04 - A bâtons rompus

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A bâtons rompus

Paul GRËMONT

Les essais

On prouve le mouvement en marchant. Il n'est pas de meilleur moyen. de démontrer les qualités d'une voiture que de la faire essayer sur la route ou en ville.

Lorsqu'on parle d'essais, on ne connaît généralement que cette phase ultime de l'acte de vente qui consiste à emmener un client faire un petit tour dans les environs pour lui permettre d'apprécier la maniabilité, le confort, les reprises, par une bril­lante démonstration, selon une procédure soigneusement enseignée aux vendeurs. Appliquant à la lettre les conseils de l'argumentaire, ils sont en mesure de faire remarquer le silence sur les pavés ou de dissimuler, au contraire, les bruits de car­rosserie en mettant la radio lors des mauvais passages. Ce sont là des trucs de métier dont on tire le meilleur parti si l'on a, au préalable, soigneusement repéré un circuit bien adapté aux qualités de la voiture. Il en est ainsi notamment des parcours très étudiés au départ des centres d'essais mis en place pendant les Salons de l'automobile. S'il est recommandé de ne pas effrayer les clients par une virtuosité trop grande, il n'en reste pas moins que les commentaires du démonstrateur comptent autant, éhemin faisant, que le comportement de la voiture. On hésitait jadis à confier le volant à n'importe quel débutant. Sous la pression de la concurrence, on en est venu à prêter la voiture pour tout un week-end à un client sérieux, cette mar­que de confiance ayant, dès le départ, un poids de conviction considérable.

Mais il s'agit toujours d'essais individuels effectués par des clients. Il en est bien d'autres sortes qui ont précédé ceux-ci dans la gamme des opérations destinées à convaincre. On les connaît moins car ils se déroulent de façon plus confidentielle. C'est pourquoi, j'aimeraisles évoquer.

Tout d'abord, bien sûr, le prototype est confié aux essayeurs professionnels pour des tests d'endurance, soit sur les pistes secrètes et sévèrement gardées d'un centre d'essais, soit sur les routes les plus dures du Grand Nord, des cols alpestres ou de l'Afrique-Équatoriale. Cet aspect romantique de la mise au point d'un nouveau modèle est bien connu, tous les construc­teurs l'ayant évoqué, photos à l'appui, dans leurpublicité. Les indiscrétions d'une certaine presse ont d'ailleurs contribué à alimenter la curiosité du public en dévoilant les voitures d'essai camouflées, surprises sur la " tôle ondulée" des pistes came­rounaises, accréditant ainsi le soin apporté par le constructeur à éprouver la résistance de tous les organes : qui peut le plus, peut le moins 1

Lorsque le prototype est jugé satisfaisant par le bureau d'étu­des, c'est au tour de la direction générale de se rendre compte qu'il répond bien au cahier des charges. Aréopage exigeant dont chaque membre se doit de formuler des critiques pour prouver sa compétence... On en tiendra compte ou on passera outre pour des raisons évidentes de prix de revient. C'est le plus souvent le cas car les chiffres sont prépondérants dans une dis­cussion entre gens sérieux et responsables. Passons_ ..

Vient le tour de la direction commerciale, ou du moins de ses membres les plus éminents, invités par petits groupes à prendre contact avec les voitures de présérie qu'on désigne encore par un numéro de référence mystérieux pour les non initiés. Il est flatteur de faire partie de cette élite et il est aussi de bon ton de formuler des observations reflétant la tendance du marché tout en sachant qu'il est désormais trop tard pour changer quoi que ce soit, ne serait-ce que le monogramme de planche de bord. La course contre la montre est commencée et les délais de fabrication des outillages sont brandis à tout propos pour répondre aux objections. Où est le temps où Louis Renault pouvait, quelques jours avant le Salon, faire changer la calandre d'un nouveau modèle?

Il n'est que temps de concevoir les brochures techniques (manuel de réparation, catalogue de pièces de rechange, notice d'entretien), les futurs dépliants publicitaires, les argu­mentaires de vente. Chaque service impliqué se dispute les quelques voitures fabriquées à la main et procède à son tour à des essais comparatifs avec les modèles concurrents. Ces séan­ces se déroulent généralement sur de petites routes difficiles des environs de Paris. Pendant la journée, chacun conduit succes­sivement sur le même circuit 8 voitures de marques différentes et consigne ses notes sur des questionnaires bien préparés. L'euphorie est de règle, bientôt convertie en enthousiasme. Il n'y a pas de problème: notre nouvelle voiture est bien la meil­leure, elle surclasse ses adversaires dans tous les domaines. Je n'ai jamais vu de conclusion différente se faire jour. C'est sans doute parce qu'en toute objectivité les Renault ont toujours été à la pointe du progrès. Oserai-je ajouter que cela résulte peut­être du fait qu'ayant conduit depuis 20 ans des Renault, on se sent aussitôt à l'aise au volant d'un nouveau modèle qui conserve un air de famille, qui offre des réactions familières, où l'on retrouve la même odeur, celle de Billancourt.

Mais le grand jour arrive: celui de la présentation à la presse. On a tout imaginé à cet égard pour créer un climat favorable: qualité de l'accueil, originalité de la manifestation, documen­tation abondante. Les journalistes spécialisés dans l'automo­bile se connaissent tous, qu'ils appartiennent à la grande presse ou aux revues techniques. Il y a parmi eux des ténors de noto­riété internationale ou de plus jeunes loups qui ont à se faire un nom. Certains sont blasés, d'autres plus sensibles aux petites attentions mais tous ont le souci de préserver l'indépendance de leur jugement. Il importe donc de ne pas avoir l'air de les influencer. Ils seront le plus souvent modérés dans leurs appré­ciations car ils ne souhaitent pas se mettre mal avec un grand constructeur qui peut leur rendre, à l'occasion, de petits servi­ces. C'est pourquoi il faut bien souvent lire entre les lignes de leurs articles pour y découvrir des critiques ou de simples réser­ves. L'essentiel est donc de leur apporter assez de matière à lit­térature autour de l'essai proprement dit. Alors, invitez-les à conduire la voiture en Corse, en Camargue, au Maroc, n'importe où pourvu que ce ne soit pas sur l'autoroute de Normandie. Nous ne les avons conviés qu'une seule fois à Montlhéry et c'était pour conduire l'Étoile Filante, cette voi­ture à turbine qui avait battu des records sur le lac Salé. Il est vrai que ce prototype a fini là sa carrière, sa mécanique ayant rendu l'âme entre les mains d'un journaliste qui ne savait com­ment l'arrêter et qui tournait sans fin sur l'autodrome jusqu'à épuisement du carburant, à la grande terreur des techniciens de service 1

Après la presse, un bon lancement s'intéresse aux" prescrip­teurs", c'est-à-dire à des catégories particulières du grand public qui n'achèteront peut-être pas la voiture mais en parle­ront autour d'eux. Mais l'avis de Monsieur Tout le Monde peut aussi être sollicité: je me souviens d'une opération d'envergure, dite" Prenez le volant ", au cours de laquelle, à Paris et en province, 200 Renault 4 reconnaissables à leur fanion tricolore étaient à la disposition de qui les arrêtait dans la rue pour effectuer un " essai libre". Ces petits taxis gratuits eurent beaucoup de succès. A peine arrêtés au terme d'un essai, ils étaient aussitôt envahis par de nouveaux passants qui se fai­saient conduire n'importe où. 400 diplômes de bonne conduite furent ainsi distribués sans qu'il me souvienne de la raison pour laquelle ces " essayeurs" l'avaient mérité 1

Une autre année, c'est la clientèle ecclésiastique (qui achetait trop volontiers des 2 CV Citroën) qui fut invitée à " partir pour Rome en 4 CV " à l'occasion de l'Année sainte.

Ce furent aussi les conductrices qui furent tentées par la Renault 4 super décorée d'un faux cannage, au cours de l'opé­ration" Elles prennent le volant ". 6 000 d'entre elles purent apprécier la facilité de manœuvre de cette voiture faite pour elles (mais qui n'eut qu'un succès commercial très limité à cause du supplément de prix).

Mais, c'est sur les plages, en été, que ces campagnes d'essais eurent le plus de retentissement. En Espagne notamment, l'opération" Mar Sol y Renault 4 " prit un caractère interna­tional ; Il Renault 4 venant de 8 pays différents d'Europe et portant leurs couleurs étaient chaque jour à la disposition des " vacanciers " de ces pays, très nombreux sur la Costa del Sol. On pouvait ainsi saisir des clients étrangers, plus disponibles au mois d'aoùt que chez eux pendant le reste de l'année.

J'ai gardé pour la fin une catégorie de manifestations publici­taires de grande envergure, s'appuyant sur des essais particuliè­rement audacieux mais destinées à toucher, à travers eux, l'opinion publique tout entière. Je veux parler des" croisières Frégate ".

En janvier 1953, pour soutenir la réputation de grande routière de la Frégate, nous organisâmes les" croisières du Nouvel An ". A bord de 6 Frégates (réparties en 3 groupes de 2 voitu­res) avaient pris place des journalistes notoires, français et étrangers, qui devaient accomplir 5 000 kilomètres en une semaine à travers l'Europe: les uns en Espagne, les autres en Suisse, Autriche et Italie, les derniers en Allemagne et en Suède. Les itinéraires étaient publiés à l'avance et chaque jour nos concessionnaires affichaient les nouvelles reçues de chaque étape. L'hiver était rude, cette année-là: de la neige et du ver­glas sur toute l'Europe, et nous avions pourtant organisé une réunion de presse au magasin des Champs-Élysées pour accueillir leurs confrères au soir du 7' jour. Lorsque j'y pense, je frémis des risques que nous avions pris ainsi. Mais s'il n'y avait pas eu de risque, la démonstration eût été sans valeur. A nos yeux, la voiture n'était pas susceptible de la moindre fai­blesse, mais quelle confiance nous avions faite au brio des 6 pilotes 1 Leurs passagers revinrent à bon port, pleinement convaincus de la tenue de route de la Frégate par tous les temps et sur tous les terrains, et l'écrivirent dans leurs chroniques.

Forts de cette expérience réussie, avec une audace aveugle, nous étendîmes la formule, un an plus tard, à des conducteurs bénévoles, inconnus de nous. Ce furent les" croisières Vérité" de janvier 1954. Je n'entrerai pas dans le détail de ce grand concours qui fit appel à 10 Frégates mises à la disposition, cha­que jour, d'équipages différents tirés au sort parmi les person­nes inscrites chez nos concessionnaires_ Ils allaient oû bon leur semblait, s'efforçant simplement de collectionner dans la jour­née un nombre de points égal au total des populations des villes traversées. Un huissier, présent à bord, s'assurait du respect du Code de la route... Mais plus d'un jura de ne plus confier de nouveau sa vie à des néophytes inconscients et désireux de gagner 1 Bref, l'ensemble des" croisières Vérité" nous permit de faire état de 560 essais d'une journée entière, totalisant 104 339 kilomètres, accomplis en plein hiver.

Dans chaque région, les concurrents arrivant le soir au siège de la succursale racontaient à la presse les anecdotes de la journée et les difficultés surmontées. Ils ne tarissaient pas d'éloges sur la voiture et répondaient positivement au référendum organisé en marge du concours. Cette fois-là encore, nous avions pris un risque important mais, comme le déclarait un journaliste :

" La Régie avait joué le jeu loyalement et engagé publz"que­ment la réputation de la Frégate, prouvant az'nsi sa confi'ance .dans cette voz'ture ".

La Dauphine en Corse

Les sportifs ignorent sans doute que l'idée du Tour de Corse, un des rallyes automobiles les plus difficiles, est née en 1956 lors de la présentation de la Dauphine aux journalistes de la presse automobile de tous les pays d'Europe.

Il est devenu banal de convier la presse à essayer les nouveaux modèles, dans une région touristique et accidentée, quelques semaines avant leur lancement. Il y a 20 ans, cette formule était peu répandue. Le secret concernant la Dauphine avait été soigneusement gardé, à peine alimenté de quelques indiscré­tions dirigées ... Il fallait donc trouver un terrain d'essais aussi confidentiel que possible pour éviter que des journaux peu scrupuleux ne viennent" brûler" leurs confrères avant la date de .. release ". Une organisation minutieuse fut donc mise sur pied, basée sur un pont aérien avec Ajaccio oû, tous les 4 jours, un petit lot de 4 journalistes débarquait, remplaçant les 4 confrères qui les avaient précédés. L'accueil était sympathi­que: après un premier déjeuner à la bonne franquette, dans une petite auberge de la côte, les conducteurs du jour" décou­vraient " la Dauphine en plein maquis et prenaient aussitôt le volant pour la conduire en toute liberté sur les mauvaises rou­tes de l'île de Beauté. Lorsqu'ils revenaient le soir à l'hôtel, une équipe de mécaniciens s'emparait des voitures pour procéder au réglage des freins et des carburateurs... Le soleil et le pâté de merle ainsi que les bonnes histoires de Sicot, chargé des rela­tions publiques, entourèrent cette manifestation d'une ambiance favorable à la mise en valeur des qualités remarqua­bles de cette petite voiture. Aucun incident notable ne vint ter­nir le succès de l'opération: aucune voiture dans le ravin, aucune panne dans la montagne, pas de consommation exceSSIve...

Je me souviens seulement que les journalistes norvégiens ne purent jamais essayer la Dauphine. Leur avion, en effet, se posa à Marseille, refusant d'aller plus loin, le terrain d'Ajaccio étant couvert de neige 1 Ils eurent beau dire qu'en Norvège on se posait par tous les temps... force leur fut d'attendre que la neige ait fondu 1Pour les faire patienter, nous demandâmes à notre directeur de Marseille de les prendre en main: la tournée des cabarets de Marseille et d'Aix-en-Provence dura plusieurs nuits et nous coûta fort cher... et ils repartirent pour Oslo sans avoir goûté aux charmes de la Corse ni aux joies de la Dauphine 1

On nous avait annoncé l'arrivée d'un journaliste belge, Jacques Ickx, dont le fils fit par la suite une brillante carrière de cou­reur automobile. Toujours à cause de la neige, on avait rem­placé au dernier moment le trajet en avion par une nuit en che­min de fer jusqu'à Marseille. N'ayant pas eu le temps de préve­nir l'intéressé de ce changement de programme, je fus le cher­cher à la gare du Nord pour le conduire directement à la gare de Lyon. Ne le connaissant pas, je me postai à la sortie du quai en tenant une pancarte oû j'avais écrit en gros caractères: " Monsz'eur X ... ". Je croyais, en effet, qu'il signait ainsi, d'un nom de plume, ses articles dans "l'Écho de la Bourse" de Bruxelles... Je fus donc surpris de voir se diriger vers moi une femme charmante qui me déclara: "Monsieur X, c'est moi,' mon man' est souffrant et m'a pn'é de le remPlacer ". Elle recti­fia en souriant l'orthographe de son nom et nous eûmes, grâce à elle, le privilège de voir publier un excellent article sur le point de vue d'une femme au volant de la Dauphine, que nous n'avions pas encore eu l'idée de solliciter, il y a 20 ans. Que de chemin parcouru depuis lors pour séduire nos clientes 1

La tente de la reine

Aussi bien orgamsee soit-elle, toute manifestation comporte une part d'imprévu qui donne des sueurs froides aux responsables.

La reine d'Angleterre devait VIsIter les ateliers de l'usine de Flins encore toute neuve et dont la Régie était très fière, à juste titre. Selon leurs indicateurs, les services de sécurité du terri­toire craignaient des incidents. La visite avait pourtant été maintenue mais entourée de mesures particulières, discrètes et importantes. C'est ainsi que des inspecteurs de police, habillés en ouvriers, avaient passé la nuit dans les ateliers puis s'étaient répartis habilement dès le matin tout au long de l'itinéraire.

Un sourire un peu crispé sur les lèvres, la reine fut accueillie à l'entrée de l'usine et le cortège officiel parcourut à pied les chaînes de montage. Le duc d'Édimbourg, s'intéressant un peu trop longuement à certaines opérations de fabrication effec­tuées par des ouvrières, donna bien du mal aux serre-files pour lui faire rejoindre le groupe des personnalités. Tout se passa bien: aucun cri hostile du personnel. Au contraire, celui-ci quittait son poste dès le passage de la reine, pour accompagner le cortège en groupes curieux envahissant les allées parallèles. Seuls, les journalistes accrédités n'étaient pas très contents car on les avait parqués dans des enceintes sévèrement gardées d'où ils ne pouvaient pas voir grand chose...

Mais mon propos est ailleurs. Il se rapporte au salon d'accueil où la reine devait signer le livre d'or et recevoir une voiture offerte par la Régie en souvenir de sa visite. Une tente avait été prévue à la sortie pour cette cérémonie: une tente bleue, cou­leur préférée de la reine, décorée d'hortensias bleus et où trô­nait une Dauphine bleue. Après un appel d'offres, j'avais passé commande de cette installation à un fournisseur inattendu: les Pompes funèbres générales... ce qui avait provoqué quelque hésitation de la direction craignant de voir arriver des tentures agrémentées de glands d'argent et surmontées d'un écusson aux initiales d'Élisabeth d'Angleterre! On m'avait fait confiance cependant, le devis étant intéressant, mais le climat s'alourdit au matin de la réception car, une heure à peine avant l'arrivée de la reine, une équipe de tapissiers décontrac­tés débarqua avec son matériel. Je ne vous décris pas les faces hilares des gars de l'usine en présence des fourgons noirs qu'on fit bientôt disparaître, ni les mines inquiètes des responsables qui regardaient leur montre. Je gardais le sourire confiant de ceux qui connaissent l'efficacité de vrais professionnels mais je n'en menais pas large.

Et le vent se leva, ce vent violent qui suit la vallée de la Seine et rabat sur la région les fumées blanches de la cimenterie de Mantes...

La reine était déjà dans l'usine qu'on déroulait encore les tapis devant la tente, cependant que celle-ci menaçait à tout moment de s'envoler. Il était trop tard pour changer le disposi­tif. Il ne restait pas d'autre solution que de s'accrocher aux câbles qui maintenaient la tente. Ce qu'on fit en dissimulant les tapissiers en tablier noir accroupis derrière un écran d'huis­siers au garde à vous.

Le cortège arriva souriant, la reine écrivit un mot aimable sur le livre d'or et remercia M. Dreyfus tandis que les initiés rete­naient leur souffle en regardant les toiles gonflées de la tente...

Avec le calme des vieilles troupes, les hommes des Pompes funèbres replièrent leur matériel en quelques minutes et leur camion se dirigea vers d'autres cérémonies en des lieux plus abrités.

LES FEMMES ET LA DAUPHINE

Il est étonnant que la .. crise de l'essence ", qui a mis en péril l'économie des nations occidentales, n'ait pas entraîné l'organi­sation de nouvelles épreuves de consommation qui, comme le Mobil Economy Run, ont connu jadis un certain retentisse­ment. Les grands constructeurs n'ont-ils plus rien à prouver dans ce domaine ou craignent-ils au contraire de prendre le ris­que de se mal classer derrière des modèles concurrents? Je crois plutôt que les résultats étonnants obtenus par les vain­queurs de ces compétitions ont fait croire au grand public qu'ils n'étaient pas sincères et sans portée pratique dans la vie courante. Il ne faut pas trop prouver si l'on veut être cru 1 Cer­tes, les spécialistes des épreuves de consommation savent que la conduite à l'économie est parfois dangereuse puisque, en res­pectant une petite allure, il faut éviter à tout prix de ralentir, quelles que soient les circonstances de la circulation. Les routes sont désormais trop encombrées à certaines heures pour qu'on puisse faire des comparaisons valables dans une compétition officielle. Il est pourtant possible de tirer argument des moyen­nes obtenues au cours d'une série de parcours effectués, sans enjeu, dans les conditions de tous les jours.

C'est ce que nous avions essayé de prouver en confiant la Dauphine à des femmes journalistes, non spécialisées dans l'automobile puisqu'elles tenaient des chroniques de mode ou d'arts ménagers dans la grande presse ou les revues féminines. Nous fîmes d'une pierre deux coups en confirmant que la Dauphine était à la fois la plus économique et la plus féminine des voitures. Ce n'est pas nous qui l'affirmions mais les jeunes concurrentes elles-mêmes, flattées d'être prises au sérieux et qui racontèrent leurs exploits dans leurs articles.

Au jour et à l'heure qu'elles avaient choisis, elles prenaient le départ de la porte Dauphine naturellement et devaient aller le plus loin possible dans Paris avec un litre d'essence seulement. Un commissaire de l'A.-C.F. avait contrôlé avant le départ la conformité de la voiture strictement de série, vérifié la fidélité du compteur et assisté au branchement du bidon d'un litre éta­lonné. Un huissier prenait place à côté de la conductrice pour s'assurer qu'elle respectait le règlement et ne brùlait aucun feu rouge. La petite histoire rapporta que certains de ces huissiers jurèrent de ne plus recommencer cette expérience mais, ils en sortirent tous vivants et souvent ravis ...

Aucun itinéraire n'était imposé, mais la plupart des concurren­tes choisirent de remonter à l'Étoile puis de gagner les quais vers l'Est, les feux rouges étant bien réglés pour écouler sans à-coup le flot des voitures (la voie sur berges n'existait pas encore). C'est ainsi que la gagnante vint" mourir" au bord d'un trottoir au-delà du pont de Nogent-sur-Marne, ce qui représentait .... .. kilomètres en plein Paris avec un litre d'essence, soit une consommation de litres aux 100 kilomètres.

Elle avait mérité sa victoire, ayant pris le parti d'enlever ses chaussures pour avoir le pied léger sur l'accélérateur 1Sa per­formance avait été acquise de justesse puisque les suivantes n'étaient qu'à ....... et ....... mètres d'elle. C'est cela sur­tout que nous avions espéré et que nous célébrâmes lors de la remise des prix par la charmante et spirituelle chansonnière Anne-Marie Carrière.

Un salon de l'auto à Cuba

Fidel Castro venait de renverser Battista et le nouveau régime vivait encore dans l'euphorie qui accompagne toujours une libération durement acquise. C'est ainsi que Castro décida en 1960 d'organiser à La Havane un Salon de l'automobile et lança des invitations aux constructeurs du monde entier. Comme je devais négocier une affaire de compensation difficile (des tracteurs contre du sucre), on me pria de faire coïncider mon voyage avec ce fameux Salon. Je pris l'avion mais, par suite d'un épais brouillard sur New York, je ratai la correspon­dance avec le vol prévu et n'arrivai à La Havane que vers minuit par un appareil des Cubano Airlines. J'avais prévenu par télégramme notre importateur de ce retard mais je ne m'attendais pas à être accueilli à l'aéroport par la presse et la télévision qui me tenaient pour le P.-D.G. de la Régie Renault et voulaient absolument me faire dire que la grande entreprise nationale française allait construire une usine dans la nouvelle république socialiste de Cuba. On me conduisit en grande pompe à l'hôtel Hilton récemment nationalisé, pratiquement vide de tout client mais dont "tout le personnel était encore à son poste, au grand complet 1 Une suite m'était réservée au dernier étage, proche de celle qu'occupait parfois Fidel Castro qui changeait encore chaque jour de résidence entre deux dis­cours enflammés retransmis par la radio à toute heure du jour ou de la nuit. Je fus soumis au même régime des interviews et des déclarations qui occupaient en permanence les antennes. Puis je fus avisé que le Salon serait inauguré le lendemain un dimanche, à 8 heures du soir 1 L'heure me parut assez inha­bituelle mais je ne m'étonnais déjà plus de rien, non plus que l'ambassadeur de France récemment arrivé à Cuba et qui vou­lut bien m'accompagner sur le stand Renault pour recevoir Fidel Castro. Le Salon se tenait dans une sorte de stade couvert où les agents des principales marques avaient improvisé par les moyens du bord une présentation de leurs modèles en stock. La foule était nombreuse puisque c'était dimanche et que l'entrée était pratiquement ouverte à tous ceux qui pouvaient invoquer le moindre des prétextes... Le temps passait, on attendait Fidel sans impatience... lorsqu'il fit enfin son apparition, sur le coup de minuit, dans sa tenue habituelle : le battle-dress et la cas­quette de maquis. Il pénétra fièrement dans l'enceinte, flanqué à sa droite de Monseigneur le cardinal-archevêque (avec la mitre et la crosse) et à sa gauche de miss Cuba, une belle fille en maillot de bain, la tenue de son élection 1 Ce trio officiel parcourut les stands, entouré de la meute habituelle des photo­graphes, et je ne me souviens plus de ce que, dans mon étonne­ment, je trouvai à dire à son passage. Notre ambassadeur, mieux entraîné aux formules passe-partout, se chargea des civilités qui n'avaient d'ailleurs aucune importance 1

Paul GRÉMONT