01 - La défaite de Dieppe

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LA DÉFAITE DE DIEPPE

«Pour la prem1ere fois, nous venons d'être battus chez nous, sur notre propre terrain ». Ainsi débute l'article que le journaliste Paul Meyan consacre au 2" Grand Prix de l'A.c.F. (1). Et pourtant tout le monde y croyait, à la victoire! Certes, on savait que la bataille entre Italiens et Français serait rude, mais l'issue ne pouvait être que fatale aux premiers... Et pourquoi cette défaite ? « Du fait, écrit Paul Meyan, de la rupture d'un roulement à billes dans un changement de vitesse qui a mis subite­ment hors de combat notre meilleur champion, Duray, au moment où il avait la course en mains, où il n'avait plus qu'à terminer, sans efforts, ses deux derniers tours pour cueillir une victoire qui était certes due au garçon adroit, audacieux et habile qu'est le conducteur de la Lorraine-Dietrich. Si nous avons perdu, nous le devons à la malchance, à cette malchance qui a voulu que le malheur tombât sur Duray au lieu de Nazzaro ». Et Paul Meyan conclut son plaidoyer en avouant «que nous som­mes les victimes de notre propre règlement et que si l'on avait conservé les condi­tions des années précédentes, la victoire nous serait encore restée ».

Et pourtant. Qu'on se souvienne!

(1) «La France automobile» -6 juillet 1901.

12!i

Du poids à la consommation ...

C'est pour une question de règlement que l'Automobile" Club de France avait décidé de créer un Grand Prix de vitesse. Il s'agissait de mettre fin à la contrainte égalitaire de la coupe Gordon-Bennett qui consistait à mettre sur un même pied, la France, première nation automobile, et d'autres pays tels la Suisse ou la Belgique. Un règle­ment fait «sur mesure» avait alors été élaboré auquel seuls, en dehors des constructeurs français, s'étaient sou­mis les Italiens et les Allemands. Conséquence : une vic­toire française, celle de Szisz, sur Renault, devant l'Italien Nazzaro sur Fiat (2).

Comme elle était fière l'industrie automobile française après l'exploit dl:l champion de Renault. Et, qui pouvait lui contes­ter sa place et sa puissance si fortement affirmées? L'année 1907 en porterait témoignage.

Déjà la commission sportive de l'A.C.F. s'affaire. Elle rédige un nouveau règlement que les constructeurs français doi­vent particulièrement apprécier. Alors que pour la première épreuve une limite de poids, 1 000 kg, était fixée, pour la seconde il n'est question ni de poids, ni de puissance. La seule condition requise est un maximum de consommation d'essence, soit 30 litres aux 100 kilomètres. « ... En dépit de certaines critiques, le règlement à la consommation nous parait justifié », écrit un chroniqueur (3). En effet, «le poids minimum imposé jusqu'ici a permis d'accomplir des mira­cles dans le domaine de la métallurgie, c'est entendu, mais il est logique aujourd'hui où cette évolution a atteint son apogée, de chercher à accomplir des progrès analogues dans une autre voie », la formule nouvelle est donc «une prime à l'amélioration du moteur et à la transmission» et doit permettre «d'orienter les constructeurs vers l'établis­sement de moteurs très économiques ». De ce point de vue, les constructeurs français, et particulièrement Renault, n'étaient pas si mal placés.

Autre innovation d'importance : les conducteurs pourraient être remplacés à l'issue d'un tour, dans le cas de fatigue par exemple. On ne verrait donc plus ces visages défaits et ces yeux mangés par le goudron qui avaient si forte­ment impressionné l'année précédente au circuit de la Sarthe.

Des exigences différentes pour les machines et des condi­tions plus humaines pour les hommes, tels étaient donc les traits principaux du nouveau règlement.

... et le poids des écus

Sur quel circuit allait se disputer ce 2e Grand Prix? Utili­ser de nouveau celUi de la Sarthe, il n'y fallait pas songer. Une même région ne pouvait consentir les mêmes faci­lités financières deux années consécutives et, il n'était pas souhaitable non plus, de permettre aux mêmes popu­lations de profiter des avantages pécuniaires inhérents à une telle manifestation. Il fallait donc procéder à un autre choix, et les candidatures ne manquèrent pas. Une première sélection fut opérée entre des postulants singulièrement empressés. L'Aisne, la Marne, l'Eure et la Seine-Inférieure furent ainsi retenues. Enfin, après de laborieuses discus­sions, l'Eure et la Seine-Inférieure restèrent en lice.

«Techniquement (4), le circuit de l'Eure est nettement supé­rieur: un seul virage aigu, routes excellentes en silex, donc très dures et nullement boueuses, peu de passages à

L'équipe Renault avant l'épreuve.

niveau, ni d'agglomérations importantes à traverser... il représente un beau tracé. La forme générale est celle d'un quadrilatère, Évreux est la seule agglomération importante, on la franchira aisément... ».

Quant au circuit de la Seine-Inférieure, il est moins favo­rable. Routes peu larges et accidentées... il a une forme triangulaire et des virages aigus. De nombreuses agglo­mérations le jalonnent: Dieppe, Envermeu, Douvrend, Londi­nières, Fresnoy, Sept-Meules, Le Mesnil-Réaume, Eu, Criel, Tocqueville, St-Martin-en-Campagne, Neuville. En somme, un itinéraire difficile voire dangereux, qui n'est pas sans rappeler le circuit d'Auvergne.

Sans conteste, le circuit de l'Eure était supeneur à celui de la Seine-Inférieure. La raison penchait pour le premier, l'intérêt pour le second et c'est ce dernier qui l'emporta grâce au poids des écus car «sa situation privilégiée sur la côte normande, entre Dieppe et Le Tréport, dans une région riche par ses bains de mer, lui permet de mettre dans la balance d'alléchantes subventions» (5).

(2)

Cf. G. Hatry : «La gtande victoire de BzÏ8z,. -«De Renault Frère8 d Renault régie nationale» T.· 1 'P. 159 et 8uiv.

(3)

«La Vie automobile» -19 janvier 1907.

(4)

lb. 9 février 1907.

(5) lb.

Désormais le Grand Prix se mit à l'heure normande, le cir­cuit de la Seine-Inférieure devint le circuit de Dieppe et, pour que rien ne puisse troubler la participation des popu­lations locales, on décida que l'épreuve se déroulerait un mardi, le 2 juillet, «pour la raison que le mardi est le seul jour de la semaine qui ne coïncide pas avec l'un des nom­breux marchés tenus dans la région» (6).

Une participation plus large

Alors que le 1er Grand Prix n'avait réuni que 34 concurrents dont 25 pour les marques françaises et 9 pour les étran­gères, le deuxième en enregistre 38 dont respectivement 24 et 14. Mais, fait plus important encore, au lieu de deux nations étrangères représentées en 1906, l'Italie et l'Allema­gne, cette fois-ci, en dehors de la France, six pays vont s'aligner au départ : l'Italie, l'Allemagne, la Belgique, la Grande-Bretagne, les U.S.A. et la Suisse.

Les marques en présence sont, pour la France : Bayard­Clément (3 VOitures), Brasier (3), Corre (1), Darracq (3), Gobron (1), Lorraine-Dietrich (3), Motobloc (3), Panhard­Levassor (3), Porthos (1) et Renault (3); pour l'Italie : Fiat (3), Aquila (1) mais elle ne partira pas; pour l'Allema­gne : Mercedes (3); pour la Belgique : Germain (3); pour la Grande-Bretagne : Weigel (2); pour la Suisse : Dufaux­Marchand (1) et pour les U.SA : Christie (1).

Les voitures, spécialement préparées pour l'épreuve, offrent des caractéristiques souvent communes. Si leur poids varie de 810 kg (Christie) à 1 080 kg (Panhard-Levas­sor et Dufaux-Marchand), pour la plupart le refroidissement est assuré par des radiateurs à ailettes ou des tubes à ailettes; la circulation d'eau par pompe centrifuge ou à palettes sauf pour les Renault et la Corre qui restent fidè­les au thermosiphon. Quant à la transmission, c'est la pré­dominance du cardan sur les chaînes dont seules les Bayard-Clément, Motobloc, Germain, Dufaux-Marchand et Mercedes sont équipées.

Pour le marquage des voitures, Pol Ravigneaux, rédacteur en chef de «La Vie automobile» avait fait la proposition suivante (7) : «Si l'on donnait à chaque constructeur une lettre, et que ses voitures soient différenciées par des chif­fres, on éviterait qu'aucune voiture portât plus de deux caractères, puisque les 25 lettres de l'alphabet permet­traient à 25 constructeurs un seul signe distinctif... Je crois que moins il y aura de jambages, plus les marques seront lisibles. En second lieu, on pourrait choisir pour certains constructeurs /'initiale de leur raison sociale, ce qui serait un avantage au point de vue mnémotechnique et ne déplairait à personne ».

(6)

lb.

(7)

Lettre du 15 avriZ 1907 au préSident de la commission sportive publiée dans « La Vie automobile» du 27 avril 1907.

Après examen, la commission sportive se rallia à cette sug­gestion et c'est ainsi que, notamment, les voitures Fiat se virent attribuer la lettre F, les Renault la lettre R, les Mer­cedes la lettre M.

Des champions confirmés

Pour mener leurs voitures à la victoire, les constructeurs avaient fait appel aux plus grands champions qu'ils s'étaient souvent disputés à prix d'or : témoin l'incident Darracq­Fiat qui fut l'objet d'une vive polémique. Au centre de cette affaire, le coureur Wagner qui, au service de Darracq depuis deux années, avait acquis une grande notoriété en remportant de nombreuses épreuves et, récemment, la coupe Vanderbilt devant une Fiat. En mai 1907, alors qu'il s'était engagé à poursuivre sa carrière chez Darracq, il dénonça son contrat et se fit engager par Fiat, à la grande indignation de Darracq. «La compagnie Fiat a, au moyen d'un gros appât séducteur, engagé Wagner... à la veille même de la bataille... Quand une action aussi déloyale, action qui, peut-être, n'est qu'un simple commencement, devient possible en matière de sport, cela montre clairement que ces courses ont quelque chose de vicié en elles... et qu'il n'y a qu'une façon digne de protester publiquement contre des actes aussi scandaleux, c'est purement et sim­plement de renoncer cette année à courir» (8). Voyons, il ne faut pas exagérer, répond la Fiat: « Nous n'avons jamais suborné Wagner. Ce coureur est venu nous offrir ses ser­vices. Quant au gros appât séducteur, il consiste Simple­ment à assurer à M. Wagner le même traitement que celui de nos autres coureurs» (9). Bien entendu, Darracq ne renonça pas à courir, mais il venait de se créer un précé­dent, qui, «s'il s'étendait, pourrait devenir très fâcheux pour /'industrie de /'automobile et tuer les courses à

jamais» (10).

Cependant, le cas Wagner ne pouvait constituer ce précé­dent fâcheux que dans la mesure où Fiat venait de prati­quer un débauchage privant une marque concurrente de son meilleur pilote, or ce n'était pas avéré. Très fréquem­ment, en effet, les champions, dès lors qu'ils avaient acquis un certain renom, n'hésitaient pas à changer d'employeur. Un exemple type en était d'ailleurs fourni par Arthur Duray,

Szisz au stand de ravitaillement.

qui, ayant établi en 1903, le record mondial de vitesse sur terre, à Ostende, sur une Gobron-Brillié, avait rallié Darracq en 1904 puis Lorraine-Dietrich en 1905.

Quoi qu'il en soit les conducteurs qui se préparaient à par­ticiper au 2e Grand Prix étaient incontestablement les meil­leurs. Voici le Belge Jenatzy, le premier homme qui dépassa les 100 km/h sur sa voiture électrique «La Jamais contente», à Achères le 29 août 1899. Il est surnommé le «diable rouge» en raison autant de son intrépidité que de la couleur de ses cheveux et de sa barbe. Il est chez Mercedes depuis 1903. Voici Fernand Gabriel, qui court lui aussi depUis 1899. Il a gagné Paris-Madrid en 1903 sur une Mors; il a rejoint Lorraine-Dietrich l'année suivante. Voici Paul Baras, ancien champion de France de tricycle 1894-1895, venu à l'automobile en 1901 et qui se prépare à piloter une Brasier. Puis Victor Hémery, vainqueur de la Targa Florio en 1904, puis l'année suivante, du circuit des Ardennes, au volant d'une Mercedes.

Les Fiat sont confiées aux Italiens Lancia et Nazzaro. Le premier a disputé, déjà sur Fiat, sa première épreuve le 1er jUillet 1900. DepuiS le 29 novembre 1906 il a créé sa propre firme : il tient à fabriquer des voitures de qualité. Le patron de Fiat, Agnelli, l'a certainement aidé, car il ne peut être un concurrent dangereux pour la firme de Turin. Le second a débuté lui aussi en 1900. Son titre de glOire est sa deuxième place au circuit de la Sarthe. Encore quel­ques années et il deviendra constructeur en créant, le 1er juillet 1911 à Turin, la Fabbrica automobili Nazzaro.

S'ajoutent aux précédents, les Anglais Heath, sur Panhard­Levassor et Shephard, sur Bayard-Clément, Rigolly (Gobron), Rigal et Caillois (Darracq), Bablot (Brasier). Enfin,

(8)

Lettre de Smith Winby, pré8ident du conseil d'admini8tration de la Darracq Limîted à M. Darracq publiée dans «L'Automo­bile» du 18 mai 1907.

(9)

Réponse de l'ingénieur Marche8i, administrateur délégué de la Fiat publiée dan8 «L'Automobile» du 18 mai 1907.

(10)

Paul Sencier : «L'Automobile» -18 mai 1907.

trois constructeurs sont aux commandes de leur propre voiture : Dufaux, Weigel et l'Américain Walter Christie qui a mis au point pour la circonstance une "Christie Grand Prix» dotée d'un moteur à 4 cylindres en V de 19 litres.

Renault toujours présent mais malchanceux

Pour affronter cette nouvelle épreuve, Louis Renault a décidé de faire confiance aux hommes du 1er Grand Prix.

A la tête de l'équipe : François Szisz et son mécanicien Marteau, puis Edmond et Richez. Certes, ces deux derniers n'avaient pas été particulièrement chanceux l'année précé­dente. Dès le premier jour Edmond avait dû abandonner après avoir couvert cinq tours, ses yeux gonflés par la pro­jection de goudron le rendant presque aveugle. Richez, le lendemain, avait versé dans un virage alors qu'à quatre

tours de la fin il était en quatrième position.

Cette fois encore, le sort ne sera guère favorable aux Renault. D'abord, le mécanicien de SZisz, blessé avant la course, doit être remplacé par le quatrième coureur de la maison, Dimitriévitch. Ensuite, le dimanche précédent le départ, Edmond tombe malade et il est fait appel à Henry Farman qui peut tout juste, le lundi, couvrir 100 km à titre d'essai. Néanmoins, le jour de l'épreuve, il accomplira les deux premiers tours en 50 minutes; au tour suivant, il devra changer de bougie «il la remplace par une autre, trop lon­gue celle-là qui mata une soupape, coût : deux heures d'arrêt,. (11) et, au septième tour, il abandonnera. Enfin «Richez, au milieu du premier tour, en dépassant Bablot, dérape dans un virage gras, est lancé dans le fossé en face, s'y accroche par le radiateur. La. voiture reste presque enfoncée dans le sol et le mécanicien est projeté sur le côté. Richez demeure au volant sans la moindre écorchure. Étant loin de toute habitation, Richez va chercher des pelles et des pioches et les outils nécessaires pour remettre la voiture sur roues. La voiture une fois remise, Richez refait les colliers d'eau, va chercher de l'eau, autrement dit, perd près de deux heures. Et il s'aperçoit alors que le radiateur ne perd pas une goutte d'eau, ce qui est merveilleux» (12). Mais, malgré cet exploit, il sera disqualifié pour ne pas avoir accompli suffisamment de tours.

Confiance aux hommes du 1er Grand Prix, mais aussi au)< voitures. Elles appartiennent au même type, sauf que leur puissance nominale est passée de 100 à 130 ch, en voici d'ailleurs les caractéristiques :

Moteur : Alésage 165 mm; course 150 mm; vitesse de

régime 1200 tr/mn; puissance nominale 113 ch. Particularités : 4 cylindres jumelés, chemise cuivre rouge rivée et soudée.

Allumage : Magnéto à H.T. Simms-Bosch. Avance à l'allu­

mage automatique.

Carburateur : Automatique Renault, air supplémentaire

réglable, courants parallèles.

Refroidissement : Radiateurs à tubes lisses disposés en

faisceau derrière le moteur fabriqué par Renault. Thermo­

siphon.

Embrayage : A cône inversé garni de cuir.

Roues et moyeux: Bois moyeux d'artillerie.

Dimensions des pneus : Avant 870 X 90. Arrière 880 X 120.

Boite de vitesses : 3 vitesses, 1 balladeur, 3e levier pour la

marche arrière.

Transmission : Cardan.

Poids : 1 070 kg.

Voie et empattement : Voie 1,25 m; empattement 2,85 m.

Autres particularités : Pas de différentiel. Amortisseurs à

liquide Renault. Roulements DWF. Jantes amovibles Michelin. Châssis tôle emboutie très surbaissé Arbel. (D'après" OMNIA» du 22 juin 1907)

(11)

«L'Auto» -4 juillet 190"1.

(12)

lb.

Un passage de Szisz devant les tribunes.

Le progrès homicide

Tout était donc en place pour que ce Grand Prix de 1907 soit une grande date dans l'histoire de la compétition auto­mobile. Un circuit, certes plus difficile que celui de la Sarthe, avec ses virages à angles vifs, mais des hommes parfaitement rompus à ce genre de difficultés et des voi­tures spécialement mises au point. Bien avant l'épreuve, les pilotes procédaient à des essais et rien ne laissait pré­voir le malheureux accident que de nombreux chroniqueurs ne purent s'empêcher de comparer à celui qui avait coûté la vie à Marcel Renault en 1903.

Le vendredi 17 mai, Albert Clément au volant d'une voiture construite dans les ateliers de son père, fait connaissance avec le circuit. Il a à ses côtés son ami Gauderman. Abor­dant à près de 120 km/h le virage situé à l'entrée de St-Mar­tin-en-Campagne, il trouve un tas de terre durcie qui fait tremplin. La voiture est littéralement volatilisée et Albert Clément, la colonne vertébrale brisée, est tué sur le coup, cependant que son compagnon s'en tire sans dommage. « Pouvait-on rêver, écrit Pol Ravigneaux (13), une figure plus sympathique que celle de ce jeune homme de 24 ans, plein d'énergie, soucieux de gloire, qui défendait les couleurs de son père dans ces tournois de vitesse, où les hommes

l'équipe Renault,

d'après une carte postale

de l'époque.

Edmond,

malade avant le départ,

sera remplacé par

Henry Farman.

les mieux trempés sentent souvent leurs énergies physi­ques et morales les délaisser? Pouvait-on rêver aussi, mort plus cruelle?".

Et de nouveau, se trouva posée la question de l'utilité des courses. Certes, elles étaient nécessaires au progrès indus­triel, mais le prix à payer n'était-il pas trop lourd? Cepen­dant «le progrès est un élément vital de l'humanité, mais le progrès, hélas, fait des victimes. Nous n'avons pas eu les machines à vapeur sans que des éclatements de chau­dières nous aient rappelé que la nature était rebelle à se laisser dompter, pas de chemins de fer sans déraillements, pas de navires sans naufrages, pas de voitures automobiles, même de puissance modeste, sans qu'elles occasionnent morts d'hommes" (14).

Et pendant qu'à Neuilly, Albert Clément est conduit à sa dernière demeure par une énorme foule d'amis connus et inconnus, Dieppe se prépare au grand jour.

(13) «La Vie automobile» -115 mai 1907.

(14) lb.

Dieppe envahi

Lundi 1 er juillet. « Envahi! Oui, Dieppe est envahi! Et quels vainqueurs que les siens. Ils sont arrivés, tel un ouragan, sur leurs puissantes montures d'acier. Ils ont, à leur entrée dans la bonne petite ville d'ordinaire si paisible, claironné, hurlé, beuglé, tonitrué des chants de triomphe. Horrible­ment couverts de boue, n'ayant pas J'aspect d'homme sous leur tenue de route, ils ont mis pied à terre à la manière des conquérants. Tout Dieppe est à eux et comme Dieppe est trop petit pour contenir leur formidable armée, tandis que certains vont loger chez J'habitant, d'autres couchent dans les hôtels où ils ont retenu des chambres, quinze jours à J'avance et qu'ils paient cependant 50 et 700 francs pour la nuit» (15).

Comme la capacité d'hébergement est trop faible, des visi­teurs ont dressé des tentes dans la campagne environ­nante, pendant que d'autres passeront la nuit dans leurs voitures, sous la pluie et le vent qui ne cesse de souffler en tempête. A chaque instant, des trains spéciaux déver­sent un flot ininterrompu de voyageurs venant de Paris et qui, pour six francs, veulent s'offrir la mer et le spec­tacle d'une grande course.

Mardi 2 juillet, 3 heures du matin. Dieppe qui n'a pas dormi, prépare son exode. «Nous sommes à Dieppe, déambulant de la place du Puits-Salé aux arcades de la Bourse, aveu­glés depuis minuit par les phares, dont les gros yeux appa­raissent longuement à chaque coin de rue, assourdis par les pétarades incessantes que lancent à tous les échos presque toutes les voitures qui passent, soucieuses qu'elles sont, en abusant de J'échappement libre, d'affirmer -pour une nuit du moins -leur suprématie dans la ville. Sur le port, les mâts du vapeur qui vient d'arriver de Newhaven se profilent d'indécise façon sur un ciel chargé de brume et la fumée des chaudières se mélange à celle des silen­cieux, formant un nuage épais d'une odeur indéfinissable. Les cafés qui n'ont pas fermé leurs portes donnent asile aux curieux arrivés dans la nuit; et devant les terrasses qui regorgent de monde, en un défilé presque ininterrompu, chars à bancs, fiacres vétustes, landaux archaïques s'entre­mêlent, en un pittoresque tohu-bohu avec les confortables et modernes tonneaux ou les somptueuses limousines. Pres­que toutes les autos ont arboré des fanions multicolores ... Partout on discute avec animation les chances des concur­rents; d'avisés bookmakers font même circuler la cote et prennent d'importants paris : les équipes de Renault et Fiat sont à 2/7, Dietrich à 2 7/2, Brasier à 3/7 » (16).

A partir de 4 heures du matin la foule se dirige vers la ligne de départ située à quatre kilomètres, cependant que 4 000 hommes de troupe disposés tout autour du circuit en assurent la sécurité. A proximité des tribunes, un immense tableau d'affichage des temps réalisés a été ins­tallé. Des dispositions nouvelles ont été prises, déclare le responsable du chronométrage, A. Riguelle : «Partant de ce principe qu'une course, quelle qu'elle soit, n'est intéres­sante que si le public qui la suit sait à tout moment la posi­tion des coureurs sans être astreint à des calculs longs et difficiles» (17). En conséquence, on affichera pour cha­que voiture son temps net par tour et le classement général par tour, sans tenir compte des cinquièmes de seconde qui ne seront totalisés qu'en fin de course. «Ce système,

ajoute A. Riguelle, économisera une grosse perte de temps, car il ne faut pas oublier que chaque temps doit être peint au préalable sur une feuille de zinc ».

Mais l'heure du départ approche. Au bureau télégraphique spécial d'où partiront les dépêches marquées «Dieppe circuit », les préposés sont en place. Les journalistes, enfer­més dans une enceinte à eux réservée, sont aux aguets; les photographes, appareils au poing, s'opposent à la force armée qui veut leur faire évacuer la piste, cependant que, dans les tribunes, on reconnaît « tout ce qui porte un nom dans l'industrie automobile ». Quant aux constructeurs, ils s'affairent près de leurs voitures et, parmi eux, Louis et Fernand Renault, qu'accompagnent Hugé et Grus.

Sur les 38 engagés, un seul fait défaut et, à 6 h 1 mn pré­cisément, le premier concurrent, Lancia sur Fiat, s'élance; les autres suivront de minute en minute. Szisz part à 6 h 9 mn, Farman à 6 h 23 mn, Richez à 6 h 34 mn et le dernier, Bablot sur Brasier à 6 h 38 mn. Cinq minutes plus tard, Lancia achève son premier tour.

(15)

Paul Manoury : «Le Petit Journal» -2 juillet 1907.

(16)

Maurice Chérié : «La France automobile» -6 juillet 1907.

(17)

«La France automobile» -29 juillet 1907.

Le circuit de Dieppe.

Des duels féroces, mais Szisz survient trop tard

Course passionnante et émouvante à la fois. Dès le pre­mier tour, le duel s'engage, féroce. A près de 120 km/h les bolides se livrent une poursuite effrénée. Wagner, sur Lorraine-Dietrich, réalise le meilleur temps, battant Duray de 7 s, Szisz de 46 s et Salzer d'une minute, ce dernier, suivi à une seconde près de Gabriel et Lancia. Au second tour, Wagner devance dans l'ordre : Duray, Lancia, Szisz et Gabriel. Au troisième, il porte son avance à près de trois kilomètres, mais au quatrième, il est contraint à l'abandon.

C'est alors le début d'une marche foudroyante, d'une chasse insensée donnée à Lancia par Duray; l'Italien étant parti trois minutes avant, il faudra à Duray 400 kilomètres de course pour reconnaître l'arrière de la Fiat. «Je m'étais rendu au 6e tour, aux abords du parc à Ancourt, raconte Charles Faroux (18), et roublierai difficilement J'extraordi­naire impression ressentie au passage de ces deux conduc­teurs admirables, trouant J'espace à 45 mètres à la seconde et séparés par dix longueurs de voitures. Leur chute au fond du val d'Ancourt fut purement effroyable: Lancia y déploya une témérité fougueuse et cependant calculée; Duray y fit preuve d'une autorité consommée, dominant réellement le merveilleux Lancia par son brio et sa sûreté. Les deux voitures rivales devaient faire ainsi plus de 30 kilomètres, à peu près roue dans roue, et c:est seule­ment dans la descente d'Eu que Duray passe Lancia, à J'exté­rieur d'une longue courbe, au prix d'un long frottement de J'arrière qui arracha des cris d'effroi à une multitude de spectateurs haletants. Aux tribunes, le champion de la Croix de Lorraine avait porté à son rival J'estocade définitive, et il défila devant nous dans un bruit de tonnerre: le rugis­sement désordonné d'une foule en délire. Dès ce moment, nous jugeâmes que J'épreuve était finie, le ravitaillement à mi-parcours ayant démontré que Duray s'était tenu en dedans du taux maximum de consommation; mais nous ne tardions pas à nous apercevoir que Nazzaro, qui avait marché prudemment au début, commençait un retour offen­sif, admirable de vitesse et de précision. Nous avons alors escompté un nouveau duel entre la Lorraine-Dietrich de

Le tableau d'affichage.

Duray et une autre Fiat, parce que notre représentant avait déjà pris la mesure de ses redoutables rivaux, nous avons espéré cette lutte. Elle devait nous être refusée D.

«Subitement, poursuit Charles Faroux, il se fit tout là-bas. à J'extrémité des splendides tribunes, une sorte d'étrange silence, comme une de ces obscures petites pauses que le destin produit en ouvrant ou en fermant ses paumes. Sur la route, deux hommes s'en venaient vers nous, pou­dreux et las, Duray et son fidèle Franville ». Au virage de la fourche de Neuville, la rupture d'un roulement à billes de son changement de vitesse venait de contraindre Duray à l'abandon. En était-ce fini des chances françaises? Un faible espoir restait et Szisz en était le porteur.

En effet, Lancia, écœuré par le train qu'il avait dû mener, se laissait distancer pour, en définitive, abandonner au dixième et dernier tour. Seuls restaient en tête Nazzaro et Szisz, mais à la fin du neuvième tour, le premier comptait six minutes d'avance sur le second et, sauf accident, la victoire ne semblait pas devoir échapper à Nazzaro. «Une lueur d'espoir apparaît encore lorsque Szisz achève pre­mier le circuit en 6 h 53 mn 10 s. Mais, parti 9 minutes avant Nazzaro, il faudrait que ce temps s'écoulât avant J'appa­rition de ce dernier pour que notre représentant fut vain­queur. L'espoir est de brève durée, car Nazzaro apparaît bientôt et le temps qu'on affiche lui assure la victoire avec 7 minutes d'avance. Du clan italien partent des acclama­tions nourries, tandis que du côté français on applaudit discrètement. Et même, tandis que Nazzaro est présenté au ministre, qui le félicite de sa victoire, il faut attendre cinq minutes avant que la musique militaire se déCide à jouer J'hymne italien ». (19)

(18)

«L'Auto» -3 juillet 1907.

(19)

Maurice Chérié : «La France automobile» -6 juillet 1907.

Nazzaro l'emportait et prenait ainsi une revanche sur son rival du circuit de la Sarthe. Cependant, écrivait Charles Faroux « la performance de l'unique Renault est tout bon~ nement admirable; la voiture de Szisz est d'ailleurs bien séduisante; outre qu'elle est harmonieuse, qu'elle semble glisser sur la route dans un ronflement très doux, elle me plaÎt surtout par cette tendance qu'elle accuse et que je souhaiterais voir se généraliser sur les véhicules de course: l'exécution d'un type entièrement conforme à celui des châssis de tourisme de construction courante».

Une revanche à prendre

Défaite, certes, mais défaite de justesse. En effet, sur les seize voitures ayant terminé l'épreuve, onze étaient fran­çaises, dont huit classées derrière la Fiat. Si la première place nous avait échappé «ce fut parce que les construc­teurs français sous-estimèrent les possibilités économiques de leurs voitures. Hantés par la crainte de voir leurs cou­reurs rester en panne sèche avant la fin de l'épreuve, ils calculèrent beaucoup trop largement la marge de sécurité concernant la consommation. C'est ainsi que, tandis que le vainqueur Nazzaro terminait avec 11 litres d'essence dans son réservoir, il en restait 30 à Szisz, 38 à Baras et 43 à Rigal. On peut donc dire que la victoire est allée à celui qui avait le mieux calculé son affaire» (20).

Mais, il Y avait d'autres raisons, notait le journaliste Robert Dieudonné, qui, dressant le bilan sportif de l'année, consta­tait que 1907 avait été «en tous points déplorable ». Par la faute des constructeurs d'abord, à qui il était conseillé «pas seulement d'engager de bons conducteurs mais aussi de mettre au point et de préparer les meilleures voitures D. Par la faute de l'A.C.F. ensuite et de sa commission spor­tive plus soucieuse «de trouver la bonne poire, s'entend la région qui se montrera disposée à arroser sérieusement», alors que, société d'encouragement, elle doit cesser « d'en­courager les restaurateurs quant au nombre de banquets annuels» (21), et réserver ses efforts financiers au dévelop­pement de l'automobilisme. Il est grand temps que «notre prestige prenne une belle revanche».

C'est à cette revanche que les constructeurs français allaient travailler, sans se douter que le circuit de Dieppe qui s'achevait, venait de marquer la fin de leur prédomi­nance sportive.

Gilbert HATRY

(20)

Pierre Maillard : «La Vie automobile:o -10 juillet 1907.

(21)

« Omnia" -18 janvier 1908.

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Le stand Renault est toujours, dans toutes les expositions, le centre principal d'attractions pour tous ceux qui aiment la mécanique simple et rationnelle, l'adaptation parfaite des machines à l'usage auquel elles sont destinées et le fini de la construction. Il n'en pouvait être autrement au Salon de l'aéronautique où les différents modèles exposés par la grande marque de Billancourt réunissent tous les suf­frages de ceux qui s'intéressent à la navigation ou aux groupes industriels et surtout à l'aviation. Il ne fait pas de doute que les aviateurs, de plus en plus nombreux, qui accordent leur confiance au moteur Renault, ne trouvent en lui l'auxiliaire précieux indispensable à l'avènement pra­tique de l'aviation dans les nombreux domaines qui lui sont réservés.

C. L'Auto» du 22 octobre 1910).

La netteté des lignes des châssis Renault avait été consi­dérée, jusqu'à présent, comme absolument parfaite et il semblait impossible de modifier cet ensemble que l'on aimait à croire définitif parce qu'il paraissait réunir d'une façon idéale les qualités de dégagement, de simplicité et de grou­pement irréprochable des organes qui forment la véritable élégance des châssis automobiles.

La maison Renault vient de montrer qu'elle était capable de faire encore mieux que ce qu'elle avait fait jusqu'à présent, et les châssis qu'elle présente cette année au Salon pro­curent une impression de netteté encore plus grande que ceux qu'elle avait établis jusqu'à présent. Les lignes du capot et du radiateur se sont encore affinées, le châssis plus bas. l'empattement plus allongé, les organes bien ramassés donnent encore mieux l'impression de puissance unie à la légèreté qui a toujours été parmi les caractéristiques les plus appréciées et les plus enviées des voitures Renault. Les usines de Billancourt restent toujours fidèles aux tra­ditions de leur passé et elles conservent toujours la pri­mauté de l'élégance et de la mécanique irréprochables.

C. L'Auto» du 6 décembre 1910).