02 - Ma première rencontre avec Louis Renault

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Ma première rencontre avec Louis RENAULT

Un certain âge ou plutôt un âge certain m'a permis de connaitre quelques-uns des pionniers de l'indus­trie automobile francaise. La chose me fut rendue possible par le rôle que joua dans ma vie de journaliste, Baudry de Saunier, le maître écrivain de l'automobile qui, de même que Charles Faroux, a formé au moins deux générations de conducteurs.

C'est à l'Illustration où j'occupais le poste de secrétaire de rédaction que se noua l'affaire. L'époque? L'automne 1919.

La France, victorieuse, pansait les plaies d'une guerre terrible qui lui avait coûté plus d'un million et demi de ses fils. Elle s'était remise au travail et l'automobile que la construction en grande série, chez Citroën et Renault, rendait désormais accessible à beaucoup de bourses, enflammait les esprits.

Le Salon de l'automobile allait à nouveau illuminer le Grand Palais et devenir, comme avant la catastrophe, le plus grand moment de l'automne parisien.

L'événement devait avoir lieu le.jeudi 9 octobre, Baudry de Saunier était venu m'apporter un article vibrant, enthousiaste, bouillonnant de l'espoir de voir l'industrie automobile fran­caise redonner au monde les direc­tives que la construction américaine semblait vouloir accaparer.

Après une longue conversation sur ce sujet, il me dit tout à coup: «Venez avec moi, nous allons ensemble reprendre la publication d'un pério­dique illustré, OMNIA, interrompu par quatre années de guerre. Il doit démontrer que notre pays, berceau de l'automobile, n'a pas à s'incliner devant des modèles conçus et fabriqués de l'autre côté de l'atlan­tique pendant que nos usines devaient tourner des obus, fabriquer des mitrail­leuses. des moteurs d'aviation et des tanks ».

Séduit par un tel accent de croisade, je quittai l'Illustration pour suivre Baudry de Saunier et je suis demeuré à ses côtés jusqu'à sa mort, en décem­bre 1938.

C'est ainsi que j'ai donc connu des hommes qui avaient nom Barbarou, Berliet, Birkit, Citroën, Clém~nt­Bayard, Charron, Darracq, de Dion, de Knyff, Édouard et André Michelin, Louis Mors, Paul Panhard, Robert Peugeot, Louis Renault.

Baudry de Saunier avait à l'époque, un coupé Renault carrossé par Kellner et un chauffeur bien stylé. Il m'em­menait souvent à son bord et nous allions visiter les usines et ceux qui régnaient sur elles. Et c'était pour moi un spectacle enrichissant de voir comment depuis le bureau d'étude jusqu'aux dernières opérations de montage s'effectuait la création d'une voiture, d'un camion, d'une caisse (car, à ce moment-là, les carrossiers tenaient encore une place considérable pour habiller les châssis de lu?,e de phaétons, de landaulets, de limou­sines, de coupés et de torpédos).

Baudry de Saunier aimait aussi recevoir. Il habitait un petit hôtel particulier à l'angle de la rue Lauriston et de l'avenue Malakoff. On venait beaucoup chez lui. C'est dans son cabinet de travail que j'ai vu André Michelin, la barbe en bataille, le nez chaussé de verres cerclés de fer, taper sur la table et proclamer:

« Mon frère et moi nous ne dépen­serons jamais deux sous inutilement, mais nous dépenserons autant de millions qu'il le faudra pour faire des cartes routières modernes, placer des bornes d'angle et des plaques en pierre de lave sur les grands itinéraires, pour obtenir par voie d'affiches et de placards dans les journaux que les passagers des auto­bus roulent enfin sur des pneus, un confort que les bêtes que l'on conduit vers les foires et les marchés con­naissent elle.:; depuis longtemps déjà.

C'est là aussi que j'ai vu Louis Renault pour la première fois. Il venait chercher Baudry de Saunier pour lui faire essayer la 40 chevaux six cylindres, une longue machine racée qu'il enten­dait présenter au salon de 1920. L'homme n'était pas très grand (1). Comme j'étais présent, ses yeux sous des épais sourcils, me dévisagèrent et de sa bouche taillée en coup de serpe, il me demanda « Aimez-vous la mécanique? ». Comme je bredouil­lais « bien sûr », il me dit: «Alors, montez avec nous! ».

Louis Renault était au volant, Baudry à côté de lui et moi derrière. La voiture découverte fila le long de la Seine vers Billancourt, mais ne s'y arrêta pas. La côte des Bruyères, classique test des modèles Renault, fut avalée et ce furent les pavés du Roi puis Picardie. De Versailles nous gagnâmes Saint Germain, la route des quarante sous (bonne pointe de vitesse) et Rolleboise où après l'escalade de la côte (à trois reprises de suite pour montrer les qualités de grimpeur de la voiture) nous déjeunâmes.

Pendant le repas, il fut question de l'agrandissement des usines de Billancourt, de l'équipement de l'île Seguin, de terrain de sport pour le personnel... et aussi de musique d'opéra. Renault parlait par petites phrases hachées, Baudry pos~it des questions précises, analysait les qualités de la 40 chevaux d'après les constatations qu'il avait relevées personnellement et moi, je me taisais. De retour rue Lauriston, Louis Renault me demanda simplement «Content? ».

Je m'enhardis et lui répondis « pen­dant tout l'essai, j'ai pensé à la légende qui vous veut escaladant le flanc de la butte Montmartre au côté de Serpollet sur son engin à vapeur ». L'homme sourit et dit sim­plement: « Cela ne me rajeunit pas ». Ce fut là ma première rencontre avec Louis Renault. Je devais le retrouver plusieurs fois par la suite, dans son clair bureau de Billancourt, et même aux îles Chausey au hasard d'une petite croisière autour des îles anglo­normandes.

François TOCHÉ

(1) Pendant longtemps toutes les Renault. qu'elles fussent à direction à droite ou à gauche étalent conçues pour son gabarit. ce qui posait un certain problème aux conducteurs de haute taille ...