herqueville jusqu'au soir.

Cette collaboration si étroite se teintait je crois d'une cer­taine complicité. Ils redevenaient les deux très jeunes gens, de vingt-deux et seize ans, qU'ils étaient à leurs débuts.

Malgré une certaine distance due à la hiérarchie, qui exis­tait de leurs relations, M. Renault a été certainement le meil­leur ami de mon père.

L'usine a apporté beaucoup de joies et de fiertés à mon père, mais aussi bien des moments de soucis et de chagrin.

Joie, pour une belle voiture bien réussie. Il était très fier des superbes voitures d'avant-guerre: 40 CV, Reina-Stella, Viva-Sport, Nerva-Sport, très fier également des records battus aussi bien par les voitures que par les avions Cau­dron. Sa grande fierté, après le char d'assaut de 1917, a certainement été la 4 CV. Conçue et réalisée pendant l'oc­cupation, à la barbe des Allemands, sa mise au point donne lieu à pas mal de discussions avec M. Renault lui-même.

Cela se passait pendant le week-end à Porte joie, les expli­cations étaient parfois très orageuses, mais ils y prenaient malgré tout beaucoup de satisfaction l'un et l'autre.

L'Occupation a été pour nous, comme pour tout le monde, le début d'une vie très différente. A l'usine, l'activité était très réduite et la présence d'un commissaire allemand était très mal acceptée par mon père.

Mais malgré tout, dans les jours les plus sombres, il a tou­jours cru et espéré en une revanche et n'avait pas peur de le dire à son entourage. Les quatre bombardements de l'usine ont été des «coups durs» acceptés comme chose normale en temps de guerre et d'occupation, et le travail pour les Allemands s'en trouvait ralenti. Malheureusement, il y eut des sinistrés et des disparus parmi le personnel de l'usine et il en était très affecté. La mort de son fidèle collabora­teur, M. Juville, tué avec toute sa famille, l'avait bouleversé.

La Libération fut un jour formidable, mais elle entraîna les tristes événements que l'on sait pour M. Renault; ce fut une grande tristesse pour nous tous.

Mais l'usine devait continuer. Après pas mal de discussions, la construction de la 4 CV en grande série fut décidée en 1946.

C'est à cette époque que mon père quitte la direction du bureau d'études, mais non pas l'usine. Il voulait prendre sa retraite à l'anniversaire de ses cinquante ans au service de Renault, fin 1948.

Parfois une crevaison survient, il faut alors réparer : ici,

Charles Serre au travail avec un compagno~ (don de Mme Gilot).

Entre temps, il s'installe aux Champs-Élysées, et là, avec un dessinateur, il met au point des projets de tracteurs, cons­truits à l'usine du Mans. Il a passé là deux années qui n'étaient pas de pénitence, loin de là. Il se passionnait pour ces tracteurs, question qu'il connaissait bien. Il avait eu assez l'occasion de les étudier à Herqueville, avec M. Renault.

Il n'aurait pas voulu que je termine le récit de ces dernières années d'usine sans évoquer Pierre Lefaucheux, qui, avec déférence, a toujours su lui montrer beaucoup de sympa­thie, dans cette situation délicate qui était la sienne au moment de la nationalisation, nationalisation très mal accep­tée par mon père comme on peut le penser après cette carrière passée au service de l'usine et de M. Renault.

C'est en mars 1949, qu'il quitte définivement l'usine. Mais, il ne reste pas inactif pour autant, ingénieur-conseil de différentes affaires machines-outils Ernault, matériel agri­cole Puzenat, administrateur à Saint-Ëtienne-Ponlieue, aux huiles Renault, à la Société des carburants, il retrouve l'automobile avec Jean Daninos. L'affaire que dirigeait cet ancien ingénieur de Citroën périclitant, mon père lui conseille l'étude d'une voiture de grand luxe et de prestige, comme il les aimait tant. Ce fut la Facel-Vega qui sortit de cette collaboration et ce fut vraiment une des plus belles voitures d'après-guerre.

En dehors de ces activités techniques, il aimait retrouver Portejoie où d'autres occupations l'attendaient: il avait été élu maire de cette petite commune, et là, il redevenait l'orga­nisateur et le responsable qu'il avait toujours aimé être.

A Porte joie, il retrouvait également ses petits-enfants qui lui apportèrent certainement les dernières grandes joies de sa vie.

Anne-Marie GILOT

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