01 - 1914 : Renault se reconvertit

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1914 : RENAULT se reconvertit

La mobilisation générale vide les usines

Le 17 décembre 1912 Ill, Armand Peugeot, alors président de la Cham­bre syndicale des constructeurs d'au­tomobiles déclarait, en présence du ministre de la Guerre, après avoir déploré les conditions dans lesquelles les primes étaient accordées aux ache­teurs de camions... "l'automobile fait désormais partie intégrante de l'outil­lage de la défense nationale... Vous pouvez compter sur eux (les construc­teurs) en toutes circonstances: le jour où la Patrie aura besoin de nous, elle nous trouvera prêts» (2).

Mais c'était présumer du plan de guerre élaboré par l'état-major. En effet, le journal de mobilisation, établi pour une guerre courte, prévoyait que seuls devaient continuer à travailler, les usines de l'État (ateliers de cons­truction, cartoucheries, poudreries, arsenaux) et certains grands établisse­ments privés qui avaient reçu des mar­chés dits de mobilisation. Une décision de 1912 avait accordé à l'industrie pri­vée 2 500 sursis d'appel de trois mois, ce qui portait à 11 000 le nombre d'hommes soustraits à l'armée. "Avec le personnel dégagé des obligations militaires restant dans les usines et avec les auxiliaires qui étaient prévus comme devant être embauchés dès la déclaration de guerre, on comptait que nous aurions de 45 à 50 000 hommes employés pour les besoins de la défense nationale, tant dans les établis­sements de l'État que dans les usines privées» (3).

Le samedi 1er août 1914, à 15 h 45, l'ordre de mobilisation générale est lancé. Tous les hommes des classes 1887 à 1910 sont rappelés et doivent rejoindre leurs corps selon les indica­tions portées sur leur livret militaire.

Entre le 1er et le 15 août, 2 887 000 hommes seront enlevés à leurs foyers et, dans les dix mois suivants 2740000 autres incorporés. "Presque tous ces hommes exerçant une profession, il s'en suivit un ralentissement considé­rable du travail et, souvent, un arrêt complet de l'activité d'un assez grand nombre d'établissements industriels ou commerciaux... il y eut même comme un moment de paralysie industrielle et commerciale... En août 1914 (à Paris et dans la Seine) sur 100 établisse­ments fonctionnant avant la guerre il n'en reste plus que 48 à 50 d'ouverts... corrélativement, le personnel de ces établissements baisse des 2/3 ; sur 100 employés en juillet, il n'en restait plus en août que 34 au travail. Si l'on note que le personnel mobilisé représente environ 25 % de l'effectif ouvrier tra­vaillant en juillet dans les divers éta­blissements industriels et commerciaux, on constate qu'au mois d'août le

(1)

Ce texte est extrait d'un livre à paraître «Les Usines Renault pendant la première !luerre mondiale ».

(2)

Bulletin officiel de la Chambre s:vndicale des constructeurs d'automobiles, no 1 ­15 .îanvier 1913.

(3)

Lieutenant-colonel Reboul : «La mobili­sation industrielle» -Paris 1925, P. 160/161.

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chiffre des chômeurs a pu atteindre 40 %»(4). «L'Écho de Paris» (5) remarque : «la mobilisation générale a détraqué brutalement une grande par­tie de la vie industrielle et commerciale de Paris », et cite les paroles de M. David-Menet, président de la Chambre de commerce de Paris : «II faut tenir compte du flottement bien compréhen­sible qui a accompagné la mobilisation. Brusquement, patrons, employés; ou­vriers ont dû partir laissant inachevé l'œuvre commencée, abandonnant les affaires en train; bien des industriels n'ont même pu savoir, les premiers jours, quel était le chiffre exact de leur personnel qui allait les quitter ».

Qu'en était-il dans l'industrie automo­bile? Voici comment le journal « L'Auto» présente la situation, usine par usine (6) :

De Dion-Bouton : Les grandes usines de Puteaux sont actuellement militari­sées et ne travaillent, par conséquent, que pour la guerre. Mille ouvriers environ sont quotidiennement employés à l'achèvement des commandes en cours ou à la construction des camions automobiles, tracteurs pour l'artillerie, autos-canons, autos-projecteurs, moteurs d'aviation, etc. Des comman­des de matériel de guerre sont égaIe­ment exécutées pour le compte de l'ar­senal de Puteaux et le nombre des ouvriers est plutôt susceptible d'être augmenté encore que réduit.

Peugeot: L'arrêt est complet dans les usines de l'Est, de Beaulieu et d'Au­dincourt. A Sochaux, qui est spéCiali­sée dans les poids lourds, on poursuit activement l'achèvement de nombreux camions automobiles et l'exécution de nombreuses pièces de rechange desti­nées au matériel automobile de Belfort. Aucune des usines n'est militarisée.

M. Robert Peugeot, capitaine d'artillerie de réserve, a tenu à servir la France et il était ces jours derniers sur la ligne de feu aux environs de Cernay. L'usine de Lille enfin, emploie environ 200 ouvriers, soit un peu moins du quart de son personnel normal; on y termine de nombreux châssis légers pouvant être convertis en camions de 1 à 2 tonnes.

Motobloc : Les usines bordelaises ont été militarisées et on y travaille à l'exécution de pièces de rechange ou de menues réparations.

Le Zèbre : Quelques ouvriers seule­ment achèvent les commandes en cours. et procèdent aux réparations urgentes des voitures des clients de la maison.

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Mercedes-Daimler : Les ateliers de Puteaux ont été saisis et sont actuelle­ment occupés par des troupes d'artil­lerie. A la porte, un écriteau annonce aux passants : «locaux réquisitionnés par les ateliers de construction de l'artilIerie ».

Bayard-Clément : La construction des voitures de tourisme est arrêtée faute de pouvoir livrer les commandes et 150 ouvriers environ, au lieu des 1 500 qui constituent l'effectif normal, travaillent activement à la construction des dirigeables et des véhicules de gros transport. Ici encore on nous a manifesté le désir de voir le gouver­nement faciliter les expéditions en France et à l'étranger.

Berliet : Les usines spécialisées de poids lourds sont naturellement milita­risées, au moins en ce qui concerne les ateliers de Lyon et il est vraisem­blable que ceux de CourbeVOie le seront tout prochainement. On pousse activement la livraison d'une commande de 250 camions pour la guerre qui doit être achevée fin septembre; 180 sortiront ce mois-ci. 300 ouvriers sont employés à cette tâche. Les ateliers de CourbeVOie s'emploient aux répara­tions des véhicules de la marque et déjà huit camions revenus de la fron­tière ont subi une vérification et diver­ses menues réparations. Ajoutons que les réparations des véhicules du Midi de la France s'effectuent dans un ate­lier spéCial, également militarisé, qui vient d'être créé au fort Lamothe, près de Lyon.

Blériot: L'autorité militaire a pris pos­session des ateliers où on pousse acti­vement la livraison des monoplans à j'armée.

Delage : L'arrêt est ici aussi, à peu près, complet. Cependant des livrai­sons s'effectuent quotidiennement mais au prix de quels efforts 1

Borel : Usines fermées et non milita­rlsees; seules s'effectuent les livrai­sons de pièces de rechange.

Unic : Le personnel est réduit à 200 ouvriers; ce sont ceux que la mobilisa­tion n'a pas appelés car les directeurs des usines ont tenu à ne pas licencier un seul homme. Mieux encore, des dispositions ont été prises pour accor­der des secours aux femmes et aux enfants des membres du personnel. Ajoutons que les ateliers fabriquent un certain nombre de pièces détachées pour la guerre.

Alcyon: Les trois-quarts du personnel ont été mobilisés et les cadres qui restent s'emploient au montage des motocycles et des bicyclettes.

Alda : Personnel extrêmement réduit. Cependant, depuis quelques jours, on note une plus grande animation du fait de la commande par la guerre de quantités importantes de bouchons d'obus.

Hispano-$uiza : Tous les ateliers sont fermés.

Herstal : Les ateliers de Paris sont fermés et on est sans nouvelles de l'usine située dans les environs immé­diats de Liège.

Corre-La Licorne : Les ateliers sont complètement fermés faute de per­sonnel.

Charron : Une vingtaine d'ouvriers seulement reste pour l'exécution des pièces de rechange qui sont livrées sans retard, mais la construction est arrêtée. En outre, une partie des ate­liers a été réquisitionnée pour le loge­ment de 500 hommes de troupe.

Vinot-Deguingand : Les usines ne sont pas militarisées. Quelques ouvriers tra­vaillent aux pièces de rechange et aux réparations urgentes, mais on va em­baucher au premier jour, en vue de l'exécution de commandes passées par la guerre et de procéder au montage de châssis impatiemment attendus.

Panhard-Levassor : La mobilisation a fait sentir ses effets avec d'autant plus d'intensité que le personnel est plus nombreux dans les ateliers d'Ivry. On travaille donc avec un personnel réduit et presque exclusivement pour le minis­tère de la Guerre et de la Marine.

Blum-Latil : Les ateliers sont militarisés.

Brasier: Les trois-quarts du personnel environ on été appelés sous les dra­peaux et on a fonctionné d'abord avec un effectif des plus réduits. Mais des commandes urgentes ont été passées par la Guerre et on embauche un assez grand nombre d'ouvriers pour y faire face.

Mors: Les ateliers ont été militarisés pendant un certain temps mais ne le sont plus actuellement. On a donc conservé un personnel très réduit qui

(4)

Arthur Fontaine: «L'industrie française pendant la guerre» -Paris -PUF -1925.

P.

49/50.

(5)

Du 20 août 1914.

(6)

Enquête de E. de Saint-Rémy publiée du 24 au 2"/ août 1914.

~_~..NESRENAULT

Laisser-passer délivré en août 1914 par la Direction des Usines Renault et visé par le servic!! des fabrications de l'Aéronautique,

s'emploie seulement à effectuer des réparations courantes et à livrer des pièces de rechange à la clientèle.

Oelahaye : Une partie de l'usine est militarisée.

Chenard et Wa/cker : On s'attend à tout instant à la militarisation des ate­liers. En attendant on a conservé seu­lement des équipes de jour et de nuit pour la garde des ateliers et l'exécu­tion des réparations courantes à faire aux voitures mobilisées.

Delaunay-Belleville : On travaille pour la guerre exclusivement bien que les usines n'aient pas été militarisées.

Dietrich : Les ateliers sont fermés par suite du départ de la quasi-totalité du personnel mobilisable.

Saurer : 200 ouvriers au lieu de 600 qui représentent l'effectif normal, tra­vaillent activement à l'achèvement des commandes en cours et à l'exécution des nouveaux ordres de la guerre. Signalons, en effet, que 800 camions Saurer sont en ce moment à la fron­tière et nécessitent un personnel assez important pour la fourniture des pièces de rechange. Cette considération fait que le nombre des ouvriers va être porté ces jours-ci à 400 ou 450 hom­mes. Bon nombre d'entre eux ont béné­ficié, dans ce but, d'un sursis d'appel.

Hotchkiss: On se doute naturellement que les ateliers Hotchkiss travaillent ferme pour la guerre, bien qu'avec un personnel considérablement réduit, du fait de la mobilisation.

Darracq : Les usines ont dû cesser le travail faute d'ouvriers en nombre suffisant.

Ariés : La partie des usines affectée à la construction des véhicules indus­triels a été militarisée. Cependant, la construction des voitures de tourisme n'a pas été abandonnée et se poursuit avec un effectif restreint.

Pour Renault «L'Auto» indique que « les usines sont presque entièrement militarisées et que la construction des véhicules de tourisme a été pratique­ment abandonnée. En revanche, on travaille avec une grande activité au montage des véhicules industriels de tous types dont les commandes pour l'armée étaient nombreuses ». De son côté, Louis Renault apporte les préci­sions suivantes (7) : «Le jour de la mobilisation cette usine n'était pas classée comme devant rester ouverte et, comme tous les directeurs étaient mobilisables, nous nous préparions à mettre la clé sous la porte lorsque le général Bernard, directeur de l'Aéro­nautique au ministère de la Guerre, mit vingt hommes en sursis d'appel afin que nous puissions continuer la fabri cation des quelques moteurs d'avia­tion qui étaient en construction dans l'usine» (8).

Il n'est pas sans intérêt, croyons-nous, d'apporter quelques éclaircissements sur les obligations militaires person­nelles de Louis Renault. Engagé volon­taire pour trois ans, il est incorporé le 30 octobre 1897 au 106e régiment d'in­

fanterie à Châlons-sur-Marne et demande aussitôt il bénéficier du droit de dispense de deux ans de service comme «ouvrier d'art» (~). Envoyé en congé le 22 septembre 1898, en atten­dant son passage dans la réserve de l'armée active, il obtient un certificat de bonne conduite. Le 30 octobre 1910, il passe dans l'armée territoriale et est affecté au 1er groupe aéronautique de Saint-Cyr où il effectue une période du 5 au 13 mai 1913 (10). Rappelé à l'acti­vité lors de la mobilisation générale, il ne rejoint pas son Corps étant placé en sursis d'appel au titre de son éta­blissement de Billancourt (service des fabrications d'aviation). Affecté à la 11 e section de l'aéronautique (Chalais­Meudon) par décision ministérielle, le 18 août 1914, il est mis en sursis limité au 1er juin 1915, sursis changé en détachement jusqu'à la fin de la guerre. Le soldat de 2e classe Louis Renault aura donc été, à partir de 1915, un « ouvrier-militaire». Reste à savoir qui a été à l'origine de sa mise en sursis d'appel. Le capitaine Martinot­Lagarde (11), affirme Jean Boulogne (12); certainement pas, rétorque l'ingénieur­général Étévé m) ... «il serait anormal que la direction de l'Aéronautique n'ait pas prévu l'affectation de Louis Renault

(7)

Discours prononcé à Billancourt, le 1" septembre 1911, lors de la visite d'Albert Thomas, ministre de l'Arme­ment -Brochure éditée par les usines Renault -Archives S.H.U.R.

(8)

Au début d'août Louis Renault fait don à l'armée de 30 moteurs d'aviation. Il en est remercié par une lettre du ministère de la Guerre datée du 14 août -SHAT 6 N 103.

(9)

La législation de 1889 imposait trois années de service aux recrues du tupe ordinaire. et seulement une aux soutiens de famille. aux licenciés et aux ouvriers d'art. Or. certains .ieunes bourgeois arri­vaient à se classer dans cette dernière catégorie par recommandation, alors qu'en ce temps-là, la licence en droit (sans écrit) était facile. comme la licence ès lettres qui se préparait en un an (Henru Contamine: «La victoire de la Marne»­Gallimard 1910. p. 21/28). C'est au cours de son service militaire que Louis Renault se lia avec Émile Duc qui entra en 1908 au service commercial où il dirige les ventes d'automobiles. avant de devenir à la mort de Richardière l'un des deux fondés de pouvoir de Louis Renault et de sa flrme.

(10)

«Il est utile de rappeler qu'avant la guerre tout le personnel s'occupant d'avia­tion a été incorporé dans les sapeurs­aérostiers. Louis Renault réserviste a été affecté à l'École de Saint-Cur que .ie commandais ». -Témoi.qnage de l'Ins­pecteur-général honoraire de l'Aéronau­tique Étévé, du 3 .ianvier 1915.

(11)

En 1914. chargé des moteurs d'aviation puis chef du service général des moteurs du service des fabrications de l'Aéronau­tique -D'après «L'Aéronautique pendant la guerre mondiale» -Paris 1919.

(12)

Jean Boulo.qne : «La vie de Louis Renault» -Editions du Moulin d'Argent ­

Paris 1931. P. 144.

(13) Témoi,qna.qe cité honoraire Étévé. de l'Inspecteur-.qénéral

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à la direction de l'usine où on fabriquait des moteurs pour l'aviation. C'est pour­quoi je sui persuadé que le capitaine Martinot-Lagarde n'a pas été à l'origine de la mise en sursis de Louis Renault ". Quoi qu'il en soit, il est par contre cer­tain que l'affectation de Pierre Leisse, ancien élève de Polytechnique et chef de service à l'usine, avait été prévue (14 ).

C'est donc grâce à leur fabrication de moteurs d'avions que les usines Renault furent militarisées car... «dès avant la guerre, les usines Renault donnaient un concours relativement important au service de l'aviation militaire par l'étude qu'elles avaient faites en moteurs d'aviation fixes et dont les cylindres étaient refroidis par circula­tion d'air. Ce genre de moteur appar­tenait exclusivement et tout spéciale­ment à la Maison Renault qui avait mis au point un modèle apprécié par sa résistance. Les autres moteurs en ser­vice se présentaient comme moteurs de raids, étudiés en vue de manifesta­tions sportives, tandis que le moteur Renault semblait plus spécialement désigné comme moteur d'utilisation militaire de grande sécurité et de durée relativement longue. A ce point de vue, les services de l'aviation s'étaient tou­jours occupés d'assurer la continuité de fonctionnement de certains ateliers des usines Renault quels que soient les événements qui puissent survenir. Pendant les deux semaines qui ont précédé la déclaration de guerre, cette préoccupation n'a pas été abandonnée et un plan de mobilisation spécial extrêmement réduit mais cependant précieux, existait en réalité aux usines Renault. Grâce à cela, à la différence des autres usines, il était resté pendant le mois d'août 1914 certains éléments de maÎtrise et environ 200 ouvriers mobilisés spéCialement dans la fabri­cation des moteurs, en sorte que, quoi­que fort troublée par la dispersion du surplus de leur personnel, les usines Renault n'ont pas été complètement arrêtées" "")

Quelques semaines après la mobilisa­tion générale, la France offre le spec­tacle d'un pays dont la vie économique est subitement suspendue, «les meil­leurs esprits s'accordent à constater qu'il n'est pas, à l'heure actuelle, de problème plus urgent que celui de la reprise du travail. De tous côtés des vœux sont transmis aux Pouvoirs publics" 1lin. En attendant, il faut vider Paris de ses chômeurs et la commis­sion permanente du Conseil supérieur du travail, réunie sous la présidence du ministe Couyba, émet le vœu que «pour faciliter le rapatriement des ouvriers en chômage qui peuvent se rendre dans leur pays d'origine, les compagnies de chemins de fer veuil-

lent bien leur accorder une réduction

de 50 % " 117 1. Parallèlement au Conseil des ministres, Malvy, ministre de l'In­térieur, faisait savoir «que le travail allait reprendre à Paris dans les chan­tiers de la ville et que des travaux importants, particulièrement des tra­vaux de voierie, seraient entrepris très prochainement". Les autorités étaient loin de penser qu'une autre nécessité allait bientôt s'imposer brutalement.

La crise des munitions

Le 2 août, les forces allemandes, appli­quant le plan Schlieffen, envahissent le Luxembourg puis la Belgique; le 5, elles sont devant liège fortement pro­tégé. L'aile droite allemande commence sa manœuvre de débordement de l'ar­mée française. Le commandement fran­çais, qui n'a pas encore discerné l'ob­jectif ennemi, met en œuvre son plan d'opérations et, le 8 août, Mulhouse est occupé. «Devant nos charges .à la baïonnette les allemands se sont en­fuis à toutes jambes. Le mordant de nos troupes a été prodigieux" (18). Mais, deux jours plus tard, la ville est perdue. Le 14 août, offensive en Lorraine; cinq jours après c'est la défaite de Morhange; et pourtant les troupes françaises exaltées avaient cru en la victoire. Ignorant la feinte allemande, elles s'étaient fait décimer par les tirs croisés des mitrailleuses ennemies. «Le retour de nos officiers de liaison dans les états-major au soir du 20 août marque une heure doulou­reuse. Un voile se déchirait. Tout ce que nous avions fait aux manœuvres était donc faux. Marcher bravement n'était pas tout. Vouloir vaincre ne suf­fisait pas. Le matériel affirmait son existence, la balle et l'obus entraient en scène. La froide réalité faisait éva­nouir en un instant la phraséologie et les faux dogmes du temps de paix» (19).

(14)

Entré aux 'usines Renault le 1" février 1906, comme chef du service d'entretien. fut nommé secrétaire général le 15 mars 1919 et quitte l'usine le 1" ,janvier 1942. Capitaine pendant la première ,Querre mondiale, il est chargé, sous les ordres du commandant Ferrus, du service de contrôle de la fabrication des tracteurs spéCiaux (AN 94 AP 15 -Note du lieute­nant-colonel Bouquet au ministre de l'Armement -8 Janvier 1911), Membre du Comité consultatif de l'artillerie d'assaut, il sera dési,oné pour suivre l'étude du char mitrailleur Renault (AN 94 AP 15 ­Ordre du ministre de l'Armement au capitaine Leisse -4 Janvier 1911).

(15)

Notice sur les usines Renault -1919 (Archives R,N.V.R,l.

(16)

«Excelsior» du 19 août 1914.

(17)

«Excelsior» du 20 août 1914.

(18)

Communiqué officiel du Grand quartier général.

(19)

Général de Cu.onac : «Le Journal des débats » du 30 août 1921.

Mais les événements déterminants se déroulaient en Belgique. Malgré une résistance héroïque, Liège tombe le 16 et Bruxelles le 20, Namur le 23. Le même jour les troupes alliées subissent une cruelle défaite à Charleroi. Il sem­ble que rien ne puisse plus enrayer la marche des armées d'invasion. Désor­mais, la menace plane sur Paris. Le 2 septembre, la 1re armée allemande, commandée par Von Kluck, marche droit sur la capitale. Dans la nuit, le gouvernement s'embarque pour Bordeaux.

C'est alors que se produit un événe­ment inattendu : Von Kluck, désobéis­sant aux ordres de ses supérieurs, infléchit sa marche vers le sud-est. Quelques jours plus tard débute la bataille de la Marne dont chacun sait qu'elle tourna à l'avantage des fran­çais. La retraite allemande, effectuée en bon ordre, ne devait s'arrêter que sur l'Aisne.

C'est sur cette ligne que le front va se stabiliser mettant fin à l'espoir que l'état-major entretenait de repous­ser l'envahisseur hors de France (20). Sur les causes de cette fixation des opérations, les avis des militaires diver­gent. Si le général Joffre estime «que la cause essentielle (en) a été le man­que d'habileté manoeuvrière et la len­teur dont firent preuve... les deux armées d'aile... " (21), Gamelin (22) invo­que le manque de munitions «la pro­gression méthodique... est irréalisable car nous n'avons plus les munitions et pas encore l'artillerie lourde néces­saire pour entreprendre ces opéra­tions. On n'a plus les moyens de rom­pre, même très localement, un front ».

Même si cette dernière appréciation n'est pas totalement fondée, car on ne peut tenir pour négligeable les remarques du commandant en chef, il n'en reste pas moins que dès septem­bre, des cris d'alarme retentissent. Le 9, « le directeur de l'arrière télégra­phie à Bordeaux que les entrepôts de réserve générale n'ont presque plus de munitions de 75. 1/ demande d'extrême urgence le ravitaillement des armées et il réduit les livraisons d'obus aux unités de l'avant. Le 15 septembre, les ressources des entrepôts se rédui­sent à 20 lots (120 000 coups). Le 19 septembre, l' artilIerie française a consommé, en trente jours d'opérations effectives, la moitié de ses ressources. Les entrepôts sont vides» (23).

Enfin, c'est Joffre lui-même qui fait part de ses inquiétudes au ministre de la Guerre par une lettre du 20 septembre:

« 1/ résulte des renseignements réunis ce jour et qui ont été portés à votre connaissance... que les armées ont consommé, actuellement, la moitié de leur approvisionnement en munitions d'artillerie, soit en moyenne 20 coups par jour et par pièce depuis le début des hostilités. Si les consommations continuent dans cette proportion, l'ap­provisionnement total sera consommé dans six semaines. Je renouvelle aux corps d'armée, de la manière la plus pressante, les recommandations que je leur ai déjà faites en vue d'éviter tout gaspillage de munitions. Mais je ne dissimule pas que, si les opérations actives continuent avec la même inten­sité, les consommations ne pourront être sensiblement diminl,lées. Il est donc nécessaire que le Gouvernement envisage la situation telle qu'elle est :

-ou la fabrication des munitions d'ar­tillerie devra être considérablement augmentée;

-ou nous n'aurons plus les moyens de continuer activement la guerre à partir du 1er novembre.

J'estime que, pour continuer les opé­rations activement, les besoins de l'ar­mée se monteraient au moins à 50 000 coups par jour (environ 12 coups par pièce). La fabrication actuelle est de 12 000 environ que le service de l'Artil­lerie espère porter à une vingtaine de mille dans un mois... ».

Quatre jours plus tard c'est le télé­gramme alarmiste du G.Q.G. aux géné­raux commandants les armées

«Actuellement arrière épuisé. SI CONSOMMATION CONTINUE MÊME TAUX, IMPOSSIBLE DE CONTINUER GUERRE FAUTE DE MUNITIONS DANS QUINZE JOURS ... ". Cette situa­tion résultait de la croyance en une guerre de courte durée et en la sous­estimation de la consommation des munitions.

Au début de la guerre, l'artillerie fran­çaise disposait de 1 300 coups par pièce de 75 et il était envisagé la production journalière de 14000 car­touches de 75 et 465 obus de 155 (24). Mais, dès les premiers combats il devint évident que la consommation des munitions atteindrait des propor­tions extraordinaires... «certaines bat­teries plus particulièrement engagées tirèrent plus de 1000 coups par pièce dans une seule journée de combats» (25). D'autres avaient tiré

200 coups par pièce « à la Marne quel­

ques 300, et surtout des explosifs,

avaient été consommés en peu de

Obus bi-blocs de 75 fabriqué en 1914 et 1915.

jours. Or, ce rythme élevé reprit en Champagne, sur l'Aisne et davantage vers le nord-ouest, tant qu'on crut possible de refouler l'ennemi plus loin. Il était donc clair qu'à la fin du mois on n'aurait plus qu'un tiers environ (des munitions prévues) » (26).

Pour les fusils, la situation se révélait aussi catastrophique. «Le plan de mobilisation n'avait jamais prévu qu'il serait nécessaire de faire des fusils après la mobilisation, que l'on irait plus vite en « réfectionnant » des fusils et en transformant le fusil Gras» (27). Cependant, le problème crucial, dès le mois de septembre, était le renouvel­lement des stocks de munitions.

(20)

«Ce matin-là, le général Wilson se rend au a.Q.G. où il voit le général Berthelot (fui lui demande Quand. à son avis, les Alliés entreront en Allemagne. Wilson ayant parlé d'un mois, Berthelot répond QU e trois semaines su!liron t » (A. Goutard : «La Marne victoire inexploi­tée» -R. Laffont -1968, P. 357).

(21)

Mémoires du .Qénéral Joffre -Plon 1932 ­Tome 1, p. 425.

(22)

Général Gamelin: «Manœuvre et victoire de la Marne» -Librairie Académique Perrin 1919, p. 308.

(23)

Colonel Ch. Menu: «Les fabrications de .querre» -Revue militaire française ­Novembre 1933, P. 184/185.

(24)

Général Fournier : «Consommation des munitions pendant la guerre de 1914­1918» -Revue d'Artillerie -Août 1935.

(25)

Lieutenant-colonel Reboul, oP. cit., p. 17.

(26)

Henry Contamine, op. cit., P. 384.

(27)

Documents parlementaires -Chambre ­Année 1919, p. 3412.

201

Hall de montage des tracteurs.

Il est certain que le ministre de la Guerre avait eu, très tôt, conscience de la situation. Louis Renault l'a raconté lui-même: Vers le 8 ou le 9 août, (28) Renault a été appelé chez Messimy qu'il a trouvé dans une agitation très grande, se promenant de long en large dans son cabinet, serrant la tête entre ses mains et disant : « Il nous faut des obus, il nous faut des obus ". Il envoya Renault chez le colonel Ronneaux qui lui dit: «Des obus! Ah, c'est mainte­nant qu'on s'aperçoit qu'il faut des obus? Mais je n'y peux rien; cela ne me regarde pas", et le renvoie chez le général Mangin. Le général Mangin demande : «Vous pouvez faire des obus?". Renault déclare qu'il ne sait pas; qu'il n'en a pas vu. Le général

en prend un sur sa cheminée, lui mon­tre : «En voilà un! " -Est-ce de l'em­bouti? -«Mais, parbleu vous voyez bien que c'est de l'embouti!". Les choses en restent là.

Mais la préoccupation demeure et le 14 août le ministre de la Guerre convo­que les représentants du Creusot, de Saint-Chamond et leur demande de forcer autant qU'ils le peuvent leur production journalière d'obus de 75. En même temps, il sollicite le concours des organisations du comité des Forges (29).

Ce même 14 août, Louis Renault est appelé par Messimy (30) •.. «pour savoir s'il était possible de faire dans J'indus­trie parisienne des obus par procédé

de forage. Je suis allé voir ensuite le général Mangin pour lui dire qu'il n'y avait pas de matériel qui permit à Paris de faire des obus par procédé de forage. Le général Mangin ne voulant pas qu'il en soit fait par décolletage je suis allé à Bourges et à Lyon pour voir si on pourrait se procurer des obus emboutis. Je suis rentré le 23 à Paris répondre qu'il était impossible d'en faire autrement que par décol­letage ". Ce n'est que le 19 septembre que Millerand, nouveau ministre de la Guerre, informera Louis Renault qu'il a donné l'ordre d'entreprendre immédia­tement la fabrication de projectiles forés en deux parties.

Vers la fin août, alors que Paris est gravement menacé, le gouvernement déCide l'évacuation des quelques usi­nes de banlieue achevant des marchés de Défense nationale, les usines de Paris restant ouvertes pour l'alimenta­tion en rechanges du camp retranché de Paris (31). Le service automobile de l'armée est chargé de l'évacuation des usines d'automobiles sur la reglon lyonnaise. Le 25, Renault quitte Billan­court pour s'installer à Lyon dans les usines Rochet-Schneider (32). «Nous préparâmes tous les modèles, outil­lages, montages, etc., pièces types, tous les moteurs et les pièces déta­chées que nous envoyâmes à Lyon. L'expédition comprit également deux ou trois machines spéciales que nous risquions de ne pas trouver sur place. Nous fÎmes l'envoi, en même temps,

de tous les châssis d'ambulance, châs­sis destinés aux autos-mitrailleuses, châssis destinés à des camions qui étaient ou terminés ou en voie de ter­minaison, ainsi que les pièces desti­nées à ces travaux. Le nombre de wagons mis à notre disposition pen­dant 8 jours fut de 312, ce qui repré­senta environ 12 trains. Pour nous permettre de continuer ces travaux en province nous évacuâmes une partie de notre personnel ouvrier et contremaÎtre et nous laissâmes à l'usine de Billancourt quelques chefs de service pour exercer la surveillance générale" ('la).

A Bordeaux, le 20 septembre 1914

Après la bataille de la Marne «on se rendit compte que pour faire la guerre, des armées n'étaient pas suffisantes: il fallait aussi des usines» (34). Il est vrai que la situation était alarmante, non seulement par le nombre de chô­meurs qui allait atteindre 1 900000 en octobre, mais aussi par la perte d'un important territoire qui assurait à la France avant la guerre, 75 % de son charbon, 81 % de sa fonte, 63 % de son acier, 85 % des fils et étoffes

(28)

AN 94 AP 237 -Lettre de Louis Renault à Albert Thomas du 31 décembre 1918.

(29)

Le comité des Forges fut créé offi.cielle­ment le 15 février 1864. A l'origine. il comprenait 10 membres représentant cha­cun une région et parmi eux Schneider (Le Creusot). de Wendel (Hauan.Qe). «Les buts du comité sont : 1° Étude de toutes les Questions concernant la sidé­rurgie, tant en France qu'à l'étranger, notamment au point de vue de l'emploi du fer... 20 Rapports de l'industrie sidé­rurgique avec le gouvernement. 30 Réunion ct publication périodique des priX des produits sidérurgiques à l'étranger; recherche de nouveaux débouchés à l'étran.Qer. 4° Constatations trimestrielles pour chaque groupe et pour toutes le; auaZités, des conditions de vente en France et. s'il est possible, à l'instar de l'An.Qleterre, détermination d'une manière uniforme des classements et des prix»

(Roger Priouret : «Origines du patronat français» -Grasset 1963, P. 181/182).

(30)

AN C 7509 -2' sous-commission de la commission de l'Armée de la Chambre des députés -Visite aux usines Renault le 25 .ianvier 1915 -Réponse de Louis Renault à M. d'Aubillnu.

(31)

Furent également évacuées les usines travaillant pour l'aviation. Ainsi Salmson s'installe à Villeurbanne dans Ids ateliers Bichler (J. Bitchakd.iian : «Les débuts dcs industries françaises d'aéronautique : La société des moteurs Salmson 1913­1917» -Nanterre 1969, P. 39).

(32)

Sur cctte firme cf. J.-M. Laux: «Rochet­Schneider and the French motor industru to 1914» -Business Historu, .iuillet 1966,

P.

77/85.

(33)

Arch. Histor. R.N.U.R., note du 14 sep­tembre 1918. Rappelons que les départs s'effectuèrent à partir de la .Qare des M oulmeaux-Billancourt.

(34)

Documents parlementaires -Chambre ­Année 1919, P. 2 922.

de lin, 94 % de sa laine, 75 % de son sucre, et d'établissements "dont la plupart étaient de construction toute récente, munis d'un outillage moderne tout à fait perfectionné, assu­rant une production intensive et éco­nomique " /:l5).

Il devenait indispensable d'utiliser tou­tes les ressources restantes et notam­ment l'immense potentiel industriel que la mobilisation avait durement atteint. Alors, «le gouvernement fit appel non seulement à /'ingéniosité et à J'activité des établissements de J'État, mais à J'initiative de toute J'industrie française" (a6). Millerand convoque le 20 septembre à Bordeaux, les repré­sentants du comité des Forges, des grands établissements de la métallur­gie et de l'industrie automobile «pour étudier avec eux comment on pourrait assurer à nos armées un nombre d'obus très considérable. La première tâche qui s'imposa au ministère de la Guerre et au comité des Forges fut donc de réorganiser les usines métallurgiques qui pouvaient produire le métal à obus, et d'amener à cette fabrication spéciale un certain nombre d'usines qui ne J'avaient jamais entreprise et qui, jus­que là, s'étaient réservées exclusive­ment à la fabrication des produits cou­rants, comme les rails et les poutrelles, ou qui utilisaient leurs fours Martin pour produire le métal nécessaire à la fabrication de fer blanc. Pour remet­tre toutes ces usines en activité, il fallait leur rendre le personnel qui leur avait été enlevé par la mobi­

lisation " (37).

Obus explosif de 75 vu en coupe -Année 1915.

L'objectif fixé était de produire 100000 obus de 75 par jour. Pour l'atteindre, il fut décidé que cette fabrication serait répartie par groupes régionaux. Louis Renault qui avait été convoqué à la réunion par un «ordre au soldat Renault", fut chargé d'organiser le groupe de Paris. De ce fait, il allait devenir « un des agents les plus puis­sants de la Défense nationale" m). Entraient dans ce groupe, les Établis­sement Brasier, Chenard et Walcker, Clément-Bayard, Delage et Cie, Delaunay-Belleville, de Dion-Bouton, l'Éclairage électrique, de Dietrich et Cie, Panhard et Levassor, Renault, Unic et quelques membres du syndicat des Mécaniciens, Chaudronniers et Fondeurs.

En quelques semaines, toutes les usines qui pouvaient travailler pour la Défense nationale se remirent au tra­vail malgré les difficultés de tous or­dres qui subsistaient, notamment en matière d'approvisionnements, de per­sonnel et de procédés de fabrication. L'industrie privee prenait ainsi en mains une production jusqu'alors mono­polisèe par l'État, Schneider et Saint­Chamond, ce qui, par la suite, allait susciter les remarques de nombreux parlementaires. «Pourquoi (le gouver­nement) ne recourut-il pas à la pro­cédure de réquisition? " faut, explique Albert Thomas, alors ministre de J'Ar­mement (a9), se replacer dans la situa­tion et dans J'état d'esprit du gouver­nement d'alors et des services de la guerre. Le but, la nécessité est de fabriquer rapidement; il faut rechercher ce qui peut donner le plus et le plus vite. Pour cela, un seul moyen appa­raÎt : retrouver ce qui existait, recons­tituer les usines, demander aux indus­triels dont les ouvriers avaient été enlevés par la mobilisation de remettre rapidement en marche leurs usines, de les refaire avec leurs méthodes, avec leurs cadres, avec leurs équipes, avec leurs ouvriers. C'est pourquoi on cher­cha dans le renvoi des ouvriers de chaque usine, à J'usine même, la pos­sibilité de ces reconstitutions rapides. La réquisition eût été possible sans doute si, à J'exemple des chemins de fer, à J'exemple des parties d'industrie qui se trouvaient mobilisées et requi­ses pour certains marchés de guerre, une mobilisation avait été dès long­temps préparée. Mais cette mobilisa­tion n'existant pas, le moyen le plus rapide qui s'offrit au gouvernement n'était pas de courir à une réquisition non préparée, mais de faire appel aux industriels eux-mêmes pour rétablir ce qui existait auparavant".

Les décisions prises à Bordeaux, pour importantes qu'elles fussent, ne pou­vaient cependant pas résoudre la crise des munitions dans les brefs délais qu'exigeait la situation des armées.

De fait, en octobre, la production quo­tidienne n'est encore que de 13000 coups et en novembre elle ne dépasse pas ce nombre. Il faudra attendre mars 1915 pour que les 50000 coups soient atteints, soit la moitié de l'objectif de septembre 1914. C'est seulement en septembre 1916 que la production coïncidera avec la demande. Ainsi, il aura fallu presque deux années pour que le retard soit comblé (40). Ce qui ne signifie pas pour autant que le pro­blème des approvisionnements en matériel de guerre aura été résolu, car d'autres nécessités se seront imposées notamment en matière d'artillerie.

Louis Renault maître d'œuvre

Dès septembre 1914, Louis Renault comme industriel d'abord et, ensuite, comme responsable du groupement de Paris, va assurer un rôle essentiel. Industriel, il va résoudre le problème de la fabrication des obus. Il se rend à Bourges où, raconte-t'il, «il voit la colonel Gages qui le reçoit rapidement, debout, en tirant sa montre. Manufac­ture déserte, c'était le dimanche, la fonderie ne travaillait pas. De plus, Renault avait commis la maladresse d'arriver à J'heure de J'apéritif (41).

Néanmoins, il se voit confirmer que les obus sont produits à l'aide de presses à emboutir. Or, il n'existait pas en France suffisamment de ce type de machines pour satisfaire aux demandes et les délais exigés pour s'en procurer étaient trop courts pour escompter une aide de l'étranger. Par contre, dans les usines de construction automobile les

(35) L. Baclé : «La destruction s:lJstématiQue par les allemands des usines métallur­QiQues du nord et de l'est de la France» -Bulletin de la Société d'encoura.Qement pour l'industrie nationale -Nov. -déc. 1920, p. 830.

(3G) Albert Thomas -Chambre des députés ­Séance du 27 février 1917.

(37)

Robert Pinot : « Les industries métallur­QiQues et la Querre» -Conférence du 20 mars 1916, P. 8/9.

(38)

Robert Pinot : «Le comité des ForQes au service de la Nation (1914-1918)) ­Paris 1919, p. 188.

(39)

.Lors de la séance de la Chambre du 27 février 1917.

(40)

D'après le colonel Ch. Menu : «Revue militaire française» -Novembre 1933.

(41)

AN 91, AP 237 -Lettre de Louis Renault à Albert Thomas du 31 décembre 1918.

203

tours à décolleter étaient nombreux. Renault fera donc des obus en les décolletant. «A cette époque, le géné­rai Payeur me mit en rapport avec le colonel Obrecht, directeur de l'arsenal de Puteaux. Dans une nuit nous avons fait les vingt premiers obus décolletés que le colonel Chauchat est allé tirer le lendemain à Bourges. Quelque temps aprés, on décida, étant donné les résul­tats satisfaisants, de mettre en route dans la fabrication parisienne les obus décolletés. Toute la main-d'œuvre dis­ponible, toute la mécanique, se mit à cette fabrication et ce fut le point de départ de nos travaux de guerre» (42).

Ainsi se trouve confirmé l'improvisation qui présida à la mise en fabrication des nouvelles productions. On a fait ce qu'on a pu; on a embauché immédia­tement le plus grand nombre possible d'ouvriers... »(4a). Peu à peu, sous l'énergique impulsion de Louis Renault, les usines de la région parisienne retrouvèrent une certaine activité, «il faut signaler le groupe de /'industrie automobile de Paris, et particulièrement

M. Louis Renault, chef de ce groupe, qui n'hésita pas à consacrer, dés le début, toute sa puissance industrielle à l'extension de ses ateliers... En même temps, cet éminent constructeur dé­ployait, sans trêve, son extraordinaire activité et toutes les ressources de son esprit ingénieux pour étudier et réaliser les améliorations successives et les modifications à la fabrication et aux tracés que les événements imposaient» l44l.

On assista alors à une évolution des rapports entre l'État et l'industrie pri­vée qui visait « à la fois le déssaisis­sement du ministére de la Guerre de toutes les fonctions qui n'étaient pas de son ressort habituel, la démobili­sation progressive d'une partie de l'armée de combat au bénéfice de celle du travail, enfin la contraction du pou­voir central» (<C,).

Le 20 mai 1915, un sous-secrétariat d'État aux munitions et à l'artillerie est créé qui sera transformé, le 12 décem­bre 1916, en ministère de l'Armement. Le socialiste Albert Thomas en sera l'animateur jusqu'au 7 septembre 1917, date à laquelle Louis Loucheur lui succèdera. Les contacts entre le gou­vernement et les industriels sont fré­quents. «Tous les 8 jours, puis tous les 15 jours, à Bordeaux, ensuite tous les mois à Paris, le ministre de la Guerre puis celui de l'Armement, réunit, sous sa présidence, avec ses princi­paux chefs de service, les directeurs des grands établissements de l'industrie privée, les chefs de groupes et les représentants du comité des Forges et de la Chambre syndicale du matériel de guerre» (41n Des réunions spécia­lisées se tiennent, rassemblant les chefs de groupes pour la fabrication des obus de 75, les fabricants de maté­riel lourd. Elles préparent la réunion générale des fabricants de gros obus,

Atelier d'usinage du matériel 155 GPF.

d'obus en fonte aCleree et d'obus monoblocs 75. Louis Renault est pré­sent et intervient fréquemment (4.).

D'autre part, «Louis Renault et ses collaborateurs participaient à de nom­breuses co m mis s ion s ministérielles ouvertes aux représentants du secteur privé, telles la commission consultative sur l'Artillerie d'assaut, la commission du Ministère du commerce et de /'in­dustrie sur la réorganisation de /'in­dustrie automobile au moment du pas­sage à l'état de paix» (48).

Dans le même temps, le Directeur de l'artillerie «recevait et convoquait fré­quemment des industriels et directeurs d'usine dont /'importance et l'autorité étaient reconnues de tous, et qui lui fournissaient les meilleures indications et les plus précieux conseils... parmi eux... Louis Renault» (49). Parallèle­ment, des groupements particuliers se constituaient sur le modèle de celUi des obus et notamment le groupement des Constructeurs français d'armes porta­tives (en 1915) dirigé par Louis Renault, celUi des moteurs d'avion et enfin, en 1917, celui des chars d'as­saut, ce dernier également dirigé par Louis Renault. C'était ces organisations et les chambres syndicales des indus­triels des différentes branches «qui bien souvent assuraient la fourniture de tout ou ,par~ieliies matières pre­miéres, qui fixaient les quotas des dif­férents producteurs, qui discutaient de l'abandon des brevets d'un construc­teur ou de l'octroi de licences. Par exemple, en août 1915, la Chambre syndicale des industries aéronautiques crée à la demande du sous-secrétariat à l'Aéronautique, le Comptoir des approvisionnements de l'aviation" (50).

Cependant «l'existence de ces grou­

pes et syndicats n'excluait pas les

accords bilatéraux, ainsi le contrat

Schneider-Renault à partir de 1915 ou

multilatéraux: Renault fournit de l'alu­

minium à SOMUA, Delaunay-Belleville,

(42)

Louis Renault. discours du 1er septembre 1917 -Brochure cit.

(43)

Chambre des députés. séance du .4 .iuin 1915 -Intervention du rapporteur de la

commission de l'Armée.

(44) Général Baquet : .« Souvenirs d'un direc­teur de l'artillerie» -Lavauzelle 1922.

p. 76.

(45)

Général Serriqn:v : « La Revue des Deux Mondes» -Décembre 1923.

(46)

R. Pinot. op. cit.. p. 188.

(47)

SHAT 10 N 29 contient de nombreux compte rendus de ces réunions.

(48)

Patrick Fridenson : «Histoire des usines Renault» T. 1. 1898-1939 -Le Seuil 1972.

P.

91/92.

(49)

Général Baquet, op. cit.. P. 20.

(50)

(51) Patrick Fridenson. op. cit.. P. 93.

au Consortium des constructeurs de moteurs d'avions, à la S.EV. et autres" /Col). A cet égard la création des Aciéries de Grand-Couronne, près de Rouen, constitue un exemple significatif.

" Les Aciéries de Grand-Couronne ont été une conséquence des besoins industriels de la Maison Renault, besoins qui étaient entiérement consa­crés à la Défense nationale, et, en même temps une nécessité du pro­gramme de fabrication de guerre envi­sagé par le ministère de l'Armement, à fin 1915. (Elles) ont bien été créées pour répondre à l'appel pressant que

le ministère avait adressé à la Maison Renault, à l'époque où l'on se trouvait en présence d'une pénurie d'acier, limitant toutes les fabrications néces­saires à l'armement. Cette pénurie pro­venait de /'insuffisance des aciéries françaises et de la diminution des apports des aciers anglais, absorbés par la propre fabrication de l'Angle­terre et plus tard par la suppression de l'apport américain, par suite des difficultés de frêt provenant de la campagne sous-marine. Les difficultés éprouvées par le ministre de l'Arme­ment pour la fourniture du métal aux industriels et le risque que courait la Maison Renault de n'être plus alimen­tée, incitèrent les services de l'Arme­ment à insister auprès de M. Renault pour qu'il envisage une amélioration aux approvisionnements, par une contribution directe au développement de la fabrication d'acier en France. En effet, pour satisfaire aux nombreuses fabrications nouvelles, mises en œuvre par la Maison Renault, sur la demande de l'Armement, et pour répondre aux besoins de la Défense nationale, obus, pièces de fusils, moteurs d'avia­tion, camions, tracteurs, canons à lon­gue portée, chars d'assaut, fabrications qui absorbaient une quantité considé­rable de métal, et, étant donné les défi­cits prévus par les services intéressés, il avait été indiqué à la Maison Renault qu'il était indispensable qu'elle recher­chât elle-même un apport de métal pour assurer toutes ces fabrications. Le développement de ses usines, /'inten­sification de l'outillage auraient été illusoires si elle n'avait pas été alimen­tée, c'est là le motif de /'insistance qui fut mise à la création de Grand­Couronne» ("2).

Mais Louis Renault n'étant pas acié­riste lui-même, fut obligé, pour remé­dier à son incompétence, de rechercher une association avec un métallurgiste, en l'espèce la société « Les Forges et Aciéries de Firminy". En fait, il s'agis­

sait d'aller bien au-delà d'une simple fourniture d'acier. "En fondant les Aciéries de Grand-Couronne, nous en­tendions obtenir des fournitures d'acier aux meilleurs prix possibles et par conséquent, à des conditions plus avantageuses que dans les aciéries où nous nous fournissions auparavant... En outre, notre situation de créateurs de l'affaire devait nous faire obtenir des dates de livraison et des priorités dont nous ne pouvions bénéficier dans les autres aciéries. Ces a v a ntages ... devaient avoir pour résultat d'augmen­ter la production et le chiffre d'affaires et, par conséquent, nos bénéfices ".

Le capital de la nouvelle affaire était fixé à 6000000 de francs, représentés par 12 000 actions de 500 francs, Louis Renault souscrivant 5740 actions. Pour garantir le début de l'affaire, le minis­tère de l'Armement passait, le 17 mars 1917, un marché de 36000 tonnes d'acier laminé, soit la production totale prévue de l'usine pendant 15 mois. Mais «des difficultés nombreuses résul­tant de la pénurie de main-d'œuvre, de la congestion des transports par fer et par eau, ont retardé beaucoup plus que nous ne l'avions prévue, la mise en marche de notre aciérie. Bien que cette mise en marche n'ait pas eu lieu au cours de l'exercice écoulé, nous croyons cependant devoir vous signaler que certains incidents d'ordre technique nous ont amenés depuis lors, à modifier l'organisation de notre Direction locale et que, sous une

impulsion nouvelle, nous sommes cer­tains d'aboutir à une fabrication de tous points satisfaisante, car l'ensem­ble de la conception et de l'aména­gement de l'usine est à la hauteur des créations modernes et l'avenir reste largement ouvert aux développements ultérieurs" ,,,:!).

Parmi les difficultés nombreuses dont il était fait état, la plus importante était les besoins en trésorerie. Le 24 août 1917, deux importantes opérations financières étaient décidées : le capi­tal social fut porté à 10000000 de francs et 20000 obligations à 6 % émises représentant un montant nomi­nal de 10000000 de francs.

Mais la fin de la guerre survint sans que le marché passé par l'Administra­tion pu être exécuté. Il fut donc résillié. Quelques années plus tard, la Société Anonyme des Aciéries de Grand­Couronne avait vécue. Louis Renault connut ainsi dans cette affaire un de ses rares échecs '''4).

(52)

Archives R.N.U.R. -Bénéfices de Querre -Dossier Grand-Couronne -Note au su.iet des aciéries de Grand-Couronne (sans date).

(53)

Procès-verbal de l'Assemblée Qénérale ordinaire de la Société Anonllme des Aciéries de Grand-Couronne. en date du 11 novembre 1918 -Arch. R.N.U.R.

(54)

Il est assez plaisant de constater. au'en 1975. Renault est revenu à Grand-Cou­ronne en 11 implantant une usine d'expé­dition des collections de voitures desti­nées aux établissements de montaae à l'étranQer.

«Dans un domaine particulier, la guerre offrit cependant à Louis Renault de démontrer la rentabilité d'une entre­prise commune à plusieurs firmes avec la Société pour J'équipement électrique des véhicules (S.EV.) » ''''d. Dès octo­bre 1914, le gouvernement avait pro­cédé à la réquisition des usines Bosch, d'origine allemande, qui fournissaient de magnétos les constructeurs d'auto­mobiles. Louis Renault fut chargé de leur prise en charge. Il reçut ainsi l'exploitation des brevets. "L'atelier était merveilleusement bien installé et J'outillage moderne avec des outils et des montages spéciaux préparés pour un maximum de production précise et régulière" (C,liJ. Louis Renault le trans­fère à Issy-les-Moulineaux, au siège de la S.EV, société qu'il avait créée en 1912 avec la participation de Peugeot, Hotchkiss, Panhard et Delau­nay-Belleville. Ainsi outillée, la S.EV développa sa production sans pour autant atteindre le quasi-monopole que détenait Bosch avant la guerre 'G'J.

C'est dans le contexte de la collabo­ration Etat-industrie privée qu'il convient de situer l'acquisition par Louis Renault, à ,partir de 1918, de terrains à proximité du Mans. Certes, à l'origine, se situe un ordre du minis­tère de l'Armement " de transférer en province une partie de nos fabrica­tians» (G8 J, la région parisienne se révè­lant trop vulnérable aux atteintes de l'ennemi. Mais il y avait certainement aussi le désir de Louis Renault de renforcer le potentiel de ses usines, le développement de Billancourt posant de sérieux problèmes. Quoi qu'il en soit, le service immobilier avait procédé à de nombreuses prospections et, en juillet 1918, des évacuations partielles avaient déjà été réalisées en province et notamment à Saint-Pierre-des-Corps, Angers (Fonderie et aciérie d'Anjou), La Possonnière (usine d'Angers), Gre­noble (usine Bertoye et Delamarche), Le Mans (Fonderie Chappée et Fils). Cette dispersion ne pouvait être que préjudiciable pour l'entreprise, ce qui explique la recherche d'une solution plus rationnelle permettant de regrou­per les unités : soit la location ou l'achat d'usines en activité réduite, soit

l'achat de terrains en vue de la cons­

truction d'une nouvelle entreprise, soit

encore une solution mixte qui permet­

trait d'assurer rapidement des fabri­

cations en attendant la mise en route

de l'entreprise projetée.

Les efforts de prospection furent diri­gés parallèlement dans les régions d'Angers et du Mans. Pour Angers, le résultat se révéla négatif très rapide­ment; le prospecteur, M. Gabillon,

" a vu trois notaires et trois experts; les terrains coûtent depuis 1,50 franc jusqu'à 5 francs environ; tous les industriels parisiens ont battu la région. L'impression générale est que j'arrive trop tard" ""II. Dans la région du Mans, c'est la recherche d'usines dont l'achat ou la location pourrait être envisagée; sont ainsi visitées en juin 1918, l'usine Léon Bollée des Sablons, la fonderie Bollée, l'ancienne usine d'Auguste Bollée et enfin l'usine des marbreries de l'ouest à Sablé; mais en vain.

C'est alors que Louis Renault est amené à prendre contact avec

M. Chappée, propriétaire d'une fon-. derie à Antoigné. "M. Renault a fait savoir à M. Chappée qu'il était disposé:

10 à louer le hall de fonderie pour ses fabrications de chars d'assaut et lui a signalé les conditions dans lesquelles il envisagerait cette location, condi­tions de location équivalentes à celles qu'il avait faites pour la fonderie de La Possonnière, fonderie qui était tout aménagée et déjà en fonctionnement, tandis que J'usine Chappée est complè­tement nue et pas même disposée à recevoir des transmissions. Les condi­tions étaient les suivantes : 8 % de la valeur des dépenses plus 10 % d'amor­tissements par an. En outre, M. Renault ayant accepté de louer les machines disponibles que pourrait avoir

M. Chappée;

20

à louer dans les mêmes conditions la centrale et J'exploiter; mais lors de la deuxième réunion qui eut lieu,

M. Chappée signale à M. Renault son intention d'exploiter lui-même sa cen­trale et de lui fournir le courant.

M. Renault était d'accord pour accepter cette proposition étant entendue que, dans ces conditions, il n'aurait pas de location à envisager pour la centrale, et demandait à M. Chappée de lui fournir le courant sensiblement au même prix que celui des secteurs des environs, pour consommatiOn sensi­blement égale avec péréquation sur les charbons.

" L'usine Chappée étant à 18 kilo­mètres du Mans, aucun logement ouvrier n'existant, M. Renault doit prendre, en outre, J'établissement d'un camp et de baraques supplémentaires, car J'atelier est insuffisant et le mon­tage devra se faire probablement dans une usine annexe, tout ceci, établi sur des terrains appartenant à la maison Chappée, occasionne des dépenses à fonds perdus.

(55) Patrick Fridenson. Of). cit.. p. 106.

(56) A. Rosnter : « Le m.ouvement ouvrier

pendant la guerre» -Tome 2 -Mouton et Cie -1959. P. J,J,/I,5.

(57)

Patrick Fridenson, Of). cil.. p. 106.

(58)

Arch. R.N. U.R. -Dossier Le Mans ­Lettre à l'Ingénieur en chef des services téléphoniques -16 juillet 1918.

(59)

lb. Lettre de M. Gabillon à M. Duc ­20 juillet 1918.

« M. Chappée ayant, en outre, signalé son grand désir d'être raccordé au chemin de fer par voie directe, raccor­dement qui était indispensable pour la bonne exploitation des fabrications de la maison Renault, M. Renault s'était mis en rapport avec le Ministre à ce sujet, et celui-ci était disposé à envi­sager la chose.

« De plus, l'usine Chappée possédant un petit atelier de tôlerie et de fon­derie malléable qui travaille peu pour le moment, M. Renault avait proposé à M. Chappée d'alimenter, autant qu'il le pourrait, et par priorité, son atelier de tôlerie et de fonderie de malléable.

M. Chappée en dehors de ceci avait encore demandé un petit intérêt sur les fabrications faites par la maison Renault dans son hall; M. Renault n'avait pas répondu sur ce point étant donné que le prix de location était déjà très élevé, puisque l'atelier était complètement nu (qu'il n'était qu'un parapluie en somme), qu'il y avait à faire des poutrages, à installer des transmissions, des moteurs électriques, de chauffage, etc., néanmoins quoi­qu'il était difficile de déterminer un pourcentage sur le chiffre d'affaires fait, puisqu'une grande partie des pièces venait d'autres ateliers, M. Renault avait envisagé, le cas échéant, une redevance fixe par ouvrier travaillant dans l'atelier» (60).

Mais entre les deux hommes aucun accord ne peut intervenir, chacun res­tant sur ses positions, alors, «étant donné que pour la fabrication des chars d'assaut nous n'avons trouvé aucun concours puisque la maison Bollée a refusé tout arrangement, nous sommes obligés de nous en tenir à d'autres hypothèses :

-ou s'entendre avec la Compagnie des chemins de fer de l'État pour l'occupation de grands ateliers de répa­ration qu'elle a à proximité de la gare de triage du Maroc, au Mans, et dont une partie seulement travaille avec

/20 ou 150 ouvriers, et le surplus est employé comme magasin d'équipe­ments militaires;

-ou faire l'acquisition de terrains qui seraient situés dans la même région et sur lesquels nous établirions des ateliers» (61). C'est cette dernière solution qui fut choisie. Cependant, la fin des hostilités interrompit les travaux d'implantation de la nouvelle usine mais, si « Le Mans fut /'initiative la plus

tardive de Louis Renault, elle fut à long terme la plus profitable» (62).

Les phases de la mobilisation industrielle

Non prévue avant la guerre, la mobili­sation industrielle s'est donc effectuèe sous la pression des événements. Le lieutenant-colonel Reboul 16:l) en distin­gue trois phases

1° d'août 1914 au printemps 1915 : dispersion de la rèpartition' du travail «on se préoccupe ni des prix de revient, ni des délais de livraison. Pendant cette période 25 000 usines d'importance diverse travailleront pour la Défense nationale» ;

20 du printemps 1915 à fin 1916 : réduction du nombre des petites usi­nes et augmentation de l'outillage de celles qui atteignent un haut rende­ment. De 25000, le nombre d'usines passe à 20 000 ;

3° de 1917 à novembre 1918 : création d'usines spécialisées dans la fabrica­tion d'un seul produit: là où se trouve la matière première, soit le combusti­ble, soit la main-d'œuvre (64). A la fin de la guerre, le nombre d'usines sera réduit à 15000.

Au cours de la première phase, «les ateliers de construction mécanique, de serrurerie, de construction de machines agricoles, fabriquent des canons, des obus, des pièces détachées d'artillerie et du matériel roulant pour les troupes en campagne : voitures d'ambulance, avant-train pour caisson d'artillerie, pièces d'affûts, fers à chevaux... , les fabriques de ferblanterie et de tôlerie font des marmites, des bombes, des grenades, des boites de conserve..., le moindre tour utilisable travaille à l'usinage des obus» (60). On dénom­brera (66) dans le département de la Seine 962 établissements travaillant pour la Défense nationale (451 à Paris, 511 en banlieue). C'est l'exploitation maximum des ressources existantes. A partir du printemps de 1915, on assiste parallèlement à la concentration et à la création d'usines, celle du quai de Javel, par exemple, construite en six semaines sous l'impulsion d'André Citroën et qui, un an plus tard prendra la première place dans la production d'obus à balles. Boulogne-Billancourt qui comptait à peine 20 usines en 1914, en comprendra 1 04 en 1918 (67). Enfin,

en 1917, devant la prolongation de la guerre et les difficultés financières qu'elle engendre, des usines spéciali­sées dans la fabrication d'un seul produit sont créées, permettant ainsi d'obtenir de meilleurs prix de revient. Dans le même temps, une spécialisa­tion est imposée aux petites entrepri­ses qui vont devoir travailler en sous­traitance. André Citroën a certainement été le promoteur de cette conception.

« " faut arriver à la standardisation sui­vant les aptitudes, les grosses usines faisant les grosses pièces, les petites fabriquant des pièces moindres mais en très grandes quantités » (68). En résumé, déclare-t-il Il:9), parlant de son usine, «elle ne fait que de l'obus et, comme fabrication, les choses dont a besoin /"obus : les tubes et l'acier rapide ".

Telle n'était pas la conception de Louis Renault. A l'inverse de celui qui devien­dra son concurrent direct, il pratiquait la diversification dans la production.

« La stratégie de Citroën mise en fait sur les profits très importants réalisés sur les obus (production beaucoup plus rentable que les avions ou les voi­tures), stratégie du risque que l'on pourrait opposer à la prudence de Louis Renault» (70).

Gilbert HATRY

(60)

lb. Note sur la fonderie Chappée (sans date).

(61)

lb.

(62)

Patrick Fridenson. oP. cit. p. 103.

(63)

Lieutenant-colonel Reboul, oP. cit.. P.

(64)

Grand-Couronne est un excellent exemple de cette phase.

(65)

Arthur Fontaine, op. cit., P. 384.

158/159.

(66) AN F 22 530 -Enquête du 14 septembre 1915.

(67)

lb.

(68)

«La vie féminine» -9 .iuin 1918.

(69)

«Les idées de M. Citroën» -L'Informa­tion ouvrière et sociale -7 mars 1918.

(70)

MM. Dubesset, F. Thébaud, C. Vincent : «Quand les femmes entrent à l'usine... Les ouvrières de8 usines de fluerre de la Seine, 1914-1918» -Mémoire de maîtrise ­Université Paris VII, 1973-1974.