06 - A bâtons rompus

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A bâtons rompus

Paul GRÉMONT

ANATOLE

J'ai assisté, comme tout un chacun, aux débuts de l'ordinateur chez Renault. On ne parlait par encore d'Informatique, le mot n'était pas inventé. Pour les esprits sectaires, ce n'était qu'une machine comptable évoluée, dont les erreurs faisaient l'objet de tous les sarcasmes. On le baptisa très vite Anatole et chaque banquet du Cercle voyait naître de nouveaux couplets pleins d'ironie dont voici un échantillon (sur l'air du «Mari qui bricole» que chantait Patachou) : y a des gens le jour de la paye Qui s'fendent la pipe, qui s'émerveillent Anatole leur comptant deux fois La prime de bilan, y a d'la joie... Mais cette erreur là a une suite Totole rectifie c'la bien vite Si vous voyez la gueule qu'ils font Quand on leur repique le pognon

Mon Dieu quel malheur, mon Dieu quel malheur Il sait compter, cet Anatole Mon Dieu quel malheur, mon Dieu quel malheur Qu'il sache rectifier ses erreurs...

Ne croyez·pas toutes les paroles De ceux qui critiquent Anatole Ils n's'raient pas foutu d'faire autant D'anomalies en si peu d'temps... Si les anomalies persistent C'est qu'Anatole, lui, enregistre Tous les renseignements vrais ou faux Que lui fournissent tous les corniauds On pourrait encore citer maintes anecdotes comme cette prime de douche que les mensuels hilares virent un jour apparaître sur leur feuille de paye, les programmeurs ayant utilisé une rubrique disponible pour intégrer dans la «moulinette» un rappel d'augmentation.

Au bout de quelque temps, cependant, la mode se répandit dans les services au point que les premiers ordinateurs IBM furent rapidement saturés par les utilisateurs qui l'assaillaient de programmes, pour paraître aux yeux des collègues dans le vènt de la gestion moderne.

Il devint vite nécessaire de former aux nouvelles méthodes non seulement des techniciens qualifiés mais aussi les cadres et les directeurs à qui l'ordinateur fournissait les renseignements voulus. Dans le cadre des sessions de formation supérieure au Commercial, plusieurs journées furent donc réservées à une initiation à l'informatique et à son langage. Lorsqu'on a affaire à des hommes intelligents mais de formation littéraire on s'aperçoit que les notions de base de l'arithmétique élémentaire font singulièrement défaut. Fort heureusement, nos moniteurs savaient ne vexer personne en utilisant d'excellents moyens audio-visuels et chaque petit groupe était capable, en quelques jours, de poser des problèmes simples au gros ordinateur auquel nous étions reliés en temps partiel. Nous pûmes même nous offrir le luxe de mettre sur pied une excellente blague au Directeur commercial France qui avait dû s'absenter pendant une heure. Le jeu consistant à questionner l'ordinateur sur les caractéristiques du modèle de voiture roéal répondant à telle catégorie de clientèle nous réussimes à mettre en mémoire les données de la 504 de telle sorte que, lorsque cet homme à l'esprit exclusif s'empara à son tour de la console du périphéri­que, avec en tête la Renault 16, il obtint la réponse impertur­bable : « La voÜure de votre choix, c'est la Peugeot ». Il mar­cha à fond, haussant les épaules et déniant à l'ordinateur toute capacité de raisonnement jusqu'au moment où nos sourires éPanouis lui firent deviner la supercherie.

TOUT EST DANS LA MANIÈRE

Nous avons en France de bons conférenciers qui tiennent leur auditoire en haleine en émaillant leur exposé de bons mots et d'anecdotes plus ou moins savoureuses. Les Américains usent, par contre, d'un style plus direct et font toujours appel à des procédés visuels qui se gravent dans la mémoire des «specta­teurs ». Ce sont des démonstrateurs plus que des orateurs et, sur le plan commercial, ils sont gagnants. Cela est valable pour un petit groupe comme pour une assistance très nombreuse : les Conventions d'agents américains sont de véritables specta­cles alors que bien des congrès français somnolent dans une ambiance pompeuse et solennelle et voient se succéder à la tribune des gens importants qui se prennent au sérieux.

Fort heureusement, chez Renault, nous avions à «montrer» quelque chose de nouveau en ces réunions périodiques. D'année en année, les progrès accomplis dans l'audio-visuel nous permirent d'illustrer les exposés par des projections sur grand écran de films humoristiques ou d'images parfois osées mais parfaitement démonstratives. Il faut dire que l'autom~­bile est un sujet en or puisqu'il est associé à toutes les heures de notre vie, ainsi qu'aux milieux les plus divers.

Mais il ne suffit par d'apporter au programme quelques inter­mèdes, il est plus important encore de créer, dès le premier contact, une atmosphère inhabituelle. Le cadre choisi pour la réunion est donc primordial : vos invités seront plus réceptifs au Casino de Deauville par un beau soleil d'arrière-saison que dans la plus belle salle de congrès d'un grand hôtel parisien. Ils se souviendront d'un banquet à l'Orangerie de Versailles ou dans les écuries du Grand Condé à Chantilly, alors qu'il con­fondront plus tard des manifestations plus classiques même si le menu était excellent. Tout a été essayé dans ce domaine, tout reste à imaginer. Quel agent espagnol ne se souvient de la Convention où nous l'avions convié à bord d'un paquebot tran­satlantique (le Cabo Sam Vicente) entre Barcelone et les Baléa­res. Notre Filiale de Johannesburg reprit cette idée à son compte en présentant la Renault 4 à ses agents sud-africains au cours d'une croisière de Durban à Capetown. Mais les conces­sionnaires italiens furent également étonnés et ravis d'assister au lancement de cette même Renault 4 sous forme d'un gymkhana dans Venise, la ville interdite aux voitures 1A Gre­noble comme à New York, la Renault 8 débarqua, pour la pre­mière fois dans la ville, d'un hélicoptère sous lequel elle était suspendue. Cela nous"éloigne fort de la présentation de la 4 CV à la presse et au réseau commercial en juin 1946 : nous avions fait de notre mieux en dressant une estrade dans un coin d'ate­lier, cachée par un rideau de scène qu'on ouvrit, après le dis­cours d'usage, pour faire apparaître la voiture entre deux plan­tes vertes, éclairée par de timides projecteurs 1La photo que je viens de retrouver est pourtant émouvante comme ces images un peu jaunies d'un autre temps. Avouons que l'aspect modeste de ce premier modèle d'après-guerre entraîna peud'applaudis­sements dans l'assistance: bien des concessionnaires se posaient sans doute la question de leur avenir avec ce modèle unique si peu conforme à ce qu'ils attendaient.

En 1950, nous avions fait des progrès lorsque nous invitâmes le Tout Paris au Palais de Chaillot pour y adminer la Frégate. Quelle cohue, messeigneurs, pour atteindre les buffets. Que de belles dames élégantes resquillant pour recevoir plusieurs petits flacons de parfum que nos hôtesses distribuaient en souvenir à la sortie 1... Le Comité d'accueil sillonnait la foule pour remet­tre la main sur les nombreux ministres qu'on avait perdus'entre l'entrée et le pied de l'escalier monumental qui conduit au Foyer. Nous faisions nos débuts dans l'art d'organiser des réceptions mondaines, mais tout se passa bien en dépit de la remarque amusée que fit le chanoine Kir, député de Dijon, s'excusant d'être venu seul bien qu'ayant reçu une invitation au nom du « Chanoine et Madame Kir ». Nous avions donné en effet la consigne à la troupe nombreuse des rédacteurs d'enve­loppes, travaillant à partir du Bottin mondain, de ne pas oublier d'inviter les épouses des personnalités 1 En réalité, au soir de ce 24 novembre, j'étais un peu soulagé, ayant craint le pire. Quelques jours auparavant, en effet, mon excellent confrère et ami, Chef de Publicité de Simca, était venu me voir chez moi, un dimanche matin pour me prévenir confi­dentiellement que le nom Frégate figurait depuis longtemps parmi ceux qu'avait déposés Simca et qu'en conséquence... il était trop tard pour changer quoi que ce soit : tout était lancé et imprimé, les cartons d'invitation, les dépliants publicitaires, les affiches, les monogrammes de calandre, tout 1... Je prévins aussitôt M. Lefaucheux qui prit la chose avec le sourire et me répondit: «Il ne me reste qu'une chose à faire: quand

M. Pzgozzi arrivera au Palaz's de Chaillot, j'annoncerai au micro que la Frégate ne s'appelle Plus Frégate, nos amz's de St'mca ayant prz'orÜé sur Renault ». Dès le lendemain, Madame Lefaucheux reçut une belle gerbe de roses et l'affaire en resta là.

DANS LES COULISSES

On n'imagine pas à quel point une automobile peut paraître anachronique dès qu'on la sort de son milieu naturel: la rue ou le garage. J'ai ressenti vivement cette impression chaque fois que j'ai dû faire pénétrer une voiture sur la scène d'un théâtre. Les règlements de sécurité d'incendie exigent qu'on la vide de son essence et de son huile et qu'on retire ia batterie. Elle devient alors un objet inerte que les machinistes doivent pous­ser dans des couloirs étroits ou tirer avec un treuil dans des escaliers malcommodes. Sous les feux de la rampe, la carrosse­rie semble trop brillante, trop neuve, devant un décor poussié­reux et terne seulement conçu pour créer l'illusion. La voiture, bien réelle, ne participe donc pas à cette illusion comme le ferait un fac-similé en toile ou en bois peint. On ne peut la far­der et les reflets des projecteurs sont gênants pour le spectateur comme ils le sont pour le photographe dans un studio trop éclairé. Sur quelques scènes immenses, comme celles de l'Opéra ou du Palais de Chaillot, la voiture semble perdue. Sur d'autres, trop petites au contraire, elle n'est pas à l'éclielle du décor en trompe l'œil et l'on s'attend qu'elle ne puisse sortir de ce piège. Généralement, enfin, elle est mal intégrée au specta­cle et l'on sent l'artifice publicitaire qui a imposé sa présence. On l'admire peut-être, si elle en vaut la peine, mais on ne « marche pas », on n'a pas envie d'applaudir. Ou bien alors, il faut qu'on soit du métier et qu'on soit venu pour cela: une mise en scène à suspense est cependant indispensable avec rou­lement de tambour, jeu de rideaux successifs, plaque tour­nante et, si on dispose d'assez de place comme au Palais des Sports, petit ballet bien réglé de plusieurs voitures évoluant dans l'arène. Devant un public plus ou moins blasé, celui des Galas, on a beau faire, on obtient rarement le succès escompté par le tirage de la tombola. Une seule fois, l'assistance élégante du Tout Paris fit un triomphe à la Dauphine sur la piste du Cirque d'Hiver lors du Gala de l'Union des Artistes: il s'agis­sait, il est vrai, de la voiture qui venait de remporter le classe­ment général au rallye de Monte-Carlo, présentée dans l'état, couverte de boue, par Gina Lollobrigida et les deux vain­queurs, Monraisse et Féret. La beauté de la vedette en robe du soir contrastant avec la mine modeste des pilotes et les stigma­tes de l'épreuve hivernale avaient apporté à cette présentation la chaleur qui manque généralement à ces apparitions.

Moralité: l'automobile est faite pour rouler et seul le cinéma est capable de la montrer à son avantage. On commence hélas à avoir déjà tout vu dans les films policiers de poursuite sur les routes en corniche et dans les rues encombrées de Paris ou de San Francisco.

P.S. : Contrairement à ce que je viens de dire, on peut encore surprendre l'attention des Parisiens les plus blasés si l'on sort un véhicule de son décor habituel: c'est ainsi qu'un wagon de métro sur pneus, que nous avions présenté dans les jardins des Champs-Élysées, connut un grand succès de curiosité auprès des badauds et nous valut de nombreuses photos dans les journaux.

LES CONGÉS DU MOIS DE MAI

Le mois de mai, chaque année, est la providence des employés conscients et organisés qui peuvent s'offrir deux semaines de vacances en combinant savamment les jours fériés de Pâques (si la date est tardive), du 1"' mai, de l'Ascension et de la Pente­côte avec cinq ou six jours de congés prudemment gardés en réserve de l'exercice précédent. Certes, il faut théoriquement l'accord du supérieur hiérarchique mais celui-ci a parfois mau­vaise grâce à refuser, pour peu qu'il se soit lui-même accordé quelques ponts avantageux pour partir aux sports d'hiver ou bien qu'il ait obtenu la bonne volonté de ses employés lors d'un travail urgent à terminer un samedi. Ainsi les lois sociales deviennent-elles génératrices de droits auxquels leurs auteurs n'avaient pas songé en. les instituant.

Les hommes de 60 ans qui ont connu l'ancien régime évoquent volontiers leurs dures années de jeunesse, quitte à se faire taxer de vieux radoteurs par les générations actuelles. Je ne puis résister cependant au plaisir amer de citer quelques exemples qui marquent l'évolution des moeurs au sein d'une même entreprise considérée, à juste titre, comme ayant toujours été à l'avant-garde du progrès social.

Lorsque je suis entré chez Renault en 1933, les employés payés au mois étaient peu nombreux et travaillaient 48 heures par semaine, sans majoration pour heures supplémentaires. On faisait déjà la semaine anglaise, avantage encore exceptionnel, ce qui veut dire qu'on était libre le samedi à midi. Bien avant les « Congés payés» institués en 1936 pour les ouvriers, nous avions 5 à 10 jours de vacances en été mais beaucoup d'entre nous ne les prenaient pas entièrement s'ils voulaient être bien vus de leurs Directeurs qui ne s'absentaient pas non plus. Au mois de septembre, on préparait les modèles du Salon et, pour la plupart, il n'y avait pas de dimanche. Je ne parle pas des tours de force accomplis pour réaliser en temps voulu une modification de dernière heure : le dévouement était de règle et l'on n'était le plus souvent récompensé que par la satisfaction d'avoir fait son travail dans les délais.

Il faut avouer cependant qu'en fin d'année les plus dévoués se voyaient gratifier d'une grosse prime, remise en espèces dans une enveloppe, et qui échappait à l'impôt. Le Directeur géné­ral adjoint convoquait lui-même dans son bureau les heureux bénéficiaires et leur tenait un petit discours. On disait merci sans savoir ce que contenait l'enveloppe que l'on se dépêchait d'ouvrir ensuite dans le couloir. Les huissiers qui gardaient sa porte assistaient alors aux mines réjouies ou déçues des collabo­rateurs plus ou moins récompensés. Je surprendrai sans doute les jeunes d'aujourd'hui en leur révélant que certains grands chefs efficaces touchaient ainsi une prime paternaliste équiva­lant à une année entière de salaire 1 Inutile d'ajouter qu'ils mettaient les bouchées doubles l'année suivante pour augmen­ter le rendement de leur secteur, justement qualifié par la suite de « cadences infernales »•••

Le temps de présence au travail était sévèrement contrôlé à tous les échelons et tous les retards sanctionnés. Pour les men­suels, il y avait 3 méthodes: le carton de pointage traditionnel, la signature à la pendule et enfin, pour quelques Directeurs seulement, autorisés à pénétrer dans l'usine en voiture, le poin­tage «à vue» par les gardiens de l'entrée. Mes fonctions m'amenant à circuler constamment hors de l'usine, j'avais pris le parti de ne pas signer à la pendule de sorte qu'un jour de Noël, convoqué chez l'Administrateur délégué pour y recevoir mon enveloppe de fin d'année, je me vis accueilli froidement par ce personnage éminent. Il me mOntra sur son bureau un grand registre ouvert à la lettre G et me dit: « Grémont,j'az' le regret de vous dire que vous n'existez pas! ». Figé au garde-à­vous, je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire lorsqu'il conti­nua: « Pendant toute cette année, je constate que vous n'avez pas dû venir au bureau puisque votre signature n'a pas été enregistrée. Je ne puis donc, en bonne justz'ce, vous remettre une prime d'assiduz'té et je donne des instructions pour que les gardz'ens me sz'gnalent vos allées et venues », La déception de n'avoir rien touché était donc atténuée par la satisfaction d'être considéré comme un collaborateur important et je le remerciai de cet honneur. Nous étions ainsi faits en 1935 1

Que dire, en outre, du soin que prenait à l'époque les plus hauts directeurs d'une entreprise de 30 000 salariés pour faire régner la discipline jusqu'aux échelons subalternes. Il est vrai qu'il n'existait pas encore de Direction du personnel, dont tenaient lieu un service de la paye et un Bureau d'embauche. Pour licencier un ouvrier, il suffisait au contremaître de lui dire, sans explications, de passer le soir prendre son compte à la Caisse. L'automobile étant une industrie saisonnière, on liquidait ainsi 5 à 10 000 personnes à l'entrée de l'hiver pour en embaucher autant au début du printemps en fonction des commandes. De longues files de chômeurs faisaient ainsi la queue tous les jours sur les bords de la Seine -spectacle navrant qu'il ne faut plus revoir.

On ignorait aussi les classifications professionnelles et je connais des ingénieurs des Arts et Métiers embauchés comme horaires pour faire leurs preuves, ce qui pouvait durer plu­sieurs années. Moi-même, satisfait de mon sort et gagnant assez bien ma vie, je ne pus répondre, quelques années après la guerre à la question d'un camarade H.E.C., un peu plus âgé que moi, qui s'étonnait que je ne sois Ras encore cadre. Ayant été amené, 20 ans plus tard, à recruter de nombreux diplômés des Grandes Écoles, j'ai pu mesurer l'évolution des exigences au départ dans la vie. La prospérité des années 60 a permis ce pro­grès sans pour autant rendre plus heureux les jeunes contesta­taires de notre société de consommation. Vous voyez bien que je radote 1

LES ARGUMENTAIRES

Tout Service commercial digne de ce nom met à la disposition de son corps de vente des brochures illustrées tendant à démon­trer que nos modèles sont en tous points supérieurs à ceux de la concurrence. Des spécialistes passent des semaines à analyser les moindres détails et à réfuter les objections des clients les plus avertis. C'est une casuistique amusante qui ne s'embar­rasse d'aucune contradiction lorsqu'on a la foi chevillée au corps.

J'eus ainsi à défendre sans vergogn« les avantages incontesta­bles du système classique de propulsion des roues arrière par un moteur situé à l'avant, -puis du moteur arrière de la 4 CV et de la Dauphine, -enfin de la traction avant dont j'avais longtemps critiqué le manque d'adhérence sur une route en pente vergla­cée. J'ai préconisé également, tour à tour, les ressorts de sus­pension à lames ou à boudins hélicoïdaux, les amortisseurs en tous genres, les barres de torsion et la suspension sur coussin de la Frégate, bien supérieure évidemment à certain système oléo­pneumatique qui donne le mal de mer, comme chacun sait, aux malheureux passagers... Je parlerai pour mémoire du moteur à plat situé sous le châssis de nos poids lourds qui n'eut qu'une brève carrière bien qu'il contribuât à leur tenue de route et au confort de la cabine avancée libérée de la servitude encombrante du moteur...

J'ai gardé, par contre, le souvenir réjouissant des argumen­

taires Juvaquatre qui firent l'objet de mes premières armes. Ce

modèle ayant été lancé tout d'abord avec une carrosserie à

deux portes je m'étais donné à fond pour imaginer des prises de

vue photographiques de chargements faciles d'objets encom­

brants aux places arrière grâce à la « large porte» : j'y faisais

pénétrer des tonneaux, des armoires, des arbustes, toutes cho­

ses qu'on a besoin de transporter fréquemment 1 Quant à la

sécurité des enfants, n'en parlons pas, cet argument est trop J!S~ pour qu'on ose le rappeler. '

L'année suivante, hélas, la Juvaquatre fut présentée en modèle quatre portes. C'est tellement plus pratique qu'on pouvait sans scrupules écraser de cette «nouveauté» toute velléité de comparaison avec ces voitures désuètes qui demeuraient fidèles à la caisse deux portes. Une grande marque se doit d'être tou­jours à la pointe du progrès. Ne me dites pas que, 35 ans plus tard, une certaine Renault 5 est revenue à cette solution: le problème n'est pas du tout le même puisqu'elle dispose d'Ulie troisième porte à l'arrière. Et d'ailleurs, qui vous dit qu'elle n'aura pas un jour quatre portes latérales? (1)

ÉCONOMIES DE BOUTS DE CHANDELLES

Dans les entreprises bien gérées, le sujet est remis à l'ordre du jour tous les 3 ou 4 ans: il faut impérativement faire des écono­mies de frais généraux. Dans son allocution de fin d'année le grand patron déclare que les temps sont durs et que, pour en sortir, chacun doit rogner sur les dépenses improductives. Il désigne un dictateur, investi des pleins pouvoirs, et compte sur l'esprit civique de tous les responsables budgétaires pour lui faciliter la tâche.

Le grand ménage est alors déclenché. C'est à qui dénoncera les abus (chez le voisin de préférence) et proposera des réformes excellentes pour mériter l'oscar des petites économies. Les anciens dans le métier ressortent les dossiers de la précédente campagne afin de présenter comme idées neuves celles qui étaient demeurées sans suite quelques années auparavant. Ces réflexions salutaires mettent en évidence les sommes énormes gaspillées en menus frais que la comptabilité ne peut saisir :

-notes de service de quelques lignes tapées sur de pleines pages 21 X 27 et adressées en copie à 10 destinataires qui n'en n'ont que .faire sinon de les classer soigneusement ;

-diffusion excessive d'imprimés techniques onéreux qui n'inté­ressent que, peu de monde mais représentent des tonnages de papier importants jetés à la corbeille;

-consommation inquiétante de papeterie, crayons, gommes et pointes Bic, sans commune mesure avec l'effectif des employés;

(1) N.D.L.R· C'est fait depuis 1979 ..

-développement constant des notes de téléphone et usage abu­sif des télex rédigés comme des romans fleuves ou expédiés en télégrammes urgents alors que rien ne le justifie ;

-envois de colis par avion pour rattraper des retards dus à la négligence...

Ces petits exemples sont révélateurs des mauvaises habitudes et des facilités permises par les équipements de bureau modernes. Les études statistiques effectuées périodiquement sont propre­ment effarantes. Il n'existait pas jadis de machines à photoco­pier : faites le compte aujourd'hui du budget Reprographie (s'il existe) et demandez-vous si tant de duplicata sont vraiment indispensables. Nous avions, par contre, il y a 20 ans un Labo­ratoire photographique bien équipé pour les besoins de nos brochures techniques et publicitaires. Nous en suivions de très près le compte d'exploitation garantissant des prix de revient unitaires inférieurs de 50 % au tarif syndical. On supprima purement et simplement ce service, le jour où l'on s'aperçut que les tiroirs de classeurs de nos agents commerciaux étaient encombrés d'épreuves concernant des modèles de voitures péri­més qu'ils avaient demandées en trop grandes quantités. La nécessité de passer commande à l'extérieur par un service d'achats fit tomber la dépense globale de 80 %, bien que cha­que photo fut plus chère. L'inventaire des imprimés adminis­tratifs est aussi éloquent : qui donc peut prétendre n'avoir jamais conçu une fiche répondant exactement à un problème bien particulier sans se préoccuper de savoir s'il n~en existait pas une autre en stock qui aurait aussi bien fait l'affaire? Les spécialistes en organisation sont parfois les consommateurs de papier les plus redoutables: le client d'une succursale s'en rend compte lorsqu'on lui facture une goupille au moyen d'une liasse carbonée en 5 exemplaires qui vaut 3 fois le prix de la goupille!

La chasse aux économies est donc un éternel recommencement car les hommes (et les femmes) oublient vite les consignes et les bonnes résolutions. Les jeunes gâcheurs de notre société de consommation se moqueront sans doute d'apprendre que je rédige ces lignes au verso'de feuilles récupérées comme on me l'a appris lorsque je suis entré aux usines Renault. Il n'existait d'ailleurs pas d'autres blocs à la disposition des employés comme de leurs directeurs. Je me souviens même que, pour accéder à la cantine, il fallait traverser chaque jour une exposi­tion permanente des économies, présentée avec autant de soins qu'un stand de foire commerciale, où nous avons appris par l'exemple mieux que par des circulaires impératives le coût de chaque chose.

Mais, si l'on accepte volontiers de se priver un peu sans néces­sité impérieuse, les résistances se durcissent lorsque la dir~ction veut toucher aux effectifs. Les luttes sont alors sanglantes entre les secteurs fusionnés en vue de supprimer des doubles emplois.

Le pauvre dictateur, qui poursuit son objectif ingrat, refait sans ceSSe ses additions, partage les dactylographes, suggère des mutatj.ons et dresse contre lui tous les chefs de service impli­qués. Seul, le temps lui donne parfois raison, la décision de bloquer l'embauche amenant chacun à se débrouiller par les moyens du bord lorsqu'un collaborateur démissionne ou qu'une secrétaire se marie. Il faut dire que la méthode brutale et aveugle, que pratiquait Louis Renault, de réduire de 10 % les effectifs dans tous les secteurs, n'était souvent valable que sur le papier car chacun prenait la précaution de garnir des cases d'organigramme avec des noms d'emprunt en vue de ces coupes sombres. Il n'existait pas d'ordinateur pour vous ,désavouer !

LES PLANS DE TABLE

En quarante ans de maison, je suis à peu p;rès sûr d'avoir orga­nisé une bonne centaine de banquets avec tout ce que cela sup~ pose : choix de la date, du traiteur et des «attractions », accord sur le prix, décoration de la salle, sonorisation, ves­tiaires;parkings, impression du menu, liste des invités, enfin et surtout : le plan de table! Ce dernier souci tourne parfois au cauchemar, le mot n'est pas trop fort car les remaniem~nts de dernière. heure occupent le plus souvent une partie de la nuit qui précède le banquet !

Dans la meilleure hypothèse, vous êtes seul responsable du plan de table parce que vous connaissez tous les invités et que la Direction vous fait confiance. Vous travaillez alors dans la cou­lisse, en toute conscience, en «.composant » votre salle selon la hiérarchie, en panachant les personnalités afin que chacun ait au moins une raison de se sentir flatté: si l'on est un peu loin de la scène, par contre on se trouve placé à la table d'un person­nage important; si ce n'est pas le cas, on est cependantravi de retrouver un vieil ami, ou un collègue boute-en-train~ ou une jolie femme...

Avec un peu d'habitude, on se tire de ce travail diplomatique en quelques heures à condition de prendre soin de jouer avec des petits rectangles de carton, faciles à déplacer, plutôt qu'en utilisant le crayon et la gomme, source habituelle d'oublis et de confusion. Comme vous êtes prudent, vous vous ménagez habi­lement quelques places libres aux bonnes tables afin de parer aux imprévus... Reste la table d'honneur que vous vous effor­cez de réduire le plus possible au nombre incontestable des hautes personnalités. Si, par màlheur, vous acceptez de l'agrandir, vous abordez à coup sûr le cycle infernal des jalou­sies... De toute façon, vous n'y couperez pas. Tel patron vient vous dire gentiment, le matin même : «Mettez-moz' à côté d'Untel, z'l faut absolument que je lui parle ».; ou bien: « Pourquoi m'avoir mis à la table F ? Ce n'est pas très chic de votre part, je vais m'ennuyer comme un rat mort ». Vous avez beau répondre qu'il est trop tard pour rien changer, sachant très bien que vous trouverez un moyen d'arranger les choses. On ne vous en saura d'ailleurs aucun gré.

Mais, comme je le disais, tout cela ne constitue que la meil­leure des hypothèses. Il en est de bien pires. Celle, par exem­ple, où tout un comité d'organisation a son mot à dire. On passe des heures en combinaisons savantes où chacun intervient pour brouiller les cartes et déclarer finalement : « Enfin, faites au mieux, mais surtout pas de gaffes! ». On n'imagine pas combien les Français ont le souci du protocole et se montrent susceptibles sur ce point. Je n'ai pas oublié cet homme sur le déclin, mais toujours président d'une vague association profes­sionnelle qui, ne s'estimant pas placé assez proche du Président à la Table d'Honneur, refusa de s'asseoir en prétendant que la profession qu'il représentait était offensée en sa personne. Ni tel autre qui n'était pas invité et qui, feignant de n'avoir pas reçu de carton, se présenta cependant au déjeuner, demandant à la cantonnade où il était placé... Devant ce genre d'incident, bien entendu, les grands patrons affirment que c'est une erreur impar40nnable et vous renvoient lâchement le trublion alors qu'ils savent pertinemment à quoi s'en tenir puisqu'ils l'avaient eux-mêmes rayé de la liste. Lorsqu'une organisation impeccable a fait imprimer en temps utile des listes alphabétiques affichées à l'entrée de la salle afin que chacun repère rapidement son numéro de table, il arrive aussi qu'un convive, qu'on a dû changer de place au dernier moment, s'offusque de se voir reléguer de la table B à la table M et demande ce qui autorise une telle désinvolture à son égard. Le sourire d'une hôtesse est alors bien utile pour lui faire remarquer qu'au contraire tel haut personnage l'avait réclamé près de lui...

Mais le drame imprévu éclate habituellement lorsqu'on auto­rise quelques convives à pénétrer avant le début du repas dans la salle à manger où ils se promènent, l'air indifférent, entre les tables pour voir où sont placés les autres... Sans vergogne, sous prétexte d'être ensemble, certains s'emparent de leurs cartons et font des échanges avantageux. Je me souviens qu'à la suite de ces initiatives un directeur, arrivé un peu tard et ayap.t trouvé sa place occupée, découvrit finalement son petit carton au fond de la salle en compagnie des hôtesses, des photographes et des électriciens de la sono, ce dont il eut le bon goût de s'esti­mer ravi lorsqu'on découvrit sa présence. .

L'heure de l'apéritif est donc un moment crucial pour l'organi­sateur du banquet : il doit garder tout son sang-froid pour improviser un remaniement lorsqu'il apprend soudain que Monsieur Untel vient de se décommander par téléphone et qu'on ne peut décemment laisser sa chaise vide à la droite du Président. Il doit également savoir glisser un mot (ou mieux: un petit papier tout préparé) pour dire à chacun qui sont ses voisins de table et les sujets de conversation qu'il convient d'éviter. Ce genre d'attentions est toujours fort apprécié et vous paSsez alors pour un organisateur à la hauteur. C'est un des rares, un des très rares bons côtés de ce métier ingrat qui vous vaut généralement plus de critiques que de félicitations.

Paul GRÉMONT