05 - Journal Clandestin (Mars à Décembre 1942)

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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JOURNAL CLANDESTIN

CARNET DE ROUTE ET JOURNAL SECRET

par Fernand Picard

Après plusieurs mois passés sur le front de Lorraine, Fernand Picard retrouve la Société des Moteurs Renault pour l'Aviation. Juin 1940, c'est l'offensive allemande, l'exode et la capitulation. Le 31 août, il rejoint Billancourt où il devient adjoint à

M. Serre, chef du bureau d'études. L'usine est alors placée sous le contrôle de commissaires allemands, le docteur Scheepers et le prince von Urach.

Pendant quelques mois les militaires allemands ne semblent guère soucieux d'utiliser au maximum le potentiel de l'usine. A partir de 1941, leur attitude change et leurs exigences vont se faire chaque jour de plus en plus pressantes. La Direction de l'usine doit faire face à une situation difficile : rareté des matières premières, pénurie de courant électrique et d'essence. Le climat social est perturbé. Les res­trictions alimentaires touchent durement le personnel. Et, bientôt, s'affirme une volonté de résistance qui va se traduire par de multiples malfaçons dont les mili­taires allemands se plaindront amèrement. Mais, c'est l'invasion de l'U.R.S.S. qui va être à l'origine de la première manifestation anti-allemande dans les ateliers. A partir de juillet, quelques sabotages seront constatés.

L'année 1941 aura donc permis une certaine clarification de la situation de l'entre­prise. D'un côté les occupants passés de la conciliation à l'exigence; d'un autre côté l'ensemble du personnel qui surmonte son abattement et commence, guidé par une minorité clandestine, à manifester son opposition.

G.H.

4 Mars

à décembre 1942

1942

3 mars De 21 h 30 à 23 h 30, nous avons eu un bombardement soigné! Pendant ces deux heures les avions se sont succédé sans interruption. Au début, le ciel était à demi couvert et la lune ne perçait qu'à peine le rideau de nuages. Les fusées éclairantes répandaient leur lumière rouge sur toutes les choses, embrasant le ciel tout entier. Par la suite, la lune s'est découverte.

J'ai suivi, de ma fenêtre, toutes les phases du raid. Les avions passaient très bas, emplissant l'air du sifflement des compresseurs. Le sourd martèlement des explo­sions ne cessait d'ébranler l'atmosphère, faisant vibrer le sol et les murs. D'après la direction, je crois fort que l'usine a été l'objectif de ce bombardement.

" mars L'usine a été fortement endommagée. Jamais, je n'aurais pu imaginer que de pareil­les destructions puissent être causées par un bombardement aérien. Autant qu'on puisse en juger dans le désordre et le fouillis inextricable qui règne partout, la pro­duction est arrêtée pour de longs mois et il est peu probable que la cadence remonte d'ici à la fin de la guerre aux chiffres de ces derniers jours. Toutes les par­ties vitales ont été sérieusement touchées. La fonderie, la forge, l'atelier d'usinage des pièces de moteur, la tôlerie, la fabrication des radiateurs, le bureau d'études, le chronométrage, le bureau d'études d'outillage, l'atelier d'usinage de précision, l'atelier de matériel électrique, les salles d'essais des moteurs de série d'avia­tion sont très sérieusement touchés. Les bureaux sont totalement disparus et de toutes les archives et dessins il ne restait ce matin que des décombres fumants que les pompiers arrosaient méthodiquement.

C'est un spectacle désolant et inimaginable que celui de ces ruines. La puissance des explosifs utilisés est formidable. Les charpentes sont tordues, hachées, nouées comme sous l'étreinte de mains gigantesques. Les fers sont mêlés aux bâtis des machines, aux montages que le souffle a arrachés et prOjetés à des distances consi­dérables. Des machines-outils pesantes ont été soulevées et courbées les unes sous les autres comme des cartes à jouer. D'autres ont été brisées en menus mor­ceaux, déchiquetées comme si elles étaient en plâtre. Le sol est jonché de débris de tuiles et de verres, de fonte et d'acier; on patauge dans une boue liquide où la terre des entonnoirs d'explosion se dilue dans l'eau des canalisations crevées et des lances d'incendie qui ajoute le fantastique de la vapeur à ce spectacle de cataclysme.

J'ai, ce soir, l'esprit obsédé par ces visions de désolation; je retrouve en fermant les yeux la vue d'ensemble des toits tordus et squelettiques telle que je l'avais du troisième étage du bâtiment central, ce matin au lever du jour. En de nombreux points, l'incendie faisait encore rage, achevant de dévorer les papiers et dessins, les stocks d'essence et d'huile. Il est encore trop tôt pour faire le bilan des pertes et des destructions. D'après les renseignements de ce soir, il y a eu dans l'usine même, peu de victimes. On parle de deux tués et quinze blessés. Les 1 500 ouvriers qui travaillaient avaient pu gagner les abris.

Je redoutais beaucoup l'arrivée, parmi ces ruines, de M. Renault qui se reposait à la campagne depuis trois jours. La façon dont ce rude lutteur prendrait cette ter­rible destruction était une préoccupation générale. Nous étions en conférence quand il arriva, accompagné de M. de Peyrecave. Un éclair brillait dans ses yeux. L'épreuve retrouvait avec toute son énergie passée, l'homme étonnant qui avait bâti pierre à pierre cette immense usine. Ses mains s'agitaient, impatientes d'action.

«Nous avons déjà vécu ici de dures périodes: en 1914, en 1917, en 1932, en 1936, en 1938. Nous en sommes toujours sortis. Nous en sortirons encore cette fois. le compte sur J'énergie et le courage de tous". Puis il nous quitta pour visiter les ruines, se faire une opinion sur l'étendue des dégâts et les possibilités de reprise. A la conférence de 17 heures, il discuta les détails des opérations de reconstruc­tion, cherchant à insuffler à tous un optimisme qu'on sentait bien qu'il ne s'impo­sait que par nécessité.

Autour de l'usine, les visions étaient plus déchirantes. Les pompiers et les équipes de déblaiement s'attaquaient en hâte aux décombres pour essayer d'arracher à la mort, blessés et ensevelis. De nombreux immeubles tout proches des ateliers se sont effondrés sous les bombes ou sous le souffle des explosions. Des vitres cassées et débris de toutes sortes jonchent les rues. Tous ceux que les éclats ont épargnés chargent ce qU'ils ont pu sauver de leur logis, sur des voitures à bras, voitures d'enfants, brouettes et poussettes. Et c'est un spectacle lamentable que cet interminable défilé d'hommes, de femmes et d'enfants, aux traits tirés par une nuit d'insomnie et de lutte, emportant des couvertures, des hardes, des matelas arrachés aux ruines ou à l'incendie.

La guerre, l'atroce guerre, génératrice de mort et de souffrances est là, toujours sur nous. Trop avaient tendance à l'oublier, à croire que la tourmente était passée et, soufflant ailleurs, nous épargnerait désormais. Les événements ont donné un brutal démenti à ces pensées d'optimisme et d'égoïsme.

Le nombre des victimes civiles est grand, très grand. A la mairie de Boulogne, on parlait ce soir de 400 morts et un millier de blessés. Je n'ai pas, parmi les plus éprouvés, entendu une seule parole de récrimination. Tous se réfugiaient dans le silence, partagés entre la douleur des pertes subies et des souffrances endu­rées, et la joie de voir la machine de guerre allemande privée d'un de ses plus grands moyens de production pendant plusieurs semaines.

Le programme du mois de mars comportait en camions: 420 véhicules de 2 tonnes (AHS) et 760 véhicules de 3,5 tonnes (AHN), et hier encore le GBK insistait pour que ce dernier chiffre soit poussé à 900 pour avril. Fermant les yeux à toutes les malheureuses conséquences de cette attaque, il nous faut nous rappeler seulement que chaque jour qUI passe maintenant prive Hitler de 60 camions dont il a grand besoin, ainsi que des pièces détachées nécessaires à l'entretien de tous ceux livrés depuis vingt mois.

5 mars Depuis ce matin 4000 ouvriers balaient les débris de vitres et de tuiles, nettoient les toits des morceaux de verre qui y demeurent, déblaient les rues des charpentes et pans de murs qui les obstruent. L'étendue des dégâts se révèle maintenant avec plus d'ampleur et dépasse ce qu'hier encore on pensait.

Un programme de départ a été fixé : 10 camions AHS ou AHN par jour. Mais la date .du démarrage est impossible à fixer. Pour le moment il faut bluffer afin de faire croire aux Allemands que l'usine retournera bientôt, et d'éviter que nos machines ne soient réquisitionnées et nos ouvriers dirigés sur les usines du Reich.

Au cours de visites dans les décombres, j'ai pu me faire une opinion plus précise sur les destructions. Au service de livraison où 300 camions étaient stockés en attente de contrôle, il est tombé 7 bombes de fort calibre. La charpente s'est en grande partie effondrée sur les voitures que le souffle des explosions a culbutées ou disloquées. 50 voitures sont intactes, une centaine pourront être remises en état après d'importantes réparations, les autres sont irrémédiablement perdues. Les ateliers les plus touchés sont les ateliers de tôlerie et d'usinage des moteurs. D'énormes presses à emboutir ont été couchées par le choc et brisées en multi­ples morceaux. Les fours de traitement thermique ainsi que les appareils de pyro­métrie sont détruits. Les machines à aléser les carters des moteurs 6 cylindres ont été broyées. Partout, les canalisations d'eau, de vapeur, d'air comprimé, de force, sont arrachées ou rompues. Il faudra probablement une quinzaine avant que nous puissions faire le point avec précision.

7 mars

8 mars

9 mars

10 mars

La pluie et la neige qui tombent depuis hier soir et le froid qui sévit à nouveau entra­vent considérablement les travaux de déblaiement. Comme le disait Mars tout à l'heure avec son accent chtimi : «Le Bon Dieu est un drôle de gaulliste ". Aujour­d'hui, le travail a pu avancer. Les ouvriers pataugeaient dans l'eau et la boue qui délaient les plâtras et alourdissent tout. Partout des braseros ont été installés où des équipes entières essayaient de se réchauffer en brûlant des bois brisés.

Sous la pluie, les machines-outils épargnées par le bombardement se couvrent de rouille et de boue. Les plus modernes n'ont déjà plus l'air que d'infâmes ferrailles de bric-à-brac. Les pièces en cours d'usinage se noient dans une pâte faite de ver­res et de tuiles brisées, de plâtras, de copeaux, d'huile, d'eau et de neige à demi fondue. Il est urgent de mettre hors d'eau les ateliers où les toits n'ont pas été arrachés. C'est là une tâche immense. 25 hectares sont à découvert et il faut, pour les abriter, trouver 10 hectares de verre à vitre et 15 hectares de tuiles soit 2 mil­lions de tuiles.

Où et quand pourrons-nous les trouver?

L'effectif du personnel employé aux déblais sera porté à 7000 à partir de lundi et on les fera travailler en deux équipes de 6 heures, dimanche compris. Le reste des ouvriers sera autant que possible mis à la disposition des chantiers civils de Bou­logne. Ainsi, la majeure partie du personnel évitera le chômage et restera à notre disposition.

Toute la journée, comme hier, malgré le mauvais temps, la foule curieuse n'a cessé de défiler dans les rues qui avoisinent les usines et sur les quais. Tous ces gens doivent avoir maintenant une opinion très nette sur le crédit qu'on peut attacher aux communiqués et à la presse.

Il est beaucoup trop tôt pour donner le bilan du raid de mardi soir. Toutes les vic­times ne sont pas encore sorties des ruines et nous sommes très loin de connaître les dégâts industriels. Essayons toutefois d'avoir quelques vues d'ensemble.

En dehors des usines Renault, les usines Farman et Salmson ont été détruites ainsi que la carrosserie Kellner et l'atelier de réparation que l'armée allemande utilisait pour réparer ses chars. Au Pecq, les usines Binet, Zapon et un atelier d'optique ont été touchés. A Issy-les-Moulineaux, le magasin des pièces détachées de l'armée allemande a reçu plusieurs bombes qui ont tué 54 soldats.

Sur le plan industriel, les résultats sont donc extrêmement importants. La perte quotidienne de production est de 60 camions, 7 à 8 vilebrequins de moteurs de char, des maillons Ristcher. Les productions des groupes marins pour les bacs-pontons et pour les vedettes rapides, des moteurs Argus seront très fortement retardées. Dans quelques jours, l'arrêt de l'usine entraînera inévitablement celUi de la S.M.R.A. et la sortie des avions Caudron. Enfin, la main-d'œuvre et les matières premières qui vont être employées à la reconstruction seront automatiquement détournées de la production de matériel de guerre. Ce résultat a malheureusement été acquis au prix de lourdes pertes dans la population civile.

Le bombardement de l'usine n'a été que le premier acte d'une série d'attaques sur les grands centres industriels d'Europe occidentale. Hier, à 17 heures, l'usine Mat­ford de POissy a été attaquée par les bombardiers de la R.A.F ...

Voici une semaine de passée depUis le pilonnage de l'usine. On commence à peine à voir clair dans la situation malgré l'avancement des travaux de déblaiement. On entend partout retentir le bruit des pelles et des pioches. Les chalumeaux décou­pent les poutrelles enchevêtrées. Les camions-bennes emportent vers les péniches les gravois et tuiles brisées. Des équipes de charpentiers étayent les murs lézar­dés et les poutres abandonnées. On a l'impression d'un peuple de fourmis qui s'agite autour de la fourmilière qu'un coup de pied maladroit a détruite.

12 mars

13 mars

Depuis hier le bureau d'études réinstallé dans un local nouveau, a repris ses tra­vaux. Il ne s'agit plus maintenant d'études nouvelles mais simplement de reconsti­tuer les archives que l'incendie a dévorées.

Demain, quelques ateliers non touchés seront remis en route, au ralenti. A ajouter au bilan des pertes: 400 tonnes de mazout, que la rupture d'une soute a envoyées dans la Seine au cours du bombardement.

Pour le moment, 466 points de chute ont été relevés dans l'usine, 20 bombes n'avaient pas éclaté.

Il a été longuement question ce soir, à la conférence de M. Renault, des difficul­tés dans la remise en route de l'usine. Elles se multiplient à mesure que les pro­blèmes se posent. La plus grosse actuellement réside dans l'impossibilité de trans­porter, d'une part, les ferrailles récupérées vers les aciéries qui doivent les transformer en profilés divers pour la reconstruction, d'autre part les tuiles, vitres et tôles des usines de production vers les chantiers. Les autorités allemandes mul­tiplient les démarches auprès de la S.N.C.F. pour donner la priorité à ces transports sur tous les autres. Qu'importe si les populations civiles meurent de faim! Le minis­tère de la Production industrielle résiste, la S.N.C.F. oppose la force d'inertie et refuse les wagons.

Mais bien d'autres questions surgissent. Par suite des difficultés de relevage des câbles tombés à la Seine on ne prévoit la remise en route de la centrale que pour le 23 mars, si tout va bien. Le gaz fait totalement défaut. Les dommages causés au gazomètre sont irréparables et il faudra, paraît-il, deux ans pour le reconstruire. Il faut, en attendant, construire de nouvelles canalisations pour alimenter l'usine et la population de Boulogne.

Délai indéterminé.

D'après les estimations faites, la remise en état des toitures exigera la construc­tion de 2500 tonnes de charpentes métalliques neuves et la réparation de 2500 ton­nes de charpentes endommagées. En attendant, il pleut toujours dans tous les ate­liers. L'eau ruisselle sur les machines, fait gonfler les pavés de bOiS, grignote lentement les murs lézardés par le souffle des explosions.

Le Patron semble avoir beaucoup médité sur les causes du bombardement. Il ne paraît plus du tout pressé de reprendre une production qui ne peut que ramener la visite de la R.A.F. dans le ciel de Billancourt. Il sait fort bien que les promesses qu'il fait aux commissaires ne seront pas tenues. Gagner du temps est maintenant le seul mot d'ordre.

Aux difficultés énumérées hier, s'ajoute aujourd'hui la pénurie de carburant qui menace de ralentir considérablement les travaux de déblaiement. Depuis une semaine, le GBK avait accordé sans discussion l'essence nécessaire à la marche des camions qui transportent vers les péniches les débris de toutes sortes, soit 3 000 litres par jour environ. Il a informé aujourd'hui les commissaires qu'il était impossible de continuer à nous alimenter ainsi, et ce soir le problème de l'éva­cuation des plâtras, ferrailles et gravats se pose avec acuité. Le manque de gaz empêche d'utiliser la station de compression qui rechargeait les bouteilles de nos véhicules. Il faudra plusieurs jours pour transformer en camions-bennes à gazo­gène les camions en stock. En attendant, on va avoir recours au transport par voi­tures à bras et brouettes, ce qui va évidemment diminuer considérablement le rythme des travaux. En cette fin de semaine, le personnel des usines se trouve occupé dans les conditions suivantes :

5 000 collaborateurs se réorganisent dans des locaux nouveaux ou dirigent les tra­vaux; 5 000 ouvriers travaillent au déblaiement; 3 000 aux différents chantiers de remise en état; 1 500 sur les chantiers de Boulogne-Billancourt, participent à l'exploration et l'évacuation des ruines; 900 ont été remis à la production (décol­letage, ateliers d'étude, atelier de grosse mécanique, usine 0, essais spéciaux, caoutchouc, câblerie); 1 800 ouvriers et 2 000 ouvrières sont en chômage ou ont été réembauchés ailleurs. La production n'utilise donc que 6 % environ de l'effec­tif qui produisait au 3 mars, la jours après le bombardement.

25 mars Hier, s'achevait la troisième semaine écoulée depuis le bombardement. La situation

se présente maintenant nettement. Les travaux de déblaiement ne sont pas achevés

et dans certains secteurs ne le seront pas avant 15 jours. La plupart des ateliers

sont encore découverts. La centrale n'a pas encore été remise en état, ce

qui entrave toute reprise d'activité dans les ateliers épargnés. Aujourd'hui,

1 100 ouvriers étaient utilisés à des travaux intéressant la production, ce qui ne

représente que 7 % de l'effectif du 3 mars. Le programme théorique de cette

semaine est de 5 camions AHS par jour. Il est probable qu'il sera tenu, les stocks

de pièces dans les ateliers de montage permettant d'alimenter les chaînes. Mais

dès la semaine prochaine, les difficultés de production se feront sentir, et ce n'est

qu'au jour le jour que les problèmes délicats se poseront.

Depuis le 3, l'usine n'a sorti que les quelques camions qui étaient entreposés en

carrosserie, soit 60 camions. Dès maintenant, fa perte de production se monte donc

déjà à 750 véhicules de 3,5 et 2 tonnes, sans compter tous ceux détruits à la livrai­

son, dans les rues qui entourent l'usine et dans l'île Saint-Germain. C'est déjà un

résultat positif contre lequel la propagande de la presse· asservie et de la radio ne

peut rien.

32 mars Ce soir, s'achève la quatrième semaine écoulée depuis le bombardement des

usines. La situation n'évolue que très lentement malgré l'impatience que mani­

festent les autorités allemandes.

La semaine dernière, le général Kolhenberg et son chef sont venus inspecter les

travaux. Ils n'ont pas caché leur hâte et leur désir de voir travailler au plus vite

les ateliers intacts. Aujourd'hui, c'est le général, chef de toutes les fabrications de

guerre, qui, avec une nombreuse escorte, a parcouru les rues dévastées.

Malgré toutes ces visites officielles, la remise en route est très lente. Les déblaie­

ments sont encore loin d'être terminés. Les canalisations d'eau, de gaz, d'air

comprimé ne sont pas encore rétablies. La centrale ne fonctionne qu'au ralenti.

Le désordre règne encore dans la plupart des départements.

J'ai parcouru une grande partie des ateliers bombardés, pour faire le point.

Où régnait, il y a un mois, la plus vive activité, c'est aujourd'hui le silence et le

vide. A présent que les débris de toutes sortes sont évacués, que les treillis de

charpentes tordues et entremêlées sont disparus, on a l'impression de se prome­

ner sur des terrains vagues où traînent des tuyauteries abandonnées, de vieilles

fontes rouillées et des machines abandonnées. A travers ces vastes espaces déso­

lés, les ouvriers inactifs se promènent, les mains dans les poches, sans même

essayer de camoufler leur inactivité derrière une agitation quelconque. Paresse?

Résistance? Fatigue? Mot d'ordre général? Nul ne peut le dire. Il y a probable­

ment de tout cela dans leur attitude.

M. Renault ne décolère pas. Il fulmine contre tout et contre tous. Contre l'Angle­

terre qui a envoyé la R.A.F., contre l'Allemagne qui l'a obligé à travailler, contre

l'absence de D.C.A., contre les tuiles et les vitres qui n'arrivent pas, contre

la S.N.C.F. qui ne donne pas de wagons. Le tract envoyé sur la région parisienne

encore la semaine dernière, qui représentait les usines, l'a plongé dans une fureur

folle. Il ne peut tolérer qu'on écrive qu'il réparait des chars et prend à témoin tous

ses principaux collaborateurs qu'il a toujours refusé de fabriquer des tanks. Dans

sa fureur il a fait rédiger un papier « France-Ang/eterre » où il reprend tout ce qui

a traîné dans la presse parisienne depuis juin 1940 sur les relations franco-anglai­

ses : le demi-abandon de 1919, les querelles de 1923 à 1938, le lâchage de Dunker­

que, le coup de Mers-el-Kébir, l'attaque de Dakar, la bataille de Syrie pour finir

par le bombardement de l'usine. Que fera-t-il de ce pamphlet? Se contentera-t-il

de le montrer à ses intimes avec un air vengeur? A d'autres moments, il reproche

à la R.A.F. de ne pas démolir les autres usines qui travaillent pour le Reich, de ne

pas bombarder SOMUA qui fabrique ouvertement des chars, de ne pas attaquer

Citroën et Peugeot qui, eux aussi, fabriquent des camions, d'avoir à peine touché

Matford. Il y a dans ces divagations beaucoup de l'impuissance du lutteur qui sent

qu'il ne peut rien contre les événements qui l'abattent, et qui ne peut se résigner

à les subir sans réagir et sans gronder. Pour la première fois de sa vie, il a l'impres­

sion d'être aux prises avec des forces qui le dépassent et le négligent. Il est peut·

être plus blessé dans son orgueil que dans sa fortune. Ce sont des plaies doulou­

reuses, longues et difficiles à guérir.

3 avri' Les usines Matford de Poissy ont été attaquées hier à deux reprises. D'après

15 avri'

18 avri'

26 avril

M. de Peyrecave qui est allé sur place ce matin, il ne reste aucune possibilité de remonter cette usine dont l'outillage était ultra-moderne et les installations un modèle du genre. La production de ces usines était de 600 camions de 5 tonnes de charge utile par mois. Elles produisaient de plus 300 moteurs qui, envoyés à Anvers, servaient à monter des camions de même tonnage.

Cette nouvelle, arrivée à l'usine vers onze heures, a déclenché une véritable pani­que dans les milieux directoriaux. M. Renault, craignant un nouveau raid sur l'usine, a demandé que soient évacuées et mises en sécurité immédiatement, toutes les archives. L'après-midi s'est passé en allées et venues désordonnées et déména­gements affolés.

J'ai pris la décision de ne plus participer à aucune des séances des commissions d'étude du Comité d'organisation de l'Automobile. Je ne veux pas apporter la moin­dre pierre, si petite fut-elle, à l'édifice que veulent construire les traîtres qui nous gouvernent.

Les offices de l'armée allemande de Paris reprennent leur prospection en vue des programmes nouveaux de construction. Comme au mois de novembre dernier, ils cherchent des matériels construits en France, ceux qui peuvent répondre aux désirs de leur état-major. Von Urach nous demandait hier s'il serait possible d'envisager dans un délai de neuf à dix mois, la construction de 1 000 moteurs 4 cylin­dres 120 X 130, par mois. Il nous annonçait en même temps qu'un nouvel effort devait être fait pour économiser les métaux non ferreux dans toutes nos construc­tions, et qu'un décret de Berlin allait imposer, malgré la baisse de qualité qui en résulterait, d'exécuter les boites à eau des radiateurs en acier afin d'économiser le cuivre.

Voici exactement 54 jours que la R.A.F. pilonnait l'usine de ses bombes. Où en sommes-nous aujourd'hui? Les travaux de déblaiement sont terminés. Les ateliers où les charpentes étaient intactes et qui n'avaient sous le souffle des explosions que perdu leurs tuiles et leurs vitres, ont été recouverts. Leurs toits rouges cou­vrent maintenant plus de la moitié de la surface des usines et ont au jour le jour marqués, pour les observateurs aériens, la progression des travaux de reconsti­tution. Partout des chantiers se sont ouverts pour rebâtir les murs tombés ou lézar­dés. Des échafaudages encombrent toutes les rues, on voit monter les murs de meulière et de briques blanches de toutes parts. 60 entreprises privées se sont jointes aux équipes d'entretien de l'usine pour rebâtir. On a l'impression par endroit, de se promener dans une ville neuve. Les ateliers les plus éprouvés: Tauve­ron, Bart, Bourquin, ont été abandonnés et, leurs machines épargnées regroupées ailleurs. Presque partout les machines tournent mais la production ne remonte que très lentement par suite du manque d'outillages, d'outils, de moteurs électriques, de courroies et d'accessoires de toutes sortes. Au cours de la semaine écoulée, la production de camions n'a pas dépassé 10 véhicules par jour, très en retard sur le programme que le patron avait tracé. Et encore, la plupart de ces camions ont-ils été construits avec des éléments terminés ou en cours de fabrication au 3 mars. Les effectifs de l'usine ont diminué de 10 % environ, par suite de départs vers la province ou vers de petites usines moins exposées, de nombreux profes­sionnels. Il ne faudrait pas beaucoup de bombardements comme le dernier pour que nous connaissions une crise d'effectif.

24 mai Devant l'aggravation de la répression, des persécutions, des exécutions d'otages, des perquisitions à domicile, j'ai dû renoncer à tenir, au jour le jour, ces notes. Je n'ai pris cette décision qu'à contrecœur. Mais le risque est trop grand. Ces pauvres papiers dans les mains de la gestapo constitueraient un acte d'accusation terrible.

24 juin

27 juin

20 juillet

Le résultat du rationnement se lit sur tous les visages. L'amaigrissement est géné­raI. Les plus favorisés n'ont perdu que cinq à six kilogrammes, mais beaucoup de travailleurs manuels ne sont plus que des ombres. Mars me disait ce matin que dans son département (tôlerie-chaudronnerie) la moyenne de la perte de poids était de 16 kilogrammes. Il en est de même aux fonderies et aux forges. De nombreux cas d'épuisement apparaissent. Les premières chaleurs ont abattu de nombreuses personnes fatiguées par un hiver rude et des privations sans cesse accrues. Comment sera supportée l'heure journalière de travail supplémentaire que l'on vient d'imposer?

Sur le plan économique, la situation s'est aggravée sérieusement depuis deux mois. C'est la pénurie des transports qui, maintenant, domine tout. Nos stocks de bois augmentent sur les quais de Rouen, tandis que l'usine vit au jour le jour, frisant sans cesse l'arrêt complet. Il en est de même pour toute chose.

La reconstruction des bâtiments et ateliers détruits au cours du bombardement du 3 mars se poursuit. Mais les dégâts sont si importants qu'il a été impossible jus­qu'à présent d'entreprendre la reconstruction des ateliers les plus touchés. Cer­tains mêmes, comme ceux d'entretien, de fabrication des matrices d'emboutissage, de production des pièces détachées des moteurs, sont à peine déblayés. On s'est contenté de courir au plus pressé et de réparer les bâtiments qui avaient le moins souffert, de reboucher les murs lézardés, de recouvrir les toits. Malgré celà, la production a dépassé pour le programme de camions les chiffres du 3 mars. Chaque jour il sort maintenant de 50 à 60 voitures. Dans de nombreux ateliers on travaille sous des tôles ondulées placées au-dessus de chaque machine. Des chefs de département ont fait vraiment là preuve d'un zèle pour le moins exagéré. Von Urach a répété à plusieurs reprises que l'effort des usines Renault avait été fort apprécié en haut lieu.

Pour être exact, il faut préciser que ce programme de camions a été obtenu au détriment des autres fabrications qui ont été complètement délaissées. Le chiffre d'affaires de l'usine est actuellement la moitié de ce qu'il était en février dernier, ce qui accuse malgré tout une baisse de prOduction de 50 %.

Le général von Shell, qui dirige la construction automobile européenne en même temps qu'il commande les transports routiers de l'armée allemande, avait convoqué aujourd'hui tous les constructeurs d'automobiles français pour leur exposer son programme des fabrications futures. La réunion s'est tenue au Comité d'organisa­tion de l'Automobile; la plupart des constructeurs assistaient à la séance. Il y avait notamment M. Renault, M. J-P. Peugeot, M. Boulanger, M. Panhard, M. Lemaigre,

M. Deruelle, M. Berliet et les principaux directeurs des usines : MM. Serre, Louis, Grandjean, Lamy. J'ai eu, d'après M. Serre, des détails assez complets sur cette séance qui fut tout entière occupée par un long exposé du général. Il commença par montrer ce qu'était devenue, sous son impulsion, l'industrie automobile alle­mande. Par un effort ininterrompu de normalisation et de simplification, le Reich, qui construisait il y a 10 ans, 120 modèles différents de camions, n'en construit plus depuis deux mois que 4 : un camion de 1,5 t, un 3 t, un 4,5 t et un 6,5 t. Ceci n'a pu être obtenu qu'au prix de nombreux sacrifices de la part des constructeurs, mais c'est une nécessité absolue pour l'armée qui a les plus grandes difficultés à entre­tenir et réparer des véhicules de types aussi nombreux et divers. Ces décisions resteront en vigueur aussi longtemps que dUreront les hostilités. Il tint ensuite à rendre hommage à l'industrie automobile française pour l'aide apportée depuis deux ans aux armées allemandes, à reconnaître les qualités du matériel construit en France. Mais, aujourd'hui, il ne suffit pas de construire de nombreux camions, il faut, comme l'industrie allemande, réduire à quatre le nombre des modèles afin d'en rendre l'exploitation plus facile. Cette mesure devra être effective dans un an. Pour cela, les industriels français doivent, dans un délai de six à huit semaines, se met­tre d'accord sur les fabrications à conserver. S'ils n'y peuvent parvenir de bon gré, l'autorité allemande se verra dans l'obligation d'imposer elle-même le programme qui lui paraîtra le plus sûr. Le général conclut en disant qu'il espérait bien ne pas être forcé à prendre ces mesures d'autorité.

24 juillet Voici quelques chiffres sur la production automobile française qui ont été donnés aujourd'hui au cours de la réunion des constructeurs français. La production de l'année 1942 sera de 16200 camions 1,5 t, 22300 de 3 t, 3000 de 4,5 t, soit au total 41 500 véhicules; sur ce total, Renault produira 13600 camions, composés surtout de AHN.

3 septembre

8 septembre

JO septembre

22 septembre

Voici six mois que les bombes de la R.A.F. écrasaient l'usine. En six mois beaucoup de travail a été fait, mais les usines sont loin d'avoir retrouver leurs possibilités de production. Les ateliers détruits sont en voie de reconstruction; partout ce ne sont qu'échafaudages, bétonnières et coffrages. En dehors de la fabrication des camions, aucune production n'a été vraiment remise en route. Les réclamations de pièces de rechange au magasin de la réparation sont de plus en plus nombreuses. Quant aux fabrications de moteurs industriels et de moteurs marins, elles subissent un retard considérable. La production de camions, malgré toutes les difficultés d'approvisionnement se maintient à 70 par jour: 23 voitures de 2 t, 45 de 3,5 t et 2 de 5 t, ce qui représente le chiffre considérable de 213 t de charge utile, soit un train de marchandise complet. Peut-être cela nous vaudra-t-il avant qu'il ne soit longtemps, une nouvelle visite, malgré les conséquences graves qu'un nouvel arrêt des usines entraînerait pour notre main-d'œuvre.

D'après les chiffres produits récemment au C.O.A., en ce troisième trimestre de 1942, la production prévue pour l'industrie automobile française est de 10545 camions : 3750 Renault, 2 700 Citroën, 2 500 Peugeot, 1 050 Ford, 165 Berliet, 350 Saurer, 30 Rochet-Schneider. La nomination du général von Shell au commande­ment d'une « Panzer division» sur le front Est, semble avoir mis un terme à sa pro­position de réduction du nombre de types d.") camions. Au cours de sa visite du 28 août à M. Renault, le général Thalyssen a marqué qu'il n'était pas personrelle­ment partisan d'une normalisation aussi poussée. Un soupir de soulagement una­nime accueilli cette nouvelle. En signe de reconnaissance, M. Renault a offert au général Thalyssen un magnifique album des photographies prises dans l'usine après la visite de la R.A.F. Sans ironie, ni malice.

Nous avons reçu de très grosses commandes de pièces de rechange pour l'armée allemande, à livrer dans des délais réduits, avec ordre de ne rien négliger pour que l'exécution en soit assurée en temps voulu, c'est-à-dire dans les trois mois. Des officiers ont dit à Lefebvre, que la destruction totale du magasin central de pièces détachées de l'armée, au cours du dernier bombardement de Mayence, était la cause de ces commandes massives, et qu'elle posait des problèmes difficiles aux organismes compétents.

Reçu aujourd'hui l'ingénieur Meixner, des usines Klokner-Deutz de Cologne, chargé d'examiner les conditions de montage des moteurs Renault 6 M 140 sur les remor­queurs qui doivent être construits pour la flotte de transport Speer. Allemand du plus pur type rhénan, fort bavard, assez différent de tous ceux que j'ai rencontrés jusqu'à présent.

Nous voici parvenu, dans la grave question de la main-d'œuvre, aux mesures de réquisition et de force. M. de Peyrecave a fait hier soir, pour tous les chefs de ser­vice de l'usine, l'exposé de la situation telle qu'elle venait de lui être exposée à lui-même par les autorités gouvernementales. Il y a trois mois, lorsque Laval fit son fameux discours, les Allemands demandaient l'envoi dans les usines du Reich de 350000 ouvriers français dont 150000 spécialistes professionnels. Malgré toutes les propagandes 17000 volontaires seulement sont partis. Les Allemands exigent main­tenant le départ du complément, et sont décidés à prélever de force ces effectifs sur les usines françaises. Le gouvernement a donc décidé de faire un dernier effort auprès des industriels français. Il a taxé chaque usine d'un nombre de « volontaires» qui devront partir le 30 septembre au plus tard. Les usines Renault devront en four­nir 310, la S.M.R.A. : 150, Caudron: 250, Citroën: 850. Si le nombre de volontaires n'est pas trouvé en temps voulu, le gouvernement, en application de la loi de réqui­sition de la main-d'œuvre du 4 de ce mois désignera les partants.

24 septembre

25 septembre

29 septembre

30 septembre

Contrepartie à ces départs de volontaires, d'après les propres paroles des repré­sentants du gouvernement: retour de prisonniers sur la base de un prisonnier pour trois ouvriers spécialistes, et rattachement des départements du nord à l'adminis­tration française (sic). Ces nouvelles ont ~ait sensation à l'usine. Pour le moment, seuls les cadres ont été informés. Demain probablement, des affiches de la direc­tion seront apposées, qui informeront purement et simplement le personnel des désirs et « intentions» du gouvernement. La consigne est donnée de laisser chacun agir selon sa conscience. Aucune pression ni dans un sens, ni dans l'autre.

Une réunion s'est tenue hier soir sous la présidence de M. de Peyrecave pour faire le point de la situation 24 heures après l'apposition des affiches. 16 volontai­res, dont une femme, se sont inscrits dans la journée. Ce sont tous des gens de 30 à 40 ans, chargés de famille, que les primes d'engagement ont décidé à courir l'aventure. L'impression générale est une profonde indifférence devant cette tenta­tive suprême de volontariat. Personne ne se fait illusion. Tous sentent peser sur eux la menace prochaine de la réquisition. Mais les plus visés, les jeunes céliba­taires en particulier, préfèrent le départ forcé à ce qui pourrait paraître comme un choix. Déjà, l'inspection du Travail précipite les choses. Elle demande les fiches qui permettront de désigner d'office les partants.

L'atmosphère des ateliers se trouble. Les esprits s'agitent et on sent la tension s'accroître. On a distribué aujourd'hui dans les divers ateliers, des tracts ronéo­typés qui poussent à 'a résistance et au désordre. Ils disent en substance « Ne par­tez pas pour J'Allemagne, même si vous êtes désignés. Opposez J'inertie, et au besoin, la violence aux ordres. Brisez vos machines. Incendiez les magasins. Arrê­tez les directeurs et faites-en des otages ». Il est fort possible que la semaine pro­chaine amène des événements graves. Le moment délicat sera certainement celui où l'on informera les partants. A moins que ce ne soit celui où l'on annoncera que le nombre de 310 est porté à 1 000.

Devant l'échec complet de la tentative de volontariat qui n'a fourni que 36 volon­taires, les autorités sont passées à la phase de l'intimidation. Depuis ce matin, un à un, les hommes dont les noms sont portés sur les listes sont appelés devant un Allemand assisté de deux représentants du ministère du Travail. Là, on leur remet une convocation portant l'en-tête de l'État français, et on leur annonce qU'ils sont désignés pour partir en Allemagne. Puis, on leur demande de signer l'engagement de partir «volontairement ». Ceux qui, sous la contrainte, acceptent, sont immédiate­ment mis en présence d'un contrat de travail pour les usines Daimler-Benz. Les autres sont menacés de mille maux : «Si vous ne signez pas, vous le regretterez bientôt! », aussi bien de la part de l'Allemand que des inspecteurs du Travail.

Malgré ces menaces, les refus sont nombreux. La méthode qui avait réussi sur les jeunes célibataires appelés en premier, a échoué sur les hommes plus mûrs. Ce soir, au département moteur, sur 1 0 appelés, 6 seulement avaient signés.

Résultats ce soir: 37 volontaires et 121 «volontaires forcés », soit au total: 158. De nombreux ouvriers appelés ont, malgré la pression faite sur eux, refusé de signer leurs contrats. Certains ont jusqu'ici été convoqués trois fois devant la commission, les menaces étant chaque fois plus grandes et plus précises. «Si vous ne signez pas maintenant, lundi la gendarmerie allemande ira vous chercher et vous emmènera de force. Vous n'aurez réussi qu'à perdre le bénéfice du demi­salaire d'indemnité. Si vous tentez de fuir, on arrêtera vos parents jusqu'à votre retour! Alors, signez! ».

Ces départs d'ouvriers professionnels ont été l'objet de la plus grande partie de la conférence de ce soir chez M. Renault. Au patron qui n'envisageait que le côté matériel de la question : baisse de la production et répercussion sur la vie de l'usine, M. de Peyrecave a opposé le côté humain en montrant que c'était là une

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véritable déportation et en demandant que l'usine ne se désintéresse pas de ces hommes et les suive dans leur exil. M. Renault a accepté qu'un ingénieur parlant allemanq soit détaché auprès d'eux et les aide pour tous leurs rapports avec les autorités du Reich. Il a demandé aussi qu'une lettre pressante soit envoyée au ministre du Travail allemand pour lui signaler que c'était là bien mal reconnaître les efforts faits par les usines Renault pour fournir à l'armée allemande du maté­riel (sic).

De nombreux jeunes gens désignés pour la relève sont disparus «sans laisser d'adresse ». A la Société des Moteurs Renault pour l'Aviation, malgré plusieurs tentatives, aucun ouvrier n'avait accepté ce soir de signer le contrat de volontaire.

Nous avons travaillé, aujourd'hui, entourés de gendarmes et d'agents qui, en trois cordons successifs, barraient toutes les voies accédant à l'usine. Le calme pour­tant régnait dans les ateliers et rien ne s'est passé. Très peu d'ouvriers sont partis. Ceux qui ont refusé de signer, travaillent calmement et attendent. Certains ont dis­paru. D'autres se sont fait porter malade. Au département des moteurs, la situa­tion se présentait ainsi ce soir : sur 1 200 ouvriers il y eu 5 volontaires, partis il y a une semaine. Sur les 31 appelés pour signer le contrat de volontaires forcés, 4 seulement sont partis. Les autres sont, soit disparus, soit malades, soit récusés, soit au travail à leur machine ou à la chaîne après avoir refusé. Deux ont été recon­nus inaptes pour faiblesse physiologique.

Après 4 jours d'arrêt, les convocations d'ouvriers devant la commission ont repris aujourd'hui. Je doute qu'elles donnent plus .de résultats que celles de la semaine passée. La tranquilité de ceux qui ont refusé de signer a rassuré ceux que les menaces intimidaient, il y a quelques jours encore. Il y a une contagion de la résistance comme il y a une contagion du défaitisme. L'action des chefs a aussi une énorme influence. Dans les départements où le chef a le courage de soutenir de quelques paroles les ouvriers avant de les envoyer devant la commission, les résultats sont très différents de ceux des départements où on les abandonne aux négriers de Vichy.

M. de Peyrecave a fait ce soir au cours de la conférence chez M. Renault, un exposé de la question des réquisitions de main-d'œuvre aux usines, en même temps que le point de la situation. Il a tout d'abord annoncé que malgré l'opposition de la direction de l'usine, le ministère de la Production industrielle avait maintenu le chiffre annoncé. Une lettre arrivée hier confirme que la commission, présidée par

M. Norguet, a porté à 1 027 au lieu de 310 le nombre des ouvriers des usines Renault qui doivent partir pour l'Allemagne. Or, comment se présente ce soir la situation? Il y a eu en tout 96 volontaires : 5 qui se sont inscrits à l'usine même, 37 qui, par crainte des réactions de leurs camarades ou pour choisir le lieu de leur travail sont allés s'inscrire dans les bureaux de placement allemands. Sur les 198 ouvriers désignés pour comparaître devant la commission: 110 ont signé le contrat qui leur était présenté, 88 ont refusé cette signature, si bien qu'à l'heure présente 206 ont été recrutés, dont 140 sont déjà partis pour le Reich. Quel va être le sort des autres? Vendredi l'inspecteur du Travail avait transmis l'ordre du ministère du Travail d'afficher un avis informant le personnel que tout ouvrier désigné pour la relève qui refuserait de signer le contrat de volontaire, serait licencié immédiate­ment par l'usine et mis à la disposition de l'inspecteur du Travail qui en dispose­rait, conformément aux ordres reçus. L'usine a refusé de placarder de telles affi­ches et d'appliquer cette consigne sans un ordre écrit et signé d'une personnalité officielle responsable.

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22 octobre

Sur le plan industriel, les difficultés s'aggravent et la situation évolue très vite. Depuis une quinzaine de jours les différents serVices industriels allemands de Paris s'agitent. Le commissaire à l'usine, le prince von Urach, passe son temps en confé­rences au GBK, à l'OKH et à la Rüstung-I~spektion. Révision des plans de construc­tion? Recherche d'économies de matières premières? Alors que l'an dernier, à pareille époque, la consigne était de placer le maximum de commandes dans l'indus­trie française, elle est, cette année, de comprimer au maximum les commandes déjà passées. Et voici que ces discussions se traduisent en fait dans les program­mes.

Nous avons été avisés, hier, que le programme de camions prévu pour le 4e trimes­tre était immédiatement réduit de 20 %. Ce matin, la Rüstung informait l'usine que toutes les commandes de matières premières passées aux usines du Reich étaient annulées depuis minuit et qu'aucune livraison ne serait plus faite, même de matières actuellement sur parc. Cet après-midi, l'ingénieur Deffessen, de l'OKM de Berlin, avisait le commercial que la commande de 1 000 groupes marins de 130 CV destinés à l'équipement des péniches de débarquement Blohm et Voss, était réduite à 380 par suite de nouvelles instructions de l'état-major. Enfin l'OKH, qui, jusqu'à présent, avait demandé que pour les marchés de pièces de rechange de chars nous conti­nuions à utiliser les matières prévues en juin 1940, nous informait cet après-midi, qu'il fallait immédiatement utiliser pour ces marchés, les métaux de remplacement.

Extrait du rapport sur l'activité des usines Renault en septembre

Production: 1 445 camions (504 AHS, 848 AHN, 93 AHR).

Commandes de l'armée d'occupation enregistrées: 8367760 F, portant le total enregistré depuis août 1940 à 481 812715 F.

-A la fin septembre il avait été livré 108000 maillons Ristcher pour véhicules blindés.

-Personnel Usine de Billancourt: 21 521. Usine du Mans: 2241.

« La situation des approvisionnements en matières premières n'a jamais été aussi critique. Depuis le début d'octobre tous les casiers de boulonnerie et du magasin à roulements sont vides. Le moindre nouveau retard dans l'approvisionnement des aciers à roulement serait fatal à l'usine".

Voici un mois qu'a commencé l'action de recrutement direct de main-d'œuvre dans les usines. Un mois de luttes quotidiennes entre l'administration du Travail et la grande masse des ouvriers. Ce soir, 300 ouvriers de l'usine étaient partis vers leur nouveau travail et leur nouvelle vie. Pour briser la résistance, le gouvernement aurait encore accru sa pression. Les hommes appelés pour comparaître devant la commission doivent s'y présenter avec leur carte d'alimentation et leur carte de tabac. Ces cartes sont conservées par l'administration qui pense ainsi obliger les malheureux à partir sous l'empire de la faim. De plus, un papier à l'en-tête du " Kommandant von Gross Paris -Vervaltungsstal ABT W 1 -SOZ " et rédigé ainsi: « Vous êtes tenu de vous présenter au train qui quittera la gare de l'Est à destina­tion de l'Allemagne le ... à 15 heures. Vous devez vous munir au préalable du certi­ficat d'embauche qui est tenu à votre disposition au bureau d'embauche de votre employeur. Si vous ne vous présentez pas, ou si vous abandonnez le train en cours de route vous serez punissable par l'autorité militaire allemande «lm Auftrage ., est remis à chacun, pour compléter l'intimidation.

La dernière réaction est de ne plus se présenter à la commission de réquisition. Mais comment va maintenant réagir l'administration militaire?

27 octobre La situation de l'usine s'aggrave rapidement. On a actuellement l'impression que

28 octobre

11 novembre

10 décembre

11 décembre

la pompe se désamorce lentement mais sûrement. Les difficultés surgissent de tous côtés. Les dépannages, auxquels nous sommes pourtant habitués depuis deux ans, deviennent de plus en plus difficiles. On se demande maintenant où la production va se trouver subitement bloquée. Chaque jour, chaque heure posent de nouveaux problèmes de plus en plus ardus. Tout cela serait extrêmement réjouissant si ne se posait pas la question du gagne-pain de 20 000 personnes et la vie de plus de 15000 familles.

M. de Peyrecave a été convoqué aujourd'hui à l'hôtel Majestic pour une communi­cation importante. L'officier supérieur qui l'a reçu, l'a informé que, si demain la totalité des ouvriers désignés pour partir en Allemagne n'avait pas quitté l'usine, des mesures de force seraient prises. La gendarmerie accompagnée de troupes en armes occuperait les portes des usines et emmènerait de force tous les ouvriers dont les noms lui ont été remis. De plus, il a été avisé que les 450 défaillants seraient remplacés dès demain par des hommes mariés afin que le nombre fixé soit atteint au plus tôt.

(Après le débarquement amencam en Afrique du Nord et l'envahissement de la zone Sud par les troupes d'occupation). A l'usine différents ateliers ont été le théâ­tre d'incidents destinés à marquer, comme l'avait demandé de Gaulle, la volonté de résistance. A l'artillerie, défilé dans l'allée centrale derrière un drapeau tricolore; presque partout, arrêt de travail d'une minute et silence symbolique avant l'arrêt de midi. Dès midi et demi, la gestapo et la gendarmerie allemande, alertées on ne sait par qui, étaient à l'usine pour enquêter. Elles ne se sont retirées qu'après que

M. de Peyrecave eut donné sa parole que rien ne s'était passé. Le soir, l'incident a rebondi à la conférence de M. Renault. Furieux de ces manifestations, et toujours fort monté contre les Anglais, le patron a demandé que les organisateurs de ces incidents soient recherchés et punis. Il n'a renoncé à ces sanctions que devant l'opposition quasi-unanime des chefs de service présents.

A l'usine, chaque alerte amène une véritable panique et, comme il n'y a que très peu de jours par semaine sans alerte (la nuit dernière il y en a eu trois), le travail de nuit est d'un rendement de plus en plus mauvais. Dès que les klaxons ont annoncé le danger aérien, les ateliers se vident dans le désordre. Non confiants dans les abris, la majorité du personnel quitte l'usine pour gagner le métro ou pour rentrer à son domicile. Les gardiens eux-mêmes abandonnent leur poste pour s'éloi­gner des ateliers. Il y a eu des accidents sérieux dans l'obscurité et la panique.

Un nouveau mode de recrutement de «volontaires" pour la relève vient d'être inauguré la nuit dernière. Un de mes collaborateurs, âgé de 42 ans, père d'un enfant, contremaître à l'atelier des études, a été réveillé à 2 h 25 du matin par deux agents de police de la ville de Châtillon, qui lui ont remis un avis à l'en-tête de cette ville, l'informant qu'il était désigné pour partir en Allemagne au titre de la relève des prisonniers et qu'il devait, sous peine de sanctions graves des autorités; d'occu­pation, se présenter à la visite médicale le même jour à 9 heures. J'ai fait immédia­tement le nécessaire pour empêcher ce départ. Mais nous avons appris au cours de la journée que ce n'était pas là une mesure isolée. A l'usine, les 1 081 «volon­taires» sont maintenant partis pour l'Allemagne. Il a finalement été nécessaire d'appeler 1 750 ouvriers devant les commissions pour que ce chiffre soit atteint La plus grande partie des 670 se sont enfuis pour ne pas partir, ce qui représente tout de même une impressionnante proportion.

21 décembre

23 décembre

Conférence ce matin au Waffenamt au sujet de l'équipement des camions destinés à l'armée. D'après l'interprète qui m'accompagnait, il s'agit d'équiper tous les véhi­cules avec les dispositifs de départ à très basse température, et ceci dans les plus brefs délais. Pour nous, nous sommes décidés à nous contenter d'exécuter stricte­ment les instructions qui nous sont données, mais à ne faire aucune proposition, ni suggestion d'amélioration. Plus que jamais, passivité est le mot d'ordre. Nous ne sommes que des prisonniers contraints à travailler. Rien de plus.

J'ai eu en mains aujourd'hui, les lettres écrites par un jeune ouvrier modeleur de l'usine parti en Allemagne début novembre. Il ne cache pas, malgré la censure qui ouvre plus d'une lettre sur deux, toutes les difficultés de leur vie. Il est logé avec deux ou trois camarades de l'usine dans un camp situé à une vingtaine de kilomè­tres de Berlin, en pleine campagne. Dans le même baraquement qu'eux, logent aussi des ouvriers flamands, italiens et croates. Leur baraque est bien chauffée et comporte tout le confort moderne. La nourriture est abondante mais de qualité médiocre. Tous les deux ou trois jours, 40 à 50 grammes de beurre. Matin et soir, une soupe consistante composée de pommes de terre, carottes, rutabagas et farine. Un peu de pâté et de saucisson. 700 grammes de pain par jour, sauf deux jours par semaine. Le tout, logement et nourriture est payé 7,70 marks par semaine. Pendant une semaine, notre modeleur est resté avec ses camarades de l'usine, à se promener dans les bois et à se morfondre dans l'attente d'une tâche. Puis, on les a fait compa­raître devant un conseil médical où ils ont été auscultés, radiographiés, pesés, inter­rogés et palpés sur toutes les coutures. On les a alors informés qu'ils commence­raient à travailler le lendemain comme « apprenti ajusteur» au salaire de 0,82 mark à l'heure, soit 16 francs. Malgré leurs protestations, on leur a expliqué qu'il n'y avait pas de travail pour des modeleurs et qu'en conséquence on leur apprendrait le métier d'ajusteur. Et depuis ce jour, de 13 h 30 à 22 h 30, nos amis liment des

lopins d'acier, apprenant sous les conseils de moniteurs de 19 à 21 ans, à tenir correctement la lime et le burin. Le moral est assez mauvais. le manque total de nouvelles, de journaux et de radio, ainsi que les fausses nouvelles qui circulent à propos de la situation en France, aggravent leur démoralisation.

Fernand PICARD

Cà suivre)