12 - Les ponts de Sèvres

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Les Ponts de Sèvres

Assiette décorée "Le premier pont de Sèvres" (Collection du Musée de l'ile-de-France, Sceaux).

Ëtymologie de Sèvres

L'étymologie de Sèvres reste incer­taine. Elle viendrait d'Èvres ou d'Èves qui signifierait eau, rivière. Des textes anciens désignent Sèvres sous les noms de Savara, Savra, Sevra mais aussi Sepera puis Save, Sev, Saive, Sèves, Sepvre, Sèvre etc.

Trois sources différentes à l'origine de ces noms : l'abondance des eaux du pays et la séparation de la vallée par le Ru de Marivel qui serpente en son creux (il était navigable et encore sous Louis XIV on le remontait en barque jusqu'à l'église), ou bien, à la période gallo-romaine le nom donné par son propriétaire à une villa : «villa Savara », nom révélé plus tard par une charte mérovingienne; à l'époque beaucoup de «villas» don­nent leurs noms aux villages.

Pour ne citer que Issy, village d'origine gallo-romaine, qui tire son nom d'Issiacum terre du Romain Issius, Antonius a légué Antony, la villa Crissonis a donné Vaucresson.

En ce qui concerne Sèvres l'eau semble être l'origine la plus sûre.

C'est en 558, à l'époque où Childebert régnait à Paris (il chassait beaucoup dans la région), que fut signée par lui une charte où le nom de Savara est mentionné.

Avant le premier pont

On franchit d'abord la Seine à gué, tout au moins à l'époque des basses eaux. Puis un bac assura la traversée. Au temps de la Gaule romaine le « halage» était important le long des rives de la Seine à cause des « Bateliers de Paris ».

Formée par la Tribu des Parisii, cette corporation constitua la « hanse pari­sienne» la Cie des nautes ou hanse de la marchandise de l'eau, elle possédait le monopole de la navigation de la Seine dans Paris, à une distance de 20 à 30 km en amont et en aval. Le droit qu'elle percevait correspondait à la moitié de la valeur des marchan­dises transportées.

Le premier pont de Sèvres

En 1684, une ordonnance royale décida qu'un pont serait construit face au village de Sèvres. Il permet­trait aux carrosses royaux d'aller de Paris à Versailles plus commodément, car, en dehors des ponts de la capi­tale n'existaient que deux ponts, celui de Charenton en amont et celui de Saint-Cloud en aval.

Mis en service en août 1684, il est en bois, a 21 arches, est construit en deux parties, car il enjambe l'île de Sèvres (connue plus tard sous le nom d'île Dauphine, puis d'île Ma­dame et qui prend le nom d'île Seguin quand, domaine national, elle est vendue le 19 décembre 1805, par le Préfet de la Seine à M. Armand Seguin), sur laquelle il s'appuie.

Ces 21 arches étroites empêchent la navigation. Il n'a pas de trottoirs, une balustrade à claire-voie borde ses deux côtés, dès la tombée du jour les barrières qui en ferment les extré­mités sont condamnées.

A l'entrée du pont, côté Sèvres, s'élève une construction importante à deux étages, aux combles mansardés.

Un porche arrondi permet le passage et le contrôle par le Maître et les commis tous vêtus « à la livrée du Roy».

Ils perçoivent le droit de péage: 3 deniers pour un homme à pied, 9 pour un homme à cheval, 1 sol par charrette attelée d'un cheval, 2 sols et 6 deniers pour celles attelées de plusieurs chevaux, ainsi que pour chaque coche, carrosse ou chariot à 4 roues et attelé de deux chevaux, 3 sols pour ceux attelés de 3 ou 4 che­vaux. Quant aux troupeaux, 3 deniers par bête chevaline ou à cornes, 2 deniers pour chaque porc ou chèvre, un denier par bête à laine.

Il est certain que tout cela prête à contestations.

Certains, grâce à un laisser-passer bénéficient de la gratuité, mais lorsque les finances royales sont en déficit, un double droit frappe tous les péages.

(( Jean Perrin, banquier, raconte en (( 1721 que (( lundi dernier à 10 h du (( soir, deux carrosses arrivèrent au (( Pont de Sèvres, le premier ayant un (( courrier à la livrée du Roi, de /'inté­(( rieur les gens répondirent au rece­(( veur du pont, qui voulait les faire (( payer, qu'ils n'avaient pas de mon­(( naie et lui dirent de s'adresser au (( 2e carrosse... )) les gens du 2e car­(( rosse jetèrent une pièce de monnaie (( qu'on entendit tomber sur le pavé, (( pendant que le commis du pont se (( baissait pour la ramasser, ce car­(( rosse tenta de s'enfuir pour rejoindre (( le premier carrosse, le commis put (( alors arrêter les chevaux, et tenta (( d'exiger le paiement mais le car­(( rosse fila.

Le bâtiment à l'entrée du pont sert d'habitation aux gardiens, il possède une chapelle desservie par les capu­cins de Meudon, le curé de Sèvres y célèbre des mariages.

Les lourds convois qui l'empruntent l'abîment, tels les convois de marbre pour le château de Versailles, traînés par 60 ou 80 chevaux. Il y a aussi les inondations et la débâcle des glaces; en 1726 plus de quatre cents bateaux et moulins entiers sont emportés de Paris par le fleuve et viennent se pré­cipiter sur les arches trop serrées du Pont de Sèvres.

Son entretien est constant.

Le 24 mars 1707, ce pont est témoin de la tentative d'un parti hollandais, conduit par des officiers protestants réfugiés, pour l'enlèvement du roi, le personnage pris est Jacques-Louis de Béringhen, premier écuyer du roi. Les ravisseurs sont arrêtés à Ham (Somme).

Le 6 octobre 1789 est le dernier jour de son destin monarchique.

le deuxième pont de Sèvres

La vétusté du pont de bois, comme l'indique une lettre de M. Becquey de Beaupré, datée à Paris le 1 er nivose an XIII (28-12-1804), fait craindre des avaries imprévues qui interrom­praient aux abords de Paris la route de cette capitale à Bayonne, l'une des plus importantes de l'Empire français.

L'avarie survenue en l'an XI (1802) à l'une des palées, fait sentir la néces­sité d'un nouveau pont dont la soli­dité réponde à l'importance de la route et à sa proximité de la capitale. Ces considérations déterminent M. le Conseiller d'État, Directeur Général des Ponts et Chaussées, à demander à l'Ingénieur en Chef du Département de la Seine, M. Becquey de Beaupré, un projet pour ce nouveau pont.

Celui-ci se rend sur les lieux, examine l'endroit et décide d'abandonner l'em­placement de la pointe de l'île Seguin. Le nouveau pont sera donc placé en aval de l'île. Son alignement sera presque perpendiculaire au lit de la rivière, il trouvera un lit bien régularisé dans la partie du cours de la rivière inférieure au pont, dont la longueur totale s'adaptera parfaitement à la largeur du lit de la rivière, ce qui laisse penser que la construction n'en changera pas le régime.

Dans sa lettre, l'ingénieur poursuit :

(( On ne doit pas présumer que la (( traversée d'une portion du Parc de (( Saint-Cloud soit un obstacle à la (( direction qu'on propose, quoiqu'on (( en retranche une portion de (( 18.600 m2, superficie équivalant à (( 3 arpents, 64 perches, ancienne (( mesure, à l'extrémité du château, et (( à ses dépendances, parce que l'on (( pourrait provisoirement réduire le (( sacrifice de terrain à la seule portion (( qui en a été séparée depuis long­(( temps pour former les magasins et (( les chantiers du pont; en suivant (( la direction provisoire indiquée, qui (( aboutit au milieu de la place de (( Sèvres, près de la porte du parc. (( Cette portion du Parc n'a que

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(( 2.670 superficiels équivalant à (( environ un demi-arpent ancienne (( mesure.

(( On présume encore moins que la (( nouvelle route à ouvrir entre la (( Salle du Point du Jour et le nouveau (( pont soit un obstacle à la direction (( projetée, mais en supposant cet (( obstacle, comme il ne pourrait être (( qu'instantané, on emploierait pro­(( visoirement l'ancienne route qu'on (( rejoindrait, soit à la Salle des Princes, (( soit même auprès des habitations (( de la rive droite de la Seine à (( Sèvres.

(( Dans tous les cas, ces deux diffi­(( cuités ne devraient pas empêcher (( de construire le pont dans la direc­(( tion proposée parce que je suis (( convaincu qu'on n'en trouvera pas (( de plus favorable et qu'en se (( restreignant à ce que les circons­(( tances permettaient de faire, on ne (( doit pas se priver de donner par la (( suite à ce projet toute la perfec­(( tion dont il est susceptible )}.

Reproduction d'après une estampe en couleurs (vers 1830) prise de Meudon : vue du Pont de Sèvres, lanterne du Pont de St-Cloud, Ile Séguin.

lOS

L'ingénieur poursuit que le pont devra être construit en pierre de taille, que les arches n'auront pas une très grande ouverture pour asseoir au besoin sur les piles un plancher en charpente, dans le cas où la dégra­dation de l'ancien pont rendrait l'em­ploi du nouveau plus urgent, soit pour diminuer la dépense des cintres, bien considérable pour les grandes arches, parce qu'ils exigent du bois de qua­lité qu'on a de la peine à se procurer, soit même pour y adapter le plein cintre.

L'ingénieur expose des points précis :

(( Le nouveau pont projeté à Sèvres (( se trouvera placé entre l'ancien (( pont de cette commune et celui de (( Saint-Cloud.

(( Le débouché des 21 travées du (( 1er pont, déduction faite de l'épais­(( seur des travées et des moises, est (( de 175 m. La profondeur d'eau dans (( le bras gauche n'est que de moins (( d'un mètre sous J'étiage; dans le (( bras droit, elle est moyennement (( de 2 mètres sous la travée mari­(( nière et celle qui l'avoisine. Le lit (( a été affouillé jusqu'à 4 mètres de (( profondeur dans une largeur de (( 22 m lors de la débâcle de l'an XI, (( ce qui provient de l'angle rentrant (( que forme la rivière à 2.500 m au­(( dessus du pont, lequel projetant (( le courant sur la rive droite rend les (( eaux presque stagnantes dans le (( bras gauche et facilite l'obstruction (( des travées du pont qui traverse (( ce bras par ce moyen. Le débouché (( du second bras devenant insuf­(( fisant, les crues d'eau ont produit (( /'affouillement des deux travées du (( pont qui traverse le bras droit.

(( Le Pont de Saint-Cloud a 14 arches (( plein cintre, dont deux ont été (( remplacées par deux travées, mais (( il n'yen a que 13 qui servent au (( débouché des eaux. Leur ouverture (( totale est de 163 m, mais excepté (( sous l'arche marinière ou la pro­(( fondeur d'eau est de 2,50 m sous (( l'étiage, les autres arches n'ont pas (( un demi-mètre de profondeur ré­(( duite sous ledit étiage. La 4 e pile (( de ce pont a cependant éprouvé (( quelques affouillements, mais ils (( ont peu de largeur et quoique le (( plein cintre soit le moins favorable (( à l'évacuation des eaux, lors des (( grandes crues l'expérience de plu­(( sieurs siècles a démontré la suffi­(( sance du débouché de ce port.

(( C'est d'après ces données que j'ai (( estimé convenable de donner au

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(( nouveau pont que je propose un (( débouché de 161 m. Il serait compo­(( sé de 7 arches elliptiques ou en arc (( de cercle, chacune de 23 m d'ou­(( verture et de 6 piles chacune de (( 3,25 m d'épaisseur, ce qui donne­(( rait au pont une longueur totale (( de 180,50 m, entre les culées, et (( celle du lit actuel de la rivière entre (( ses berges. La conservation de ses (( limites naturelles doit faire espérer (( que la construction du pont n'en (( changerait pas le régime. L'intrados (( des clefs serait élevé de 9,80 m au­(( dessus de l'étiage et à 2,20 m au­(( dessus des plus hautes eaux con­(( nues (celles de 1740).

(( Un aussi grand débouché étant (( inutile à la navigation hors des (( basses-eaux, il serait utile de former (( en aval du pont, sous les 4 arches (( de la rive gauche, un barrage (( d'un demi-mètre de hauteur au­(( dessus de /'étiage pour réunir toutes (( les eaux sous les trois arches de la (( rive droite où elles conserveraient (( une hauteur convenable à la navi­(( gation. ))

Deux projets sont donc présentés pour la construction du Pont

- L'un avec des voûtes en arc de

cercle de 23 mètres d'ouverture.

- L'autre avec des voûtes en plein

cintre de 18 mètres de diamètre.

En attendant le résultat du choix il faut décider de l'approvisionnement des matériaux nécessaires à la fonda­tion desdites culées, et, déterminer la qualité des matériaux.

-Les pierres de taille proviendront des carrières de Sèvres, Meudon, Bagneux, Châtillon, Arcueil et au­tres de même nature. A défaut on aura recours aux carrières de Sail­lancourt. Elles seront de la meil­leure qualité, sans fil ni moye.

-Les lits et joints de pierres de taille en parement pour les culées seront pleins dans toute l'épaisseur de leur appareil.

-Toutes les pierres seront bien dégauchies en leurs parements, lits et joints seront retournés quar­rément sur lesdits parements sans aucun amaigrissement.

M. Becquey de Beaupré mentionne chaque point avec une preCISion ne laissant apparaître aucun doute, il ne laisse rien dans l'ombre, exige beaucoup. Tous les matériaux sont, par lui, très précisément définis, sans s'arrêter à la pierre il passe à la des­cription exacte des moellons, mortier, charpente, fers pour charpente et fers pour maçonnerie. Il détermine des phases de travail :

Le 1er avril 1808, l'entrepreneur de maçonnerie sera tenu de com­mencer les déblais des fondations des culées et des murs adjacents et de les avoir approfondis jus­qu'au niveau des plus basses eaux pour l'époque.

Le 1er mai, si l'état de la rivière le permet, l'entrepreneur de la char­pente commencera le battage des pieux de fondation des culées.

Dans le commencement de juillet, l'entrepreneur de la maçonnerie prendra les dispositions néces­saires pour exécuter le remplissage en maçonnerie sous la plate-forme, les deux assises en retraite, dans le cours d'août, et les assises supérieures jusqu'à deux mètres au-dessus de l'étiage pour le 1er novembre 1808.

Il prévoit des sanctions en cas de retard.

M. Becquey de Beaupré, dans l'ar­ticle 70 de son devis du 14 décembre 1807 stipule très précisément :

(( Les comptes de chaque entrepre­(( neur seront réglés par l'Ingénieur (( Ordinaire et arrêtés par l'Ingénieur en (( Chef du Département de la Seine, (( d'après les prix des adjudications, (( sur lesquels les entrepreneurs ne (( pourront être admis à réclamer (( d'augmentation. ))

Il arrête son devis estimatif à la somme de 322.563 F 83 centimes, non compris la somme de 150.000 F à valoir pour dépenses diverses.

Dès le 12 novembre 1807, M. Cahouet de la première Inspection Division­naire reprend ce projet, l'approfondit, demande des précisions complémen­taires, notamment en ce qui concerne la nature du sol de la Seine, sur lequel les culées du pont doivent être construites. Quelle analyse a été faite?

Il réclame un détail plus complet en ce qui concerne les prix énoncés, la fourniture et la main-d'œuvre n'étant pas différenciées.

Il a été demandé que la pierre de taille soit prise:

1/4 dans les carrières de Sèvres et de Meudon;

1/2 dans les carrières de Bagneux et de Châtillon;

1/4 aux carrières de Gaillemont. Pourquoi ce choix? La pierre de Sèvres et Meudon revient à 50 F le m3, celle de Bagneux et Châtillon à 60 F et celle de Gaillemont à 90 F.

m3

Comme il en faudra 303,12 au total et ce pour juillet 1808, il n'est pas possible que les carrières de Sèvres et Meudon puissent fournir cette quan­tité de pierre de taille dans un espace de temps aussi considérable, il pense donc que les carrières de Sèvres et de Meudon seules doivent être indiquées. Il revient également sur la taille de la pierre de taille, s'étonne que ne soit pas précisé ce qu'un ouvrier ordinaire peut tailler de pierres par jour; cette donnée aurait fixé l'opinion sur un prix qui paraît hors de vraisemblance.

M. Cahouet estime que tous les prix sont très forts, particulièrement celui de la maçonnerie de moellons. Elle revient à 23,50 F le m3, ce qui fait 193,90 F la toise cube.

Il termine son rapport en exigeant une révision de tous ces points.

Réplique de M. Becquey de Beaupré

Dès le 14 décembre 1807, M. Bec­quey de Beaupré réplique :

« Le lit de la rivière présente une « première couche de sable terreux, « qui fut affouillé en l'an XI de 2,50 m, « par une crue assez ordinaÎre: Cette « première couche d'environ 3 mètres « d'épaisseur repose sur une seconde « couche de glaise molle un peu « sablonneuse qui a environ 4 mètres « d'épaisseur. On ne trouve le tuf « ou terrain ferme que sous cette « dernière couche, ainsi que je l'ai « reconnu lorsque j'ai fait reconstruire « en l'an XI les deux palées qui « avaient été affouillées. Ces faits « locaux ne m'ont pas permis de « proposer d'autres fondations que « celles d'un pilotis avec grillage. ))

Pour l'approvisionnement de la pierre de taille, M. Becquey de Beaupré signale que les carrières sont très irrégulières et peu abondantes. On compromettrait l'approvisionnement en employant seulement celles de Sèvres et de Meudon, par contre il abandonne l'idée de Saillancourt.

Vue générale de la vallée de la Seine. Au premier plan

Il spécifie que, d'après plusieurs expé­riences, un tailleur de pierre employé un jour est tenu à tailler 1 mètre quarré de parement simple en pierres dures, on a payé cette année à Paris à 7,70, quoique les ouvriers y soient d'un dixième moins chers de vrai­semblance.

Le tracé du pont est aussi sujet à

discussions. Ne pas démolir la manufacture de faïence, amputer au minimum le parc de Saint-Cloud, voilà des sujets qui ne sont pas laissés dans l'ombre.

L'analyse du projet du nouveau Pont de Sèvres se poursuit pour chaque point de la même façon. Avant sa naissance le pont fut bien « pensé ». Dès le 5 août 1808, le Conseiller d'État Directeur fait savoir à M. Fro­chot, Conseiller d'État Préfet du Dé­partement de la Seine, son approbation des devis et détails.

Le sieur Gallant est chargé de la four­niture et des matériaux en bois et pierres destinés à la construction du nouveau pont.

C'est le 3 juin 1809 que le Conseiller d'État, comte de l'Empire, alors Préfet du Département de la Seine, assisté du Secrétaire Général de la préfecture, ainsi que l'Ingénieur en Chef, Direc­teur des Ponts et Chaussées du Dépar­tement se réunissent en présence de MM. Champion, Fain, Joubert, Perdry et Le Marchand Conseiller, à l'effet de procéder à l'adjudication des travaux à faire pour la construction d'un pont en pierre en remplacement du pont en bois.

: le deuxième pont de Sèvres.

Cinq soumissions sont présentées, quatre seulement seront retenues, la cinquième n'offrant pas les garanties suffisantes.

1.

Le sieur Sa ne jouan d, entrepreneur de bâtiment demeurant à Paris, rue du Colombier nO 25, il offre exé­cution des travaux pour ........ 1.868.715,83 F

2.

Le sieur Davia Entrepreneur de charpente rue du Petit-Vaugirard nO 7 offre d'exécuter les mêmes tra­vaux pour .... 1.875.615,68 F

3.

Les sieurs Duvez Meslier et Combe en Société, Entrepreneurs de tra­vaux publics, domiciliés à Paris, pour ........ 2.168.747,00 F

4.

Le sieur Girault, entrepreneur des Ponts et Chaussées demeurant à Nemours, Seine-et-Marne pour la somme de. . . .. 1.849.790,08 F

Mais, le mercredi 12 juillet 1809, à nouveau réunie la Commission ap­prouve une nouvelle soumission, celle du sieur Henri Bouchon Dubournial, ancien Ingénieur des Ponts et Chaus­sées, demeurant à Paris rue Mazarine nO 70, rapportant les prix desdits travaux à 1.794.296,38 F.

Il devient donc adjudicataire définitif des travaux de construction dlLnou­veau pont.

Pour satisfaire à une des clauses du cahier des charges, l'adjudication doit, dans les huit jours, prouver sa solva­bilité. Un cautionnement en immeuble de la valeur de 80.000 F au moins, en capital, et bien sûr quittes de toutes hypothèques légales, judiciaires ou conventionnelles.

Le 7 septembre 1809, le sieur Dubour­niai s'adresse à M. le Conseiller d'État de Montalivet en ces termes,

(( Monsieur le Comte, (( MM. Deply Frères, Banquiers à (( Paris, rue de la Ferme des Mathu­(( rins, et moi, conformément au (( désir que vous m'en aviez mani­(( festé le lundi 4 du courant, nous (( nous sommes présentés hier, à votre (( audience. Leur intention, Monsieur (( le Comte, était de vous confirmer (( qu'après avoir pris connaissance (( des conditions générales de mon (( adjudication du nouveau Pont de (( Sèvres, et pleins de confiance en la (( régularité des payements de votre (( Administration, ils n'avaient pas (( hésité de m'accorder des avances, (( et un crédit sur leur maison, plus que (( suffisant, pour que le zèle dont ils (( me savent animé ne soit point (( contrarié par le défaut de moyens (( pécumatres. Ces Messieurs sont (( parents amis de Monsieur le Séna­(( teur, Comte Abrial, qui pourront, (( Monsieur le Comte, vous mettre (( dans le cas d'apprécier la valeur de (( leurs engagements.

(( Je me proposais de mon côté, pour (( obtenir de vous, Monsieur le Comte, (( le degré de confiance et de bien­(( veillance qui m'est nécessaire pour (( assurer le succès de mon entreprise, (( de vous demander la permission de (( vous entretenir un instant de moi : (( je vous supplie de trouver bon (( qu'aujourd'hui j'y supplie dans cette (( lettre.

(( Je suis entré à l'école des Ponts et (( Chaussées en Novembre 1767, âgé (( de 18 ans. J'y ai professé avec (( succès en 1768, 1769, 1770 et 1771 (( diverses parties des hautes mathé­(( matiques, et remporté plusieurs prix (( d'architecture et de dessin. Je crois (( être, aujourd'hui, le plus ancien (( professeur existant à l'école Per­(( ronet. J'ai été élevé au grade de (( sous-Ingénieur en 1772; et, en (( cette qualité j'ai dirigé plusieurs (( grandes constructions jusqu'en (( 1783, époque à laquelle M. Perro­(( net -sur la demande de la Cour (( d'Espagne à la Cour de France d'un (( Ingénieur choisi -daigne m'en­(( gager à me charger de cette mission, (( à laquelle pour l'honneur de son (( corps il attachait une extrême im­(( portance.

(( J'ai rempli en Espagne les diverses (( missions et fonctions qui m'ont (( été confiées, tant comme Ingénieur (( que comme Directeur des Instruc­(( tions de l'Académie Royale et Mili­(( taire, et le Voyage en Espagne de (( M. Bourgoin est une preuve histo­(( rique que je m'en suis toujours (( acquitté à la satisfaction générale. (( Je pourrais d'ailleurs en produire (( les preuves particulières les plus (( respectables.

(( Rentré en France au commence­(( ment de la Révolution, les événe­(( ments qui ont froissé tant d'individus (( ne m'ont point épargné, et m'ont (( empêché de redemander mon rang (( dans mon Corps que je n'avais (( jamais quitté que muni d'un brevet (( du Roi qui m'assurait que mon (( absence ne préjudicierait, ni à mes (( droits, ni à mon avancement en (( France.

(( Pendant cette longue tourmente, (( je me suis principalement occupé (( de littérature et, passionné pour les (( ouvrages du célèbre Cervantès, l'or­(( gueil de la Nation et de la littérature ({ espagnole que depuis deux siècles ({ avions vainement tenté de rendre (( en francais, j'ai entrepris et achevé ({ une traduction refondue de ses ({ œuvres choisies, dont depuis un an (( j'ai publié les quatorze premiers (( volumes. Cet ouvrage a été favo­(( rablement accueilli et m'a concédé la (( bienveillance de nos plus illustres ({ amis des lettres. Je crois espérer, (( Monsieur le Comte, que, protecteur (( éclairé des Sciences et des Arts, (( vous ne dédaignerez pas un succès (( qui n'est que littéraire et qu'il me (( sera un titre de plus à votre protec­(( tion et à vos bontés.

(( Dans cet espoir, et ayant pleinement (( satisfait aux conditions exigées par­(( devant Monsieur le Conseiller d'État, ({ Préfet du Département de la Seine, (( j'ose vous supplier, Monsieur le (( Comte, de sanctionner l'adjudica­(( tion qu'il m'a décernée des travaux ({ du nouveau pont de Sèvres, afin de (( faire cesser l'espèce d'incertitude (( qui contrarierait mon zèle pour (( l'exécution de cet ouvrage.

({ J'ai l'honneur de vous assurer que, (( malgré que mes premiers ordres (( ne m'aient été donnés que le 31 juil­(( let, mes mesures ont été prises de (( manière que les travaux de toutes (( espèces seraient dans la plus grande (( activité depuis plus de vingt jours (( sans les entraves qui résultent pour (( moi de l'état actuel de l'approvi­({ sionnement adjugé à Monsieur Gal­({ lant. Les choses sont telles que je (( n'ai pas encore un mètre d'empla­(( cement à moi dans vos chantiers, ({ ni un seul morceau de pierre ou de (( bois à ouvrager, et que je n'ai pas (( même la faculté d'y suppléer par ({ les matériaux que j'aurais déjà pu (( y fournir en remplacement.

(( Je suis, avec profond respect, Mon­({ sieur le Comte, Votre très humble (( et très obéissant serviteur. })

Les mésententes du sieur Dubournial

Il semble que le Sieur Dubournial ait eu, dès le départ, des difficultés à s'entendre avec les autorités. Dans sa lettre du 26 janvier 1815, M. Cha­brol, Préfet de la Seine, Conseiller d'Etat, s'adresse au Baron de Monta­livet pour lui exposer sa façon de penser sur les agissements du sieur Dubournial.

Ce dernier, en effet, se fait assister de trois Experts, deux sont d'accord pour faire confiance à l'administration,

3e

alors que le élude, sous divers prétextes, tous les rendez-vous qui lui sont donnés par les Experts.

Comme le Comte de Montalivet, sen­sibilisé par les doléances de l'Entre­preneur, demande au Préfet une indulgence envers celui-ci, le Préfet se voit obligé de préciser qu'il ne demande pas mieux que de voir les comptes du Sieur Dubournial apurés, mais que la façon de faire de celui-ci laisse penser que la connivence qu'il a, avec son expert pour éloigner encore l'instant de la conclusion ne peut dissimuler que c'est la continuation à l'augmentation des secours qu'il touche plutôt qu'un prompt jugement de l'affaire qu'il désire.

M. Chabrol conclut qu'il vient de charger les deux autres experts de faire leurs rapports par défaut contre le troisième expert du Sieur Du­bournial.

Il restera au Conseil de Préfecture à statuer. Mais M. Chabrol ne peut s'empêcher de conclure dans un post­scriptum :

(( P.S. Je me suis rendu moi-même (( à Sèvres il y a quelques mois où ({ j'ai débrouillé le chaos de cette (( affaire, j'ai appelé MM. les Ingé­« nieurs, les Experts et le sieur Dubour­« niaI à plusieurs conférences, et tout « serait terminé depuis longtemps si « le sieur Dubournial n'avait pour but « de retarder une décision qui doit « J'obliger de compter avec ses an­« ciens chefs ouvriers et faire cesser « les secours qui lui sont accordés.

« Après avoir pris le plus vif intérêt à « sa position malheureuse, j'ai fini « par être persuadé qu'il n'en était « plus digne et que son but unique « était d'entraÎner l'Administration « dans un dédale inextricable de « chicanes. Cette raison emporterait « à renvoyer cette affaire à une « Commission composée par vous, « étant bien assuré que, tant qu'il « existera un degré supérieur de juri­« diction M. Dubournial ne se sou­« mettra à aucune décision quelque « juste et raisonnable qu'elle puisse « être.

Un pas en avant

Le 11 janvier 1810, le Ministre de l'Intérieur fait établir aux ponts de Bezons et de Sèvres : un chef et deux aides, définit leurs salaires, stipule que les bateaux vides paieront le quart d'un bateau chargé.

Il interdit les passages sous les ponts à des heures indues, sans le secours des Chefs et Aides chargés spécia­lement de ce service.

Il précise que toutes les dispositions de l'Ordonnance de 1672, énoncées dans la décision ministérielle du mois de brumaire an 8, concernant l'orga­nisation du service des passages sur la Seine entre Rouen et Paris, seront applicables au service provisoire des nouveaux passages de Bezons et de Sèvres.

Accès au nouveau pont

Il faut dès maintenant prévoir les accès du futur pont, et, le 4 mars 1814,

M. Cahouet, de la 1re Inspection Divisionnaire des Ponts et Chaussées, chargé de la surveillance des travaux, présente un mémoire et un profil de nivellement relatifs au projet des parties de routes à ouvrir sur les deux rives de la Seine, dans le prolonge­ment de l'axe du pont.

La pente de la rive droite, comprise entre le nouveau pont et l'axe de l'avenue de la Reine, aura 2.375,25 m; de longueur, mais par mesure d'éco­nomie, pour ne pas remblayer de 1,631 m l'avenue des Princes qui coupe la nouvelle route en deux parties presque égales, cette pente, au lieu d'être uniforme, sera double. La première sur 1.215,80 m de longueur depuis le pont jusqu'à l'avenue des Princes, et qui aura 0,001022 m de pente par mètre, la deuxième sur 1.159,45 m depuis l'avenuedes Princes jusqu'à l'avenue de la Reine, formera contrepente de 0,001728 m par mètre. Modification qui entraîne une éco­nomie considérable sur les remblais et

Accès au pont : la pente de la rive droite.

plus de facilité et de solidité dans la construction de la chaussée empavée. La traversée du bois doit se faire sans occasionner trop de dégâts, sans détruire les plantations existantes, sans enterrer d'au moins 3 mètres le bâtiment de la poste et ceux qui l'avoisinent. Aussi, une légère pente à la sortie du pont, si elle n'excède pas 1/40 e est acceptable.

Par ces modifications, la longueur de la partie de route à construire sur la rive gauche ne sera que de 226,25 m tandis qu'elle serait de 429,83 m si l'on établissait la route à niveau.

Le 23 mars 1814, le Conseil Général des Ponts et Chaussées approuve le projet pour la partie de route qui se trouve sur la rive droite, mais diffère son accord pour l'autre partie, préfé­rant attendre de 1'1 ngénieur en Chef un plan et des profils détaillés.

C'est le 25 janvier 1815 que M. le Baron de Chabrol, Conseiller d'État, Préfet, accepte la soumission sous­crite le 25 novembre 1814 par laquelle le Sieur Conor Jean-Baptiste, Pro­priétaire carrier au bas Viroflay (S.­et-O.) s'engage à exécuter dans le courant de l'année 1815, au prix de 1,20 F par mètre, un remblai de

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12.000 aux abords de la culée gauche du nouveau pont de Sèvres. Pendant ce temps, le Sieur Dubournial, ex-entrepreneur du Pont de Sèvres essaie d'obtenir la liquidation de ses contrats. M. Jacob, rue du Long-Pont nO 11 à Paris est chargé d'expertiser.

Cet expert voudrait percevoir égaie­ment ses honoraires, mais par sa lettre du 30 mars 1815, le Directeur Général des Ponts et Chaussées lui annonce qu'on ne saura par qui les frais d'expertise seront acquittés qu'après le règlement du compte du Sieur Dubournial, il n'est pas question de payer quoi que ce soit avant qu'il ne soit reconnu d'une manière légale que l'Administration est débitrice. M.le Directeurdes Ponts et Chaussées s'adresse à nouveau à M. le Comte de Chabrol, Conseiller d'État, pour hâter l'exécution des mesures qui doivent enfin terminer cette affaire.

Le 3 mai 1815, de Sèvres, le Sieur Dubournial, de la même manière que celle adoptée pour se faire agréer en tant qu'entrepreneur, intervient par lettre adressée à M. le Comte de Mole, Directeur Général des Ponts et Chaussées. Cette lettre, complétée par deux pièces destinées à justifier de son honorabilité et des soutiens sur lesquels il peut compter (tant de

M. Peronnet, grand Maître en matière de construction de pont que du Duc de la Vauguyon), sont des témoi­gnages qui montrent, comment, à l'époque les affaires se traitaient.

(( Monsieur le Comte, (( Réduit à la plus déplorable situation (( qu'il soit possible de concevoir, je (( me trouve dans la pénible nécessité (( de recommander de nouveau à votre (( attention et à votre justice une (( affaire dont autrefois vous avez sou­(( vent ordonné la conclusion, qui (( cependant n'est point encore ter­(( mmee quoiqu'elle ait été sans (( relâche agitée par les parties inté­(( ressées, qui semble même être (( devenu interminable depuis que (( l'instruction a constaté les vexations (( et les spoliations dont je me plains; (( vexations tellement graves, telle­(( ment sans exemple dans votre (( Administration, Monsieur le Comte, (( qu'en effet il a pu être raisonnable (( de les révoquer en doute et qu'il (( a dû être facile de répandre sur moi (( auprès de vous la défaveur que (( mérite toujours un plaignant dont (( les rée/amations sont exagérées ou (( mal fondées.

(( Un laps de temps de près de (( 5 années, Monsieur le Comte, pou­(( vant vous avoir fait perdre le sou­(( venir de cette malheureuse affaire (( qui, bien qu'elle me soit personnelle, (( n'est rien moins qu'indifférente au (( service et à l'intérêt publics, je vous (( supplie de me permettre de vous (( en exposer de nouveau le précis; (( et comme pendant la longue lutte (( continuelle à laquelle elle a donné (( lieu, on a employé contre moijusqu'à (( ces imputations méprisantes ou ca­(( lomnieuses qui influent toujours plus (( ou moins sur la conscience des (( juges les plus intègres, il est devenu (( de /'intérêt sacré de la justice que (( vous me permettiez aussi de vous (( parler de moi d'abord pour com­(( battre l'opinion qu'on a toujours (( cherché à vous donner que l'entre­(( prise du Nouveau Pont de Sèvres (( s'étant trouvée au-dessus de ma (( capacité et de mes moyens il avait (( bien fallu se permettre quelques (( procédés arbitraires pour parvenir (( à m'en évincer. C'est d'ailleurs (( l'excuse qu'on allègue aujourd'hui (( pour atténuer les violations scan­(( leuses qu'on ne peut plus dénier, et (( il vous importe à vous-même, Mon­«( sieur le Comte, de pouvoir en par­(( faite connaissance de cause appré­(( cier cette excuse avec la sévère (( impartialité qui vous est si parti­(( culière.

(( Les deux pièces nO 1 et 2, dont j'ai (( l'honneur de vous présenter ci­(( jointes les copies certifiées, Mon­(( sieur le Comte, vous justifieront que (( depuis 1767 jusqu'en 1788 j'ai (( servi avec distinction dans le Corps (( des Ponts et Chaussées, tant en (( Francejusqu'en 1783qu'en Espagne (( en vertu d'une mission spéciale et (( honorable du Gouvernement fran­(( çais; et c'en sera sans doute assez (( pour me rendre dans votre opinion (( la capacité qui pouvait être néces­(( saire pour exécuter l'entreprise du (( nouveau Pont de Sèvres. Il ne me (( restera donc qu'à vous justifier que (( mes moyens pécuniaires dépas­(( saient de beaucoup mes obligations (( envers l'Administration et qu'ils (( auraient été plus que suffisants si (( vos Ingénieurs ne m'en eussent pas (( vexatoirement spolié; et sur ce (( point je dois m'en référer au résultat (( définitif de /'instruction qui ne se (( trouve pas encore terminée.

(( Écarté du Service des Ponts et (( Chaussées par la tourmente révo­(( lutionnaire, je me suis isolément (( occupé à Paris des Arts et des (( Lettres; et, en 1807 et 1808, j'ai (( publié en 15 volumes une refonte (( française des chefs-d'œuvre espa­(( gnols du célèbre Cervantès, tentée (( plusieurs fois sans succès depuis (( deux siècles, qui manquait à notre (( littérature : Plus de 60.000 volumes (( en ont été favorablement accueillis (( et paraissent irrévocablement des­(( tinés à être longtemps lus avec (( plaisir. Sans doute un pareil ouvrage (( n'est point un titre de gloire dans la (( carrière des Ponts et Chaussées. (( Mais il me recommande à la bien­(( veillance des dignes amis des Lettres (( et, sous ce rapport, ce ne sera sûre­(( ment pas vous, Monsieur le Comte, (( qui me /'imputerez comme un motif (( d'exclusion qui put préjudicier aux (( droits que m'avaient acquis plus de (( vingt années dans le Corps des (( Ponts et Chaussées.

(( J'ajoute, Monsieur le Comte, que (( j'ai donné à l'État mes deux fils (( aÎnés, que l'un est mort sous le (( drapeau du ge Régiment de ligne, (( que l'autre y est encore en qualité de (( Capitaine, que je suis encore père (( de six enfants vivants presque tous (( encore en bas âge, et que si ces (( diverses considérations ne me don­(( nent droit à aucune faveur, du (( moins auraient-elles dû solliciter (( puissamment pour moi la justice (( que je réclame en vain depuis si (( longtemps et qu'il eût été beaucoup (( moins cruellement injuste de me (( dénier franchement il y a bientôt (( cinq ans, qu'il ne J'a été de me la (( retarder toujours, tout en me la (( promettant sans cesse d'une quin­(( zaine à l'autre.

(( Privé par suite des commotions poli­(( tiques d'une pension qui m'était (( acquise en Espagne, et chargé d'une (( famille excessivement nombreuse, (( je crus bien de faire en 1809 d'em­(( ployer à quelque entreprise lucra­(( tive la sorte de faveur et les moyens (( pécuniaires que venait de me pro­(( curer le succès de mon Cervantès (( français; et j'obtins de la bien veil­(( lance de Monsieur le Comte de (( Montalevet, alors Directeur Général (( des Ponts et Chaussées, l'entreprise (( du nouveau Pont de Sèvres dont (( l'adjudication m'avait été faite le (( 12 juillet par M. le Préfet de la (( Seine dans toutes les formes vou­(( lues par les lois et sous toutes les (( garanties et cautionnements im­(( posés aux entrepreneurs. Heureux (( de me trouver chargé de la construc­(( tion d'un monument destiné par (( sa position à être journellement sous (( les yeux et sous les pas du Sou­(( verain, je m'y livrai avec une (( confiance, un zèle et un dévoue­(( ment tels qu'en moins de dix mois, (( dont quatre d'hiver rigoureux, je (( m'étais mis en avance ou à décou­(( vert tant en ouvrages faits qu'en (( approvisionnements et surtout en (( dispositions préparatoires aux car­(( rières, de près de quatre cent mille (( francs dont la très majeure partie (( m'était prêtée et ne m'appartenait (( point. »

L'entrepreneur évincé expose sa posi­tion avec la franchise et la rigueur de son tempérament. et dit que, en juin 1810, à la tête de près de 700 ou­vriers, les travaux étaient par lui ron­dement menés, tant au Pont de Sèvres qu'aux carrières. Il était alors en droit de percevoir un acompte de quarante à cinquante mille francs, acompte rendu nécessaire pour la suite de son entreprise, c'est alors que les Ingé­nieurs, mus par des motifs purement

Le deuxième pont de Sèvres.

personnels, et désirant conduire eux­mêmes la suite des travaux en Régie en attendant qu'ils soient confiés à un autre entrepreneur plus à leur convenance, profitèrent de leur fonc­tion pour abuser l'Administration et lui laisser entendre que la situation de l'entrepreneur le rendait reliquataire insolvable envers le Gouvernement d'environ trois mille francs, prétextant les lui avoir fait payer en trop.

Il dit n'être jamais officiellement mis au courant de la situation et le 30 juin, un Arrêté du Préfet de la Seine, non revêtu de l'approbation spéciale de Monsieur le Directeur Général des Ponts et Chaussées, approbation nécessaire en pareil cas, permet qu'on mette les chantiers en Régie.

L'entrepreneur eVlncé va, pendant plusieurs années, passer le meilleur de son temps à continuer de sur­veiller les travaux du Pont de Sèvres, espérant récupérer quelques-uns de ses matériaux, équipages, outils et ustensiles saisis par l'Administration sans aucun inventaire préalable.

Il expose que les Ingénieurs pendant cette période de travail en Régie ont dilapidé à grands frais ses matériaux déjà façonnés et tout ce qui lui appartenait, qu'en mai 1811, on a procédé à la réadjudication de son entreprise et que l'on a trompé une fois de plus le Gouvernement puis­qu'on n'a tenu aucun compte des rabais auxquels, lui, avait consenti et qu'on a adjugé une augmentation de près de trois mille francs de plus à la sienne de juillet 1809.

Constamment il est répété que l'en­trepreneur évincé est reliquataire du Gouvernement, mais l'enquête ou­verte, toujours en cours, ne l'a pas défini.

L'entrepreneur exprime sa pensée ouvertement, on le vexe, et, sous prétexte de son débit envers le Gou­vernement et de la conservation des droits des créanciers privilégiés, par Arrêté du 17 juin 1811, M. le Préfet de la Seine fait séquestrer, sous la garde des Ingénieurs et toujours sans inventaire les rebuts de son entre­prise, objets qui, malgré le gaspillage d'une année de régie, valaient encore plus de 210.000 F et qu'en mai 1812, après deux années de dépérissement et d'abandon total à tous les genres de destructions, les Ingénieurs eux­mêmes évaluèrent à 65.000 F.

L'entrepreneur rappelle à M. le Comte de Mole, Directeur Général des Ponts et Chaussées qu'il n'a pu obtenir d'être entendu de lui, mais que si

M. le Comte a laissé une semblable situation se faire, il a néanmoins, tout en confirmant sa déchéance, ordonné le 21 juillet 1811 le renvoi de ses réclamations et le règlement de ses comptes au jugement de M. le Préfet de la Seine en Conseil de Préfecture. C'était encore le défavo­riser, puisque cette même autorité s'était chargée elle-même de le mettre en Régie, et qu'après neuf mois de débats, le 20 avril 1812 elle décidait de nommer une Commission de trois Experts.

Une difficulté nouvelle apparaît, qua­tre fois on fait changer le tiers expert de la Commission et le nouvel arrivant ne tient aucun compte des décisions prises précédemment lorsqu'elles sont, d'après l'entrepreneur, prises en sa faveur.

L'entrepreneur dit entre autres que :

(( En vain aussi je me suis adressé (( aux autorités supérieures, entraÎnées (( elles-mêmes par la nécessité d'atten­(( dre le rapport des Experts, elles m'ont (( toujours renvoyé à M. le précédent (( Préfet de la Seine, qui a fini par ne (( plus vouloir m'écouter ni me lire, (( et d'un autre côté, mon Expert (( toujours seul contre les deux élus (( du Conseil de Préfecture, n'a pu (( vaincre encore la force d'inertie de (( ses deux collègues. JJ

Pendant que toutes les propriétés, meubles et immeubles de l'entre­preneur évincé lui sont saisis à grands frais et judiciairement vendus à vil prix, l'entrepreneur avoue qu'il ne vit que des secours qui lui sont alloués, soit 4,66 F par jour, qu'il n'a plus de meubles, plus de vêtements, sans un lit, criblé de petites dettes alimentaires, il est prêt à succomber à une longue misère, à celle surtout de sa malheureuse famille.

Il poursuit sa lettre :

(( C'est peu de chose sans doute que (( l'existence d'un obscur vieillard, (( fût-il comme moi père de dix (( enfants vivants, mais quand il périt (( victime d'une grande et notoire (( injustice, sa perte devient une cala­(( mité publique. Vous la préviendrez (( en ce qui me concerne, M. le (( Comte, et vous empêcherez que mes (( oppresseurs, pour s'en délivrer plus (( facilement parviennent à enterrer (( avec moi des plaintes et des récla­(( mations que par votre déci<;ion du (( 21 juillet 1811 vous avez formelle­(( ment mises en jugement. »

Par un Arrêté du 15 octobre 1814,

M. le Préfet de la Seine précise que, d'après les résultats d'expertises à cette date, il est possible de dire que les rapports des Ingénieurs ont induit l'Administration en erreur en consti­tuant mal à propos l'entrepreneur débiteur du Gouvernement.

(A suivre dans notre prochain numérol

Carmen ALEXANDRE