09 - Aventures en Régie (1)

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Aventures en Régie (1)

Je remercie vivement Mme Annick Autenzio de sa précieuse collaboration.

Première partie

Mon entrée à l'usine -1956

Je suis rentré à la Régie Nationale des Usines Renault le 25 février 1956, à l'âge de vingt-trois ans, après des tests psychotechniques et un examen professionnel. J'ai été affecté en qualité de stagiaire agent technique à l'atelier réservé à la réparation des voitures du personnel. Cette période probatoire de quelques mois dans un atelier mécanique m'a fait beaucoup de bien car, à cette époque, je ne connaissais vraiment pas grand-chose dans le domaine de l'automobile.

Les stagiaires n'étaient pas très bien acceptés des ouvriers, car ils voyaient d'un œil mauvais ~otre progression dans la hiérarchie de l'usine. Pour éviter des malentendus, j'ai demandé, dès mon affectation dans cet atelier, à subir l'épreuve de mécanicien metteur au point P.l, épreuve que j'ai réussie assez facilement à mon grand étonnement. A partir de ce moment-là, l'ambiance s'est dégelée, et j'ai pu continuer mes stages en toute quiétude.

Je travaillais comme ouvrier et ma première tâche fut, durant deux mois, de démonter des boîtes de vitesses de 4 CV Renault et de souder une goupille qui avait été mal calibrée lors du montage en chaîne. Le service de la garantie nous donnait quatre heures pour effèctuer l'opération, ce qui nous faisait deux voitures à corriger par jour.

Au bout de quelques jours, et après quelques heures de réflexion, j'ai réussi à confectionner un montage qui me permettait de modifier la goupille en question sans enlever la boîte de vitesses. Il suffisait simplement de démonter partiel­lement la trompette arrière droite, de mettre un guide afin de pouvoir souder à l'arc cette goupille.

Le stagiaire René Mobuchon, en mars 1956.

Cette méthode nous a permis de réduire l'opération de deux heu­res et demie, et je pouvais passer une moyenne de 6 véhicules par jour. Cette initiative m'a permis de faire la connaissance du responsable du département dan,s lequel j'étais employé, et aussi de connaître le chef du personnel qui m'a proposé un stage de sou­dure, tous genres, de trois semai­nes qui devait s'effectuer dans l'atelier des forges.

J'ai donc commencé ce stage après un mois de travail à la Régie.

Comme convenu, avec les responsables je me suis présenté à l'atelier des forges un lundi matin à 7 heures et demie. Le contremaître responsable de la soudure m'a pris en charge, et immédiatement m'a présenté une carte de la C.G.T., en me disant que, si je voulais être pris en considération, il me fallait prendre une carte du parti.

J'ai donc payé 1 200 francs anciens, et me suis trouvé camarade syndiqué. La première phase de l'entretien était terminée. Il m'a ensuite conduit à l'atelier où j'ai rencontré le chef d'équipe, qui aussitôt s'est inquiété de savoir si j'étais syndiqué, et ensuite il m'a demandé si j'avais mon litre -sinon, il fallait que je sorte en acheter un -et que la règle, pour les stagiaires, était de un litre le matin, et un litre le soir. Sinon, ils n'avaient pas accès à l'atelier.

A cette époque, le litre de vin coûtait 120 francs anciens. A deux litres par jour, mon stage allait coûter 3 600 francs, ce qui correspondait à mes frais de restaurant pour le mois. En fin de compte, je n'avais qu'à me résigner et porter mon litre matin et soir. Durant ces trois semaines, j'ai également été obligé de m'abonner à "la Vie ouvrière" (hebdomadaire de la C.G.T.).

A l'issue de ce stage, j'ai repris -mes activités de mécano, à la station du personnel où j'avais l'impression (étant donné que je donnais une relative satisfaction dans mon travail) que le service du personnel avait tendance à m'oublier.

Enfin, un jour, après mon retour de congés (les premiers congés depuis que je travaillais), j'ai eu la chance d'avoir à mettre au point la Dauphine d'un patron de l'usine: M. Stein­bach, dont, par la suite, je suis devenu l'homme de confiance. J'ai pu parler de mes problèmes de travail et il m'a promis d'intervenir immédiatement en ma faveur auprès du respon­sable du personnel stagiaire.

Quelques jours plus tard effectivement, j'étais convoqué auprès du chef du personnel qui me proposait un poste de technicien metteur au point d'études au centre de recherches, à Rueil.

Cette voie me permettait, avec l'appui des cours du soir, de prétendre à un poste d'agent technique d'étude dans les deux ans. J'ai été admis aux cours du soir Renault après examen, en septembre. Ces cours nous conduisaient au niveau nécessaire pour le passage au grade d'agent technique confirmé.

Au mois de décembre, je n'avais toujours pas de nouvelles de mon affectation à Rueil, et j'ai pris l'initiative de retourner voir le chef du personnel. Celui-ci m'a informé qu'après enquête faite à l'extérieur de l'usine, mon affectation dans un service secret de la Régie Renault n'était pas envisageable. C'est vrai­ment très dur d'apprendre par la Régie que votre carrière est définitivement bloquée à cause de mauvais renseignements venant de l'extérieur.

Heureusement que ce M. Braems, responsable du personnel études, a eu la gentillessse de me demander si j'avais lieu de croire à l'existence d'éventuels ennemis. Je lui répondis par la négative, à part la concierge de mQn immeuble avec qui j'avais eu une altercation quelques mois auparavant, je ne me connaissais pas d'ennemis capables de donner de mauvais renseignements sur moi. Et effectivement, c'était cette femme qui m'avait "démoli", et l'inspecteur chargé de l'enquête n'avait pas cherché à approfondir ses dires.

Enfin "réhabilité", j'ai quitté M. Braems, mon dossier rayé de rouge au panier, et une promesse d'affectation dans les prochains mois.

A partir de ce jour, les événements se sont précipités puisque, la semaine suivante, j'étais présenté au directeur des recherches moteurs: M. Petricenko, et affecté à mon service quarante­huit heures plus tard.

A Rueil, en 1956-1957.

Le travail en bureau d'études n'a rien de commun avec la répa­ration automobile, et les combinaisons pleines de graisse étaient remplacées par des blouses bleu ciel. Le travail se faisait en salle très claire, sur des tables brillantes: c'était le travail en laboratoire. J'étais vraiment très heureux de ce nouveau job, mais le seul problème résidait dans le fait que les cours. du soir se déroulaient à Billancourt et que Rueil se trouvait à 12 kilomètres de là, ce qui faisait presque trois quarts d'heure de route. Enfin, avec la compréhension de mes patrons, je pouvais quitter 30 minutes plus tôt, et je suis rare­ment arrivé en retard aux cours.

Mon travail à Rueil consistait à faire des recherches sur prototypes. J'ai travaillé durant six. mois sur le moteur Ill, qui est devenu ensuite le moteur de la Renault 8.

L'ingénieur responsable moteurs nous donnait un plan et, en partant de ce document, nous devions, avec l'aide et la colla­boration du service méthodes, faire fabriquer les organes de ce moteur. Ensuite, il y avait l'assemblage, la mise au point, le passage au banc d'essai et au banc d'endurance. Comme nous étions trois techniciens ayant trois études semblables, nous devions faire des comparaisons, et rédiger une synthèse mensuelle de l'avancement de l'étude.

Ma première année au bureau d'études a passé très rapi­dement, et en mai 1958, j'ai pu satisfaire à une partie de mes examens. Il me restait l'application, prévue pour octobre de la même année.

A cette époque, je me voyais déjà à un poste, inespéré, d'agent technique, qui était en même temps un "bâton de maréchal" à la Régie.

L'examen d'agent technique principal me paraissant inacces­sible à cause du niveau, je nourrissais donc peu l'espoir d'y accéder un jour. Les deux ans de cours du soir, sans oublier tous les samedis et très souvent les dimanches matin m'avaient fatigué quelque peu et je ne me sentais pas capable intel­lectuellement d'aller plus loin.

A la fin du mois de juin, très heureux d'être libéré de la partie la plus difficile de mes examens, nous avons décidé, ma femme et moi, de partir en vacances autre part qu'en Bretagne, et nous avons atterri dans l'Ardèche, alors que nous pensions avoir retenu une location dans l'Ariège. Bref, nous sommes arrivés à Montréal, petite localité où nous avions loué une chambre chez des gens fort aimables avec lesquels nous avons sympathisé très vite. Nous avons passé un mois merveil­leux dans une campagne très aride mais bien agréable.

Ce mois de congé m'avait fait énormément de bien et je me suis retrouvé au travail "gonflé" et prêt à affronter ma deuxième partie d'examens, ainsi que la préparation de l'examen d'agent technique principal. Au mois d'octobre, comme prévu, j'ai passé l'application et repris les cours en vue d'obtenir l'examen d'agent principal dans les deux ans.

Malgré ma commission d'agent technique, je travaillais toujours aux recherches moteurs, ce qui commençait à devenir monotone. Et je n'envisageais pas ma carrière Renault sous cet angle.

Au mois de janvier, une circulaire de la Régie proposait aux nouveaux agents techniques de passer un examen en vue de suivre le cours des chefs d'atelier pour une affectation dans le réseau France ou à l'exportation. J'ai présenté ma candidature le jour même, et j'ai été admis au cours, à la session du mois d'avril 1959.

Je me décidai à suivre ce cours avec acharnement, car c'était l'occasion rêvée de quitter le bureau d'études pour d'autres horizons, et peut-être partir à l'étranger, chose qui, à cette époque, n'était pas facile.

J'avais quatre mois devant moi pour me préparer à ce cours, et beaucoup plus de temps, étant donné que je n'étais plus obligé de suivre les autres cours du soir. La vie prenait l'aspect des beaux jours.

Au début de l'année, pour comble de bonheur, j'eus la joie d'apprendre que j'allais être papa. Ceci allait peut-être modi­fier mes projets pour l'étranger, mais enfin ce n'était pas grave.

Le 10 avril, j'étais donc sur les bancs de l'école après-vente qui se trouvait avenue Gouvion-Saint-Cyr. Nous étions 12 élèves, tous décidés à "mettre le paquet". Nous avions comme profes­seurs des techniciens très solides et aussi très sévères : inter­rogations écrites tous les jours, et élimination du candidat en fin de mois, si celui-ci n'avait pas sa moyenne. Nous avons terminé à 8.

A la sortie de ce cours, nous avons eu à effectuer dès stages pratiques en succursales, et j'ai été désigné pour la succursale de Louviers pendant un mois et puis celle du Havre pendant trois semaines.

Juste avant notre départ pour ces derniers stages, nous avons été convoqués à la direction générale, et après un petit discours d'un responsable, celui-ci nous a donné nos affectations futu­res : un était désigné pour Béziers, un pour Paris, un autre pour l'Irlande, et moi pour Renault Mexico, détaché en Haïti.

J'avoue qu'à cette époque, je ne savais pas où se trouvait Haïti. Mais après consultation de ma femme, ainsi que du diction­naire, j'ai accepté ce poste, en mettant une seule condition: ne partir qu'après la naissance du bébé attendu pour le début de septembre. Je l'ai attendu douze jours et Job est né 1

Mon stage à Louviers s'est bien déroulé. J'habitais un hôtel très agréable, et avais des frais de déplaèement qui me permet­taient de vivre comme je n'avais jamais vécu jusqu'alors. Le vendredi soir, je rentrais à Paris, et je ne retournais au travail que le lundi matin. Même ma femme a pu prendre quelques jours payés de maladie grossesse, et elle est restée quelques jours avec moi.

Au Havre, l'ambiance était moins bonne. Il faut dire que la succursale était quatre fois plus grande, et les Havrais ne passent pas pour être très liants. Les seules personnes avec qui j'avais sympathisé étaient le chef après-vente: M. Riou, qui a malheureusement été assassiné quelques années plus tard par un ouvrier, et le chef magasinier Daniel Carpentier qui m'a beaucoup appris dans le domaine des pièces de rechange.

J'ai terminé tous ces stages à la fin du mois d'août 1959, et

après un bref séjour à la direction export à Paris, j'étais enfin

prêt à quitter la France, pour Renault Mexico.

Je partais en tant qu'agent technique, chargé de la formation du personnel, et de l'organisation après-vente des concession­naires, et j'étais enfin assimilé cadre, au coefficient 221. Une des barrières les plus difficiles de ma carrière était franchie. Ayant suivi le cours de chef d'atelier, j'étais exempté de commission jusqu'au coefficient 340 (qui est le coefficient maximum des assimilés cadres).

Après différentes formalités, mon départ fut fixé le 15 sep­tembre, et j'appris à la dernière minute que je partais en compagnie de l'importateur M. Lousteau que l'on m'avait présenté quelques jours plus tôt.

Cette coupure de deux ans avec la France me faisait un peu peur, mais comme nous avions un stage probatoire de trois mois, à l'issue duquel je pouvais revenir en France et réintégrer mon poste de départ, c'est-à-dire le bureau d'études, je suis parti assez confiant.

Nous avons pris l'avion pour New York un dimanche soir. J'étais "complètement crevé". Le samedi soir, pour fêter mon départ, j'étais allé dîner dans un restaurant chinois avec mes cousins et Maurice et Liliane Lyvonet.

Deuxième partie

Haïti

Ensuite nous avons dansé, et lorsque je suis retourné chez moi, rue Baudry à la porte de Vanves, il était 4 heures. J'ai eu juste le temps de prendre un café et de partir à Sucy-en-Brie retrou­ver des cousins avec qui j'avais rendez-vous pour leur laisser ma Dauphine, que je leur avais vendue.

Le voyage Paris-New York s'est fait en Super-Constellation et nous sommes arrivés à New-York le lendemain matin de très bonne heure. Je ne me suis pas rendu compte du voyage: j'ai dormi pendant tout le vol. L'arrivée à New-York ne m'a pas impressionné outre mesure, comme le pensait M. Lousteau. Trois ans auparavant, j'avais déjà effectué ce voyage avec le même avion durant mon service militaire.

Le DC 4 nous conduisant en Haïti, notre dernière étape, est parti à 10 heures, et nous sommes arrivés à Port-au-Prince après un voyage très mouvementé à 17 h 30. Il faisait très chaud, et dans l'aéroport, il régnait une crasse indescriptible.

Les formalités douanières ont duré au moins deux heures, et c'est vers 19 heures que je me suis retrouvé sur le véritable sol haïtien, et je me souviens d'avoir été ébloui par les couleurs, ainsi que par cette densité de végétation que je n'ai jamais revue autre part.

Sur la route qui nous conduisait de l'aéroport au centre de la ville, il y avait des femmes noires portant de grands paniers de légumes et de fruits sur la tête. C'était vraiment un dépay­sement total très agréable.

Hélas, au fur et à mesure que nous nous rapprochions de la ville, l'aspect féerique de la région était remplacé par un paysage de désolation et de crasse. Il y régnait une odeur de viande avariée et d'égout. Nous traversions la Saline qui était le lieu de prédilection des bidonvilles et des abattoirs clandestins. Plus tard, j'ai su par le père Guenanen que dans ce quartier innommable vivaient 10 000 personnes.

Cette épreuve de force qu'a été la traversée de la Saline a duré au moins dix minutes, et nous sommes arrivés enfin au port qui, malgré le désordre, avait tout de même un aspect moins répugnant.

L'importateur avait son siège social place Geffrard, qui se trouvait à environ 500 mètres de là. Mais comme la rue qui accédait à cette place était impraticable, nous avons fait encore plusieurs détours avant de nous trouver enfin devant cette boutique sinistre dissimulée par des arcades crasseuses. A l'intérieur, au rez-de-chaussée, des ballots de papiers, des livres, du matériel de bureau en vrac, à l'étage, des produits de beauté, de la vaisselle, des produits pharmaceutiques, de la peinture et un comptoir d'assurances. Il y avait également le bureau clz"matz"sé du "big boss", avec des vitres de regard sur l'ensemble de l'affaire.

René Mobuchon, à Haïti devant l'atelier de l'importateur (1959).

J'avoue vraiment avoir été déçu dès le premier contact avec la société dans laquelle j'allais devoir passer deux ans. Nos contrats, à cette époque, étaient de vingt et un mois de travail et trois mois de congés.

Vers 21 heures, lorsque l'importateur eut fini son tour d'hori­zon, nous partîmes pour Pétionville, quartier résidentiel de Port-au-Prince se trouvant en altitude à environ 15 kilomètres de la ville, et où je devais cohabiter avec l'importateur. Dès que nous avons quitté la ville je me suis retrouvé face à un paysage s~rnaturel, avec un coucher de soleil de toute beauté sur Pétionville. Ce spectacle compensait mes déceptions des heures passées.

Nous sommes enfin arrivés à la Tête de l'Eau, quartier de Pétionville, où se trouvait la villa dans laquelle je devais habi­ter. Celle-ci avait été construite à flanc de montagne, en contrebas de la route, et était complètement dissimulée dans une végétation composée de flamboyants et de bougainvillées de couleurs très vives.

La maison elle-même était très grande et passablement sinis­tre. Grande bâtisse sombre avec arcades et murs en torchis très épais. Nous avons été reçu par un couple de domestiques: un très grand Noir qui s'appelait Paul, le maître d'hôtel, et une petite grosse du nom de Cil, la cuisinière.

Il était déjà 22 heures, et nous sommes passés presque aussitôt dans la salle à manger. Cette salle était immense : au moins 80 mètres carrés avec une table énorme et un horrible buffet agrémenté d'un très grand iguane empaillé. Nous avons dîné à trois : l'importateur, sa secrétaire" très particulière" et moi. J'ai tout de suite détesté cette ambiance, et je n'avais qu'une seule hâte, c'était de faire connaissance de mon appartement et de dormir, de ne plus penser à rien jusqu'au lendemain.

A 6 heures, je me suis fait réveiller par Paul. Le petit déjeuner servi sur le balcon de ma chambre, surplombant une ravine de toute beauté et d'où je pouvais voir les "pratiques" (nom donné aux femmes allant vendre leurs légumes au marché). Ces fem­mes descendaient de Kenskof, village qui se trouvait au som­met de la montagne à environ 45 kilomètres de Port-au-Prince. Elles portaient sur la tête des paniers de légumes et de fruits pesant parfois 100 kilos, et allaient tous les jours, en groupe, chantant des chœurs haïtiens merveilleux, malgré leur lourd fardeau. Elles paraissaient toujours très gaies.

Horaires de travail: 8 heures à 12 heures, et 14 h 30 à 18 heu­res. Nous sommes donc partis de la Tête de l'Eau, à 7 h 30, et nous sommes arrivés à l'atelier (il faut le dire vite: plutôt à la décharge municipale) à 8 heures, jusqU'à la prise du travail.

Les bâtiments se trouvaient à proximité de la Saline dans un endroit marécageux, et la construction, quoique très récente (1 an), me faisait penser aux hangars des marchands de ferraille de Thiais, dans la région parisienne. Si ma mémoire est bonne, il y avait au moins 30 épaves entassées les unes sur les autres, et les deux boxes où se trouvaient les ponts élévateurs servaient pour le stockage des pièces"pouvant encore servir".

Pour accéder au magasin des pièces de rechange, il fallait traverser la cour et ensuite enjamber des moteurs neufs, que l'on avait partiellement démontés pour prélever des pièces manquantes au magasin.

Nous étions enfin dans le magasin, face à Titus, un petit bon­homme tout maigre et froissé qui jouait le rôle de responsable et qui, avant d'être embauché à l'Abeille, était épicier. A cette époque, l'Abeille représentait trois marques de voitures : Renault, Peugeot et Simca. Toutes les pièces de ces véhicules étaient entassées pêle-mêle dans ce réduit qui servait de maga­sin et qui n'avait pas plus de 15 mètres de long sur 7 mètres de large.

J'aurai l'occasion d'en reparler plus longuement plus tard. Revenons à l'atelier (ou ce que l'on pouvait prétendre être un atelier...).

Le personnel se composait de 10 ouvriers sous la responsabilité de boss Hedzer, un métis aussi sournois que voleur. Il était propriétaire d'un atelier en ville et y faisait faire tous les travaux intéressants, ce qui portait un tort considérable à l'atelier Renault.

18 mécaniciens pleins de bonne volonté, mais hélas livrés à eux-mêmes, ne possédaient aucun élément de base pour pou­voir travailler correctement. Je vois encore, comme si cela se passait hier, un mécanicien assis par terre dans la poussière, un pied sur une bielle et limant celle-ci avec une grosse lime de ferronnier. Ayant connu la mécanique de précision au bureau d'études, j'ai failli avoir une crise cardiaque. Malheureu­sement, ce simple détail n'était rien à côté de tout ce que j'ai pu voir ensuite durant ces deux ans.

A la comptabilité-atelier, il y avait M. Bellandre, l'homme de confiance de l'importateur. Son travail consistait à établir les factures clients et magasin, avec l'aide, je dirais mieux, avec la complicité du responsable atelier Hedzer. Les factures étaient faites à la tête du client sur des documents non numérotés qui ne pouvaient donc faire l'objet d'aucun contrôle, et, très rapi­dement, j'ai compris la raison du déficit mensuel de 1 500 dol­lars que l'importateur n'arrivait pas à maîtriser.

Mon premier travail fut donc, avant même de m'occuper de l'atelier, de mettre sur pied un système de facturation rationnel pouvant me permettre de contrôler journellement les mouve­ments. Ce nouveau système n'a pas été sans faire grincer des dents, et les deux responsables se voyant piégés ont pris comme prétexte la surcharge de travail et le manque de confiance que je leur portais, pour me présenter leur démission' Ge m'étais déjà fait deux "amis").

Mon second travail fut le nettoyage et le déblayage des bâti­ments du service technique. Au départ du responsable atelier, j'ai désigné comme successeur un,jeune Noir de vingt-trois ans du nom de Georges, qui rassemblait les conditions techniques et morales nécessaires pour devenir un jour un bon chef d'ate­lier. Georges fut très vite pour moi un homme de confiance et je pus m'appuyer sur lui en ce qui concerne le nettoyage et la remise en état des bâtiments. Malheureusement, il était un peu jeune, et très souvent, au début, j'ai eu à intervenir auprès des ouvriers. Au bout de trois mois, il avait réussi à imposer son autorité.

Un mois plus tard, l'importateur ne reconnaissait plus son atelier et déjà l'on voyait apparaître une nouvelle clientèle haïtienne.

Le système des ordres de réparation et du contrôle des heures et des pièces fut mis en place assez rapidement. Un magasin d'outillage spécialisé fut implanté par mes propres soins (après les heures de travail).

L'atelier de mécanique installé avec des établis individuels, des étaux, nous étions enfin prêts à recevoir la clientèle la tête haute.

Le magasin de pièces de rechange me faisait tellement peur que je ne savais pas comment m'y prendre pour l'organiser. Je connaissais parfaitement le système Renault, mais les deux autres marques avaient elles aussi leur procédé, et logi­quement, il m'était impossible, vis-à-vis de l'importateur, de ne réorganiser que le magasin Renault. Nous avons donc décidé d'unifier le système de gestion M.P.R.

Ce travail représentait plusieurs mois de labeur pour une personne. J'ai donc fait appel à Renault Mexico, qui immédia­tement m'a fait venir un agent technique: Robert Giorgio, qui est depuis devenu le directeur technique de la direction des affaires internationales.

Nous avons commencé par sortir toutes les pièces (il y avait 10 000 références), et ensuite, au fur et à mesure de leur identi­fication, nous les placions en casier. Ma femme, pour l'occa­sion, était devenue documentaliste et établissait de nouvelles fiches sur lesquelles elle identifiait le casier où se trouvait la pièce, et faisait également l'inventaire. Ce travail, à trois, nous a pris un mois et demi.

Il me fallait maintenant trouver un gars intelligent, capable de gérer et surtout de comprendre le système. Ce fut La Douceur, le convoyeur de l'atelier, désigné à ce travail. En un mois, il avait compris, et ma femme put donc retourner à ses foyers.

Titus, l'ancien magasinier, fut désigné comme responsable du service commercial. Deux mois s'étaient déjà écoulés, et je voyais déjà beaucoup plus clair. Il me restait encore beaucoup de travail, surtout dans le domaine de la formation. Un démonstrateur instructeur, mon ami Manuel De Gracia, de Mexico; est venu m'aider durant quinze jours, et ensuite, tous les jours, après le travail, je faisais des séances d'instruction théorique auxquelles tout le monde assistait. Cette nouvelle organisation fut très vite diffusée dans Port-au-Prince par les clients, et au bout de trois mois nous travaillions sur rendez­vous.

Le bilan de ces trois mois fut positif. A partir du deuxième mois, le déficit atelier était soldé. Les salaires de Bellandre et Hedzer diminués de 700 dollars. Nous avions donc cette possi­bilité d'investir et de continuer d'améliorer l'organisation. Au bout d'un an, l'atelier se suffisait à lui-même et était passé à 38 effectifs, les bénéfices nets à 4 800 dollars, ce n'était pas grand·chose, mais l'après-vente fonctionnait très bien et l'Abeille n'était plus obligée de le financer.

J'étais très satisfait de ces résultats et, aussi, bien rodé dans le

système après-vente que j'exploitais pour la première fois en

pratique.

La satisfaction de l'importateur s'est manifestée par une remise de 500 dollars sur l'achat de la Dauphine de ma femme. C'était une somme considérable pour l'époque.

En ce qui concerne ma vie privée, le séjour se passait de façon très agréable. Pascal se portait à merveille. Ce climat était très favorable, et je crois qu'il a passé la première année à Pétion­

ville en maillot de bains. Il avait trois mois lorsqu'il est arrivé, et immédiatement nous l'avons baigné à la mer. Je me souviens que je le prenais par les pieds et, après une voltige, je le jettais à l'eau. Il se laissait couler et je plongeais après lui. Déjà, à quatre mois, il gardait les yeux ouverts sous l'eau.

Notre cohabitation avec l'importateur, malgré ses longs séjours en France, était très souvent sujet à discussions, et l'atmosphère était donc souvent orageuse. Je n'étais pas de tempérament à me laisser faire, surtout lorsque les discussions touchaient à la Régie Renault. Alors, d'un commun accord, nous avons décidé de quitter cette sinistre villa, et j'ai loué un adorable chalet à La Boule, encore plus sur les hauteurs à 25 kilomètres de Port­au-Prince. Ce chalet était isolé dans la montagne, noyé dans les champs de maïs. Nous avions une vue imprenable sur la vallée. Le soir, nous étions endormis au son du tambour, et des chœurs locaux admirablement bien chantés. J'ai passé mes meilleurs moments en Haïti dans cette modeste maison. Nous y avons habité six mois.

Ensuite, des amis qui devaient passer plusieurs mois en France nous ont demandé d'habiter chez eux pour garder la maison. Ceci nous permettait d'éviter de payer un loyer pour quatre ou six mois, ce qui était fort appréciable. Ce chalet fut l'objet de la mise en fabrication de la petite Gigi.

Nous avons donc déménagé pour nous installer chez les Cal­man Lévy. La maison, presque un palais, était construite au sommet d'une petite colline. Elle était entourée de plantations de toutes sortes en dominant la baie de Port-au-Prince. Il y avait également une très grande piscine, ce qui attirait pas mal d'amis.

Pascal avait alors un an et demi, et il y passait toutes ses jour­nées~ Il nageait déjà bien. Un soir où nous étions avec des amis sur la terrasse (il était 2 heures du matin), nous avons vu notre Pascal sortir par la porte donnant sur la piscine (il était tout nu, avec seulement son chapeau sur la tête), traverser le parc et descendre dans l'eau, faire sa petite baignade, et retourner se coucher. A partir de ce jour, j'ai dû clôturer cette piscine. Elle représentait un danger sérieux, car nous avions déduit qu'il se levait tous les soirs pour se baigner.

Dans ce somptueux palais, il y avait quatre domestiques, et nous n'avions absolument rien à faire. C'était une vie de châ­teau et elle a duré cinq mois pour moi. Ma femme a dû quitter Haïti deux mois avant, car il était préférable qu'elle rentre en France pour l'accouchement, les médecins haïtiens n'étant pas, à l'époque, assez sérieux pour ce genre de choses.

Durant la première année en Haïti, nous avons pu VISIter beaucoup de villes accessibles en voiture. Les routes étaient si mauvaises qu'elles étaient presque toutes impraticables. Il y avait en 1959 seulement 12 kilomètres de route goudronnée dans le pays: celle qui allait de Port-au-Prince à Pétionville. Toutes les autres routes avaient été un jour goudronnées, mais depuis bien longtemps, par manque d'entretien, elles s'étaient transformées en pistes. Enfin, bien équipés, nous arrivions tout de même à faire quelques excursions. Entre autres, les expé­ditions à la forêt de pins, forêt qui se trouvait sur les hauteurs des Gonaives, à 85 kilomètres de Port-au-Prince. Il nous fallait environ huit heures pour y parvenir.

Mais lorsque nous y étions, le dépaysement était total. Il faisait toujours une température inférieure à 0°, alors qu'à Port-au­Prince on cuisait. Il y avait là-bas des chalets inhabités. Ceux­ci avaient servi à une mission américaine quelques années plus tôt, et un beau jour, ils sont partis en laissant le mobilier et même la vaisselle. Nous vivions donc, malgré tout, avec un confort minimum.

Presque tous les dimanches, notre but de promenade était Trou Forban, à 65 kilomètres de Port-au-Prince. C'était un tout petit village, juste au pied de la montagne, et au bord de la mer. L'importateur avait construit une caille très agréable, et nous nous retrouvions au moins à une trentaine réguliè­rement pour des pique-niques.

La pêche était très abondante, et les langoustes n'étaient pêchées qu'à la demande de ces dames, juste quelques minutes avant de faire la cuisine. Nous avions un petit bateau en alumi­nium, propulsé par un moteur de 4 ch Mercury. Celui-ci nous permettait d'aller aux Irokwas, petite île déserte, ancien repaire des flibustiers, se trouvant environ à 3 miles en mer. Il Y avait des fonds sous-marins splendides, ainsi que des poissons de couleurs vives frisant l'irréel. Je peux dire que, pour moi, Haïti était, avec sa végétation et ses fonds sous-marins, ce que j'avais vu de plus beau jusqu'alors. Malgré l'acharnement que je mettais à connaître lesdits fonds, j'avais une sainte horreur des pêcheurs qui mettaient un malin plaisir à massacrer ces poissons.

Enfin, du côté des Irokwas, nous étions tranquilles, et les seules fois où j'ai eu à me servir de mon arme, ce fut pour tirer une raie géante qui se mettait en position d'attaque face à un ami. Nous avons mis trois heures à la neutraliser. Elle pesait plus de 100 kilos. La deuxième fois, je me suis trouvé face à une langouste géante. J'étais seul dans l'eau et il faisait déjà sombre. Je l'ai tirée et je l'ai bien regretté après. Elle était telle­ment grande qu'elle dépassait la taille de Pascal, et lorsque nous avons dû la faire cuire, il nous a fallu avoir recours à la grande lessiveuse.

Nous partions à plusieurs voitures en expédition à Trou For­ban, et un jour avant le départ mon ami Bob Cornet, agrégé d'histoire naturelle à l'institut français d'Haïti, décida de prendre Christiane et Pascal, qui avait alors un an, dans sa Dauphine et en contrepartie Annie, sa femme, et ses deux enfants prirent place avec moi.

Après environ 40 kilomètres, alors que nous roulions à peine à 40 kilomètres à l'heure, car l'état de la route ne nous permet­tait pas d'aller plus vite, j'ai vu la Dauphine de Bob faire des tonneaux et disparaître en contrebas de la route dans un champ de sisal (un genre de cactus). J'ai vraiment eu un choc terrible et les 300 mètres qui nous séparaient ont été effectués en marche arrière à une vitesse de compétition.

Arrivés sur les lieux, dans un nuage de poussière, j'ai pu voir Pascal qui sortait indemne de la voiture. Les autres personnes sont aussi sorties sans problèmes. Seul Bob avait une foulure au bras gauche. Nous nous en sortions à bon compte, et nous avons pu mettre la voiture sur ses roues et continuer notre chemin jusqu'à la mer.

La mécanique de la Dauphine n'avait subi aucun dégât, par contre, la carrosserie ressemblait plus à une épave qu'à une voiture. Le gros ennui de cette affaire était que la Dauphine avait été prêtée le matin à Bob, et que le propriétaire n'était pas avec nous. Il est toujours très délicat d'apprendre à une personne que sa voiture a fait des tonneaux. Enfin, après réflexion, nous avons décidé de rentrer plus tôt de la mer, et moi, immédiatement après mon arrivée à Port-au-Prince, je m'attaquerais à la remise en état du véhicule.

En arrivant en ville, j'ai eu la chance de trouver Georges, le chef d'atelier, à son domicile, et il a pu me procurer un tôlier. Nous avons travaillé tous les trois toute la nuit et le lendemain matin, lorsque le propriétaire s'est présenté pour constater les dégâts, le pavillon, les 4 ailes et les 4 portières étaient changés et la voiture était déjà prête à passer à la peinture.

Le propriétaire s'appelait M. Cupiche, expert aux Nations­Unies. Lorsque Bob lui a annoncé la catastrophe, il a simple­ment répondu ceci: "C'est vraiment uri détail, étant donné qu'il n'y a pas eu de blessés". Il faut avouer que sa réaction fut des plus sympathiques. Deux jours après, la voiture était peinte à neuf, et l'affaire n'était plus qu'un souvenir qui a quand même bien animé quelques cocktails.

Lors de notre première année en Haïti, nous avons assisté au carnaval. Cette fête nationale se prépare deux mois à l'avance, et les Haïtiens en parlaient avec tellement de fougue que l'on attendait cet événement avec impatience. Cette période de carnaval est sujette à des tas de rivalités et aussi prétexte à des règlements de comptes, et les quelques jours qui précèdent, il est conseillé, et même recommandé, aux Européens de ne pas trop s'exposer dans les endroits à manifestations chaudes, car les bagarres sont très fréquentes. Il y avait même très souvent des morts si votre voiture était surprise par un "rara" (groupe de manifestants) qui, en général, est composé de personnes ivres depuis des semaines qui ne sont plus du tout maîtresses de leurs moyens. D'ailleurs, les raras sont presque toujours accompagnés de vendeuses de Clairin, sorte de mélasse faite avec l'alcool impur, restant après la distillation du rhum. Cet alcool rendait fou furieux.

La semaine précédant le carnaval, comme les autres diman­ches, nous sommes allés, ma femme, Pascal et moi, à Trou Forban. J'avais à ce moment-là une 403 Peugeot. Au retour de la plage, à environ 60 kilomètres de Port-au-Prince, nous sommes tombés en panne. Un axe de moyeu avant gauche cassé. Nous avons laissé la voiture sur le bord de la route dans un endroit très isolé, et nous sommes revenus avec des amis à Port-au-Prince afin de prendre le matériel pour repartir immé­diatement. Il était hors de question de laisser le véhicule sur le bord de la route, car le lendemain nous aurions retrouvé une épave démontée.

A 10 heures et demie le soir, nous étions de retour sur les lieux, et pour minuit la réparation était presque terminée. Je finissais de monter la roue, quand un rara et au moins 50 personnes sont arrivés sur nous en nous menaçant et en chantant. Ils ont tourné autour de nous pendant quelques minutes en tapant sur la voiture, et ensuite ont disparu.

J'avoue que nous n'étions pas très fiers. Heureusement que des gens avertis nous avaient prévenus de ne pas bouger si une chose pareille arrivait, sinon, il suffisait d'un simple geste pour que nous soyons complètement massacrés. Enfin, nous sommes rentrés à La Boule où nous attendait Pascal, en jurant de ne plus recommencer une aventure aussi dangeureuse.

La semaine suivante, nous avons assisté au défilé du carnaval, qui ressemble plus à une manifestation, et nous nous sommes promis de quitter Port-au-Prince pour cette fête l'année sui­vante. Et nous avons donc décidé de partir pour la république Dominicaine chez des amis, et là une nouvelle aventure nous est encore arrivée.

Nous avions laissé Pascal chez des amis, et nous sommes partis le matin de très bonne heure afin d'arriver à la frontière à l'ouverture, à 9 heures. La distance qui sépare Port-au-Prince de la frontière est très courte (environ 200 kilomètres), mais il fallait environ cinq heures pour y arriver. Nous sommes parve­nus à la frontière haïtienne dans les temps après deux heures et demie de formalités. Le gardien ne trouvait plus les clés de la grille de sortie. Après un remue-ménage de plus d'une heure, il' a enfin trouvé les fameuses clés, et nous nous sommes trouvés en zone neutre pour 9 kilomètres. A l'arrivée à la frontière dominicaine, nous avons été reçus par des carabiniers: il était déjà midi. Comme le poste était fermé de midi à 13 heures, nous avons attendu dans une salle d'attente très confortable, climatisée. Nous avons eu droit au café. Les postes de douane et de police étaient d'une propreté extrême, et, à ce moment­là, j'approuvai les paroles de Jean Farran, journaliste à Pans Match, qui avait écrit un article dans lequel il comparait Haïti à une poubelle.

En atterrissant en Haïti, venant de la république Dominicaine, on avait l'impression de tomber dans une poubelle. Effecti­vement, le contraste était tellement grand que l'on avait bien du mal à se mettre dans l'idée que nous étions sur la même île.

Les formalités ont commencé plus tôt que prévu. Dès que les policiers eurent fini de déjeuner, ils nous ont pris en charge, et en une demi-heure toutes les formalités étaient faites, y compris une visite médicale obligatoire. Nous avons donc quitté la frontière émerveillés par l'accueil. Il nous restait à parcourir 300 kilomètres pour arriver à la capitale Ciudad Trujillo. La route était paraît-il excellente. Effectivement, le départ était vraiment très bon. A environ 2 kilomètres de là, je me suis retrouvé sur une piste en bon état que j'ai prise, sans trop m'inquiéter, étant donné que j'avais tellement l'habitude. De l'autre côté de la frontière, j'ai encore fait à peu près 7 kilo­mètres, et je me suis trouvé face à un grand lac qui coupait la route.

Toujours confiant, et ayant l'habitude du passage des ravines, je me suis avancé jusqu'au moment où la voiture s'est enfoncée brusquement dans l'eau jusqu'à mi-portières. Nous nous trou­vions dans une situation catastrophique, surtout que la voiture continuait à s'enfoncer à vue d'œil. La seule solution était de trouver de l'aide immédiatement, ce qui nécessitait le retour à la frontière : 7 kilomètres à pied. Notre voyage en république Dominicaine paraissait bien compromis. Enfin, il fallait bien trouver un moyen de s'en sortir. Christiane est restée garder la voiture et je suis parti à pied à la frontière.

Au bout d'environ 2 kilomètres, en traversant un village, je me suis fait interpeller par une vieille femme qui me faisait de grands gestes. Je ne comprenais pas son langage, qui était un très mauvais espagnol. Heureusement que je me débrouillais assez bien en créole, et j'ai réussi à comprendre qu'il était inter­dit de se promener le torse nu sous peine de prison.

Je me voyais déjà retourner à la voiture, afin de prendre une chemise. Heureusement, cette brave vieille a compris mon désarroi et m'a proposé de la suivre dans une hutte en terre glaise recouverte de feuilles de bananiers. L'intérieur était d'une propreté exemplaire. Comme mobilier, il n'y avait qu'une vieille valise, une caisse qui servait de table, une natte pour dormir. Elle a sorti de cette valise une chemise blanche toute rapiécée. Elle gardait cette chemise en souvenir de son mari, mort il y avait déjà plusieurs années. Revêtu de cette chemise, j'ai pu continuer mon chemin vers la frontière.

Pour gagner du temps, j'ai couru au maximum de mes possibi­lités. Il était déjà 2 heures et demie et je m'inquiétais de savoir ma femme seule dans cette brousse déserte. Enfin, à 3 heures, j'ai réussi à trouver un transporteur qui avait un camion équipé d'une grue. Après avoir négocié le coùt de l'opération (10 dol­lars), nous sommes revenus sur les lieux du naufrage. Il y avait là tout le village voisin, celui où la vieille dame m'avait prêté la chemise. Le transporteur, à la vue de la position critique de ma voiture, s'est refusé à approcher son camion, et je me trouvais dans la même situation qu'au départ.

La voiture s'était encore enfoncée de plusieurs centimètres, et je la voyais déjà terminer ses jours dans l'étang saumâtre.

La seule solution pour nous sortir de là était de lever la voiture à plusieurs personnes, et de la déplacer petit à petit afin de la mettre sur la terre ferme.

Je n'osais vraiment pas demander à ces braves Noirs de m'aider, mais je pense qu'ils ont compris, car, lorsque je suis descendu dans l'eau où j'en avais jusqu'aux cuisses, ils sont tous venus avec moi, et en moins de dix minutes, la voiture était sur la terre ferme.

En république Dominicaine:

sortie de la Dauphine de l'étang saumâtre (1961).

Les ovations ont été destinées à ma femme, car elle était au volant pour diriger la voiture. Nous avons eu droit au "hombre 1".

Lorsque nous nous sommes remis de nos émotions, j'ai voulu récompenser ces braves gens, et quand je leur ai proposé de l'argent, ils se sont presque vexés. Quel changement de menta­lité par rapport à Haïti où tout est sujet à argent.

En retournant au village pour rendre la chemise à cette gentille dame, nous avons eu droit au café.

Il était déjà 5 heures, et la nuit commençait déjà à apparaître. A peu près à ce moment-là, j'ai été pris d'une douleur atroce au bras droit; lorsque j'étais dans l'eau, j'avais bien senti une piqûre à la main, mais je n'y avais pas prêt~ attention. J'étais trop occupé à dégager la voiture.

Enfin, nous étions prêts à repartir, et j'avoue que nous nous en sortions à bon compte. Nous avons fait environ 50 kilomètres sur une très belle route goudronnée, lorsque la roue avant de la Dauphine a crevé. Ceci n'était pas un gros problème mais, lors­que j'ai voulu démonter cette roue, mon bras droit me faisait tellement souffrir que je n'ai même pas eu la force de sortir la roue de secours, et c'est ma femme qui a été obligée de faire le travail.

Il nous restait encore à parcourir environ 120 kilomètres. Sur mon bras, apparaissait une longue traînée qui partait du poignet jusqu'à l'épaule.

La route étant très bonne, nous avons pu rouler à 90 kilomètres à l'heure, vitesse maximum autorisée en république Domini­caine, et malgré cette douleur c'était un retour à la vie civilisée. A 8 heures, nous étions enfin en vue de Ciudad Trujillo ; et à 8 h 45 nous avions trouvé nos amis.

Mon bras me faisait de plus en plus souffrir, et mon ami Domino m'a conduit immédiatement chez un médecin, lequel m'a injecté un sérum antivenimeux car, à la vue de la petite plaie que j'avais sous le poignet, il ne faisait aucun doute que je m'étais fait mordre par un serpent d'eau très répandu dans ce lac salé. (Nous avons aussi appris que cet étang, bien qu'éloi­gné de 200 kilomètres de la mer et se trouvant à 800 mètres d'altitude, était infesté de requins très dangereux.)

Nous étions descendus à l'hôtel Embassadeur, certainement le plus confortable de la ville. Le médecin m'y a conduit, et a laissé son numéro de téléphone à la réception de l'hôtel, afin que l'on puisse le prévenir d'urgence si mon état empirait. Ni ce dernier, ni mon ami Domino ne m'avaient averti au sujet du serpent, et c'est le lendemain, lorsqu'il n'y avait plus de danger, que j'ai connu la gravité de la morsure.

Nous avons, malgré tout ceci, passé un très agréable séjour. Nous avons même eu l'occasion de visiter le bateau que Benites Reckass avait offert à sa femme, la môme Moineau. Ce bateau était couvert d'or. Sur la passerelle, il y avait un gros moineau pesant au moins 100 kilos en or massif. Les poignées de portes et tout le matériel de la passerelle étaient en or. La ville de Ciudad Trujillo était très propre, mais on sentait une certaine contrainte du peuple. Le dictateur avait un œil irréversible sur les gens, mais, malgré tout cela, ils ne paraissaient pas malheureux.

Au cours de cet agréable séjour, j'ai eu le plaisir de faire la connaissance, lors d'un repas chez Domino, du peintre de vitraux de cathédrales Perrot ainsi que de l'architecte Dunoyer de Segonzac.

Nous avons quitté nos amis le cœur gros, en pensant aux problèmes que nous allions retrouver quelques heures plus tard. Effectivement, à la frontière haïtienne, nous avons attendu trois heures, mais nous étions tout de même très heureux de retrouver Pascal. A 22 heures, nous étions chez nous à La Boule. En rentrant dans le chalet, nous avons été surpris par une odeur épouvantable et nous avons eu énor­mément de mal à trouver l'origine d_e cette puanteur.

Enfin, après presque une heure de recherches, nous avons détecté que cela provenait du réfrigirateur. En effet, lorsque j'ai déplacé celui-ci, j'ai découvert un énorme rat collé au compresseur. Il sentait tellement mauvais que, pout le sortir, j'ai dû imbiber une serviette-éponge d'eau de Cologne, et me la mettre sur la figure. Et c'est avec cette petite histoire que se terminait notre voyage en république Dominicaine.

Dans le courant du mois de juillet, ma femme dut quitter Haïti afin d'accoucher dans des conditions normales en France. Un moment, nous avions pensé (c'est surtout le père Riou qui nous l'avait proposé) que l'accouchement pourrait se faire à la mission des palmistes à l'ile de la Tortue, mais l'expédition pour y aller était tellement difficile que nous avions pris la sage décision de l'accouchement en Bretagne. Autrement la petite Gigi aurait été Tortugaise 1

Christiane étant rentrée en France, un ami est venu habiter avec moi. Nous nous entendions très bien et, lors d'un long congé (une semaine), nous avons décidé d'aller faire une visite à notre ami le père Riou qui se trouvait, comme je le disais précédemment, à l'île de la Tortue. Cette ile, très connue pour avoir été pendant plusieurs siècles le principal repaire des flibustiers, est située à la pointe de Saint-Domingue.

Nous sommes donc partis de Port-au-Prince de très bonne heure et vers midi nous sommes arrivés à Port-de-Paix où le père Riou nous attendait. Après un déjeuner à la mission, nous avons pris place dans son Zodiac propulsé par un moteur de 50 ch. Un moteur puissant était nécessaire étant donné les forts courants que l'on rencontre dans le canal. Souvent, des barques de pêcheurs coulaient dans ce passage très dangereux.

Après trois quarts d'heure de traversée, par une mer houleuse qui rendait malade mon ami Lichet, nous sommes arrivés à l'île de la Tortue. Comme le bateau, étant donné sa charge, ne pouvait pas venir jusqu'au rivage, un grand Noir est venu nous chercher et nous a ramenés vers la côte sur ses épaules.

En débarquant sur cette île, j'avais l'impression de me trouver sur une autre planète. La plage était immense, garnie de hauts cocotiers servant d'abri à un chantier naval qui construisait des bateaux pour le trafic d'alcool et de cigarettes entre les Baha­mas et Haïti.

Après une petite demi-heure de repos, pour nous remettre des émotions provoquées par la traversée, nous sommes montés en selle sur de très beaux chevaux, particulièrement dressés pour la montagne, et nous avons commencé l'escalade. A part quel­ques promenades sur un poney russe que j'avais récupéré à la fin de la guerre, je ne connaissais rien dans le domaine de l'équitation et j'avoue ne pas avoir été à mon aise au début.

L'ascension était particulièrement difficile. Parfois, l'on 1!e voyait avec le cheval presque à la verticale au-dessus d'un précipice, et l'on devait s'agripper à la bête, tandis que le père Riou gravissait ces sentiers les mains dans les poches, en se moquant de nous. Je reconnais que cette escalade avait beaucoup de charme car nous étions entourés d'une végétation sauvage dans laquelle piaillaient d'innombrables espèces d'oiseaux.

Nous sommes arrivés à la mission après trois heures de grimpette, et nous avons été reçus par toutes les religieuses ainsi que par le docteur Nicolas et sa femme. Une petite fête d'accueil nous était réservée et nous avons chanté et parlé très tard dans la nuit.

Le lendemain matin au réveil, 6 heures pour toute la mission, après la messe et un copieux petit déjeuner, nous avons visité la mission où chacun avait une tâche bien précise, et les onze heures de travail journalier ne suffisaient pas pour la mener à bien.

La mission était composée en premier lieu d'un presbytère qui servait en même temps d'hébergement et de réfectoire pour le personnel et d'une très modeste église fabriquée des propres mains du père Riou. En contrebas, la menuiserie, ainsi que l'atelier de mécanique où se trouvait le groupe électrogène (en panne depuis plusieurs années) ; un peu en retrait, l'ensemble hospitalier, avec une salle de médecine générale, qui servait également au père Riou de cabinet dentaire. Un peu plus loin, une salle pour les soins aux lépreux. La léproserie débordait de malades (environ une centaine). Je n'ai pas le courage de parler de ces pauvres gens: le spectacle est horrible.

La visite de l'ensemble nous a occupés toute la matinée. Après le déjeuner, je me suis attaqué au groupe électrogène et, le soir, la panne était décelée. Hélas, il n'y avait pas de pièces de rechange, aussi le père Riou fit partir immédiatement un missionnaire à Port-de-Paix pour trouver la pièce. Quarante­huit heures plus tard, celle-ci (qui n'était pas la bonne) était là. Enfin, après une modification, j'ai pu remonter et, le soir, l'hôpital et l'ensemble de la mission disposaient à nouveau de l'électricité.

Durant ces quelques jours dans l'île, j'ai pu faire, avec la colla­boration et les conseils du docteur Nicolas, mes premiers pas dans le domaine de l'archéologie, et j'ai eu le plaisir de décou­vrir quelques objets précolombiens dans des grottes très profondes. A partir de ce moment, j'ai acquis un nouveau virus qui m'a permis d'occuper mes week-ends à travers les pays où j'ai séjourné par la suite.

Nous sommes retournés à Port-au-Prince enthousiasmés par cette semaine loin du monde de la terreur.

A peu près à la même époque j'ai eu aussi à me rendre, pour mon travail, au Cap Haïtien qui, avant l'indépendance, se nommait le Cap Français, situé à 250 kilomètres de Port-au­Prince. Il fallait plus de huit heures pour y parvenir. Cette expédition, je l'ai faite avec mon ami haïtien, Gérard La Tortue. Je ne parlerai pas de l'aventure automobile qui est la même que pour les autres expéditions. Le paysage est aussi beau et l'on rencontre encore sur cette "route" des villas anciennes datant de l'époque française.

Sortie de la messe à l'île de la Tortue. A droite, le Père Riou.

Grâce à mon ami Gérard, nous avons pu visiter le palais de Sans-Souci et grimper au sommet du Pic (1 800 mètres) où se trouve la fameuse citadelle datant du Roy Christoffe. Cette gigantesque bâtisse est construite au sommet du Pic, avec des pierres de taille, pesant toutes plus de 500 kilos. Chaque pierre, portée au sommet à dos d'hommes, correspond à la mort de quatre personnes. Les historiens soutiennent qu'envi­ron un million de Haïtiens y ont perdu la vie, ce qui corres­pond, pour l'époque, à la moitié de la population.

Cette ascension, nous l'avons faite à dos de mulets, ils n'en sont pas morts, en empruntant les sentiers suivis deux siècles aupa­ravant par les esclaves pour monter le matériel. Tout au long du parcours, il reste encore d'immenses canons en bronze de 3 tonnes. Nous avons passé au Cap Haïtien 3 jours fort agréa~ bles, malgré ces affreux souvenirs.

L'ascension de la Citadelle.

A gauche: René Mobuchon, à droite: un guide.

Retournons maintenant à Port-au-Prince pour parler de choses beaucoup moins drôles. Jusqu'à présent, j'ai brossé d'Haïti un tableau qui est sans nul doute l'image de la réalité en ce qui concerne le pays proprement dit. Je maintiens encore aujourd'hui que c'est de beaucoup le pays le plus beau que j'ai vu durant ma longue carrière à l'étranger.

Je voudrais maintenant, devant le globe terrestre, faire un retour en arrière pour expliquer les origines d'Haïti. DéH, lorsqu'en France on parle d'Haïti, presque tout le monde voit une île du Pacifique : les plages de sable et les vahinées. Cela n'a rien de commun avec Tahiti. Moi-même, je m'y suis laissé prendre au début. Haïti est située sous le tropique du Cancer, entre Cuba et Porto Rico.

Haïti est un pays particulièrement tourmenté. Le général Leclerc, pour le décrire à Napoléon, chiffonna une feuille de papier et la jeta sur la table en disant: "Voici, Excellence, l'aspect que représente Haïti. Le relief est un amas confus de montagnes, de collines et de vallées tourmentées à la façon d'un volcan".

L'île est placée au centre de l'archipel des Antilles, dans l'océan Atlantique, à l'entrée du golfe du Mexique. Elle compte actuellement 4 500 000 habitants. Ce fut Christophe Colomb qui, le premier, débarqua en Haïti en 1492. Le peuple qui y habitait était doux et tranquille, il vivait de pêche et de chasse.

Hélas, à l'issue du deuxième voyage, les habitants voient s'ins­taller sur leurs terres des Espagnols accompagnés de mission­naires. Ils se battent contre les occupants. Les Espagnols ont besoin de main-d'œuvre pour leurs plantations. Ils capturent les Indiens et les soumettent au travail forcé, les refoulent vers l'intérieur et, peu à peu, ils deviennent maîtres de l'île. Un siècle plus tard, tous les habitants sont exterminés. Une ville importante est fondée: Saint-Domingue.

Et là, commence l'ère des négrz·ers. La rapide fortune des Espa­gnols attire des convoitises, et c'est l'aventure des flibustiers, d'origine française pour la plupart, spécialistes dans le pillage des navires. Ils s'installent dans l'île de la Tortue, proche de la côte nord-ouest d'Haïti et, de là, sur la côte nord.

Les premiers occupants tentèrent en vain de chasser ces aven­turiers. Leur nombre augmenta. Ils formèrent bientôt dans la partie ouest de l'île une véritable colonie.

Colbert la fit reconnaître en 1697. Elle devint la république de Saint-Domingue.

Ces gens ont besoin de main-d'œuvre, or les Indiens avaient été anéantis. Il reste donc à les remplacer par d'autres esclaves dans les plantations. Des voiliers font alors le trafic régulier entre l'Afrique et les Antilles, et c'est là que commence le fameux commerce du "bois d'ébène". Ce trafic était'si impor­tant qu'en 1789, les Noirs de Saint-Domingue sont 450 000 contre 35 000 Blancs et 35 000 mulâtres.

Les Noirs, conscients de leur supériorité numérique, commen­cent une révolte qui va durer plusieurs années. Enfin, le 1 e, jan­vier 1804, l'indépendance est proclamée, et Dessaline nommé empereur. Deux ans plus tard, Dessaline est assassiné à l'endroit même où se trouvent actuellement les bâtiments de Renault, à Port-au-Prince. A partir de cette époque, Haïti a vécu dans une tourmente permanente. Seule l'occupation amé­ricaine de 1919 à1938 a pu stabiliser le pays, et je crois que c'est la seule époque où les Haïtiens ont pu vivre une vie paisible.

Au moment du départ des Américains, plusieurs présidents ont été assassinés, ou sont partis avec la caisse. Nous arrivons main­tenant à l'époque à laquelle je suis arrivé, c'est-à-dire en 1959.

Déjà, depuis deux ans, Haïti vit l'ère de Duvalier et des "Ton­tons macoutes". La macoute en Haïti correspond à la besace en France, et lorsque les petits ne sont pas sages, on les menace de faire venir le Tonton macoute pour qu'il les mette dans sa macoute. Chez nous, c'est l'équivalent du loup-garou.

Les Tontons macoutes sont, comme le nom l'indique, de redoutables miliciens privés du président Duvalier. Ils sont en civil, mais reconnaissables à leurs grosses lunettes noires et à leur chapeau mou et, pour les gens un peu plus observateurs, aux deux gros revolvers qu'ils portent coincés dans leur ceinture.

Ces Tontons macoutes étaient sous l'autorité absolue d'un chef -redoutable, Lucien Chauvet, avec lequel Haïtien ou Européen avait intérêt à être en bons termes, sinon c'était "Fort­Dimanche" d'où l'on ne sortait que très rarement. Eux-mêmes vivaient dans la terreur, car ils étaient comme tout le monde à la merci d'un règlement de compte.

Les gens bien informés disaient même qu'ils portaient des lunettes noires pour que l'on n'aperçoive pas la frayeur dans leurs yeux. Ces messieurs régnaient en maîtres et, en plus de leurs activités sanguinaires, contrôlaient les sociétés étrangères qui devaient, pour être laissées en paix, verser une sorte de rançon, autrement, leur boutique était mise à sac, et bien souvent le propriétaire assassiné. Durant mon séjour, plusieurs commerçants, que je connaissais très bien, ont disparu de la sorte.

Personnellement, mon séjour s'est écoulé sans trop de problè­mes, sauf au début de mon arrivée, lorsque j'ai refusé d'acheter des pièces Renault à un de ces messieurs. Ces pièces m'avaient été volées quelques jours auparavant, à l'arrivée au port. Cette affaire s'était soldée par une promesse de mort dès que l'occa­sion se présenterait. Je ne les connaissais pas encore assez car, autrement, je m'en serais méfié.

La deuxième fois, en sortant du "drive-in", qui est un cinéma en plein air où l'on assiste à la projection depuis sa propre voiture, j'ai, paraît-il, fait trop de poussière et gêné le Tonton lieutenant Corvigton ; confiscation de tous mes papiers que j'ai dû lui remettre sous la menace de son gros calibre. J'ai mis trois semaines et eu un mal fou à récupérer ces papiers.

Mes véritables problèmes ont commencé lorsque, en accord avec la Régie, j'ai décidé de faire partir en France, pour un long stage de formation, Georges, le chef d'atelier. Hélas, ce genre de stage était aussi sous le contrôle des Tontons macoutes et, malgré leurs menaces, afin qu'un autre parte à sa place, Georges est parti à la Régie Renault de Fort-de-France faire un stage probatoire de 6 mois. Son départ a eu lieu au début du mois d'août, sans problèmes, et je pensais que je m'en étais sorti à bon compte. Hélas, je me trompais.

Quelques jours après le départ de Georges, une des voitures de la société avait disparu du garage (il faut dire" disparu" car en Haïti, où je pense que le pourcentage de voleurs domine bien la moyenne, le mot vol risque de vous coûter 2 000 dollars de pénalité). Un soir, en me promenant en ville, je la retrouve conduite par le Tonton macoute Guillon qui voulait faire partir un de ses petits frères à la place de Georges. Il a assez facilement accepté de rapporter le véhicule chez Renault, en m'informant tout de même que j'aurais de ses nouvelles très rapidement.

Effectivement, le lendemain matin à 8 heures, alors que je prenais des photos d'un véhicule accidenté sur lequel je devais faire une expertise, j'ai vu surgir quatre gros Noirs à lunettes et chapeau mou, mitraillette au poing. A partir de ce moment, j'ai eu juste le temps de lever les bras sous la menace des mitraillettes. Deux de ces messieurs m'ont tapé à coups de crosse. J'ai pris un coup sur la nuque qui m'a assommé pour un bon moment.

Je me suis réveillé dans une maison de la Croix des Bouquets, quartier de Port-au-Prince. je pense que c'était celle du lieute­nant Tonton macoute Guillon. Il y était et m'attendait de pied ferme. Il m'a giflé à tours de bras en me disant que je ne reverrais plus la France, et me traitant de sale Blanc. Après une heure passée chez cet abominable individu, ils m'ont fait monter dans le camion, et lorsque j'ai compris que nous pre­nions la direction de Fort-Dimanche, je commençai à réaliser que c'était bien plus grave que je ne l'avais pensé.

J'ai très vite fait la connaissance de Fort-Dimanche. A mon arrivée, ils m'ont présenté au responsable de la prison, une métisse très claire, toute galonnée, qui, après avoir entendu la petite histoire du lieutenant Guillon, m'a fait savoir que j'étais incarcéré pour avoir voulu tuer un officier de la milice du président, à coups de barre de fer, et traité le président Duva­lier de "sale nègre". Avec cette lourde accusation, consolidée par une dizaine de témoins, je n'étais pas sorti d'affaire.

Il était midi lorsque j'ai quitté cette salle servant de tribunal. Il faisait terriblement chaud et j'avais très soif. Un gardien m'a pris en charge et m'a conduit dans une sorte de cage qui se trouvait dans la cour de la prison, exposée en plein soleil. Ce gardien avait l'air vraiment gêné: il m'a même dit qu'il regret­tait beaucoup cet incident, mais qu'il ne pouvait rien faire. Il m'a tout de même donné en cachette une boîte de conserve pleine d'eau qui suffit à remettre de l'ordre dans mes idées.

Vers 19 heures (au jugé, car ils m'avaient pris ma montre), le gardien a été changé. Je m'étais assoupi, les mains agrippées aux barreaux. Ce nouveau m'a réveillé avec un grand coup de crosse de son fusil sur les deux mains, et m'a obligé à rester debout les mains en l'air jusqu'à 23 heures.

A la relève, j'ai encore pu me reposer jusqu'a 6 heures du matin, heure à laquelle deux Tontons macoutes sont venus me chercher afin de me conduire dans une petite pièce très sombre. J'ai attendu là environ une demi-heure. Ensuite, j'ai vu arriver deux immenses Noirs qui m'ont tabassé pendant un bon moment, je pense.

Ils m'ont ramené ensuite dans ma cage où le gardien avait encore pour consigne de m'obliger à laisser les mains derrière la tête. Cette position inconfortable, surtout en plein soleil, me faisait chanceler par moments, mais j'étais immédiatement rappelé à la réalité par des coups de crosse.

Cela faisait maintenant plus de vingt-quatre heures que j'étais dans cette prison où je n'avais pu boire en tout et pour tout qu'une boîte d'eau, et je commençais à ressentir des signes de faiblesse, d'autant que les gardiens avaient aussi obligé les prisonniers à venir se soulager sur moi.

Vers midi, j'ai vu arriver enJeep un gars que je connaissais très bien, car il vendait parfois pour le compte de l'Abeille des voitures d'occasion. Il s'appelait Érick Teepenhuer.

Nous entretenions des relations amicales et, une fois ou deux, j'ai dû lui rendre quelques petits services. Lorsqu'il m'a vu dans cet état, il est venu me voir et je lui ai demandé de m'aider à sortir de là. Il avait l'air bien embêté. Enfin, après une conver­sation en créole avec mon gardien, il m'a dit qu'il fallait que je donne 50 dollars au gardien et qu'il viendrait ce soir, dès qu'il ferait nuit, me chercher.

Heureusement que ce gardien est revenu le soir à 19 heures. A 21 heures, Érick était là et à 21 h 30 j'étais à mon bureau à l'Ab.eille. J'ai remis les 50 dollars pour le gardien et, à ce moment-là, j'aurais bien donné à Érick tout ce que je possé­dais. Il m'a fait savoir que si je n'avais pas eu la chance de le rencontrer, je ne serais certainement jamais sorti de cet enfer.

Érick n'était pas un bon Tonton macoute puisque, 3 mois après mon départ d'Haïti, j'ai appris qu'il avait été assassiné dans des circonstances atroces.

Lorsqu'il m'a quitté et que je me suis retrouvé seul dans mon bureau, je me suis senti anéanti. Je ne savais plus ce que je devais faire. Tout mon corps me faisait mal, mais ceci n'avait que très peu d'importance. La première chose à faire était d'aller immédiatement à l'ambassade de France chercher asile car, lorsque Guillon allait se rendre compte de mon évasion, il ne manquerait pas de se mettre à ma recherche.

Je me préparais à quitter le bureau lorsque mon regard fut attiré par un petit papier bleu. C'était un télégramme sur lequel étaient écrites ces simples lignes : "Ghislaine née". J'étais fou de joie, et cette bonne nouvelle m'a donné du tonus pour affronter les 4 kilomètres environ qui me séparaient de l'ambassade de France. J'ai pu trouver un taxi. Hélas, Son Excellence Le Genisselle était absent, et le gardien n'a jamais accepté que je rentre.

Il était déjà 23 heures et je ne voulais en aucun cas retourner chez moi. Je suis donc parti chez mon ami Bob Cornet, qui habitait à 2 kilomètres de là. Il était chez lui et très heureux de me retrouver, car il était le seul témoin de mon enlèvement. Il arrivait juste de chez Renault lorsqu'ils étaient venus m'arrêter. J'ai pris un bain et Bob m'a fait un massage et soigné mes mains. Ensuite, il m'a servi un grand bol de chocolat au lait avec des somnifères, qui m'ont permis de dormir jusqu'au lendemain. Merci, Bob.

Le matin, à la première heure, je me suis présenté au bureau de l'ambassadeur, qui m'a reçu d'un air gêné: "Notre position est suffisamment délicate sans que vous veniez nous apporter des ennuis supplémentaires". Il m'a félicité d'être sorti par mes propres moyens, car il considérait cette affaire comme un inci­dent banal, mais comptait tout de même intervenir "dans quelques jours" si je n'étais pas sorti. Je l'ai chaleureusement remercié, et j'ai quitté l'ambassade avec une piètre opinion de ce représentant du corps diplomatique.

Ma principale préoccupation était de quitter le pays le plus vite possible. Il me fallait donc passer au consulat de France établir un visa de sortie. Heureusement le consul, M. Chenu, qui était arrivé le jour même de république Dominicaine, a fait le néces­saire immédiatement. Un avion d'Air France partait l'après­midi même pour New York.

Il me fallait donc faire vite pour rassembler le mimmum d'affaires et régler tous les problèmes en cours. Je ne suis pas retourné chez Renault. M. Chenu ne m'a pas quitté jusqu'à mon départ dans sa 404 battant pavillon français. Ainsi, j'étais en sécurité.

Notre seule inquiétude était le passage de police lors du départ. Si ces "messieurs" s'étaient aperçus de ma disparition, le poste frontière ainsi que l'aéroport en auraient été informés, et jusqu'au départ nous avons tremblé. Le consul et le directeur d'Air France se sont présentés à ma place aux formalités d'embarquement et de police. Pendant ce temps, j'attendais dans la 404 avec pavillon français, une mitraillette à portée de main.

Les formalités se sont très bien passées et, quelques secondes avant le décollage de l'avion (le commandant de bord était averti de mon arrivée), j'ai quitté la 404 pour traverser l'aéro­port et prendre l'avion presque au vol. A cette minute même, j'étais déjà dans les airs, et il me serait difficile de décrire ce phénomène de soulagement que j'ai ressenti à ce moment précis. Merci, monsieur Chenu.

Le voyage Haïti-New York s'est effectué dans un demi-rêve et j'avais assez de difficulté à réaliser ce qui m'était arrivé.

Le lendemain à 8 heures, j'étais à Paris, mais tellement épuisé que j'ai dû y rester la journée afin de récupérer. Le soir, j'ai pris le train pour la Bretagne où je devais retrouver ma famille. Je suis arrivé chez mes parents de très bonne heure le lende­main matin. Étant donné les vives émotions encore récentes ainsi qu'une grande fatigue nerveuse, j'étais méconnaissable à un point tel que mon père ne m'a pas reconnu. J'ai juste eu le temps de me changer et de prendre un car qui descendait à Paimpol afin d'aller faire connaissance de ma petite Gigi qui était encore à la maternité.

Je pourrais clore ici ce récit, en me disant que je m'en suis sorti à bon compte. Hélas, il n'en a pas été de même pour mon ami Georges qui, lui, le lendemain de son retour de la Martinique a été arrêté dans les mêmes conditions que moi, par la même bande. Mais lui a été torturé à mort.

Deux de mes bons amis haïtiens ont aussi quitté ce monde dans

des conditions analogues :

-Lionel Fouchard, assassiné sous les yeux de sa femme, alors

qu'il l'accompagnait à la clinique pour accoucher,

-et R. Villefrance, mitraillé alors qu'il rentrait de son travail.

Gérard Latortue, lui, a eu la chance de pouvoir se réfugier à

l'ambassade de Porto Rico, et de pouvoir quitter Haïti clandes­

tinement quelques semaines plus tard.

Il est invraisemblable qu'étant resté en Haïti deux années, je n'aie pas abordé une fois le problème du vaudou durant ce récit. Le véritable culte vaudou est tellement secret et impé­nétrable qu'il m'est impossible d'en parler, et le vaudou pour touristes tenant davantage du théâtre d'amateur que de la réalité, il vaut mieux s'en abstenir.

Sans tomber dans le sentimentalisme, je n'étonnerai personne en disant que, malgré toutes ces péripéties, je garde un souve­nir inoubliable d'Haïti et des Haïtiens, ainsi que des Tontons macoutes qui n'agissaient que sous la contrainte et le joug de la terreur.

Robert MOBUCHON

(A suivre)