05 - La fin tragique de J.-B.Vandenyver et de ses enfants, banquiers de Madame du Barry et propriétaires de l'île Seguin

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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La fin tragique de J.-B.Vandenyver et de ses enfants,

banquiers de Madame du Barry et propriétaires de l'île Seguin

Merveilleuse île Seguin : ton histoire est sans cesse renouvelée, grâce aux mânes qui flottent sur tes rivages ...

Nous avions préparé quelques notes sur j.-B. Vandenyver, pos­sesseur de l'île en 1793. Mais, pour ne pas lasser le lecteur, nous avions renoncé à conter la fin tragique de ce banquier ; guillo­tiné avec ses deux enfants et Mme du Barry.

Or -grâce à notre bulletin -nous avons appris que M. Eugène de Sèze, directeur de la S.A.F.E., de 1932 à 1971, était le des­cendant du banquier Vandenyver !

Ainsi, si le tanneur Seguin n'était pas devenu propriétaire de l'île, la famille Vandenyver en serait restée possesseur: on peut donc imaginer que, de nos jours, l'île serait encore la propriété privée d'un collaborateur de la Régie!

Une nouvelle fois, la R.N.U.R. peut s'enorgueillir de posséder avec l'île Seguin un capital historique : ce « vaisseau de haut bord monstrueux» (G. Poisson, Évocation du grand Paris, la banlieue sud, 1956, p. 555) plonge ses racines dans un passé lointain, parfois dramatique comme nous allons le voir.

Les pages qui suivent doivent beaucoup à M. de Sèze qui apporte ici des documents inédits sur son ancêtre. Qu'il veuille bien croire en notre gratitude et en la reconnaissance de nos lecteurs.

On a vu, dans un précédent article (1), que la blanchisserie Riffé, installée dans notre actuelle île Seguin en 1786, avait fait faillite. Pourtant, certains documents retrouvés depuis notre étude devraient laisser penser que la situation de l'établisse­ment aurait dû être favorable. Ainsi, un « État du blanchissage de l'hospice Saint-Sulpice », du 25 juillet 1793, indique que la buanderie Riffé avait reçu, en 1792, 4314 draps, 7640 chemi­ses, 105 douzaines de serviettes, 262 nappes, 2 665 tabliers et 12 890 paquets de menu linge (oreillers, crachoirs, mouchoirs, linge de tête, torchons). On précise même que « le linge se blanchit à Sève, dans l'eau courante, toujours le même blan­chisseur qui s'en acquitte fort bien ». Néanmoins, par lettres du 29 juin 1793, les entrepreneurs de l'établissement firent connaître aux autorités de Paris et au ministre de l'Intérieur que leurs intentions étaient « de vendre cette île et les bâti­ments ».

Jean Riffé et F. d'Herbelot, responsables de l'entreprise, renou­velèrent leurs propositions à la Commission de bienfaisance et de santé, suggérant que tout le linge des hôpitaux et hospices de Paris soit blanchi dans les bâtiments de l'île de Sèvres. Cette

(1) Notre Bulletin. juin 1975. p. 110-115.

supplique fut renouvelée, le 2 septembre suivant, au ministre de l'Intérieur, d'une façon plus détaillée : la blanchisserie serait devenue la « Buanderie générale du linge de tous les hôpitaux de Paris» et cette concentration du blanchissage aurait procuré salubrité et économie de gestion pour les éta­blissements hospitaliers (2). Nous ignorons s'il y eut une réponse de la part des autorités mais ce qui est certain c'est que la faillite de Riffé devint rapidement inévitable.

Dès le 3 octobre 1793, le banquier hollandais Vandenyver achète l'île et les bâtiments de la buanderie. Nous n'\lvons pas l'acte d'achat: la date nous est connue par un document de 1798, qui précise que la vente a été faite moyennant la somme de 142 600 livres (3). Mais cela est confirmé par un acte du 22 octobre 1793 qui décrit ainsi les deux lots de l'île de Sèvres, à savoir:

-Premier lot: une très grande usine bâtie sur le bord du canal qui traverse l'île, propre à l'établissement d'une manufacture, avec cour, grandes salles, très grands greniers bien « airés ", loge de gardien à l'entrée. Il y a encore un hangar servant de logement au portier et une petite cabane avec cheminée ; d'autres constructions sont inachevées. Toute cette partie de l'île, à gauche du pont de Sèvres en venant de Paris, contient trente-quatre arpents.

-Second lot: une maison récemment réparée de neuf, compre­nant un rez-de-chaussée avec cuisine et salle à manger, un pre­mier étage de cinq pièces, dont trois avec cheminées et galerie en dalle de pierre; un second étage en mansardes, le tout cou­vert en tuiles. De plus, il ya petite cour, poulailler, écurie pour trois chevaux, cabinet d'aisances, petit jardin avec arbres frui­tiers en plein rapport, le tout clos de murs en grande partie. Cette partie de l'île, à droite du pont de Sèvres et à la pointe de l'île, ayant environ 1 arpent (4).

Quelles raisons poussaient Vandenyver à acquérir l'île de Sèvres ? Il est difficile de deviner ses motifs : le banquier ne participe jamais à des opérations industrielles et on ne voit pas l'intérêt qu'il avait à acquérir les anciens bâtiments de l'usine Riffé. Il est aussi difficile de croire qu'il envisageait de cons­truire une résidence quelconque dans cette île, souvent recou­verte par les eaux. Placement d'argent? Le terrain de l'île n'avait guère de valeur (5).

A dire vrai, on peut se demander si Vandenyver vint au moins une fois dans l'île du pont de Sèvres! Car dès le Il octobre 1793 -c'est-à-dire huit jours après l'acquisition de l'île -un arrêté du Comité de sûreté générale de la Convention ordonne l'arresta­tion du sieur Vandenyver, de sa femme et de ses deux enfants. Traduit devant le Tribunal révolutionnaire, Vandenyver sera guillotiné le 8 décembre suivant: légalement, sa possession de l'île de Sèvres n'a donc duré que soixante-sept jours!

Néanmoins, et surtout parce que son procès et son exécution se rattachent au procès et à l'exécution de Mme du Barry, il n'est pas inutile de parler de ce nouveau propriétaire de l'île. A dire vrai, sa biographie a été faite dès 1939, par Jean Bouchary, en une trentaine de pages, parmi ses Manieurs d'argent. Nous ne reprendrons pas cette étude consciencieuse, nous contentant d'y puiser seulement quelques éléments. Par contre, les biogra­phies de Mme du Barry et les papiers du Tribunàl révolution­naire seront fréquemment utilisés.

La famille Vandenyver

Jean Bouchary commence son étude en affirmant que Jean-Baptiste Vandenyver naquit à Amsterdam en 1725 : en réalité, grâce à M. de Sèze, nous pouvons préciser que notre banquier vit le jour le 22 décembre 1726, à Machelen (Hol­lande) ; cela est prouvé par des documents des archives hollan· daises communiqués à notre estimé collègue.

Vandenyver vint assez jeune à Paris, à vingt-six ans, où il obtint des lettres de naturalisation le 20 juillet 1757. Les raisons en faveur de la nationalité française paraissent claires : dès le 20 décembre 1757, Vandenyver épouse, en l'église Saint­Eustache, Marie-Anne-Charlotte Pignard (renseignement communiqué par M. de Sèze). Sa maison de banque, fondée en 1761, rue Royale, fut installée par la suite au 24, rue Vivienne. Dorénavant, le banquier, « homme aimable et mondain », fré­quente la haute société française, les ministres des Finances et les fermiers généraux.

Peut-on tracer un portrait de Vandenyver ? Grâce au registre d'écrou de Sainte-Pélagie, conservé à la préfecture de police, nous connaissons son signalement : il a 5 pieds 1 pouce 1/2 (1,68 mètre), cheveux, sourcils et barbe bruns, portant perruque, yeux bleus, nez et bouche moyens, visage ovale, menton rond et relevé, front découvert.

De son mariage avec M.-A.-C. Pignard, Vandenyver eut trois enfants: Edme-jean-Baptiste et Antoine-Augustin, nés proba­blement en 1761 et 1764 (ils diront avoir respectivement trente­deux et vingt-neuf ans, lors de leur procès en 1793). Le premier mesure 5 pieds (1,65 mètre), sourcils et barbe bruns, yeux bleus, nez gros, bouche moyenne, visage plein, menton rond,

(2)

Arch. nat., F15 224 et 244.

(3)

Corps législatif. Conseil des Cinq·Cents. Rapport fait par Bourg-Laprade (in-4°, 6 p.), p. 2 . Même mention dans les papiers de la Direction départe­mentale des Domaines, Arch. Yvelines, 5 Q 264 -L'acte d'achat est du 3 oct. 1793 et un procès·verbal du Il fait connaître que Fr. Chev. Et. d'Herbe· lot, architecte, rue Pavée, section de Marat, confirme que l'achat a été effectué pour Vandenyver, moyennant le prix de 142 600 livres.

(4)

Arch. Paris, DQI0 1448, doss. 3356.

(5)

« Cette acquisition qui présentait l'espérance d'une utilité réelle fut, à très peu de jours près, le dernier acte de sa vie », dira beaucoup plus tard Mme Vandenyver en s'adressant au Conseil d'État: «Mémoire », s. d., in-4°, 16 p., impr. chez Valade, dont un exemplaire est au British Museum, French Revolution, 37 (1). Un autre exemplaire est entre les mains de M. de Sèze. Ce « Mémoire» a été rédigé par R. de Sèze, l'avocat de Louis XVI. Les relations établies entre le célèbre avocat et les héritiers Vandenyver sont probablement à l'origine du mariage de 1811, d'où est issue la famille actuelle .. Au moment de mettre sous presse, nous apprenons que M. le Comte Estève, d'Heudicourt (Eure), possède aussi cette brochure! M. le Comte Estève est en effet un des· cendant des Vandenyver : sa trisaïeule, la comtesse A.-A.-Françoise Estève, familièrement appelée Fanny, épouse du trésorier de Napoléon, était elle· même la petite-fille de ].·B. Vandenyver. -Cf. aussi la note (77) ci-après.

front relevé; par contre, nous n'avons pas de description sur Antoine-Augustin. Le troisième enfant sera une fille, Françoise·Marie-Anne, que nous allons retrouver.

j.-B. Vandenyver sera associé avec son frère cadet, Guillaume­François-Eugène, de fin 1779 à fin 1782. Cette société de banque, dissoute, sera continuée par Jean-Baptiste et les deux fils, mais la raison sociale restera « Vandenyver frères et Cie ».

Le gendre de j.-B. Vandenyver sera César-Louis-Marie Villeminot : né en 1749, décédé en 1807, celui-ci épousera Françoise-Marie-Anne, née vers 1759, décédée à Paris le 14 août 1791 (renseignement communiqué par M. de Sèze).

Opérations financières et immobilières

j.-B. Vandenyver entre au conseil d'administration de la Caisse d'escompte dès 1778. On l'y retrouve encore au début de la Révolution, notamment le 8 janvier 1789 où son fils aîné figure parmi les actionnaires (6). Gérant les affaires de nombreux Hollandais, Vandenyver s'occupe d'achats de matières d'argent (afin de les convertir en espèces monnayées), de « remplois », de voyages aux colonies, d'achats et de ventes d'actions, d'opé­rations sur les assignats, etc.

En décembre 1786, Veymeranges, sur l'ordre de Calonne, reçoit Il 500 000 livres d'assignations sur les domaines; une association est formée avec Pyron, Seneff, Baroud, Servat et Vandenyver (7) ; il s'agit alors de soutenir les actions des Compagnies des Indes et des Eaux de Paris.

Vandenyver a des biens à Paris, rue Royale, où un arrêté du comité du district de Saint-Roch, le 16 mai 1790, l'autorise à laisser sortir son locataire, M. de Leval, sauf l'entrée et la sortie des paquets (8). Il possède aussi de nombreuses maisons, notamment cour de la Juiverie, rue des Moulins, rue de Pro­vence, rue Vivienne, etc. En l'an II, les autorités s'occuperont de sa maison de la cour de la Juiverie (9), où il y a des locatai­res ; des réparations sont à effectuer cour et chantier de la Jui­verie, " sur les fossés de la cy-devant Bastille" (10).

Une histoire de diamants ...

Mais ce qui amène la perte de Vandenyver, c'est surtout le rôle qu'il joue dans les opérations de banque menées par Mme du Barry. Celle-ci, en 1789, voulant vendre une partie de ses dia­mants, les confie à Vandenyver qui tente de les vendre en Hol­lande. Cette opération ne put se faire et l'on trouve aux Archi­ves nationales (ll) une lettre de Vandenyver père, du 4 mars 1790, rendant compte de sa mission: les nombreuses recher­ches faites à Amsterdam ne lui ont pas permis de trouver un acquéreur et il faudra attendre une occasion, par exemple un mariage, pour vendre les bijoux; le banquier évalue ceux-ci à 133000 livres. Ce prix ne convenant pas à Mme du Barry, elle retira ses diamants et fit un reçu à Vandenyver pour annuler le projet. A partir de cette époque, Vandenyver devient le ban­quier officiel de la célèbre comtesse et c'est lui qui lui achète ou lui vend ses actions, ou qui lui avance le crédit.

Et surtout, quand les diamants de Mme du Barry l~i sont déro­bés en janvier 1791, à Louveciennes, cette richesse dévoilée fait sensation dans les clubs révolutionnaires... Les voleurs ayant été arrêtés à Londres, Mme du Barry se rend outre-Manche pour y engager une procédure ; trois autres voyages suivent : voyages suspects, on le comprend aisément, en raison de l'agi­tation révolutionnaire qui règne dans la France à cette époque. De plus, la comtesse du Barry emporte des lettres de crédit envoyées par les frères Vandenyver à leurs collègues financiers de Londres. Témoin cette missive du 2 avril 1791, adressée à

P. Simond et J. Hankey, à Londres :

" Messieurs,

" La présente vous sera remise par Madame La Comtesse Du Barry, qui va partir pour votre Ville pour suivre une affaire dont la notoriété publique vous a sans doute instruit. Nous vous prions très instamment, Messieurs, de lui rendre tous les services et bons offices qui dépendront de vous; nous les regar­derons comme reçus par nous-mêmes et nous en aurons la plus grande obligation.

Nous vous prions aussi de fournir à Madame La Comtesse tout l'argent qu'elle pourra vous demander sur ses reconnoissances, pour notre compte, et de vous en prévaloir sur nous par appoint.

Nous avons l'honneur d'être avec considération,

Vos très humbles serviteurs. Vandenyver frères et Cie ".

Cette lettre que nous avons recopiée scrupuleusement sur l'ori­ginal (12), sera une charge essentielle contre les banquiers, lors de leur comparution devant le Tribunal révolutionnaire.

D'autant plus que de nombreuses actions de Mme du Barry sont vendues par les soins de Vandenyver : vente de 12 actions le 22 septembre 1792, autres comptes de vente de 30 et 20 actions les 16 et 20 novembre suivant, etc. Le 22 septembre 1792, justement, « Van den Yver Frères et Cie » déclarent que Mme du Barry leur doit 448914 liv. 9 s., pour la période de janvier à septembre 1792 ; puis, du 20 septembre au 31 décembre, les comptes de Mme du Barry se soldent par un excédent de 131 326 liv. 14 s. ; enfin, le 13 juillet 1793, les

(6) Arch. nat., AD-IX 496 (arrêt du Conseil d'Etat du 17 janv. 1789, homolo­guant la délibération du 8).

(7)JANROT, p. 35. Sur les suites de cette affaire (1786 -an V), cf. Arch. nat., C 489 (doss. 245), 492 (doss. 276), 495 (doss. 321) et 496 (doss. 326).

(8)

Arch. Paris, DQ10 1140, doss. 2725.

(9)

Idem, DQI0 538, doss. 1118.

(10)

Idem, DQI0 1393, doss. 3071. (Il) Arch. nat., W 16, nO 701.

(12)

SAINT·ANDRÉ, 1909, p. 465, et 1933, P. 233 ainsi que LEROY,

p.

345-346 donnent cette lettre avec quelques variantes.

mêmes Vandenyver annoncent que leur cliente leur est redeva­ble de 267 788 liv. 9 s., pour ce premier semestre 1793. Bref, il serait trop fastidieux d'énumérer toutes ces pièces de compta­bilité qui prouvent l'aide des Vandenyver envers la comtesse (13).

et premiers soupçons

Enfin, et c'est le plus grave, Mme du Barry, lors de ses quatre voyages à Londres, rencontre toute l'émigration élégap.te qui déjà lui avait fait un cordial accueil. Installée avec la duchesse de Brancas (qui résidait à Sèvres), dans une maison de Burton Street, à Berkeley Square, la comtesse s'entretient avec les ennemis de la république: Thalusson, Choiseul, Pitt, Calonne, Crussol, le prince de Poix, etc. Elle va bientôt leur verser de l'argent. ..

Mme du Barry, arrêtée début juillet 1793, est relâchée quel­ques jours après. Mais, dénoncée à nouveau, elle est incarcérée le 12 septembre.

De leur côté, les Vandenyver sont inquiétés une première fois à la suite d'un décret contre les étrangers: jean-Baptiste et son fils, Edme-jean-Baptiste, sont arrêtés le 3 août 1793 mais remis en liberté dès le lendemain puisqu'ils possèdent bien la natio­nalité française. Puis, quand un autre décret du 7 septembre décide l'arrestation des banquiers et agents de change, Edme-jean-Baptiste est conduit une seconde fois en prison: il n'en sortira que le 17 du même mois. De même, Guillaume­François-Eugène, frère cadet de jean-Baptiste, est arrêté le 10 septembre 1793, sur mandat signé des administrateurs de police Godard et Heussé ; conduit à la Force, il sera remis en liberté dès le 12.

Arrestation des Vandenyver

Le Il octobre 1793, le Comité de sûreté générale ordonne l'arrestation et l'incarcération à la prison de la Force de Vandenyver père, de sa femme et de leurs deux fils; ils habi­tent alors rue Vivienne, à Paris. L'arrêté prescrit également l'examen de leurs papiers, avec apport de ceux suspects au Comité, et apposition des scellés (14).

Dès le lendemain, les quatre prisonniers adressent une pétition pour être réintégrés chez eux, acceptant la surveillance de gar­diens, afin de pouvoir régler leurs affaires: «Les citoyens Vandenyver père et fils ne peuvent vaquer à leurs affaires et se voient à la veille de ne pouvoir faire honneur à leurs engage­ments vis-à-vis du public s'ils ne recouvrent leur liberté. La citoyenne Vandenyver a l'état de santé le plus délabré... » (15).

Cette supplique eut-elle un effet immédiat? Il est difficile de le croire, mais ce même jour, 12 octobre, le Comité de sûreté générale dans un nouvel arrêté autorise le commissaire de police de la section de Guillaume-Tell à lever les scellés apposés sur les caisses et bureaux des Vandenyver, en présence de Voulland, membre du Comité de sûreté générale. On envisage d'autoriser Vandenyver à communiquer avec son gendre pour

Madame du Barry. Portrait gravé par Oudaille. Cette estampe (collection P.M.) est une des plus piquantes effigies de la favorite représentée assise, devant sa table de toilette. Elle est toute blonde, avec un large peignoir s'ouvrant sur une jupe rose. Ses mains, hors des engageantes de dentelles, tiennent une tasse de café en argent. Coiffés à boucles, ses cheveux tombent en rouleaux que reflète une glace posée derrière, par un curieux effet d'optique. En réalité, le graveur Oudaille a repris ici le célèbre tableau de J.-B.-A. Gautier-Dagoty fils, peint en 1771, où figure le Noir Zamor, devanÙa comtesse et lui offrant la tasse de café, sur un plateau. Le tableau étant souvent reproduit, nous avons préféré choisir cette estampe peu connue.

s'occuper des affaires de son commerce, à condition, bien entendu, que rien de suspect ne soit trouvé dans les papiers saisis (16).

Il ne semble pas que Voulland exécuta immédiatement cet arrêté, car le 18 octobre nous voyons Villeminot, le gendre, demander à son tour que les scellés soient levés en présence des

(13)

Nous avons totalisé· sauf erreur· aux Arch. nat. 15 liasses comportant 201 documents!

(14)

Arch. nat., AF·II 289, fO 37.

(15)

BOUCHARY, p. 153.

(16)

Arch. nat., AF·II 289, fO 39.

intéressés et du juge de paix, ce dernier remplaçant Voulland. En réalité, la situation des Vandenyver va rapidement s'aggra­ver. Dès le 19 octobre, le sieur Héron dénonce « le nommé Villeminot, demeurant rue Vivienne, nO 24, comme anCIen agent de la Cour et des émigrés de cette caste... ».

Arrestation du gendre de Vandenyver

Nous retrouverons bientôt le haineux Héron. En attendant, ce 19 octobre, un mandat d'arrêt du Comité de sûreté générale est lancé contre C.-L.-M. Villeminot, qui est incarcéré à son tour à la Force. Une perquisition a lieu à son domicile et ses papiers sont transmis au Comité de sûreté générale : on y dénombre 55 lettres dont 35 écrites en hollandais et 2 en alle­mand. Toutes ces lettres concernent les frères Vandenyver et sont « relatives à des affaires de banque et inscription au Grand Livre de la nation des capitaux étrangers placés dans les fonds publics de France».

Comme on peut s'y attendre, dès le 20 octobre, Villeminot demande à être interrogé ou mis en liberté provisoire, sous la surveillance d'un gendarme. Il fait remarquer qu'il est veuf, qu'il a quatre enfants en bas âge et qu'il est chargé en outre de quatre autres enfants de son cousin, commandant de gendar­merie en Vendée. Simultanément, Villeminot s'adresse égale­ment, dans le même but, au Comité de surveillance de la sec­tion de Guillaume-Tell. Mais les patriotes de cette section ne seront guère tendres pour Villeminot, disant qu'il est en rela­tion « avec les agioteurs de la Bourse et tous les richards de la rue Vivienne ».

Ne nous attardons pas sur le gendre de Vandenyver, puisque Bouchary a fait la relation de son incarcération : ce qui est extraordinaire, c'est qu'il n'ait pas suivi le dramatique chemin de son beau-père. Il sera libéré; mais seulement le 28 août 1794, c'est-à-dire plus de dix mois après son arrestation (17).

Les « dialogues des morts »

A près de deux siècles de distance, nous pouvons presque suivre les malheureux Vandenyver dans leur prison de la Force, aujourd'hui détruite, mais sise alors entre la rue Pavée et la rue du Roi-de-Sicile. Une relation, publiée dans le Tableau des prisons et reproduite par Nougaret dans son Histoire des prisons, nous conte:

« La famille Vandenyver vint ensuite. Un vieillard respectable, banquier fameux par ses richesses et sa probité, périt avec ses deux fils. Un triste pressentiment de ses malheurs et de sa desti­née occupait mes noires rêveries et souvent troublait mon som­meil ; il couchait à côté de moi : vingt fois, dans l'horreur de mes songes, je l'ai vu sur l'échafaud; me réveillant agité, je le trouvais encore reposant, sans crainte et sans alarme. Ils restè­rent peu de temps à la Force et suivirent à la mort la fameuse du Barry» (18).

Et les dialogues des morts de la Révolution, publiés à l'époque du procès de Carrier et de Delacroix, citent aussi: « Vandeny­ver père et fils, connus dans toute l'Europe par l'excellence de leur papier et en France par l'abondance de leurs bienfaits (guillotinés) » (19).

Quant à Mme Vandenyver, nous avons retrouvé cette note la concernant (20) : Recd of Mrs Vandenyver the sum of Three Hundred Livres which promise ta pay him on arder or demand. -Prison de la Force -Nov. the 5.1793 «< Reçu de Mme Vandenyver la somme de 800 livres promises de lui payer sur ordre ou demande»). De son côté, Vandenyver père écrit à sa section, le 22 octobre, pour rappeler qu'il a donné de nombreuses preuves de son patriotisme :

1° 6 000 livres pour l'expédition de la Vendée et l'équipement et l'armement de trois volontaires.

2° Fourni 500 livres à chacun de deux soldats pour remplacer

son fils aîné et un domestique désignés par tirage au sort.

3° 5 hommes de la banque sont partis à l'armée dont Mulder, son neveu, 20 ans, quoique Hollandais, tous avec matelas, cou­vertures, etc.

4° Enfin, quoique en prison, Vandenyver dit qu'il vient de ver­ser 300 livres pour la cavalerie.

Vandenyver père fait ensuite observer que la détention de ses fils les a mis « dans la triste nécessité de suspendre totalement leurs payements et de faire souffrir un grand nombre de leurs correspondants par le retour à protêt des traites; qu'ainsi, s'ils ne sont pas rendus bientôt à la tête de leurs affaires, leur ruine totale est inévitable et les mettra dans l'impuissance de contri­buer dorénavant aux impositions et charges publiques... ».

Premier interrogatoire

Ces protestations de civisme, d'ailleurs justifiées, ne pouvaient guère émouvoir les autorités révolutionnaires. Dès le 31 octobre, le Comité de sûreté générale ordonne que Vandenyver père sera interrogé en présence de Voulland et Jagot, représentants du peuple (21). Or, Vandenyver ignorait que Mme du Barry avait été interrogée la veille et qu'elle avait « parlé ». Le procès-verbal est assez compromettant pour notre banquier:

«Demande -Par qui recevles-vous à Londres l'argent dont vous pouviés avoir besoin?

Mme du Barry -Par le citoyen Vandenyver. .. ».

(17)

Un arrêté du comité de Sûreté générale du 2 janvier 1794 chargera un sieur Cambert. dénonciateur, de procéder à des fouilles et recherches, « tant dans le jardin de Yandenyver que dans la maison de Yilleminaut "pour décou· vrir l'argent qui s'y trouverait (Arch. nat., AF·II 294, fO 18).

(18)

NOUGARET, t. III, an Y·1797, p. 34 ; DAUBAN, 1870. p. 426.

(19)

DAUBAN. 1870, p. 458.

(20)

Arch. nat., W 300, nO 307.

(21)

YATEL, t. III, p. 233.

On montra alors à Mme du Barry une lettre du 19 novembre 1792, où Vandenyver disait: « Les décrets de la Convention nationale étoient fulminants contre ce qu'il appelle les sujets absents qu'on qualifiait tous d'émigrés ». Mais le plus grave, c'est que Mme du Barry dut reconnaître que Vandenyver lui avança la somme de 200 000 livres afin qu'elle soit remise à Rohan-Chabot, à Londres.

Nous connaissons, par ailleurs, le procès-verbal d'interroga­toire de Vandenyver père, fait le 1er novembre (22). Le ban­quier reconnaît ètre en relation avec la comtesse depuis trois ans et avoir vendu cent quatre-vingt actions de la Caisse d'escompte, afin de fournir à Mme du Barry les sommes dont elle pouvait avoir besoin. L'interrogatoire a un caractère inqui­sitorial et les deux membres du Comité de sùreté générale se gardent bien de laisser percer leurs intentions. Vandenyver ignore sans doute que ses propres lettres ont été saisies dans les papiers de Mme du Barry, mais il se tient sur ses gardes et ses réponses restent prudentes. Il n'empèche qu'il est bien obligé de reconnaître la lettre du 19 novembre 1792, citée précédem­ment, et surtout une autre, du 7 janvier 1793, écrite à Mme du Barry lorsqu'elle était à Londres, pour lui annoncer qu'une seconde somme de 200 000 livres devait être prêtée à l'évêque de Rouen (probablement le duc de La Rochefou­cault ?). Disons tout de suite que ces deux mentions de verse­ment seront les pièces maîtresses de l'accusation...

Nouvelles dénonciations

De nouveaux éléments vont précipiter la chute des Vandenyver, et c'est un ancien ennemi du banquier, le sieur Héron déjà cité, qui va poursuivre d'une haine implacable et maladive les Vandenyver. Cet ancien officier de marine, devenu vil dénonciateur, va jusqu'à accuser Vandenyver d'avoir depuis longtemps préparé une banqueroute générale! Son mémoire, intitulé ComPlot d'une banqueroute générale de la France, de l'Espagne et par contrecoup de la Hollande et de l'Angleterre... , est une curiosité dans son genre. Ses cinquante­six pages in-quarto forment un véritable roman où l'on voit les rois de France et d'Espagne, leurs ministres et leurs agents, décider une banqueroute générale en accaparant le numé­raire ! Exalté, Héron se trouve au premier rang des extrémistes et poursuit avec un acharnement maladif les Vandenyver. Les faits qu'il relate mêlent Calonne et les Vandenyver, une sombre histoire d'un million de piastres que Vandenyver lui a demandé de prendre à La Havane... (23).

Vandenyver père répond le 3 novembre par un long plaidoyer adressé au Comité de sûreté générale. Il y expose que l'État a eu dans l'opération des piastres un bénéfice de 174 993 livres et, surtout, que les réclamations de Héron avaient été rejetées en leur temps soit par l'Assemblée constituante, soit par l'Assemblée législative. De leur côté, les amis des Vandenyver ne restent pas inactifs: le 8 novembre, Plassiard, un des fondés de pouvoirs de la banque, écrit au Comité de sûreté générale, mais sans résultat.

Le Comité de sûreté générale, de son côté, ne desserre pas son étreinte: un nouvel arrêté du 19 novembre est publié (24). Le Comité explique qu'il a pris connaissance de diverses pièces trouvées chez Mme du Barry. Or, il résulte de ces pièces que la femme du Barry est prévenue d'émigration et d'avoir, pendant le séjour qu'elle a fait à Londres, entre octobre 1792 et mars 1793, fourni aux émigrés des secours pécuniaires et entre­tenu des correspondances suspectes. Les Vandenyver, père et fils, eux aussi, sont prévenus d'avoir fait passer des fonds à Mme du Barry pendant qu'elle était en Angleterre. En consé­quence, tous sont traduits devant le Tribunal révo­lutionnaire.

Il est curieux de constater, à ce moment, que le Comité de sûreté générale lance deux jours plus tard, le 21 novembre, un second ordre de traduction devant le Tribunal révolutionnaire (25). Faisant droit à la dénonciation de Héron, les huit mem­bres dudit Comité reprennent les arguments du dénonciateur: les Vandenyver et « une multitude de complices » sont « les instruments d'un complot de banqueroute générale, qui auroit perpétué l'esclavage des Français et sauvé la tête du tyran... ». En suite de quoi, toutes les pièces fournies par Héron devaient être présentées au Tribunal révolutionnaire.

Nouvel interrogatoire

Le 22 novembre, Mme du Barry est amenée de la maison de Sainte-Pélagie pour être interrogée en l'une des salles du palais de justice, par Dumas, vice-président du Tribunal révolution­naire, en présence de Fouquier-Tinville. Elle reconnut avoir été en Angleterre et déclara « que l'argent de ses voyages à Londres lui avait été fourni par Vandenyver, son banquier ».

Mais il faut revenir à la vindicte de Héron. Dans les pièces des Archives nationales, nous trouvons un document de huit pages manuscrites intitulé: « Plan des questions à faire à MM. Wandenyver père et fils, dressé par Héron et envoyé par lui (c'est nous qui soulignons) à Fouquier, accusateur public du Tribunal révolutionnaire (26) ». On voit par cet acte la haine mortelle que Héron portait aux infortunés Vandenyver. Leur interrogatoire a lieu le 27 novembre et il reproduit fidèlement

(22)

Idem. p. 233-239.

(23)

Cette brochure névrotique est à la Bibl. nat. (in·4° Lb41 308) et aux Arch. nat. (W 16. doss. 701). On sait maintenant que Héron avait été chargé. en tant qu'officier de marine. de recouvrer à La Havane une traite d'un million de piastres; il revint six mois après. mais sans l'argent .... d'où ses procès avec les Vandenyver. Or Héron sera victime d'un vol. chez lui. de 800 000 F. en actions de la Caisse d·escompte. ce qui donne à penser qu'il n'était pas revenu les mains vides de Cuba! G. LENOTRE (t. 1. p. 66 et suiv.) suggère que "les banquiers (Vandenyver) avaient trouvé un singulier moyen de détourner son attention et de rentrer dans leur argent» ! Cela expliquerait la haine mortelle de Héron...

(26)

Arch. nat.. W 16. doss. 701. Mémoires historiques .... t. IV. p. 126-148.

(24) Arch. nat.. AF·II 290. fO 27 et W 16. doss. 701 ; VATEL. t. III.

p. 452-453 (avec quelques variantes).

(25) Arch. nat.. AF-II 290. fO 30 vO. Mémoires historiques.... t. IV.

p. 123-125.

les questions préparées par Héron. La seule différence -elle est mince! -c'est que Héron, dans ses questions, tutoyait Vandenyver, alors que le procès-verbal d'interrogatoire emploie envers le banquier le « vous» de politesse. Quant aux réponses deJ.-B. Vandenyver, on se doute qu'il lui fut facile de réfuter le pseudo-complot que lui attribuait le sieur Héron. De même, accusé par ce dernier d'avoir participé le 10 août 1792 à la défense des Tuileries avec les Suisses et même d'avoir tiré cinq coups de feu contre Héron, Vandenyver se borna à certi­fier qu'il était resté chez lui ce jour-là.

Antoine-Augustin Vandenyver fut également interrogé le même jour. Comme on lui reprochait d'avoir donné sa signa­ture pour que Mme du Barry puisse toucher des fonds en Angleterre, le jeune fils répondit qu'il savait que la comtesse avait un passeport en règle (ce qui était vrai) et, qu'en consé­quence, il ne pouvait la considérer comme émigrée. Enfin,

E. -J. -B. Vandenyver, interrogé aussi sur le fond, se borna à déclarer qu'il savait que l'affaire du million de piastres de La Havane avait bien eu lieu, mais qu'il n'en connaissait aucun détail.

Acte d'accusation

L'acte d'accusation fut lu en Chambre du conseille 3 décem­bre : les trois Vandenyver étaient accusés d'avoir mis leur caisse, « trésor inépuisable », à la disposition de Mme du Barry en lui remettant des « sommes immenses » et de verser de l'or « à grands flots» aux émigrés. On leur reprochait d'avoir fourni 200 000 livres au duc de Rohan-Chabot et une même somme à l'évêque de Rouen. L'accusation dit encore qu'on ne peut résister « à la persuasion intime qui naît naturellement que ces sommes prodigieuses n\étaient destinées que pour les émigrés ». En conclusion, Fouquier-Tinville accusait les Vandenyver d'« avoir également méchamment et à dessein conspiré contre la République francaise et favorisé les armes des ennemis sur son territoire, en leur fournissant des sommes prodigieuses ».

Le transfert des accusés à la Conciergerie fut demandé, ce qui fut exécuté le lendemain (27). Quant à l'acte d'accusation, il fut imprimé aussitôt (il a 11 pages in-quarto), distribué aux Jacobins et envoyé aux sociétés affiliées (28).

Devant le Tribunal révolutionnaire

Le 6 décembre, tous comparaissent devant le Tribunal révolu­tionnaire. Après avoir déclaré nom, prénom, âge, profession, lieu de naissance, les trois Vandenyver et Mme du Barry enten­dent lecture de l'acte d'accusation dressé par Fouquier-Tinville mais lu par Robert Wolf, greffier. Le vice-président, Dumas, s'attaque ensuite directement aux Vandenyver : Mme du Barry «trouvait dans la caisse des Vandenyver un trésor inépui­sable... Ces agioteurs fameux versaient l'or à grands flots sur les émigrés en remettant des sommes immenses à la Dubarry lors de ses voyages en Angleterre... Ce sont tous ces perfides étrangers qui avaient fait passer les diamants de cette dernière pour y être convertis en numéraire... Les Vandenyver ont tou­jours été les ennemis de la France... ».

L'ancienne favorite de Louis XV, pâle et angoissée, est assise non loin des Vandenyver. La foule, houleuse, tient des propos violents. Commencée à 9 heures du matin, l'audience dure jusqu'au soir. Elle est reprise le lendemain 7 décembre. Les Vandenyver reconnaissent avoir fourni une première lettre de crédit de 6 000 livres sterling, une somme de 2 000 livres et enfin avoir signé un mandat de 200 000 livres pour Rohan­Chabot.

On aurait aimé connaître les dépositions des témoins (29), les réponses précises des Vandenyver. Malheureusement, ni le Bulletin du Tribunal révolutionnaire, ni un journal de l'épo­que, n'ont publié une relation détaillée de ce procès célèbre. Par contre, Fouquier-Tinville, qui écrivait avec une rapidité extrême, a pris des notes très étendues qui forment une vérita­ble sténographie de l'audience. Dans ce travail considérable (30), Fouquier-Tinville n'écrit que les réponses mais les Van­denyver sont souvent cités: leur défense -on n'a guère de mal à le constater -se borne à reconnaître ce qu'ils ont déjà dit lors de leurs précédents interrogatoires.

Un réquisitoire flétrissant est alors prononcé par Fouquier­Tinville ; les jurés délibèrent: après une· heure un quart de délibérations, ils annoncent l'arrêt de mort. Il est Il heures du

SOIr. ..

La peine de mort

Le jugement rendu par le terrible Tribunal révolutionnaire porte (31) : « Il est constant qu'il a été pratiqué des machina­tions et entretenu des intelligences avec les ennemis de l'État et leurs agents pour les engager à commettre des hostilités, leur indiquer et favoriser les moyens de les entreprendre et diriger contre la France, notamment en faisant à l'étranger, sous des prétextes préparés, divers voyages pour concerter ces plans hos­tiles avec ces ennemis en leur fournissant, à eux et leurs agents, des secours en argent. .. ; que Jean-Baptiste, Edme-Jean­Baptiste et Antoine-Augustin Vandenyver sont convaincus d'être complices de ces machinations et intelligences... ». Les Vandenyver accueillent cet arrêt de mort avec calme ; Mme du Barry se trouve mal...

(27)

VATEL, t. III, p. 247-248.

(28)

Bibl. nat., in-4° Lb41 918.

(29)

Il est curieux de noter qu'au cours du procès de Mme du Barry et des Van­denyver, des habitants de Sèvres furent cités : ainsi la duchesse de Brancas (la maîtresse de Calonne) qui accompagne Mme du Barry à Londres en octobre 1792 ; ainsi M. de Breteuil (pour une lettre du 1er août 1785) ; ainsi le célèbre et curieux Zamor, "nègre" de Mme du Barry est un de ceux qui témoignèrent contre elle. Il sera arrêté à Sèvres le 29 décembre 1793 : ce der­nier personnage, à lui seul, mériterait une étude pittoresque.

(30)

Arch. nat., W 180, liasse 26, reproduit par VATEL, t. III, p. 257-270.

(31)

Bibl. nat., in-4° Lb41 2232 (impr. in-4°, 15 p.).

Le jugement se terminait par ces mots: « Ordonne qu'à la dili­gence de l'accusateur public, le présent jugement sera exécuté dans les vingt-quatre heures sur la place de la Révolution de cette ville ». Toutes ces formalités administratives sont scrupu­leusement respectées, telle la réquisition au commandant géné­ral de la force armée parisienne, où on lit ce 7 décembre: « ...mettre sur pied la force publique nécessaire à l'exécution dudit jugement, rendu contre Jeanne Vaubernier du Barry, Vandenyver père, Vandenyver fils ancien et Vandenyver fils jeune, et qui les condamne à la peine de mort, laquelle exécu­tion aura lieu demain, à onze heures du matin, sur la place publique de la Révolution de cette ville » (32).

Dernières volontés

Le 8 décembre 1793, un témoin se présente à la Conciergerie: c'est Jean-Antoine Coquardon, quarante-huit ans, graveur, né à Paris, demeurant quai du Louvre, nO 34. Il déclare qu'ayant appris le jugement, il a en sa possession une écuelle, une choco­latière à couvercle, une petite « bouillote» et une cuiller à café, le tout d'argent; sur ces objets, il lui est dû 174 liv. 14 s. par Vandenyver père (33).

Ce dernier, du reste, met à la même heure ses affaires en ordre: n'ayant plus d'illusion sur le sort qui l'attend, il fait venir à la Conciergerie, Heussé, administrateur de la commune de Paris, pour faire enregistrer quelques-unes de ses instruc­tions concernant les biens de son appartement. Il déclare avoir fait venir, dix jours auparavant, 1 600 livres en assignats, pour payer Bauro, peintre en miniature, détenu lui aussi à la Con­ciergerie, pour paiement d'un petit tableau de famille de 1 000 livres. Or, ayant été arrêté, ledit Bauro n'a pas eu le temps de terminer son travail; néanmoins, Vandenyver recon­naît lui devoir 300 livres. .

On ne peut s'empêcher d'être ému en lisant cette déclaration, sorte de testament: Vandenyver, qui sait qu'il va être guillo­tiné dans quelques heures, signe cette pièce, après avoir énuméré toutes les précisions nécessaires au règlement de ses affaires. Ainsi, les livres des trois premiers corps de sa biblio­thèque, à gauche en entrant, sont à Villeminot, son gendre; de même, les deux petits tableaux posés dans sa bibliothèque. Des mouchoirs, entreposés chez lui, appartiennent à la Compagnie des Indes. Ailleurs, dans une commode du cabinet, au premier étage, à côté de sa chambre à coucher, il y a dix pièces de mousseline qui sont la propriété d'un sieur Vandeuil. Enfin, dans une pièce à l'entresol, au-dessus du cabinet, enfermés dans une armoire, il y a des couverts d'argent qui appartien­nent à la comtesse Schacousky ... (34).

« Un petit moment, Monsieur le Bourreau»

Tous ceux qui ont consacré quelques pages à Mme du Barry n'ont pas manqué de montrer l'attitude de cette femme devant la mort. La charrette s'ébranle le 18 frimaire an II (dimanche 8 décembre 1793), vers 16 heures, conduisant la comtesse et les trois Vandenyver vers la place de la Révolution. L'ex-maîtresse de Louis XV pousse des cris déchirants, supplie qu'on la laisse vivre: « La vie! Qu'on me laisse la vie! ». Les Vandenyver, au contraire, «gardent une mine impassible, échangeant même des propos spirituels, leur amie, leur cliente étouffe sans cesse sanglots et soupirs; ils essayent de lui prodiguer des encourage­ments, des consolations, de lui montrer la brièveté du terrible passage de la vie à la mort, ils lui conseillent d'accepter l'inévi­table d'un cœur ferme, de ne point donner à ses ennemis le spectacle de son tourment. Comme ils admirent et vénèrent cette femme, ils voudraient lui épargner la douleur trop cruelle qui l'étreint, ils regardent avec pitié ses yeux rouges, sa physio­nomie livide, sa faiblesse extrême» (Leroy, p. 416-417).

L'origine de cette narration, probablement véridique, se trouve dans les Mémoires historiques ... , publiés en 1803, qui ajoutent : «En vain, MM. Wandenyver qui lui avoient des obligations et dont en échange elle avoit reçu des services, la supplioient de rappeler ce qu'elle pouvoit avoir de constance pour supporter un mal inévitable ; leur ancienne amitié pour la comtesse, la confiance que leurs qualités estimables devoient lui donner en leurs discours, rien, rien ne put lui faire surmon­ter les regrets qu'elle éprouvoit. .. » (p. 58).

Et tous les historiens ultérieurs ont « brodé » sur cette scène pathétique. Dès 1867, Vauban dira que Mme du Barry « ne savait que gémir, sangloter, supplier et se tordre sous la terreur du supplice ». Au contraire, les Vandenyver « prièrent, eux. Ils moururent comme on savait mourir alors ». Les Goncourt décrivent aussi le martyre de la comtesse et soulignent la séren­nité des Vandenyver : « Ses compagnons de route, qui devaient être ses compagnons d'arrivée, les Vandenyver, cherchaient à la soutenir de leurs paroles... : elle ne répondait que par des regards morts, des mouvements de lèvres inertes ».

La nouvelle Minerve a fait également un récit qui doit être consulté avec défiance, car ce témoin oculaire a vu des cheveux noirs à Mme du Barry! D'autres enfin rendent leurs récits sus­pects : à cette heure du 8 décembre 1793, la nuit était tombée et la charrette tragique avançait dans les rues mal éclairées du vieux Paris. Il est donc peu probable qu'on pût distinguer, comme on l'a écrit, la pâleur de la pauvre femme ou entendre les encouragements du plus âgé des Vandenyver.

Chaque auteur amène un détail précis, et l'ensemble est donc contradictoire ! Ainsi : «la foule ne stationnait pas»

(C. Saint-André), ou « la foule d'un dimanche attendait » (les Goncourt), ou encore « entre deux haies de curieux » (Leroy). Autre exemple : «les chevaux se mettaient à marcher lente­ment » (les Goncourt), ou « au pas des chevaux » (Leroy), ou encore « le convoi avançait assez vite» (C. Saint-André).

(32)

VATEL, t. III, p. 293, suiv. Arch. nat., AE 28.

(33)

Arch. nat., W 300, nO 307. Les Mémoires historiques, p. 181-182, disent simplement "quai du Nord" et 174 L 4 sols.

(34)

Arch. nat., idem. Comme ci-dessus, les Mémoires historiques,

p.

183-185, donnent quelques variantes.

En réalité, historiquement, le Moniteur, Prudhomme dans les Révolutions de Paris et l'infâme pamphlet la Descente de la Duba~ry aux enfers ... , tous documents contemporains, parlent des cris et des plaintes de Mme du Barry, qui n'avaient rien d'humain (35). Mais aucun ne cite nommément les Vandeny­ver. C'est seulement le Glaive vengeur qui parle du « cri affreux» poussé par Mme du Barry sous le couperet et qui ajoute: « Le père et les deux fils Vandenyver portoient sur la figure le caractère d'une fermeté égale ».

Cette simple -et unique -phrase se suffit à elle-mème et nous prouve le courage des Vandenyver, sans qu'il soit besoin de recourir au roman historique. Jacques Levron a pu écrire en 1961 qu'il n'est plus possible d'apporter un élément nouveau à

"La véritable guillotine ordinaire. Ha ! le bon soutien pour la Liberté". (Gravure de l'époque révolutionnaire). Tout laisse penser, aujourd'hui, que "la machine" du docteur Guillotin et du chirurgien Antoine Louis, construite par le menuisier Tobias Schmidt, sera bientôt une pièce de

musée...

ces scènes dramatiques. Il n'empêche que depuis Victorien Sardou (1831-1908), auteur dramatique, sa pièce Encore un petit moment, Monsieur le Bourreau, les a popularisées, en les travestissant d'ailleurs. Habile homme de théâtre, Sardou a voulu faire une pièce historique, usant ingénieusement de tous les procédés dramatiqiIes, mais il n'a pas réussi à masquer la construction factice des faits et l'inconsistance de sa psychologie.

Coupables?

L'historien Vatel, en 1883, a eu pour préoccupation constante d'innocenter Mme du Barry. Mais aujourd'hui, tous les histo­riens ont la certitude que la belle comtesse a effectivement aidé les émigrés, réfugiés à Londres. Autour d'elle, se groupèrent, pleins d'espoir, une foule de gentilshommes brûlant de l'ardeur de combattre (Leroy, p. 373).

Dès 1959, Mme Claude Saint-André traita les Vandenyver de « banquiers contre-révolutionnaires» ; en 1961, J. Levron écri­vait : « Les banquiers Vandenyver sont en relation avec tout ce monde de l'émigration.» Cela n'est guère douteux: les 200 000 livres versées au duc de Rohan-Chabot représentaient une somme énorme pour l'époque. Effectué en un tel moment, ce déplacement semble indiquer que le duc a pu être mêlé au soulèvement des provinces de l'Ouest et qu'il a trouvé auprès de Mme du Barry l'appui nécessaire à leur cause. Certes, la rébel­lion de la Vendée n'aura lieu qu'en mars 1793, mais ce trans­fert de 200 000 livres fait en janvier précédent est tout de même un indice grave -quoi qu'en disent certains historiens qui opposent les deux dates.

Il ne s'agit pas, ici, d'approuver les horreurs commises par le Tribunal révolutionnaire. Mais il est évident que la comtesse du Barry avait demandé -et obtenu -l'aide de son banquier Vandenyver et de ses deux fils. La seule question qu'on peut se poser est celle-ci: comment se fait-il que l'ancienne maîtresse de Louis XV ait pu commettre tant d'imprudences ? Ses fréquentations, ses transferts d'argent, ses quatre voyages à Londres, ne pouvaient manquer de la rendre suspecte. Et tout cela dans une période terriblement agitée: n'oublions pas que Louis XVI avait été guillotiné en janvier 1793, Marie­Antoinette en octobre, sans parler de la « levée en masse» face à la guerre étrangère.

On peut donc se demander pourquoi les Vandenyver -et notamment le père -ont pu se laisser entraîner, eux aussi, à commettre les mêmes erreurs dans cette période oû la Révolu­tion n'épargnait pas, souvent, un malheureux suspect. .. Par fidélité, par respect pour celle qui était leur cliente?

(35)

Le Moniteur universel, 20 frim. an Il (mardi 10 déc. 1793), t. XVIII,

p.

618-620 (réimpression), écrit: "Les quatre condamnés ont subi leur juge­ment, le 18, à quatre heures après-midi, sur la place de la Révolution. Le peu­ple s'était porté en foule vers le lieu de l'exécution pour être témoin de la ven­geance tardive de la nation contre cette fameuse courtisanne (sic) dont le luxe effréné épuisa les trésors prélevés sur les sueurs des malheureux. Elle avait vécu dans la débauche et le crime. Elle est morte sans courage".

Épilogue

L'exécution avait été prévue à Il heures du matin. Elle fut retardée, Mme du Barry ayant demandé à faire une longue déclaration, ce qui ne changea rien à son sort, mais compromit quelques-uns de ses fidèles serviteurs. C'est ce qui explique que le procès-verbal dit « d'exécution et de mort» de Mme du Barry et des Vandenyver indique cette heure de l'exécution « à quatre heures trente minutes de relevée » (36).

D'autre part, il est certain que Mme du Barry fut inhumée dans le cimetière de la Madeleine (aujourd'hui square Louis-XVI) ; on peut donc penser qu'il en fut de même pour les trois Vandenyver et que ceux-ci reposent encore parmi les 2 830 victimes enterrées dans le terre-plein gazonné, sis devant la chapelle expiatoire. On sait que les exécutions étaient promptes: le bourreau prenait le condamné par le bras gau­che, le grand valet par le bras droit et un autre aide par les jambes. En un instant, le malheureux était couché sur le ven­tre, la tête coupée, jetée ainsi que le corps tout habillé dans un vaste tombereau. On raconte que le triste Héron et ses amis déjeunaient à la buvette du Tribunal révolutionnaire lorsque celui-ci rendit sa sentence, en attendant, disaient-ils « de voir cette dame et ces messieurs dans le panier aux œufs rouges» et autres effroyables plaisanteries... (37).

L'année 1794 ne permit pas aux survivants des Vandenyver de s'occuper de leurs affaires. Villeminot, le gendre, ne sera remis en liberté que le 28 août. Quant à Guillaume-François­Eugène, arrêté dès le 26 décembre 1793 -moins de trois semai­nes après l'exécution de son frère -il était à ce moment réfugié chez la femme Huet, rue Saint-Marc (38). On avait prévu de le conduire à la Conciergerie pour y être jugé par le Tribunal révolutionnaire. Il dut prendre la fuite car on le retrouve à Amblainvilliers. Il fut néanmoins appréhendé le 22 juin 1794 et incarcéré à la prison du Plessis. Les officiers municipaux de Verrières interviennent en sa faveur le 6 septembre et, dès le 26, un arrêté ordonne sa libération, ce qui fut fait le lende­main. Il sortait sain et sauf de la tourmente révolutionnaire.

Mme Vandenyver, emprisonnée depuis le 12 novembre 1793 à la Force, obtint son transfert aux Anglaises de la rue de Lourcine. Elle s'y trouvait encore à la date du 27 août 1794, jour où sa soeur réclame sa liberté; le Il septembre, Plassiard, fondé de pouvoirs de la banque Vandenyver, demande également sa liberté : on la dit «sexagénaire et malade de rhumatismes goutteux ». Elle fut enfin libérée le 29 septem­bre 1794 (39).

Les biens de Vandenyver avaient été saisIs au profit de la République. Dès le 5 août 1794, nous trouvons une demande de renseignements sur un état à fournir sur les biens des Vandenyver, notamment sur la buanderie de l'île, acquise, on le sait, en octobre 1793 (40). Le 20 novembre 1794, la Commis­sion temporaire des Arts examina l'inventaire des objets mis en réserve au domicile du 24, rue Vivienne (41) ; on signale quel­ques marbres, peintures et dessins qui avaient été mis sous scel­lés le 13 novembre 1793 (42) ; le 5 décembre, on procède aussi à l'inventaire des voitures restées dans deux remises du 24, rue Vivienne : on y dénombre deux cabriolets, une diligence et deux berlines, le tout estimé 4 500 livres, ainsi que quelques harnachements de cheval, montant à 360 livres (43). Enfin, le 15 décembre 1794, la Commission temporaire des Arts exa­mina encore les cartes, plans, atlas, ouvrages et objets de géo­graphie trouvés rue Vivienne, notamment deux globes terres­tres saisis le 5 novembre 1793 (44).

Mais qu'allait-on faire de l'île du pont de Sèvres (qui ne portait pas encore -évidemment -le nom de Seguin) ?

Du foin dans l'île Seguin ...

Oublions -momentanément -l'infortunée famille Vandenyver. Devenue propriété de la République, l'île se trouvait à l'aban­don. C'est sans doute ce qui incita Liger, chef du dépôt des charrois de Versailles, à demander, le 24 avril 1794, qu'on l'autorise à faire mettre au vert ses jeunes chevaux dans la prai­rie de l'île du pont de Sèvres. Il semblait assez pressé, rappelant dans cette lettre que les chevaux devraient déjà être à l'herbe depuis quinze jours; enfin, il proposait de payer le même loyer annuel que celui versé l'année précédente par les « entrepre­neurs des chevaux de l'ambulance» (45).

A la suite de cette demande, le directoire du district de Versail­les demanda l'avis du directeur de l'Agence nationale de l'enre­gistrement de Versailles. Celui-ci approuva l'idée de Liger, dans une réponse du 5 mai, proposant que le loyer soit fixé après estimation d'un expert; remarque était faite -notons-le au passage -qu'il y avait des contestations, non réglées, entre les districts de Versailles et de Franciade (Saint-Denis) au sujet de la possession de cette île.

Cet avis est du 5 mai; or le 8 mai, le Comité de salut public, sur le rapport de la Commission des transports, postes et messa­geries, « considérant qu'il est de la plus grande urgence de met­tre au vert les chevaux malades ou fatigués », prenait un arrêté à ce sujet: il était prescrit à l'agent des domaines nationaux de

(36)

Procès-verbal reproduit par les GONCOURT, p. 270, n. 3. VATEL,

t.

III, p. 294, écrit: "... lesquels (condamnés) ont subi la peine de mort sur la place de la Révolution, en présence de nous, huissier audiencier audit Tribu­nal révolutionnaire, Deguaigné".

(37)

Mémoires historiques "', t. IV, p. 56 -NOUGARET, t. III, p. 39, écrit dès 1797 : "Héron alloit sur la place de la Révolution voir tomber les têtes".

(38)

Arch. nat., AF-II 290, fO 65-66.

(39)

BOUCHARY, t. l, p. 167; TUETEY, t. II, p. 286-287.

(40)

Arch. Yvelines, 5 Q 264. D'autres documents font état, en l'an III, que le citoyen Croisseuil, demeurant à Croissy, a souscrit, le 5 juillet 1793, un billet de 14 900 livres au profit de Vandenyver.

(41)

TUETEY, Procès-verbal de la comm. tempo des Arts, t. l, p. 576.

(42)

Cf. Arch. nat., F17 1267.

(43)

Arch. Paris, DQI0 1448, doss. 3356.

(44)

TUETEY, t. l, p. 650-651 ; cf. Arch. nat., F17 1052 -La commission des Revenus nationaux, le 3 juillet 1795, proposa de rendre à Mme Vandenyver les "2 globes de 18 pouces de diamètre avec méridien, l'un terrestre et l'autre céleste" ainsi que les tableaux et dessins enlevés les 13 et 27 nov. 1793 (TUETEY, t. II, p. 286-287).

(45)

Arch. Yvelines, 4 Q259.

(Combien, parmi des milliers de Parisiens qui viennent de la gare Saint­Lazare, pensent à venir se recueillir devant la chapelle expiatoire du square Louis-XVI (angle de la rue Pasquier et du boulevard Haussmann) ? A

droite et à gauche, la galerie des tombeaux où gisent les 1 000 gardes suisses massacrés aux Tuileries le 10 août 1792. Au centre, les deux massifs gazon­nés où reposent les 2 830 guillotinés de la Révolution, dont Mme du Barry et les trois Vandenyver...

mettre sur-le-champ à la disposition de ladite commission l'île du pont de Sèvres et les bâtiments en dépendant ; ordre était donné aux municipalités de Meudon et de Sèvres de faire lever les scellés. Enfin, il était prévu la construction d'un hangar, dans le milieu de l'île, pour abriter les chevaux (46).

L'intervention prévue de la municipalité de Meudon semble être une erreur: nulle part, nous n'avons retrouvé l'apposition de scellés, faite par les autorités de cette commune, sur les bâti­ments de l'ancienne buanderie Riffé. Seuls, les notables d'Auteuil, de Sèvres et d'Issy avaient effectué cette opération et rédigé procès-verbal respectivement les 4, 5 février et 20 mars 1794 (47).

Quoi qu'il en soit, les mesures prescrites par le Comité de salut public furent exécutées. Dès le 1er juin, le district de Versailles délibérait et examinait une lettre de l'inspecteur de l'Agence nationale de l'enregistrement et des domaines nationaux demandant la nomination d'un expert pour visiter l'état des lieux et l'époque précise de l'entrée en possession de l'île. Le sieur Brunelle, expert, fut désigné et il fut prévu que la munici­palité de Sèvres et le receveur de la régie de Sèvres assisteraient à ces opérations (48).

Dans les archives du « Comité de surveillance et révolution­naire de Sèvres» (49), on lit, à la date du 16 mai, que Joseph Nadot, bien que gardien de Salmon -employé à la manufac­ture de Sèvres et mis en état d'arrestation -emploie son temps « à faucher le foin de lille (sic) près du pont» ; le lendemain (17 mai), les commissaires lui recommandent de ne pas trop prendre de travail, puisque sa garde de Salmon lui est payée!

La municipalité de Sèvres s'occupait aussi de l'île. On trouve, par exemple, une lettre du conseil général de la commune adressée au district de Versailles, expliquant, le Il juillet, qu'une certaine partie du foin de l'île se trouvait alors bottelée et que la pluie pourrait y occasionner une « perte considéra­ble » ; les notables de Sèvres demandent au district l'autorisa­tion de faire rentrer le foin « et surtout celui qui y est déjà dans les écuries de Capet» (50). Le district ne répondit sans doute pas, car une nouvelle lettre de Sevin, agent national près la commune de Sèvres, du 15 juillet, rappelle la lettre précédente sur « la nécessité de fai;:-e enlever promptement les foins qui se trouvent dans l'isle du Pont de Sèvres» ou bien que la munici­palité soit autorisée à le faire elle-même. Cette dernière a déjà proposé « les greniers qui sont aux écuries du traître Capet qui peuvent receler lesdits foins ». Cette mesure ne souffre aucun retard car il faut mettre les chevaux au vert, comme l'exige la commission des Substances et Approvisionnements de la République.

Dans cette lettre, il est dit enfin que les bâtiments qui sont dans l'île ne peuvent recevoir lesdits foins, « attendu que leurs cou­vertures sont très défectueuses » (51). Nous ignorons la réponse exacte du district, qui fut sans doute positive car, dans les registres de délibérations de Sèvres, nous lisons, à la date du 17 juillet, que le district invite la municipalité à presser la ren­trée des foins dans l'île. Le 19 juillet, deux délégués de Sèvres, Josse et Landry, sont chargés de surveiller la coupe des foins (52). Celle-ci a effectivement lieu le 20, et le 22 on annonce que les foins sont rentrés (53).

Il est probable que la « commission des Transports militaires » -pour reprendre l'expression de Le Rat de Magnitot, receveur de l'enregistrement -avait occupé l'île. Dans une lettre au district adressée le 16 octobre, Le Rat rappelle la réquisition de l'île par le Comité de salut public, le 8 mai précédent, et dit que ladite commission des Transports militaires « paraît ne plus l'occuper depuis la récolte des foins » (54).

Projet d'armurerie dans l'île

En 1793-1794, la France avait à lutter contre une grande partie de l'Europe et les pouvoirs publics étaient surtout occupés à soutenir l'élan patriotique des armées républicaines. Dès le

(46)

Arch. nat., AF-III 286 (arrêté non enregistré) ; cité par AULARD, Rec. des actes du Corn. de salut pub\., t. XIII, p. 365. ­

(47)

Arch. Yvelines, 4 Q259. Nous possédons, en original, l'acte de la pose des scellés du 17 pluv. an II (5 févr. 1794) rédigé par C. Coupin et]. Eckard, commissaire du district et notable de Sèvres.

(48)

Idem, 2 Lk Versailles 15, fO 246-247.

(49)

Idem, 2 Lo 92.

(50)

Sur ces écuries, cf. idem, 2 Q 44 et 2 Lk Versailles 13, fO 49.

(51)

Idem, 2 Q 44.

(52)

Arch. comm. de Sèvres, reg. des délibér.; fO 124 VO et 215 vO, cf. DEFRESNE et EVRARD, les subsistances dans le district de Versailles,

t.

II, p. 135.

(53)

Idem, fO 218.

(54)

Arch. Yvelines, 4 Q 59.

30 juin 1793, la Convention adoptait un projet de décret nom­mant Petitjean, Musser et Legendre (de la Nièvre) pour exami­ner une maison provenant d'un émigré, dite hôtel de Bretonvil­liers : on envisageait d'y établir une manufacture de fusils. Au cours de la même séance, sur l'observation d'un membre, l'Assemblée adoptait l'article additionnel suivant:

« Autorise les mêmes commissaires à visiter également le local près le Pont de Sèvres, indiqué par le procureur général syndic du département de Paris, comme le seul propre à établir une manufacture d'armes» (55).

Ce n'était pas la première fois que les législateurs cherchaient à satisfaire les besoins des armées. Un an auparavant, le samedi 16 juin 1792, l'Assemblée législative, dans sa séance du soir, avait eu à s'occuper d'une telle question. On lit en effet que le secrétaire de l'Assemblée fit lecture d'une lettre d'un citoyen « qui demande à être autorisé à établir dans un moulin qui lui appartient, sur la rivière de Sèvres, une fabrique de poudre de guerre, sous la surveillance des corps administratifs, et de tel autre commissaire qu'il plaira à l'Assemblée nationale de nom­mer. L'Assemblée renvoie la pétition aux Comités mili­taires et de commerce réunis » (56).

****

A dire vrai, nous ignorons s'il s'agit bien, en l'occurrence, du ru de Marivel (ou rivière de Sèvres), rivière prenant sa source aux environs de Versailles et qui, après avoir alimenté deux moulins dans la traversée du bourg de Sèvres, venait se jeter dans la Seine, tout près du pont de Sèvres._. Faut-il y voir, au contraire, l'une des deux rivières de Sèvres situées dans nos départements actuels des Deux-Sèvres et de Vendée?

Quoi qu'il en soit, dans une lettre du 3 avril 1794, nous voyons Battellier, député de la Marne, chargé de mission à la manu­facture de Sèvres, s'occuper aussi d'établir une manufacture d'armes au pont de Sèvres: « la commission centrale des Armes portatives demande un local pour ses platineurs. La buanderie dite de la Reine, à Sèvres, peut faire le plus bel atelier possi­ble ; il contiendrait aisément trois cents ouvriers, si on en avait besoin. Un des moulins de Sèvres peut faire une belle émoulerie de baïonnettes. Il fera tourner trente meules. Donnez des ordres (écrit-il au Comité de salut public) et tout sera prêt dans huit jours» (57).

Il s'agit donc bien des bâtiments abandonnés par la blanchisse­rie Riffé, dans l'île, que Battellier proposait à la Convention. Effectivement, nous trouvons à la date du 20 août 1794 une demande d'un sieur Saussaye disant que l'Agence centrale des armes portatives vient d'obtenir du Comité de salut public que l'emplacement de la buanderie de l'île serait loué aux associés de la manufacture de baguettes à fusils pour en fabriquer. Dans cette supplique, Saussaye demandait aux administrateurs de Seine-et-Oise qu'on veuille bien lui accorder la propriété Coislin. Celle-ci, située sur les hauteurs de la rive gauche de la Seine -où passe maintenant la voie rapide du Petit-Clamart ­formait le domaine connu sous le nom de colline de Brimborion.

Quelques jours plus tard, le 23 août, le district de Versailles examinait une nouvelle demande de l'Agence des armes porta­tives qui sollicitait, cette fois, une petite maison située à Saint­Cloud, à l'entrée du parc, attenant l'ancien logement du Suisse (58).

Ainsi, les bâtiments sis dans notre actuelle île Seguin sem­blaient bien destinés à une fabrique de guerre. C'est en tout cas ce qu'annonce le district de Versailles le 1er septembre 1794 au receveur de l'Agence nationale à Sèvres. Il y est fait mention d'une lettre que l'Administration a reçue du sieur Sauvage (est­ce Saussaye cité précédemment ?), l'un des associés de la manu­facture des baguettes à fusils ; là encore, on se réfère à un arrêté du Comité de salut public qui a prescrit que les bâti­ments de la buanderie de l'île seraient loués à l'Agence centrale des armes portatives.

Nous connaissons la réponse de Le Rat de Magnitot, receveur de l'Agence nationale de l'enregistrement à Sèvres: conscien­cieux dans son travail, les nombreuses lettres ou rapports que nous avons vus écrits de sa main apportent toujours des détails précis ou des propositions concrètes_ Ainsi, le Il septembre, il dit ignorer absolument le parti pris en faveur de la manufac­ture des baguettes à fusils, par arrêté du Comité de salut public. Il ne peut s'empêcher de remarquer que la maison dépendant de la buanderie est peu logeable et que le citoyen Sauvage n'a pris aucune mesure pour l'habiter. Le Rat ne voit pas d'inconvénient à ce qu'on loue le pavillon Coislin, « parce qu'étant situé sur une élévation, il pourra veiller avec facilité sur son établissement ».

Il propose de faire louer la maison de l'île car la grande route et les parapets du pont (qui, à l'époque, franchissait la Seine en s'appuyant sur la pointe aval de l'île) forment une barrière naturelle qui la délimitent facilement. Le Rat, dans cette même lettre, rappelle que le district de Franciade (Saint-Denis) a des prétentions sur l'île du pont de Sèvres. Enfin, il informe le district que « Sauvage fait actuellement construire des ateliers et des forges dans la cour d'une maison, située à Sèvres, pres­que vis-à-vis du pont, louée par l'émigrée femme Coaslin (Cois­lin) au citoyen Morizan, qui a sous-loué au cit. Gauthier, mar­chand de vin}) (59).

Il ne semble pas que la fabrique de guerre de l'île de Sèvres fût mise en activité. Dans une lettre du 26 septembre, Antoine­Louis Saussaye, fabricant de baguettes de fusils, « dont l'éta­blissement va se former à la buanderie de Sèvres}), sollicite encore que le pavillon Coislin lui soit donné à loyer, pour lui et ses associés, y compris le terrain (60). N'obtenant pas de réponse, il renouvelle sa demande le 6 octobre et reçoit enfin une réponse le 13 octobre.

(55)

Procès-verbal de la Convention, 30 juin 1793, p. 448-449.

(56)

Idem, 16 juin 1792, p. 316-317.

(57)

AULARD, op. cit., t. XII, p. 369-370.

(58)

Arch. Yvelines, 2 Lk Versailles 16, fO 23 (registre) et 2 Lk Versailles 31 (minute).

(59)

Idem, 4 Q 259.

(60)

Idem, 4 Q 79.

Toujours méticuleux, et sans doute ne voyant toujours pas la manufacture d'armes s'établir dans l'île, Le Rat écrit au dis­trict le 16 octobre pour rappeler qu'il existe une autre île, dépendant des Moulineaux, confisquée sur Soyécourt, condamné: il s'agit -on l'a deviné -de notre actuelle île Saint­Germain.

La dernière pièce que nous avons retrouvée sur cette fabrique de guerre est une lettre du 19 octobre: on voit les associés de la manufacture d'armes prétendument établie dans la buanderie de Sèvres demander au directoire du district de Versailles de prendre à loyer le pavillon de Breteuil (61).

Seguin ayant obtenu, le 3 janvier 1795, l'île de Sèvres afin d'y établir une tannerie, Mme Vandenyver, le 14 pluviôse an III (2 février 1795) envoie cette" Pétition à la Convention nationale" afin de s'y opposer (document Bibl. nat. et du British Museum).

Que conclure de ces quelques documents? Sinon qu'il est cer­tain qu'au cours de l'année 1794, on envisagea à plusieurs reprises d'établir une manufacture d'armes dans l'actuelle île Seguin. Pour des raisons que nous ignorons, cet établissement ne put avoir lieu (62).

Où l'on retrouve Mme Vandenyver !

En réalité, vers la fin de 1794, les autorités révolutionnaires envisageaient une autre destination pour l'île de Sèvres. Comment expliquer, en effet, la visite de Couturier, député à la Convention, faite le 21 novembre 1794 ? Six semaines plus tard, Seguin et sa célèbre tannerie allaient s'installer dans l'île, suite à un décret du 3 janvier 1795 : nous avons déjà conté cet épisode (63).

Mais, comme il fallait s'y attendre, Mme veuve Vandenyver, sortie de prison le 29 septembre 1794, décida de s'opposer à Armand Seguin. Son premier acte fut d'adresser une « pétition à la Convention nationale » (64), dès le 2 février 1795. Son argument principal fut de s'appuyer sur une loi du 17 frimaire précédent, relative aux individus dont les biens commerciaux avaient été confisqués par la République, biens qu'on espérait pouvoir ranimer le commerce et l'industrie. Cette loi spécifiait même qu'on devait traiter « avec la même justice et plus d'humanité encore» une catégorie spécialement désignée: « c'étoient les veuves et les erfans des individus condamnés».

Tout un ensemble de 'dispositions avaient été prévues pour l'application de la loi: préseatation aux autorités des actes de société et des registres de commerce, acceptation du passif ou de l'actif éventuels, nominatH;m d'arbitres, etc. Tout cela avait été exécuté immédiatement par Mme Vandenyver. Ainsi, elle pouvait espérer mettre à jour la liquidation définitive de la société de banque de son époux. Mais il lui fallait aussi régler la succession de son mari et c'est cette dernière opération qui n'avait pas été envisagée par la loi. Aussi, la pétition de Mme Vandenyver avait-elle pour objet de demander aux légis­lateurs de prévoir par un seul acte la liquidation de la maison commerciale Vandenyver et la succession de son défunt mari. Naturellement, des arguments sentimentaux étaient aussi avancés:

« Veuve avant le temps marqué par la nature, séparée pour jamais de tout ce qui pouvoit l'attacher à la vie, privée à la fois et le même jour de son mari et de ses enfans, et condamnée à une douleur qui ne peut plus avoir de terme, elle n'auroit plus

(61)

Idem, 4 Q 61.

(62)

Sur toutes ces questions, cf. nos articles publies en... 1959 ! (Étincelle de Boulogne·Billancourt, 28 mars, 4 avril, 2 et 9 mai 1959).

(63)

Notre Bulletin, juin 1976, p. 218-233.

(64)

Pétition à la Convention nationale, par la citoyenne veuve Vandenyver. Ce 14 pluviôse l'an III (2 févr. 1795) de la République française une et indivisible. De l'imprimerie de Du Pont, rue Helvétius, nO 679, in·8°, 14 p. (Bibl. nat., in-8° Lb41 4244 ; British Museum, F 790-2). Cf. aussi The National Union Catalog, Bibl. du Congrès, à Washington, 1re série, t. 536, qui indique cette "pétition").

aujourd'hui aucun vœu à former pour elle-mêine ; mais l'inté­rêt de petits-enfans qui lui restent d'une fille qu'elle avoit déjà perdue il y a quelques années, lui a fait sentir qu'elle étoit mère encore et elle a désiré pour eux de profiter du bienfait de votre généreuse loi du 17 frimaire et de recommencer, s'il étoit possi­ble, un établissement auquel les longs travaux et la probité sévère de son mari avoient donné quelque renommée».

Cette pétition ne semble pas avoir eu de réponse et, comme on sait, le sieur Seguin s'installa dans l'île de Sèvres, y construisant une importante tannerie. L'année 1795 vit le plein développe­ment de cette manufacture, destinée à la production accélérée de cuirs dont nos armées républicaines avaient le plus grand besoin.

L'île Seguin est payée deux fois !

Pourtant, Mme Vandenyver reprit espoir quand une loi du 20 mars 1795 ordonna la suspension de la vente des biens con­fisqués par l'effet des jugements révolutionnaires. Et deux mois plus tard, le 9 juin, une nouvelle loi rendit définitivement ces biens aux veuves, héritiers ou ayants cause des condamnés. On voit même un arrêté du Comité de législation, du 4 août sui­vant, qui met les Vandenyver en possession de toutes les pro­priétés saisies.

La veuve Vandenyver et les enfants de sa fille étaient donc en droit de se voir réintégrer dans la propriété pleine et entière de l'île de Sèvres, acquise par j.-B. Vandenyver par adjudication du 3 octobre 1793. Mais cette acquisition n'avait pas été acquittée, puisque la famille Vandenyver 'lvait été arrêtée huit jours plus tard, le Il octobre ! En conséquence, la veuve Vandenyver s'empressa de remplir les charges et conditions de l'achat d'octobre 1793, en déposant, à la Trésorerie nationale, le 20 juillet 1795, la somme de 157 1961iv. 3 s. 8 den., pour le principal et pour les intérêts et autres charges accessoires de l'adjudication.

Et Seguin -soit pour respecter l'esprit de son acquisition de janvier 1795, soit pour se couvrir réellement dans la possession de l'île -versa lui aussi, au Trésor public, le 13 décembre 1795, la somme de 187 710 livres, prix de l'estimation de l'île!

Hélas! il devenait de plus en plus difficile d'exproprier Seguin de l'île de Sèvres, oû il avait édifié de grands bâtiments pour sa tannerie: une véritable usine y fonctionnait, avec un nom­breux personnel et un important matériel. De plus, les autori­tés révolutionnaires soutenaient totalement A. Seguin et per­sonne ne pouvait envisager sérieusement l'arrêt de la produc­tion des cuirs. Pourtant, le 29 mars 1796, les Vandenyver déci­dèrent de donner congé à Seguin, avec défense de continuer son exploitation (65). En même temps, ils présentèrent au ministre des Finances une pétition tendant soit à faire cesser la jouissance de Seguin dans l'île, soit à se pourvoir devant les tri­bunaux pour l'obliger à leur laisser les lieux libres.

Silence et inertie des pouvoirs publics

Là encore, onze mois s'écoulent et un nouveau mémoire de la veuve Vandenyver fut transmis, le 7 février 1797, par le minis­tre de l'Intérieur à son collègue des Finances (66).

De nouveau, aucune réponse ne fut donnée et, une fois encore, treize mois plus tard, les héritiers Vandenyver changèrent de méthode : ils décidèrent de présenter une nouvelle pétition directement au Conseil des Cinq-Cents, afin de faire annuler le décret du 3 janvier 1795 sur lequel s'appuyait A. Seguin pour garder l'île de Sèvres.

Le Conseil des Cinq-Cents, dans sa séance du 28 mars 1798, renvoya à une commission spéciale, composée de Bourg­Laprade, Dupont (du Mont-Blanc) et Gomaire, l'examen du différend (67). Trois semaines plus tard, le 22 avril, la commis­sion proposa au Conseil des Cinq-Cents de rapporter effective­ment le décret de janvier 1795. Le rapporteur donna pour

Bourg-Laprade propose, ce 3 floréal an VI (22 avril 1798), de rendre l'île de Sèvres à Mme Vandenyver, estimant que la possession de Seguin est illégale (document Bibl. nat.).

(65)

Seguin lui·même dans ses deux "Consultations" des 4 septembre 1800 et 24 mars 1803 (p. 6 et 16) dit avoir reçu ce congé.

(66)

Arch. nat., Fl2 2285_

(67)

Procès-verbal du Conseil des Cinq-Cents, 8 germinal an VI, p_ 113.

motif que Seguin n'avait pas exécuté ce décret: « En effet, dit­il, ce décret ne lui a pas donné la propriété définitive de l'île de Sèvres; il lui a seulement accordé la faculté de l'acquérir en remplissant les clauses et conditions qu'il prescrit: et ces condi­tions étoient une estimation préalable, le versement du mon­tant de cette estimation à la Trésorerie nationale et, enfin, une vente des lieux par les autorités constituées et compétentes pour compléter les conditions exigées. Aucune de ces condi­tions n'ont été remplies... ; donc sa possession est illégale et devient une usurpation par son obstination à s'y maintenir» (68).

Ce rapport de Bourg-Laprade est du 22 avril. Dès le 24, A. Seguin contre-attaqua en faisant valoir qu'il n'avait pas été entendu (69). D'autre part, il demandait que la réclama­tion des Vandenyver soit soumise directement au Directoire exécutif; à cet effet, il invoquait une décision du Conseil des Cinq-Cents prise dans ce sens le 10 avril précédent, au sujet du domaine de Ravannes (S.-et-M.) qui lui avait été accordé par le même décret de janvier 1795 et contesté par un sieur Dulac.

La requête d'A. Seguin eut des effets immédiats car le Conseil des Cinq-Cents, dans sa séance du 27 avril, décida que le dos­sier serait transmis au Directoire exécutif, afin que celui-ci pro­pose sa propre solution (70).

Pour les Vandenyver, tout était à refaire, puisque cela dépen­dait du bon vouloir du gouvernement. Ils s'adressèrent, en fin d'année, au ministre de l'Intérieur, par un mémoire de Pacotte, leur fondé de procuration, afin de démontrer l'urgence de leur affaire. Une fois de plus, le ministre se borna à répondre de s'adresser au ministre des Finances (9 décembre 1798). Cela fut encore confirmé le 8 janvier 1799 : la veuve Vandenyver et ses petits-enfants demeurent à cette époque rue des Fossés, près de la place des Victoires (71).

Certes, le Directoire ordonna au ministre de l'Intérieur, François de Neufchâteau, de faire un nouveau rapport ; les commissaires nommés à cet effet -Perrier, Vauquelin et Chalgrin -concluèrent ainsi : « Nous pensons que les domaines nationaux qui ont été vendus (à Seguin) par le gouvernement, et dont il a payé le montant, conformément à l'estimation qui en a été faite par les experts du gouvernement, sont indispensa­blement nécessaires à cet établissement» (72).

A la suite de ce rapport, le ministre des Finances proposa à son tour au Directoire un message « tendant à la confirmation de la vente» de 1795 en faveur de Seguin.

« Selon que vous serez puissants ou misérables... »

Il est bon, ici, de rappeler que Seguin était tout-puissant: ses ennemis -et on sait qu'ils furent nombreux -ne purent jamais, sous le Directoire, démontrer les malversations dont on le soup­çonnait, la mauvaise qualité de ses cuirs, les mensonges concer­nant sa méthode accélérée de fabrication dont il se targuait. Les fêtes somptueuses qu'il donna, même sous les premières années du Consulat, rassemblaient la « meilleure » société de Paris et « rendaient en plaisirs à la France ce qu'elle leur avait pris en fortune ». Tout ceci peut donc expliquer 'que les Vandenyver se heurtèrent à une inertie toujours renouvelée.

De plus, il faut reconnaître que si la loi du 20 mars 1795 ordon­nait la suspension de la vente des biens confisqués aux condam­nés, Seguin pouvait dire que, dès le 3 janvier précédent, il avait été mis en possession de l'île de Sèvres par le district de Versail­les et surtout qu'il avait respecté ses engagements en édifiant une manufacture de cuirs, dont l'activité ne pouvait être niée.

En 1800, les Vandenyver tentèrent de reprendre possession de l'île : cela donne lieu à un nouveau « Mémoire à consulter » de Seguin, en date du 4 septembre 1800, appuyé par cinq juris­consultes (73). A leur tour, les Vandenyver répondent par un « écrit volumineux », d'au moins cinquante-six pages, à la date du 30 frimaire an XI (21 décembre 1802) (74).

Seguin répondra le 24 mars 1803 par une brochure intitulée «Observations, pièces justificatives et seconde consultation pour le citoyen Seguin », comportant au total quarante-sept pages. Il n'est pas inutile d'analyser scrupuleusement ce docu­ment qui se trouve à la Bibliothèque nationale et au British Museum (75). Car la première partie de cet imprimé est égale­ment conservée en deux exemplaires aux Archives nationales, dans les papiers du ministère de l'Intérieur (76).

L'un de ces exemplaires a vingt-quatre pages et comporte quel­ques corrections typographiques, manuscrites; plusieurs sup­pressions ont été ordonnées, à partir' de la page vingt et une. L'autre exemplaire comporte les corrections effectuées: il n'a donc plus que vingt-deux pages et on a ajouté au début deux pages (faux titre et page blanche). Ainsi, cet imprimé semble avoir été corrigé soit par Seguin lui-même, soit par un fonc­tionnaire du ministère de l'Intérieur !

En tout cas, non seulement il se trouve corrigé et annoté dans les archives de ce ministère, mais le texte reproduit fidèlement ­et souvent t'n extenso -des extraits d'actes des archives dudit ministère, encore conservées. Seguin a donc rédigé ce mémoire pour assurer sa défense de la propriété de l'île de Sèvres contre les héritiers Vandenyver, en accord avec l'Administration!

(68)

Idem, 3 floréal an VI, p. 40. Le rapport de Bourg-Laprade a été imprimé: BibL nat., in-8° Le43 1932 et BibL de la ville de Paris, nO 941269 (in-8°, 6 p.).

(69)

BibL de la ville de Paris, nO 964091. Cf. The Maclure Collection of French Revolutionary Materials.

(70)

Procès-verbal du Conseil des Cinq-Cents, 8 floréal an VI, p. 204-205.

(71)

Arch. nat., F12 2285.

(72)

Cité par Seguin, "Seconde consultation...", p. 18.

(73)

BibL nat., in-4° Fm 29886 et Arch. nat., F12 2285 (10 p.).

(74)

Nous n'avons pas retrouvé cette pièce et c'est Seguin qui en fait mention dans sa "Seconde consultation", du 24 mars 1803, p. 23. Par contre,

M.

le Comte Estève (cf. note 5 ci-dessus), possède un document postérieur au 30 primaire et intitulé : " Seconde consultation pour les Mineurs Vandenyver contre le Citoyen Seguin" (impr., in 4°).

(75)

BibL nat., in-4° Fm 29887 ; British Museum, F 43* (2) : cf. The British Museum Catalogue of Printed Books, 1881-1900, t. 50, 1946, coL 199-200.

(76)

Arch. nat., F12 2285.

Devant le Conseil d'État. ..

Jusqu'à la fin de sa vie, Mme Vandenyver tenta de recouvrer ce qu'elle considérait être son bien: cades lois d'apaisement déci­dées après la Terreur avaient bel et bien rendu à certaines des familles de condamnés à mort ce qui avait été saisi en vertu des jugements du Tribunal révolutionnaire. Que Seguin ait été mis, entre-temps, en possession de l'île qui portera son nom et y ait édifié un important établissement industrlel, cela n'était pas niable.

Sans entrer dans des considérations de droit, il saute aux yeux qu'il aurait été possible d'arriver à une situation juridique équilibrée. Fournisseur de guerre et enrichi (c'est un pléo­nasme !), Seguin avait rempli son contrat, puisque l'île ne lui avait été accordée en janvier 1795 qu'à la condition d'y établir une tannerie. Or, cette dernière avait cessé toute activité dès les années 1800 et l'État aurait pu (aurait dû) rendre l'île aux petits-enfants Vandenyver.

De plus, les circonstances politiques n'étaient plus les mêmes et l'arrivée au pouvoir du Premier consul, bientôt empereur, allait faire perdre à Seguin les appuis puissants qu'il avait eus auprès du Comité de Salut public, puis du Directoire. Tout cela pouvait laisser espérer à Mme Vandenyver un jugement équitable rendu par les tribunaux. Telles furent les raisons qui la poussèrent à se présenter devant le Conseil d'État et à publier à cet effet un « Mémoire » imprimé de seize pages, dont un exemplaire est au British Museum (77).

Le document se borne à relater les faits -reconnaissant au pas­sage que Mme Vandenyver avait eu « un conseil peu réfléchi» en envoyant précédemment une pétition au Corps législatif. Il s'agit probablement du dernier acte juridique de Mme Van­denyver car celle-ci mourra le 30 juin 1802, à Paris... Sa fille était décédée en 1791 et le gendre, Villeminot, vécut jusqu'en 1807. Peut-être le Conseil d'État pensa-t-il que l'action publi­que était éteinte -comme l'étaient aussi les « héros» de ce drame shakespearien...

Car, justement, à la fin de cette année 1807, le 27 novembre, la section des finances du Conseil d'État décida que « l'île de Sèvres est le seul objet qui doit être attribué à Seguin » (78). Jugement de Salomon? Car si l'île de Sèvres restait attribuée à Seguin, l'hôtel de Brancas (mairie actuelle de Sèvres), concédé aussi à Seguin pour y faire sa demeure (deux de ses enfants y naquirent) par le même décret de janvier 1795, fut repris au profit du Domaine!

Telle est l'histoire des Vandenyver, acquéreurs de l'île Seguin en octobre 1793, mais qui ne purent jamais en prendre posses­sion et n'y mirent probablement jamais les pieds! Trois mem­bres de cette famille périrent d'une façon atroce sous le coupe­ret de la guillotine, stoïques et courageux, au milieu des cris déchirants de la comtesse du Barry.

La branche des Vandenyver, une des plus riches familles d'Europe, fleuron des élites de l'Ancien Régime, s'est éteinte un soir de décembre 1793 sur la place de la Révolution. Une fille Villeminot épouse, en 1833, un sieur Aurélien de Sèze, et c'est un descendant de cette dernière famille quïnous a encou­ragés à écrire ce chapitre sur l'île Seguin.

Nous renouvelons, ici, notre reconnaissance à M. Eugène de Sèze.

Pierre MERCIER

(77)

British Museum, French Revolution, 37 (1). Le document avait été signalé en 1906, par Tourneux. Bibliogr. de l'hist. de Paris pendant la Révolution franç., t. IV, nO 26111. Nous en avions fait prendre une copie par notre frère, à Londres, dès ... juin 1948 1Ce qui prouve notre fidélité pour l'histoire de l'île Seguin 1

(78)

Arch. Paris, DQI0 449, doss. 6859 (mention).

BIBLIOGRAPHIE

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