03 - L'évolution des méthodes de fabrica­tion à la Régie (1946-1967)

========================================================================================================================

Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

========================================================================================================================

L'ÉVOLUTION DES MÉTHODES DE FABRICATION

1946-1967 A LA RÉGIE

P.DEBOS

Nos lecteurs trouveront, ci-dessous, les enseignements que notre ami Pierre

DEBOS tirait à la fin de la guerre, d'une visite de deux mois aux U.S.A.

(10 septembre au 9 octobre 1946). Cette visite l'avait conduit dans 25 villes du

nord-est des États-Unis, au travers d'une dizaine d'états : New York, Ohio,

Michigan, Indiana, Illinois, Visconsin, Pennsylvania, Massachusetts, Vermont,

Connecticut, New Jersey. Il avait visité une soixantaine d'usines de construction

de machines-outils, de fabrication automobile, de tracteurs, de roulements et même

de réfrigérateurs.

Ce n'était évidemment pas le genre de déplacement que l'on pouvait qualifier de

touristique.

Ceux qui, à l'époque, eurent le privilège de lire son important compte rendu de

voyage, d'une centaine de pages et cependant très précis, furent très intéressés

par la somme d'informations qu'il apportait sur les nouvelles techniques de pro­

duction américaines, nées de l'extraordinaire développement industriel de ce pays

durant la guerre pour réaliser le gigantesque matériel qui devait tant aider à sur­

passer et vaincre les forces du mal.

Certes, ce document ne présente pas le caractère historique habituel de nos

articles. Cependant, au travers de ses conclusions de 1946, c'est toute l'orienta­

tion que Pierre DEBOS a don-née, avec persévérance, durant plus de vingt ans,

aux méthodes de fabrication et, plus particulièrement, aux méthodes d'usinage,

au moment où notre pays devait relever ses ruines et reconstituer son potentiel

industriel pour reprendre, très vite, sa production.

L'application de ces méthodes a permis à la Régie de se hisser à la position

enviable que nous connaissons aujourd'hui et dont nous sommes tous fiers.

Nous remercions donc, très vivement, Pierre DEBOS de nous avoir, tout d'abord

permis de publier ses conclusions, puis d'avoir accepté, malgré tous ses soucis

et sa grave affectation de la vue de nous dire, avec sérénité, ce qu'il pense,

aujourd'hui des directives qu'il donnait en 1946.

Jean GUITIARD

VOYAGE D'ÉTUDE AUX U.S.A. EN 1946

Conclusions

Les différentes constatations que j'ai pu faire au cours de ce voyage m'ont permis d'en déduire les observations suivantes quant aux enseignements que nous pouvons en tirer pour nos propres fabrications :

10

Nécessité d'organiser l'industrie automobile en France pour permettre la lutte contre la concurrence amen­caine. L'industrie française ne pourra

30

subsister que si ses prix de revient et la qualité de ses produits arrivent à être comparables à ceux des voi­tures américaines. Ce résultat ne peut être obtenu que par un groupement de tous les moyens, c'est-à-dire par une organisation de l'industrie automobile.

20 Emploi de cadences horaires de plus en plus élevées pour justifier l'utilisa­tion des machines les plus productives et éviter les démontages d'équipe­ments. Il semble que la cadence horaire optimum doive se situer entre 40 et 60 à l'heure.

30

Obtention de l'industrie métallur­gique de matières possédant de plus grandes qualités d'usinabilité et de moindres ou plus régulières déforma­tions à la trempe. Ceci pour permettre l'utilisation des derniers perfectionne­ments des machines américaines, parti­culièrement pour le taillage des engre­nages et le brochage par rabotage.

40 Obtention par les ateliers de trans­formation (forges et fonderie) de piè­ces coulées ou forgées de formes géométriques plus précises et laissant moins de matière à enlever à l'usinage.

50 Développement dans tous les cas où cela est possible du procédé de coulée sous pression réduisant au minimum les opérations d'usinage ou les supprimant même complètement.

60 Pression à exercer sur î'industrie nationale de la machine-outil pour l'orienter vers la construction de machines de production et l'inciter à compléter son programme de fabrica­tion. Ceci dans le but de nous affran­chir autant que possible du marché étranger.

70 Progrès à réaliser dans les bâtis de machines par l'emploi de fontes spéciales. Perfectionnement des glis­sières. Amélioration à apporter à la fonderie par le meulage complet des bâtis de machines avant usinage.

80 Amélioration de la qualité et de la précision des roulements destinés aux broches de machines-outils.

90 Développement de l'utilisation des unités machines standard, non seule­ment pour les têtes porte-outils, mais aussi pour les organes portant les pièces (plateaux circulaires, tables coulissantes, etc.).

100 Obtention de meilleures surfaces finies par le perfectionnement des machines de rectification. Application de la notion d'état de surface.

11 0 Util isation de plus en plus grande

des carbures de coupe.

Influence sur l'étude des machines­

outils (augmentation des vitesses,

puissance et rigidité).

120 Développement des nouveaux procédés de taillage, c'est-à-dire du SHAVING pour les pignons cylindri­ques et des nouveaux procédés GLEASON (FORMATE, REVACYCLE, REVEX) pour les pignons coniques. Recherche des procédés les plus économiques pour l'ébauche des en­grenages cylindriques avant SHAVING (taillage «en avalant », etc.).

130 Utilisation de plus en plus grande des tours automatiques à 6 broches remplaçant progressivement les tours à 4 broches, ce développement étant une conséquence de l'adoption de cadences élevées.

140 Généralisation de l'emploi des tours semi-automatiques remplaçant en grande partie les tours parallèles pour les fabrications d'outillages, de pièces détachées et d'une manière générale de petites ou moyennes séries.

150 Développement de l'emploi des machines à rectifier planes pour les travaux d'outillage et de construction de machines.

160 Perfectionnement de la qualité des

outils de coupe.

Importance de plus en plus grande à

donner à la conception, à la fabrica­

tion, à l'affûtage et à l'entretien de

ces outils.

170 liaison de plus en plus étroite entre le Bureau d'Études et les Ser­vices de Méthodes de fabrication pour l'étude des pièces envisagées au point de vue des possibilités d'utilisation des moyens modernes de production.

Ma conclusion sera la suivante : Il faut être extrêmement prudent dans l'interprétation sur le plan de l'indus­trie française des enseignements que nous pouvons tirer de la visite des

usines d'automobiles américaines. Il faut en particulier éviter d'être trop impressionné par le caractère specta­culaire de certaines usines ou instal­lations, caractère dû à une production très supérieure à celle que nous pou­vons envisager en France. Les moyens que possède ce pays sont infiniment plus puissants que les nôtres et tout s'y passe sur une échelle différente. D'autre part, les conditions de la pro­duction (matière, équipement, main­d'œuvre) y sont également tout autres que chez nous.

Cependant l'industrie automobile amé­ricaine est un magnifique exemple et il serait stupide de ne pas chercher à tirer un bénéfice de son expérience acquise. J'espère donc que ce voyage sera profitable aux méthodes d'usinage de la Régie et c'est en tous cas vers ce résultat que tous mes efforts sont tendus.

J'espère que, dans cette tâche, je peux compter sur l'aide, l'appui ou la compréhension de tous ceux avec qui ou pour qui je travaille.

Pierre DEBOS

Commentaires

Répondant à l'affectueuse insistance de notre ami Jean GUITIARD j'ai accepté de commenter les conclusions -textuellement rapportées dans ce bul­letin -de mon deuxième voyage aux

U.S.A. en 1946, peu de temps après la fin de la deuxième guerre mondiale.

Avec le recul (27 ans 1), cette lecture a été pour moi pleine d'enseignements.

Se lancer dans la prospective à long terme est, de toute évidence, un exer­cice périlleux lorsqu'on en permet la critique à l'issue d'une longue période d'évolution rapide où les choses et les gens ont bien changé 1

En toute sincérité, et en toute modes­tie, je ne suis pas tellement fier de ces directives qui, allant d'un principe général à une recette spécifique, sont présentées dans un ordre peu logique. Je regrette par ailleurs qu'il y soit aussi peu question du problème capi­tal de « l'homme au travail ».

Quoi qu'on puisse en penser aujour­d'hui, elles ont été suivies, tout au moins dans leurs grandes lignes. Elles ne passionneront sûrement pas la plu­part des lecteurs de ce bulletin. J'es­père cependant que les techniciens de la fabrication reconnaîtront qu'elles ont été génératrices de· progrès et ont contribué à l'essor considérable de la Régie pendant la période de 1947 à 1960 qui a vu l'industrie française de l'automobile se hisser au niveau de l'industrie américaine.

Il faut tenir compte du fait que ces directives résultaient de constatations rapides faites dans un pays qui sor­tait à peine d'une économie de guerre ­et quelle guerre 1 -pour s'adapter à une économie de paix dans un monde encore bouleversé.

A cette époque, 1946, le vocable amé­ricain «AUTOMATION" n'avait pas encore été «forgé », mais la chose existait depuis le début du siècle, elle n'a fait que s'accélérer lorsque, vers les années 1950, le terme a fait « mouche ".

Pendant cette période, nous avons eu la chance d'avoir un Président -Pierre LEFAUCHEUX -qui a parfaitement compris l'intérêt de cette tendance, et un Ingénieur de très grande valeur ­Pierre BEZIER -qui a su donner l'im­pulsion nécessaire à sa réalisation, poursuivie ensuite sous la Présidence de M. Pierre DREYFUS.

Par la suite, les voyages aux U.S.A. et dans les autres pays industrialisés se sont multipliés, et nous avons été amenés à donner d'autres directives générales. On peut ainsi les résumer:

-Séparation des fabrications fonc­tionnant à des cadences très diffé­rentes -Décentralisation -(création de la SAVIEM -Usines décentralisées, etc.).

-Meilleure connaissance des prix de

revient. -Perfectionnement des méthodes de production des éléments semi-finis (forge-fonderie) afin d'approcher davantage des formes et dimensions finales et de réduire les dépenses de matière et de parachèvement (forge à froid, extrusion, frittage, fonderie de précision, etc.).

-Développement, permis par les actions précitées, de méthodes de finition procédant par enlèvement léger de matière, ne provoquant pas de contraintes génératrices de déforma­tions (procédés par abrasion, roulage à froid, etc.).

-Emploi de matières plus faciles à élaborer ou à usiner (alliages légers, plastiques, etc.).

Notons qu'en la période actuelle, où on craint d'épuiser trop rapidement les ressources naturelles de notre planète, ces tendances ont pour effet de réduire les consommations de matière, d'éner­gie ainsi que la pollution par les déchets.

Grâce aux progrès réalisés, les moyens de production de la Régie ne sont en rien inférieurs à ceux des usines amé­ricaines ou autres pays fortement industrialisés.

Il ne faut cependant pas .négliger les problèmes matériels et psychologiques posés par l'homme au travail, qui pren­nent, dans un monde en pleine évolu­tion, une importance de plus en plus grande. L'automatisation a déjà changé beaucoup de chose dans la vie cou­rante : transports, agriculture, commu­nications, appareils ménagers, etc. Son influence va continuer à se faire sentir et à accélérer le mouvement dans tou­tes les branches de l'industrie.

Compte tenu de l'expérience du passé et de l'évolution actuelle des données sociales, politiques et économiques du problème, je suis de plus en plus per­suadé que seule une automatisation croissante et poussée dans tous les domaines, y compris les opérations d'assemblage (les fameuses «chaî­nes », dont Charlie Chaplin a donné une image caricaturale), peut donner à long terme aux travailleurs, surtout à ceux qui n'ont pas de qualification professionnelle, une chance sérieuse d'améliorer la «qualité de leur vie ».

En réduisant ou en supprimant les opé­rations manuelles, cette tendance per­met, en effet, de raccourcir les horaires de travail, d'allonger les temps de loi­sir et d'augmenter la capacité d'achat, par les travailleurs, de marchandises et de services de qualité croissante.

Elle nécessitera le transfert progressif de la main-d'œuvre non qualifiée, vers des tâches plus nobles, moins contrai­gnantes et susceptibles de donner davantage d'intérêt au travail (fabrica­tion, entretien et réglage de machines de plus en plus nombreuses et compliquées).

Ce transfert obligera de nombreux travailleurs à apprendre un métier, ce qui posera à l'État et à l'Industrie, le problème du développement de la formation professionnelle et du recy­clage permanent nécessité par une évolution technique continuelle.

Le mouvement aura une tendance à s'accélérer de lui-même du fait de l'accroissement des loisirs, généra­teurs de nouveaux besoins, et de la plus grande capacité d'achat qui, en­traînant une production accrue justifie­ront une nouvelle étape dans la voie de l'automatisation.

Ce schéma, simplifié à l'extrême, mais dont le déroulement à long terme parait inéluctable, ne s'accomplira pas en « ligne droite ». Il y aura sûrement des « incidents de parcours» tels que désordres d'origines diverses, grèves, tensions politiques intérieures ou inter­nationales, crises monétaires ou éco­nomiques, etc. Ne connaissons-nous pas, à l'heure où j'écris ces lignes, une crise économique dont il est diffi­cile de prévoir les conséquences (crise du pétrole).

Ce schéma est cependant le seul, à notre avis, qui réunisse simultanément les conditions d'une amélioration posi­tive de la qualité de la vie des tra­vailleurs, conditions qu'on peut ainsi résumer:

Plus grand intérêt au travail. -Meilleures conditions de ce travail. -Réduction de sa durée. -Augmentation de la capacité des

travailleurs à acquérir des biens ou

des services.

-Possibilité, pour eux, d'utiliser ces

derniers avantages pendant le temps

allongé des loisirs.

-Possibilité du choix de ces loisirs aux goûts de chacun (culture, sports, distractions diverses, etc.).

Il reviendra évidemment à l'État et à certaines collectivités de créer et d'en­tretenir les équipements nécessaires pour permettre l'exercice de ces diffé­rentes formes de loisirs.

Les conditions que nous venons d'énumérer ne sont peut-être pas suffisantes pour permettre à chacun d'accéder à l'idée qu'il se fait de son propre bonheur. Nous sommes per­suadés qu'elles sont néanmoins néces­

saires (1).

Ces perspectives, l')OUS l'avons déjà dit, sont évidemment à long terme. Nous traversons en ce moment une période troublée -imprévisible il y a seulement quelques semaines -et on peut se demander ce qu'il adviendra de mes prévisions au terme du pro­chain quart de siècle. Où en seront les hommes, les travailleurs, les États, l'in­dustrie automobile et, en définitive, la Régie Renault elle-même?

En ce qui me concerne personnellement les perspectives de vie -j'allais écrire de survie -ne vont pas aussi loin! Pour la Régie Renault je suis optimiste et fais confiance à cette Grande Maison qui a déjà connu tant d'épreu­ves et saura sûrement surmonter cel­les que nous prépare un avenir pour le moment bien incertain...

Pierre DEBOS

(1) Pour plus de détails sur cette Question se reporter à l'article intitulé : « l'Automati­sation. seule solution à lona terme du pro­blème capital de la main-d'œuvre non Qualifiée (O.B.»> paru dans le numéro de juin-juillet 1973 de la revue « Arts et Métiers» (p. 17 à 24).