03 - Aventure en Régie (fin)

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Aventure en Régie (fin)

Huitième partie

Le Liban

Le soir à mon retour à l'hôtel, j'ai fait la connaissance d'un Libanais qui connaissait bien notre importateur à Beyrouth et qui m'a promis de m'accompagner le lendemain au consulat afin d'activer la délivrance de mon visa.

En effet, le lendemain à 9 heures, nous étions dans le bureau du consul et, 10 minutes plus tard, j'avais mon visa. Comme j'étais très ami du représentant d'Air France, j'ai pu avoir une place sur un avion qui partait pour la France via Beyrouth le soir mème.

J'étais très heureux de quitter ce pays quatre jours plus tôt que prévu. Bien sûr, il y avait beaucoup de tourisme à y faire, mais je ne suis pas payé par la Régie pour ce genre de distraction, et j'avoue également mon impatience de connaître Beyrouth que je ne connaissais que pour y avoir transité au cours d'escales.

L'avion s'est posé à 17 heures sur l'aéroport de Beyrouth. A la police ainsi qu'à la douane, pas de problèmes: les formalités se sont déroulées dans une ambiance fort courtoise et, vu l'atti­tude de ces Libanais, j'avais peine à imaginer qu'à moins de 2 kilomètres de là, il se passait les plus terribles atrocités que l'on puisse penser.

Un chauffeur m'attendait et avait pour consigne de me conduire à l'hôtel "Coral Beach" à quelques kilomètres de là. A peine sortis de l'aéroport, nous voici arrêtés par un barrage de Palestiniens, la Kalachnikoff braquée. Première fouille. 2 kilo­mètres plus loin, deuxième fouille. Cette fois, par les Syriens ... Pauvre Liban !

En voyant la résignation des Libanais à chaque fouille, j'ai été pris d'une infinie tristesse, et le chauffeur m'a dit que je m'y habituerais et que, pour eux, c'était partie courante de leur vie. Cela faisait sept ans que cela durait.

A l'hôtel, l'importat~ur, M. Bassoul, m'attendait. J'avais déjà eu l'occasion de le rencontrer alors que je travaillais au Siège quelques années auparavant et je le connaissais pour sa grande courtoisie. Nous avons fait plus ample connaissance et avons mis au point un programme pour ces trois jours que je devais passer au Liban. Durant notre entrevue j'entendais le gronde­ment sourd des canons qui, vu l'intensité, n'étaient pas loin. Ce bruit était si familier aux Libanais qu'ils en étaient totalement imprégnés et n'y faisaient plus attention.

Je me suis couché ce soir-là assez inquiet quant à mon avenir au Liban. Le lendemain à 7 heures, M. Bassoul fils m'attendait à la réception de l'hôtel. Le but de la première journée était la visite de l'ensemble des services Renault. En quittant l'hôtel, nous avons emprunté la route de la corniche non sans aVOIr passé deux barrages très importants de Palestiniens.

De cette corniche qui dominait toute la baie de Beyrouth, l'on découvrait un panorama de toute beauté de montagnes ennei­gées, ainsi que deux avenues garnies d'immeubles neufs qui respiraient le luxe et la joie de vivre. De l'autre côté, le décor n'était pas le même; le trottoir large de plusieurs mètres, qui quelques années auparavant servait de lieu de promenade aux Libanais, était couvert de cabanes en tôles rouillées, oû s'entas­saient des centaines de commerçants de toutes sortes, du mar­chand de cigarettes aux boutiques de vêtements Pierre Cardin, Hermès, etc.

Nous sommes passés devant l'immeuble dans lequel je devais habiter. Celui-ci dominait cette baie merveilleuse. A 100 mètres de là, M. Bassoul a attiré mon attention sur un res­taurant en m'informant qu'on y mangeait fort bien pour pas cher. Le soir, lorsque nous y sommes repassés, il n'existait plus. Une voiture piégée l'avait totalement détruit.

Nous sommes arrivés au siège des Établissements Bassoul & Heinene qui se trouve aussi sur la corniche, mais dans le quartier des hôtels, à quelques centaines de mètres du port, et c'est à partir de cette limite que ma vision de l'horreur a commencé : toutes les entrées d'immeubles et de boutiques étaient protégées par des barricades faites de sacs de sable. Les grands hôtels étaient totalement détruits et 1"'Holiday Inn" assiégé par les Palestiniens. L'on voyait apparaître aux fenêtres des étages supérieurs des mitrailleuses et des orgues de Staline pointées vers le port et la zone chrétienne.

En bordure de la rue qui nous menait du siège aux ateliers, des rues entières disparaissaient sous une végétation géante, avec des immeubles style 16" arrondissement entièrement criblés de balles. Le spectacle était horrible et d'une désolation insuppor­table. La ville avait l'aspect d'une cité fantôme abandonnée après avoir servi de champ de bataille.

Le long des rues, toujours d'innombrables marchands ambulants à la merci d'une rafale de mitraillette.

Nous avons sillonné Beyrouth toute la journée et, le soir, je me suis trouvé totalement désemparé, en même temps que fasciné et attiré par ce pays.

Aspect de Beyrouth.

Le lendemain, nous sommes passés en zone chrétienne. Beyrouth est coupé en deux : les Palestiniens, les Syriens et la milice de KamalJoumblatt, qui avait pris le partie des Palesti­niens contre les chrétiens, faisaient la loi dans les parties ouest et sud du pays. Dans l'autre moitié, des milices se réclamant de différentes confessions religieuses ou de partis politiques.

Dans cette zone soi-disant chrétienne, je pense qu'il y avait autant de musulmans libanais que de chrétiens. La vie était totalement différente malgré l'écrasement et les bombarde­ments journaliers de l'artillerie lourde syrienne et palesti­nienne. Les gens vivaient à l'européenne. Bien entendu, chaque entrée de maison ainsi que les fenêtres étaient protégées par des sacs de sable.

Le jour de cette première visite, j'ai assisté à un mariage chrétien-musulman, à l'intérieur d'un de ces abris de sable. Cette union mixte me semblait incompréhensible pour la bonne raison que, comme n'importe quel Européen, j'étais persuadé que cette guerre ravageant le Liban était due à un conflit religieux entre chrétiens et musulmans, ce qui n'était absolument pas le cas, tout au moins à l'origine.

Ces Libanais vivaient totalement résignés, en conservant un courage hors des limites et toujours prêts à reconstruire som­mairement ce que l'on avait détruit la veille. Toute cette misère m'angoissait, mais je savais maintenant que j'étais prêt à donner une réponse positive concernant mon affectation au Liban dès le lendemain à mon arrivée à Paris.

C'est ce que j'ai fait effectivement en arrivant au Siège. Je suis retourné en Bretagne régler différents problèmes et, la semaine suivante, j'étais de retour à Beyrouth.

Avant de parler de mon bref séjour au Liban, je vais exposer quelques points de vue recueillis par différentes personnes vivant dans le pays depuis toujours. Tous les Libanais, quelle que soit leur religion, ont la particularité et la réputation d'être d'une hospitalité débordante, et les Palestiniens en ont abusé pour tirer profit de l'instabilité du pouvoir due à la fragilité des structures étatiques. En 1974, le Liban était considéré comme la Suisse de l'Orient. Les groupes religieux, tels que maronites, grecs catholiques ou orthodoxes, et musulmans, vivaient en parfaite harmonie.

La guerre a officiellement débuté le 13 avril 1975 par une intervention des forces de l'ordre à l'encontre d'un groupe de réfugiés chiites du sud du Liban. Ces derniers, poussés par des meneurs palestiniens, manifestaient. Devant leur agressivité, les forces de l'ordre ont ouvert le feu, faisant trois morts. Cette action, un peu trop virulente de la part des forces de l'ordre, a mis le "feu aux poudres". Le même jour, à Aïn Remmanej, quartier populaire chrétien de la banlieu sud-est de Beyrouth, Pierre Gemayel, entouré de ses partisans, assiste à la consécra­tion d'une église. Une Jeep passe. Il y a quatre morts. Cette Jeep était palestinienne. Ce même jour, mitraillage d'un auto­bus chargé de militants chrétiens. A partir de cette journée sanglante, une animosité très forte s'est instaurée dans Beyrouth ainsi que dans certaines villes comme Tripoli et Zahle.

Le 25 octobre, après quelques semaines d'accalmie, les combats font rage et s'étendent dans toute la ville et sa périphérie.

Le 15 mars 1976, c'est-à-dire presque un an après le début des hostilités, les troupes syriennes entrent au Liban et, dès lors, commence la vraie tragédie. Beyrouth est coupée en deux. Les Palestiniens prennent possession de la tour Murr, immeuble de cinquante étages en cours de construction et situé à proximité du port et des grands hôtels dominant toute la ville.

De cette tour a commencé l'écrasement des quartiers chrétiens par l'artillerie lourde. En moins d'un an Beyrouth a totalement été détruite, à l'exception de la zone ouest dont les Syriens et les Palestiniens s'étaient emparés, et, durant sept années, ils ont régné par la terreur sur l'ensemble du pays.

C'est donc dans ce climat de guerre et de terreur que je suis arrivé à Beyrouth le 15 mars 1981. Le jour de mon arrivée fut marqué par la disparition de trois personnes chez Renault : la secrétaire, le vendeur-magasin et un réceptionnaire. Ceux-ci avaient été enlevés à la sortie de leur travail par des Palesti­niens. Inutile de préciser le climat qui régnait chez l'importa­teur. Celui-ci a tout mis en œuvre afin de connaître le mobile de cet enlèvement, et M. Bassoul junior a passé plus d'une semaine afin de retrouver les victimes. Le réceptionnaire et le magasinier ont été retrouvés et libérés après de multiples tran­sactions. Par contre, de la secrétaire nous n'avons eu aucune nouvelle. C'est dans ces circonstances que j'ai pris mes fonctions.

La perturbation de l'ensemble du personnel était telle que j'ai dû faire appel à ma Direction de Territoire à Paris, afin d'obtenir un technicien valable pour me seconder pendant quelques semaines. Trois jours plus tard j'acceuillais

G. Cancian qui devait prendre en mains les services techniques et surtout intervenir au niveau de l'atelier qui souffrait du manque d'encadrement.

A l'issue de sa première semaine, le bilan était positif. Nous avions remis sur pied la réception et installé un planning qui fonctionnait. J'allais pouvoir commencer mon travail en pro­fondeur et mettre à exécution la première phase du pro­gramme que j'avais élaboré avec l'importateur, et qui consis­tait à recenser tous les agents existants et à inventorier ce qui restait de leur affaire. La troisième semaine a donc commencé par la visite d'un agent de Beyrouth Est se trouvant en zone chrétienne. Pour y accéder il fallait passer par un point très vulnérable, le carrefour du Musée, qui était contrôlé par l'armée syrienne et qui était situé à proximité des camps pales­tiniens, lesquels étaient très souvent le lieu d'accrochages vio­lents. Il fut d'ailleurs interdit aux civils durant plusieurs mois.

J'ai donc emprunté ce passage ce lundi matin sans encombres, et à 7 h 30 j'étais chez l'agent. C'était la première fois depuis

Le carrefour du Musée, zone extrêmement dangere:use.

1974, c'est-à-dire depuis sept ans, qu'il recevait unreprésen­tant de la Régie Renault. Nous avons très vite fait le point de la situation et étudié un plan de travail qui devait lui permettre de refaire surface en quelques semaines.

Lorsque je l'ai quitté à midi, le canon s'est mis à gronder et j'ai été informé que le carrefour du Musée était fermé. Je me trou­vais dans une position très embarrassante, car, pour retourner à l'Ouest, il me fallait faire un détour de 60 kilomètres en empruntant des chemins de montagne assez dangereux.

Enfin, pour une fois, j'ai eu le sens de l'orientation, et vers 14 h 30, j'arrivais à l'agence. Dans la soirée, la situation s'était encore dégradée et, le lendemain matin, toute activité avait cessé: la ville était comme morte. Seules les mitrailleuses qui crépitaient nous ramenaient à la réalité.

Les activités après-vente totalement arrêtées, j'ai décidé, afin de ne pas perdre trop de temps, de réorganiser le magasin de pièces de rechange. Il était situé au deuxième sous-sol d'un immeuble relativement bien protégé. Une balle a tout de même traversé la porte blindée et, par ricochet, est venue exploser dans une caisse en cours de déballage.

Chez Renault, il n'y avait plus personne. Seul, le directeur du magasin venait au bureau. Nous avons donc pu, en toute tran­quillité, faire faire "peau neuve" à ce magasin. Il était situé à 3 kilomètres de mon appartement et, pour y venir, nous pre­nions mille précautions et, lorsque nous étions de retour chez nous, nous évitions toute sortie inutile. Le danger était perma­nent à cause des francs-tireurs postés sur le toit des immeubles. Afin de maintenir un climat de tension, ils abattaient sauvage­ment, à l'aide de leur fusil à longue portée, toute personne se trouvant dans leur ligne de mire.

Le dimanche, avant-veille du départ de G. Cancian, nous étions restés enfermés toute la journée. Comme tout paraissait calme dans les rues, nous avons décidé de marcher un peu. Nous avions pris comme objectif le "Coral Beach" se trouvant à environ 1,5 kilomètre de là. L'aller s'est effectué sans pro­blème. Les gens se promenaient sur la corniche.

Lors du retour, à environ 1 kilomètre de mon domicile, nous fûmes arrêtés par un embouteillage sur la voie publique provo­qué par une altercation entre un Kurde en Mercedes et un Palestinien en voiture officielle. Je crois que le Kurde a gêné cette voiture qui se trouvait sur son passage. Après un échange de mots, le Palestinien est sorti de son véhicule, et avec sa Kalachnikoff a arrosé la Mercedes. Je me suis allongé à côté d'une voiture,un enfant dans les bras. G. Cancian, lui, a sauté le mur de bordure et s'est trouvé à 3 mètres en contrebas où toutes les douilles de la Kalachnikoff lui sont tombées dessus.

Le bilan de cet accrochage: le Kurde mort et plusieurs voitures criblées de balles. Cet incident n'était pas un événement, car ce genre de "petite querelle" meurtrière se produisait presque journellement. La voiture et les Palestiniens sont bien évidem­ment partis sans scrupule en laissant la Mercedes et son mort en travers de la route.

J'avoue que, lorsque nous avons pu sortir de notre cachette,

nous sommes rentrés très vite à l'appartement pour ne plus

ressortir avant le lendemain matin.

Le lundi, nous sommes retournés au magasin afin de présenter notre travail de quinze jours à MM. Bassoul et Heinene et faire le point de la situation.

Avant de quitter le magasin, G. Cancian a voulu se faire cou­per les cheveux chez un coiffeur se trouvant à 10 mètres de chez Renault. Ce n'était pas son heure, car le lendemain matin, à peu près à la même heure, un obus est entré dans l'immeuble, pulvérisant l'ensemble du salon.

Heureusement, le mardi, M. Cancian a pu quitter le Liban, car deux jours après, à la suite de la destruction de l'aéroport par l'artillerie lourde palestinienne, le trafic aérien a été sus· pendu. J'étais à nouveau seul dans un pays où la guerre était de plus en plus présente, sans moyen de pouvoir quitter le pays en cas d'aggravation du conflit.

Le lendemain, dans la matinée, un obus est tombé sur l'immeuble de Renault. Lorsque j'ai demandé à un employé s'il n'y avait pas de victimes, il m'a répondu que ce n'était pas bien grave, car seulement un petit enfant avait été tué. Pour eux, un mort ne pesait pas lourd. Depuis sept ans qu'ils vivaient dans cet enfer, ils s'étaient endurcis, et rares sont les familles libanaises musulmanes ou chrétiennes qui n'ont pas perdu un membre proche de leur famille durant cette période. Ils acceptaient ce sort avec un grand courage.

Éclats de roquette et balles de mitrailleuse découverts dans mon appartement.

La vie devenait de plus en plus pénible, et il était extrêmement dangereux de s'aventurer dans les rues. J'espérais toujours une accalmie et même l'arrêt complet des hostilités. Les Libanais étaient très confiants et pensaient qu'une solution allait apparaître très prochainement.

Comme il n'était absolument plus possible de travailler, j'ai profité de cette période pour rassembler les documents néces­saires à l'obtention de mon contrat de travail. En premier lieu, je devais me procurer des photos d'identité. Étant donné que les photographes étaient très rares au Liban, ma secrétaire s'est dévouée pour m'accompagner chez une de ses connaissances.

Nous y sommes retournés le lendemain afin d'obtenir les pho­tos. Nous avons parlé un petit'moment dans la boutique avec le photographe, sa femme et une employée. Nous nous sommes quittés en échangeant de bonnes paroles d'encouragement.

A peine étions-nous arrivés à la voiture garée dans une rue voisine, une explosion. Un obus était entré dans le studio, tuant les trois personnes. Nous avons frôlé la mort à quelques minutes près.

Photo d'identité

faite quelques instants avant la mort du photographe.

Cela faisait maintenant sept semaines que j'étais dans ce triste pays et je me demandais vraiment ce que je faisais là. Le soir, en rentrant chez moi, les tirs de mitrailleuse se sont amplifiés. Bien isolé, dans l'appartement, je ne risquais rien. Le lende­main matin, j'ai pu constater que le balcon avait subi des dégâts : balles de mitrailleuse et éclats de roquettes. Mon pot de géraniums avait volé en éclats.

La vie devenait de plus en plus pénible. Sortir pour acheter une boîte de conserves représentait un risque énorme. De jour en jour, le danger s'intensifiait. J'espérais la réouverture de l'aéro­port pour pouvoir sortir du pays.

L'ensemble de la colonie française avait quitté les lieux depuis plusieurs jours. A l'ambassade, presque tout le personnel était parti et seuls l'ambassadeur, M. Delamare, et quelques employés étaient présents. Notre représentant m'avait conseillé de rentrer en France dès que ce serait possible.

Le lundi Il mai, en revenant de chez Renault par des petites ruelles isolées, je me suis à nouveau fait prendre dans une fusil­lade. J'ai eu juste le temps de m'allonger dans le fond de la voi­ture. C'est vraiment très déplaisant d'entendre les balles siffler et surtout d'entendre les gens crier. Après plusieurs minutes, lorsque le calme est revenu, j'ai pu découvrir un spectacle d'horreur: des femmes et des enfants criant, affolés, devant un marchand des quatres saisons qui gisait totalement déchiqueté à quelques mètres de ma voiture.

A mon retour chez moi, j'ai été informé par téléphone de l'ambassade que la compagnie Air France envisageait de faire partir pour la France un avion le jeudi 14. Je devais donc passer immédiatement à l'agence afin de réserver une place. Après les émotions que je venais de subir, je n'étais pas "très chaud" pour repartir en voiture. Aussi, c'est à pied que j'ai effectué les 2 kilomètres qui me séparaient d'Air France.

J'ai eu des détails sur la mort de mon ami Jean Meynadier, et

c'est désemparé que je suis retourné me terrer chez moi en

priant le Bon Dieu de faire partir l'avion.

Il me restait encore deux jours à vivre dans cet enfer à condi­tion que l'avion parte comme convenu. J'ai passé ce temps à ranger mes affaires. Bien entendu, je quittai le pays avec seule­ment une valise. J'espère sincèrement y revenir lorsque le calme sera rétabli. J'y croyais encore. Enfin, le jeudi est arrivé.

A 7 heures, un ami libanais est venu me prendre pour me conduire à l'aéroport, et nous avons commencé une partie de cache-cache avec les Palestiniens qui contrôlaient la route qui y menait. Nous avons dû emprunter diverses petites routes afin d'éviter de gros ennuis.

Nous sommes arrivés à l'aéroport sans problème. L'avion a décollé avec deux heures de retard. J'étais terriblement triste de quitter ce pays dans lequel j'ai passé seulement deux mois jour pour jour.

Que reste-t-il du Liban? Des ruines, des cendres, des milliers

de morts. Un pays totalement détruit pour rien.

J'avais tout de même l'espoir d'y retourner dès que la sécurité

serait rétablie. Après quelques jours de repos, je me suis pré­

senté à la Régie. MM. Semerena et Peyre ont tenu à me voir.

Cet entretien de quelques minutes m'a beaucoup réconforté,

mais j'étais malgré tout assez désemparé, car je venais de réali­

ser qu'étant donné mon invalidité je venais de mettre un point

final à ma carrière dans l'exportation.

J'ai beaucoup de mal à réaliser que ce condensé d'une centaine de pages retrace vingt-sept ans de ma vie active à la Régie Renault, et je remercie la Providence et la Régie de m'avoir fait connaître à travers tous ces périples ces sensations inexpli­cables que l'on retrouve à l'étranger et que je souhaite à tous mes semblables de découvrir un jour.

La Régie est encore, et je souhaite qu'elle puisse le rester long­temps, une société française oû l'on a son franc-parler, où le capital humain a sa valeur reconnue, où chacun est à son niveau partie prenante d'une œuvre -une légitime fierté, n'est-ce pas là ce salaire impondérable, mais combien réel, qui forme, avec l'estime que nous accordons, l'un des stimulants majeurs de notre activité salariée? Car nous ne sommes payés ni pour notre jeunesse qui passe, ni pour les peines intimes lais­sées au vestiaire, ni pour le recommencement du quotidien. Nous, nous sommes payés pour une activité spécifique et pon­dérable, c'est donc quelque chose d'autre -et cependant, bien que distinct, intimement uni à l'activité salariée -qui vient donner à notre vie un saveur particulière. C'est trop de parler d"'enrichissement" ou d'''expérience'', je laisse aux phi­losophes le soin de mettre une étiquette sur cette formation exaltante. Il me suffit de l'avoir vécue, et peut-être un peu de vous l'avoir fait partager.

Sainte-Barbe, le 20 juillet 1982

René MOBUCHON