07 - Le département 76

Le département 76

Introduction

Quelle belle aventure nous a été offerte par la Régie Nationale Renault, à tout mon personnel et à moi-même, avec la création et la mise en route du département 76, destiné à fabriquer tous les organes mécaniques de la célèbre «4 chevaux ".

Presque trente ans ont passé depuis le début de cette inoubliable entre­prise; je fais appel à tous mes souve­nirs, espérant que ma mémoire sera suffisamment fidèle, pour retracer l'ambiance dans laquelle sont sortis

1er

du juillet 1947 jusqu'en 1961 (date de l'arrêt de ces fabrications) les or­ganes destinés à monter, soit à Bil­lancourt, soit à l'étranger (Belgique, U.S.A., Australie, Angleterre, Irlande, Afrique du Sud, etc.) 1090 000 voitu­res, nombre qui laisse rêveur, surtout si on se reporte dans les conditions

du moment, où l'automobile n'était pas ce qu'elle est devenue aujourd'hui, un indispensable moyen de travail, d'évasion, de sport.

Je vais m'efforcer de faire revivre à mes lecteurs la période exaltante d'augmentation des cadences horaires qui va de jUillet 1947 à novembre 1955 ; durant ce dernier mois, la « Dau­phine" fera son apparition dans la gamme Renault et alors la «4 CV. cédera de plus en plus la place à sa jeune sœur, la «Dauphine., si por­teuse d'espérances dès sa naissance.

En juin 1946, M. Lefaucheux me de­mande à son bureau; je suis alors chef des départements 8 et 18 où se fabriquent tous les types d'essieux AV, d'axes AR, de boîtes de vitesses; en présence de M. Grillot, Directeur gé­nérai adjoint, il m'informe que la Régie va sortir une nouvelle voiture, connue alors sous le nom de « 106., et que je suis désigné pour créer et animer le département où seront fabriqués tous les organes mécaniques de ce véhicule, à la cadence de 300 par jour, en deux équipes, soit 20 à l'heure.

Très honoré, à 40 ans, de cette nou­velle affectation, j'accepte le poste; ma nomination sera officialisée par note de notre p.o.G. du 6 septembre 1946.

Le moment de surprise et de satisfac­tion passé, commence pour moi le temps de la réflexion. Je mesure alors l'ampleur de la tâche : faire 20 jeux d'organes à l'heure, ce qui pour les bielles, les pistons, représentera avec les pièces de rechange, plus de 100 unités, cela me semble inouï! (en 1946).

En 1938, on a fabriqué à la SAU.R., si mes souvenirs sont exacts, 55000 véhicules comprenant tourisme, ca­mionnettes, camions, soit une moyenne journalière sur l'année d'environ 220; je dois tout de même signaler qu'en avril et mai 1939, Louis Renault avait promis que les appointements de cer­tains échelons de maîtrise et de cadres de fabrication seraient doublés si l'on sortait plus de 400 véhicules par jour durant ces deux mOis; l'acrobatie ai­dant, ces chiffres furent «parait-il », atteints et Louis Renault tint parole.

J'avais en juin 1946 à peine entendu parler de cette nouvelle voiture; je pris donc contact avec mes collègues Picard, Debos, Bézier, Pomey pour en savoir davantage, mais aucun n'était encore très «mûr» pour aller loin dans les précisions; à peine savait-on où l'on fabriquerait les organes méca­niques.

M. Grillot, durant les congés d'août 1946, eût la gentillesse de mettre à ma disposition une «4 CV» prototype portant le n° 2. Quels mouvements de curiosité souleva partout cette voi­ture dont la presse parlait alors abon­damment 1 Etant allé faire quelques achats aux Galeries Lafayette le pre­mier jour des congés Renault, je trouvais, en sortant des magasins, plusieurs centaines de curieux, d'en­vieux, agglutinés autour de la voiture; je dus faire appel aux agents de police afin de pouvoir accéder au véhicule; et les questions fusaient de la part des admirateurs :

c Quand pourra-t-on en acheter? à quel prix?»

c Combien consomme-t-elle d'essen­ce? »

c

Quelle est sa vitesse maxi? » etc., etc., etc.

Partout où je passais et m'arrêtais, Vichy, Lyon, Grenoble, le même phé­nomène se reproduisait; cela me lais­sait déjà bien augurer du succès ulté­rieur de cette petite automobile.

Car il faut bien se rappeler que dès après la défaite de juin 1940, il ne fut plus question de circuler en voiture, sauf autorisation tout à fait extraordi­naire; 6 ans, 7 ans, 8 ans de priva­tion, soit par réquisition légale, soit par réquisition arbitraire, soit par man­que de carburant, soit par interdiction ministérielle pure et simple de rouler, avaient fait naître des désirs exacerbés de redécouvrir les joies de la voiture, mais surtout de la petite voiture, car six ans de guerre, plus une sévère défaite, heureusement provisoire, avaient notablement amputé les pou­voirs d'achat.

Dans tout ce contexte se préparait la sortie de la c 4 CV».

Quelques dates ­Quelques chiffres ­Quelques événements

Essayons, si vous le voulez bien, de retracer quelques étapes de la vie du département 76; ceux qui ne les ont pas vécues, pourront parcourir ainsi un historique succinct; ceux qui avec moi, ont franchi toutes les étapes, feuilletteront de la sorte quelques pa­ges de souvenirs et revivant leur jeunesse, ils pourront le faire avec toute la part de satisfaction et de fierté qui leur revient.

Janvier 1947 -Le département de fabri­cation a été créé, il s'appellera « 76 » et fabriquera (usinage et montage) moteurs, boîtes de vitesses, directions, trains AV, trains AR (freins hydrauli­ques compris), amortisseurs (type Re­nault à pistons), pédaliers, en un mot tous les ensembles mécaniques du véhicule.

Le département aura son propre ate­lier de traitements thermiques : trem­pe, revenu, recuit, cyanuration, etc.; la cémentation gazeuse due aux re­cherches et travaux de MM. Pomey, Cadillac, Château, remplacera l'an­cienne cémentation solide en y ajou­tant une précision et une constance, inconnues jusqu'alors, dans l'apport de «carbone ».

Le bâtiment U 5 réparé après avoir été terriblement endommagé par les bom­bardements sert alors de hall de livrai­son des véhicules à la clientèle; à l'origine on pensait pouvoir y installer toutes les activités du département 76 ; en fait, on pourra seulement y loger, en plus de toutes les annexes, l'usi­nage et le montage des moteurs, des boîtes de vitesses, des directions ainsi que l'atelier de traitements thermi­ques; encore, pour disposer de plus de surface, devrons-nous remblayer (sauf un passage pour piétons) le sou­terrain qui permettait précédemment de convoyer les véhicules depuiS l'île Seguin jusqu'au cœur de la livraison sans couper la rue de Billancourt, en l'occurence la rue Yves-Kermen; nous recréerons donc cette servitude

en supprimant le souterrain.

Le bâtiment V, alors affecté au dépar­tement de fabrication des pièces de rechange, avec à sa tête Georges Rémiot, sera destiné à la fabrication de tous les organes «4 CV» autres que moteurs, boîtes, directions; quant aux pièces de rechange et à Georges Rémiot, ils émigreront à Saint-Denis.

Deux questions peuvent alors venir à l'esprit.

1. Pourquoi ne pas avoir construit une usine nouvelle?

Je pense, avis tout à fait personnel, que des raisons financières ont imposé cette décision; d'autre part, en 1946, on n'était pas encore entré dans la grande ère des décentralisations.

Le bâtiment U 5 conçu à l'origine pour la livraison des véhicules se ·prête mal à l'installation d'ateliers de mécanique. Sa charpente légère du type «para­pluie» ne peut pas supporter de char­ges; il faudra donc la renforcer fré­quemment et aux endroits nécessaires, pour supporter des charges suspen­dues, et même, un certain hiver, pour supporter la neige tombée en abon­dance en une nuit.

Sa toiture entièrement vitrée pose de sérieux problèmes de chauffage, d'aé­ration, de ventilation, et ce d'autant plus que 3000 moteurs électriques environ, représentant 12000 CV instal­lés, dissiperont eux-mêmes, ainsi que les outils coupants et les fours de traitements thermiques, des millions de calories, peut-être appréciables l'hiver, mais fort gênantes en été lors­qu'elles s'ajouteront aux calories so­laires.

Malgré la vétusté des bâtiments U 5 et V, un gros effort y sera entrepris concernant les annexes :

-vestiaires et douches pour hom­mes et pour femmes;

sanitaires, lavabos;

- bureaux de département;

- magasins, affûtage;

- etc.

La Direction générale, la Direction du Personnel, les bureaux d'études de

M. Peltier et moi-même, tous, nous efforcerons d'apporter, au mieux de l'époque, hygiène, salubrité, confort, propreté.

2. Pourquoi avoir groupé en un seul département des fabrications si différentes?

En effet, jusqu'alors, la majorité des départements de l'usine correspon­daient à une spécialité :

- département des carters-cylindres

tous types : M. Maurice Parmain; -département des autres pièces de moteurs : M. de Longcamp;

-montage moteurs tous types M. Mouninou;

-département des essieux AV et

axes AR : M. P. Pommier; -département des boîtes de vites­ses : M. P. Pommier;

-taillage tous pignons, coniques et cylindriques, fabrication des directions, ateliers de traitements thermiques :

M. Pierre Bonnin;

-atelier des amortisseurs : MM. Ray­

naud et Couvalette ;

-etc., etc.

L'organisation ci-dessus présentait les

avantages indéniables de la spéciali­

sation, donc d'une vaste pratique,

d'une grande expérience acquise de­

puis des années sur des fabrications

similaires, presque homothétiques,

mais à la longue, cette organisation

ne devient-elle pas routinière et sans

innovations?

Au contraire, la création du départe­

ment 76 confiée à des hommes en

majorité nouveaux et relativement plus

jeunes, apparaissait nécessaire pour

un véhicule inédit, très différent de

ses prédécesseurs, pour la fabrication

duquel de très nombreuses techniques

allaient être mises en application :

-utilisation d'aciers plus nobles;

-carter-cylindres fonte avec chemi­ses amovibles;

-utilisation plus poussée de l'alumi­

nium : culasse, carter de mécanisme,

carter de direction, carters de pompe

à eau, de pompe à huile, etc. ;

-apparition des machines-transfert;

-shaving des pignons, c'est-à-dire

rasage après taillage pour parfaire le

profil et l'état de surface;

-taillage «revacyc/e» pour satelli­

tes et planétaires.;

-taillage «formate. pour couples

de ponts AR;

-utilisation de nombreuses têtes

électromécaniques;

-développement de l'hydraulique sur

les machines-outils;

-fours importants et presque com­

plètement automatiques pour la cé­

mentation, la carbonitruration gazeuse

et la trempe de tous les pignons, etc.

Toutes ces nouveautés nécessitaient

un véritable recyclage de tous ceux,

cadres, agents de maîtrise, profession­

nels, qui allaient fabriquer les machi­

nes, les mettre en route, les faire pro­

duire, les entretenir et les réparer. Je

pense donc que la Direction de la

R.N.U.R. a vu juste et clair en choisis­sant l'unité de lieu et l'unité de com­mandement.

Bien sûr, cette double décision et ma nomination (dont je fus le premier surpris) n'allèrent pas sans commen­taires ; je n'étais pas ce qu'on appelait alors chez Renault un « usineur ., c'est­à-dire celui qui depuis son apprentis­sage (à 12 ans) avait c usiné» des pièces en franchissant (fait très méri­toire) tous les échelons de la hiérar­chie, de l'O.S. au chef de département; mes connaissances en ajustage, tour, fraisage, etc., acquises en sept ans d'écoles techniques, s'étaient beau­coup estompées lorsqu'en mai 1938, MM. Renault et Peltier me nommèrent «Ingénieur administratif" auprès de

M. Lucien Coutant, réputé brillant « usi­neur» et efficace animateur des dé­partements 8 et 18; jusqu 'en janvier 1942, c'est-à-dire pendant 4 ans (moins un an de guerre), je confiais à un adjoint les problèmes purement admi­nistratifs pour m'intéresser surtout à tout ce qui concernait l'usinage: tenue des cadences, respect des tolérances, réduction des loupés, affûtage des ou­tils; non adepte du «tour de main» et de la «retouche", je recherchais des «principes d'usinage»; trois an­nées de cette pratique comme adjoint, plus deux environ comme chef des départements 8 et 18 ont contribué énormément à ma formation c d'usi­neur ».

Il fallait, en ce début de 1947, avoir un moral inébranlable et surtout il fal­lait avoir 40 ans, l'âge de la maturité, auquel l'homme sent vraiment en lui le besoin d'entreprendre, le besoin d'être productif, le besoin de restituer à la communauté ce qu'il a acquis grâce à elle jusqu'alors, le besoin de réussir; car je me sentais bien seul à la tête de ce département 76, entière­ment à créer, alors qu'un défaitisme sournois, très, trop anonyme, propa­geait déjà dans l'usine des pronostics d'échec, inhérents aux choix : de l'homme, des machines-transfert, des cadences prévues. Malgré ce climat, j'avais confiance en l'avenir et auprès de mon ami Bézier, placé dans le même collimateur que moi, je trouvais tou­jours un cordial réconfort, dans des périodes de doute.

Le département 76 existant dès lors administrativement, son emplacement géographique étant prévu, aux bâti­ments U 5 et V, il est temps de penser aux hommes qui animeront ce vaste ensemble.

Mon premier souci est la recherche des cadres qui seront en tête de l'organi­gramme et étudieront chacun ensuite.

l'ossature, en agents de maîtrise, des ateliers placés sous leur responsabi­lité:

-Jean Gaultier, issu du département 18, véritable «type» de l'ingénieur de mise au point, à l'esprit analytique très développé, ancien ingénieur de la célèbre firme Delage, sera mon ad­joint, assisté d'André Dohy dont j'ai apprécié les qualités techniques à partir de 1938, alors qu'il était chef d'équipe à la fabrication des axes AR du département 8 (j'espère qu'actuel­lement retraité, il ne m'en veut pas trop de l'avoir dirigé vers l'an 1952, sur Cléon, où il a brillamment terminé sa carrière comme chef de départe­ment). Tous deux auront pour mission:

1

0

La préparation de toutes les gam­mes de montage des organes 4 CV : moteur, boîte de vitesses, direction, amortisseurs, cylindres de freins, train AV, train AR et la mise au point de ces gammes avec les spécialistes des méthodes-chronométrages.

2

0

Le tracé des avant-projets des chaî­nes de montage et d'essais des orga­nes précités, les études d'ensembles et de détails étant faites par les ser­vices O.E. de M. Peltier.

Toutes les implantations d'ateliers se­ront l'œuvre du sympathique et amical tandem Michelat-Leroy du service des méthodes; l'excellent et dévoué ingé­nieur des méthodes, Derungs, centra­lisera toutes les gammes d'usinage et de montage.

-l'ingénieur Bouissou, formé chez Peugeot, sera responsable de tout l'usinage au bâtiment U ;

-l'ingénieur Gouteyron, issu du dé­partement 49 (pièces de moteurs tous types) sera responsable de tout l'usi­nage du bâtiment V ;

-l'ingénieur Cailliez, méthodique, assidu, dévoué (je lui reproche seule­ment sa modestie qui n'a d'égale que la vaste étendue de ses connaissan­ces) sera responsable des traitements thermiques et de l'affûtage où tout est à innover;

-Adrien Wetzel, qui a dû quitter l'école très jeune, pour reprendre et terminer ultérieurement brillamment ses études au Conservatoire National des Arts et Métiers, quittera le dépar­tement 8, où j'ai apprécié ses qualités depuis 1938; il sera mon adjoint admi­nistratif (il terminera remarquablement sa carrière comme directeur des fabri­cations des usines de Valladolid et de Séville, de la FASA).

Je regrette de ne pouvoir citer tous mes autres excellents collègues et amis de la première heure : chefs d'ateliers, contremaîtres, chefs d'équi­pes, régleurs, que j'emmenais vers l'inconnu; notre confiance réciproque a assuré le succès des fabrications mécaniques «4 CV »; je me suis efforcé de leur faire obtenir avec le temps, les promotions qU'ils méri­taient; en revanche combien leur suis­je redevable pour ce qu'est devenue par la suite ma position hiérarchique à la R.N.U.R. 1

Je ne peux oublier les Garsmeur, Blet­tery, Joulot, Vanhee, Neveu, Leclerc, Coulon, Simon, Allix, Auffray, Cham­bon, Rousselle, Barthe, etc.

Le présent historique me permet de leur dire une nouvelle fois merci, ainsi qu'à tous ceux que je n'ai pas cités, mais qui se souviennent d'avoir fait partie du département 76.

Avril 1947 -Les conférences «d'avan­cement » se multiplient de divers côtés; la plus importante est celle, mensuelle, dirigée, au nom de M. Le­faucheux, par l'élégant et distingué

M. Liscoat, ex-directeur commercial; ses secrétaires Gervais et Fénéon, modèles de précision et de recherche du détail, questionnent pour chaque piéce et opération par opération afin de connaître l'état d'avancement : étude, lancement, fabrication, essais, livraison de chaque commande, mise en service, qu'il s'agisse d'une ma­chine, de ses montages d'usinage, de ses outils coupants, etc. Le bureau d'études de M. Bézier, le service des méthodes de M. Debos, le service des achats, le service du contrôle technique, le laboratoire de M. Pomey, l'A.O.C., le M.G.O. et moi-même sont sur la sellette; les séances qui durent 4 et même 5 heures sont souvent ora­geuses; il faut toute la personnalité et l'autorité de M. Liscoat pour rame­ner les assistants à la pondération et à l'efficacité nécessaires.

Le dallage en béton du bâtiment U est à refaire entièrement sur 19 000 m2, avec des formes spéciales pour les machines-transfert et les machines lourdes, telles que les tours Leblond pour vilebrequins, les grosses bro­cheuses pour les bielles. Il n'est pas possible de travailler logiquement pour ce dallage car les machines com­mencent à arriver et en particulier les éléments de machines-transfert; nous avons donc planifié avec Bertrand, chef du département maçonnerie-tuyaute­rie, un bétonnage des sols par tran­

ches, rarement adjacentes de 500 m2, ce qui ne sera pas un facteur de qua­lité du béton. En quatre mois, environ

m3

6000 seront coulés alors que les machines continueront à arriver, aus­sitôt bâchées d'ailleurs, dans un envi­ronnement ahurissant de marteaux­piqueurs, de bétonnières, de camions, de pelles, de bruits, de poussières, etc.

Tout le réseau d'égouts pour eaux pluviales, sanitaires et industrielles a dû aussi être refait et abaissé, compte tenu de diverses fosses à installer, en particulier sous les machines-trans­fert, pour le collectage des copeaux et des liquides de coupe; soit dit en passant, on avait pratiquement oublié la nécessité de ces fosses qui seront étudiées et réalisées presque en ca­tastrophe.

Les premiers carters de boîtes de mécanisme, les premières culasses sont en cours d'usinage, sous la res­ponsabilité du service des méthodes.

Le bâtiment V n'est pas en retard, et la chaîne d'usinage des tambours de freins se met au point chaque jour.

Mai 1947 -Les machines continuent à arriver et à être mises en route par les agents de service des méthodes à qui il est nécessaire d'adjoindre aussitôt, contremaîtres, chefs d'équipe, régleurs, à former étant donné la nouveauté des machines et des pièces à fabriquer.

J'ai dû, appuyé par l'autorité de

M. Grillot, solliciter tous mes collè­gues chefs des départements usineurs et monteurs d'organes pour trouver chez eux ces agents de maîtrise et ces régleurs; bien sûr cela n'allait pas sans quelques difficultés étant donné que je voulais toujours leur « arra­cher» ceux qui étaient réputés les meilleurs; toutefois, comme je lais­sais entrevoir dans chaque cas une possibilité de promotion à l'échelon supérieur pour l'intéressé et consé­quemment pour son remplaçant, l'en­tente devenait possible.

Et je dois reconnaître que mes collè­gues usineurs m'ont énormément aidé pour le démarrage des fabrications mécaniques «4 CV».

Maurice Parmain et son fidèle Lanier ont mis en route la chaîne des carters­cylindres en fournissant de la maîtrise.

Pierre Bonnin (futur directeur des fabri­cations), avec l'aide de Joulot, Simon, a démarré la fabrication de tous les pignons, traitements thermiques y com­pris, et a formé chefs d'équipe et régleurs; combien je l'en remercie encore.

M. Chappuis a démarré la fabrication des vilebrequins avec son propre ma­tériel assez universel.

M. Coutant Lucien a fait ge même pour les bielles.

MM. Raynaud et Couvalette pour les amortisseurs, M. Mouninou pour le montage et l'essai des moteurs.

Sans ces aides, nous n'aurions pas pu démarrer à la date prévue car trop de machines en provenance surtout des Etats-Unis, de Suède, voire de France, étaient livrées avec un retard important eu égard aux prévisions; d'autre part, au sortir de la guerre, l'approvisionnement en moteurs élec­triques était très difficile compte tenu des besoins nés du redémarrage de l'industrie française et des destruc­tions par les bombardements. Com­bien la Régie est redevable à lV1arcel Blonde, alors chef des services élec­triques, pour l'approvisionnement en temps voulu, au milieu de difficultés incroyables, alors que le cuivre et l'aluminium de remplacement man­quaient, de plus de 3000 moteurs électriques.

Date mémorable: 1er juillet 1947 -Les premiers organes, ainsi que prévu, sont sortis de montage avant le 1er juillet 1947; la cadence est de 5 jeux par jour; l'effectif du département, 120 per­sonnes. 3 voitures sont terminées en juillet.

Août 1947 -On ne parlera pas des vacances, pour cette année au dépar­tement 76, on verra plus tard ...

A la mi-août, la température dans les ateliers du bâtiment U, oscille l'après­midi entre 45 et 48 degrés, mais le courage ne faiblit pas et la Direction accepte qu'une ventilation puissante soit installée.

71 voitures sont montées durant ce mois. Un avant-projet de convoyeur aérien pour transporter tous les orga­nes «4 CV» depuis le bâtiment U jusqu'aux chaînes de montage de voi­tures dans l'île Seguin où Marcel Tau­veron est chef de département, est étudié : mais les difficultés de réali­sation et d'exploitation s'avèrent énor­mes et la rentabilité douteuse.

MM. Peltier, Debos, Peras, Arnault et moi-même, sommes d'accord pour res­ter à la solution passe-partout, qu'est l'ensemble «tacot-remorques ».

Septembre 1947 -La chaîne de mon­tage des moteurs et boîtes de méca­nisme a démarré à une cadence jour­nalière de 10 ; l'ensemble moteur mécanisme est essayé dans une petite salle à air conditionné sur des bancs très simples, en tubes d'acier où le

• moteur tourne à vide.

Partant du principe que si toutes les tolérances sont bien tenues, donc les jeux de fonctionnement respeCtés, il ne peut y avoir d'anomalies, ['essai se borne à un démarrage normal du moteur, au passage des vitesses, au fonctionnement de l'embrayage, au constat de bonne marche du démar­reur, de la dynamo, de la pompe à huile, de la pompe à eau, etc. Puis moteur et boîte sont vidangés et l'en­semble part dans l'île Seguin.

Un banc d'essai de puissance sert pour quelques recherches.

En septembre, 232 voitures sont mon­tées.

Juin 1948 -La cadence au département 76 correspond à 100 véhicules par jour, avec un effectif de 1 000 person­nes.

Décembre 1948 -La cadence journa­lière est d'environ 200 avec un effectif de 1 600 personnes et 4520 voitures sont montées. La cadence 20 à l'heure étant dépassée, en tous les points, et en particulier sur les chaînes de mon­tage, où la nécessité se fait sentir, il faut mettre en place le travail en deux équipes avec toutes les difficultés inhérentes : recrutement et formation d'agents de maîtrise de tous échelons, redécoupapes d'opérations sur chaî­nes, etc., etc.,

Quelle activité déjà, quelle foi dans le succès présent et futur! Quelle bous­culade au bureau du personnel du département où arrivent chaque se­maine environ 80 nouveaux ouvriers dont beaucoup n'ont jamais touché une machine 1

L'horaire est pour chaque équipe de 8 heures par jour sur 6 jours, donc un seul jour de repos hebdomadaire! Nous devons créer (ou recréer) la «prime d'équipe» pour intéresser le personnel à cet horaire contraignant.

Mai 1 949 -Plus de 300 voitures par jour. Le pari est gagné; les scepti­ques, les détracteurs des années 1946-1947 voient leurs prophéties dé­menties par les faits. Tous ceux qui concourent à la fabrication du véhi­cule, poussés encore par MM. Lefau­cheux et Grillot, veulent aller plus loin, beaucoup plus loin; et les comman­des ne cessent d'affluer.

Il faut, lorsqu'on le peut, modifier l'implantation des chaînes (au détri­ment des larges allées de circulation que j'avais prévues à l'origine) pour mettre en place les machines supplé­mentaires nécessaires; au lieu de 950 prévues, elles deviendront au moment où la cadence maximum sera atteinte, 1 450, mues par 4 100 moteurs élec­triques, représentant 20 000 ch ins­tallés.

Octobre 1950 -On dépasse la cadence de 400 par jour; 9269 voitures sor­tent de chaîne durant ce mois.

Octobre 1951 -Près de 10000 voitures sont fabriquées.

Mi-1952 -La Régie Renault connait une crise passagère dans ses ventes.

Juin 1954 -Avec une cadence journa­lière supérieure à 550, 12 205 voitures sont fabriquées.

Décembre 1955 -14566 voitures sont fabriquées, soit près de 650 par jour, correspondant à une cadence horaire au département 76 de 43, pièces de rechange non comprises.

On est bien loin des 20 à J'heure pré­vus à /'origine !

Je me sens moins seul qu'en janvier 1947 puisque maintenant l'effectif du département 76 est de 3 300 person­nes.

Et la «Dauphine» prend la relève de son aînée, laquelle sera arrêtée en 1961 sur le chiffre atteint de 1 090 000 voitures.

Les difficultés d'ordre technique

La «4 CV» est un petit véhicule, de plus on a utilisé des aciers alliés plus nobles, d'où en général des pièces de petites dimensions; les jeux des assemblages coulissants ou tournants ont été réduits pour raisons de silence et de meilleur fonctionnement; en conséquence les tolérances du bureau d'études sont serrées.

Par exemple : le trou d'axe du piston est coté:

o . 14 + 0,002

. -0,008 soit une tolérance de 10 microns;

l'alésage ligne du carter-cylindres :

o : 44 + 0,000

-0,011

soit une tolérance de 11 microns, etc.

Les appareils habituels de mesure, palmer pour les arbres, jauge à com­parateur pour les alésages, dont la précision est de 10 microns, ne con­viennent plus.

Nous devons recourir, pour la vérifi­cation des pièces et pour le réglage des outils (2 opérations inséparables), à l'utilisation de micro-mesures per­mettant d'apprécier facilement sur co­lonne liquide ou sur cadran le 1/1 000 de mm.

L'étalonnage quotidien de ces appa­reils par les régleurs utilisateurs sera fait avec des c étalons» ayant, bien entendu, le même coefficient de dila­tation que celui de la pièce à contrôler.

La dispersion des machines, c'est-à­dire l'écart entre la plus grande et la plus petite pièce sur une série de 20 ou 25 consécutives, sera étudiée; per­sonnellement, nous sommes partis du principe que la dispersion ne devait pas être supérieure à la moitié de la tolérance (combien d'algarades ce principe nous a values soit avec le service des méthodes de la R.N.U.R., soit avec les fabricants de machines­outils, voire d'outils, tels qu'alésoirs et broches donnant directement la cote finale).

Prenons le cas d'une tolérance de 10 microns : si la dispersion de la machine est de 5 microns (ce qui est faible avouons-le), il reste au régleur une possibilité de réglage en diamètre de 5 microns, soit en déplacement de l'outil de 25 microns, pour qu'il n'y ait pas de pièces hors tolérance.

Ceci démontre, quoique trop briève­ment, la nécessité de l'étude des dis­persions de machines, de l'utilisation des micromesureurs pour régler et pour contrôler.

De plus, me souvenant (comme Pierre Bézier) de mon passage à l'Ecole d'Artillerie de Poitiers (modèle d'orga­nisation et d'instruction) où l'on étu­diait le calcul des probabilités et le réglage des tirs, j'ai défini une méthode de réglage de la position des outils : après avoir obtenu pour une opération donnée une pièce dans la tolérance, en faire cinq ou dix sans toucher au réglage; faire la moyenne des cotes obtenues et corriger la position de l'outil de façon à amener la cote moyenne des cinq ou dix pièces sur la moyenne de la tolérance.

Cela peut paraître simple et évident; mais la conception, la réalisation, la mise en place des équipements, l'ins­truction du personnel furent longues et délicates.

Les résultats furent encourageants sur 140 numéros de pièces:

mai 1949: 4,58 % de loupés d'usinage;

septembre 1951 : 1,46 % de loupés d'usinage.

Ultérieurement, seul le carter-cylin­dres, résultant du travail sur transfert de 357 outils, aura un pourcentage de toupés d'usinage supérieur à l, toutes les autres pièces se situant au-des­sous de 1.

Parallèlement, tous nos fournisseurs de pièces brutes ont fait un effort remarquable sur les culasses, les car­ters-cylindres, les vilebrequins, les tambours de freins, réduisant notable­ment les c loupés matière ~ donc aug­mentant d'autant productivité et pro­duction des chaînes d'usinage.

Ayant acquis d'après l'exposé ci-des­sus la quasi-certitude d'obtention de pièces bonnes, nous avons pensé que le contrôle ouvrier ou régleur sur machines, ainsi que le contrôle par les contrôleurs (que nous avons toujours voulu hors des prérogatives du chef de département) pouvaient être allé­gés sensiblement. Un voyage-étude en Angleterre nous confirma les avan­tages à espérer de l'utilisation des cartes de contrôle sur les machines et des méthodes statistiques pour la

Coût du contrôle à la tonne traitée

réception des lots de pièces termi­nées.

Les mérites de leur mise en applica­tion au département 76 reviennent à MM. Tranchat, Chartier, Siouffi, Sombs­tay, Brunei que nous remercions à nouveau.

Le coût du contrôle par moteur des opérations d'usinage et de montage, qui était de 677 francs en janvier 1954, s'abaissait en mai 1955 à 367 francs pour une qualité au moins égale.

Traitements thermiques -En 1953, nous avons appliqué les méthodes statistiques au contrôle des pièces traitées; auparavant il a fallu bien entendu que bureau d'étude, labora­toire, contrôle matière précisent plus strictement les tolérances : dureté superficielle, dureté sous couche, épaisseurs de cémentation, déforma­tions, etc.

Or, les dispersions sont très impor­tantes en raison des 20 facteurs envi­ron perturbateurs tels que

-constituants des aciers alliés; -constituants des gaz de cémenta­

tion ou de carbonitruration ;

- proportion des gaz;

- composition et température des

milieux de trempe;

- température des fours;

- position des pièces sur les pla­

teaux de traitement, etc.

La statistique aidant, nous avons tech­niquement réussi la stabilisation des variables énoncées ci-dessus sauf au moins une : le métal à traiter.

Dès lors, chaque plateau de pièces sortant du four et constituant un lot quasi homogène, il suffit de contrôler quelques pièces de positions judicieu­sement définies sur le plateau, pour juger de la qualité de l'ensemble.

L'application de cette méthode de contrôle a donné les résultats sui­vants :

Coût des loupés

% de

à la tonne

caractéristiques

traitée

non conformes

Moyenne de janvier -février ­mars 1953 5428 2600 (en francs 1953) 7 8

Moyenne de janvier -février ­mars 1954 13328 1725 (en franfs 1954) 0 6

193

On aura une meilleure. idée de l'im­portance des traitements thermiques sur pièces c 4 CV», de la réduction du coût du contrôle, de l'améliora­tion de qualité lorsqu'on saura que chaque jour étaient traitées à U 5 120 000 pièces représentant 16 tonnes:

Les difficultés d'ordre social

Un ensemble aussi important que le département 76, avec ses 3 300 per­sonnes, ne peut ignorer les troubles sociaux:

-d'une part, pour satisfaire les be­soins en personnel du 76, la direction a décidé qu'avant d'embaucher à l'extérieur, on devrait éponger les excédentaires du reste de l'usine ; inutile de dire que profitant de l'am­biance, les ateliers de l'usine déver­seront vers le 76, la majorité de leurs indésirables, les syndicats y créeront un solide noyau revendicatif et agita­teur;

-d'autre part, la direction a décidé qu'à l'occasion de cette mise en route, on simplifierait la paie en supprimant tous les artifices d'augmentation de salaires (créés pendant l'occupation alors que les salaires étaient fréquem­ment bloqués) tels que primes d'huile, de pénibilité, de ceci, de cela ...

Ainsi, les revendications ont pris nais­sance dès les premières paies.

Nous avons connu un cas extrême de grève catégorielle : au début de la c 4 CV», les bielles sont régulées et une opération d'ébavurage à main, à la lime après régulage est indispen­sable pour la mise en place correcte de la pièce sur l'aléseuse; un ouvrier suffit pour assurer la cadence d'alors et il se déc/are gréviste pour insuf­fisance de. salaire et insalubrité, noci­vité du travail sur un alliage de plomb.

Nous mettons un autre ouvrier de l'atelier en poste; aussitôt les délé­gués l'empêchent de travailler; car ainsi est la conception syndicale du droit de grève : il permet essentielle­ment aux grévistes et à leurs meneurs toutes les entraves à la liberté du travail des autres.

Nous embauchons alors un ouvrier à l'extérieur; malgré sa bonne volonté, malgré la présence de la maîtrise du

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coin, la pression syndicale est telle que le candidat écœuré abandonne et s'en va.

Nous ne pouvions tout de même pas prendre le risque d'arrêter la produc­tion des c 4 CV» pour un tel incident; la grève a duré quelques jours, d'ail­leurs sans conséquences sur la sortie des moteurs et un compromis a per­mis la reprise du travail.

Droit de grève -droit au travail, ambi­guïté jamais définie, liberté du travail

rarement respectée par les délégués du personnel, ce qui nous a quelque­fois obligé, avec notre haute-maîtrise à faire le coup de poing pour • mettr~ en l'air» les piquets de grève qui inter­disaient l'entrée à ceux qui voulaient travailler, à U 5 avenue Emile-Zola, à V rue Yves-Kermen; chaque fois que nous avons pu identifier les oppo­sants à la liberté du travail, la sanc­tion a été le renvoi avec l'accord de la direction générale.

L'entrave à la liberté du travail a été la cause à U 5 d'un événement tragi­que. Un soir, vers 23 heures, le service de surveillance de l'usine me téléphone pour m'informer qu'un ouvrier de U 5 a été tué d'un coup de couteau à la sortie de la deuxième équipe. J'arrive rapidement sur les lieux; la victime a été évacuée par la police, les gardiens

R.N.U.R. qui ont assisté ou non à la rixe et quelques agents de maîtrise me racontent ce qu'ils ont vu ou en­tendu : deux ouvriers se sont disputés en sortant de U 5, l'un a sorti son couteau, a frappé au cœur son adver­saire qui est mort exsangue presque aussitôt dans le caniveau; l'assassin a fui.

Inutile de dire que le sommeil ne m'a pas gagné ce soi~là.

Le lendemain, dès la prise de travail de la deuxième équipe, je convoque agents de maîtrise et témoins inté­ressés. L'enquête m'apprend ceci : à l'atelier de taillage des pignons un mouvement de grève a éclaté; les grévistes, délégués en tête, accro­chent ceux qui travaillent, invectives et coups sont échangés; un gréviste, de taille peu commune s'en prend à l'ouvrier G... (petit gringalet, environ 30 ans, marié, père de famille) qui veut travailler et lui dit qu'il l'attendra à la sortie. Ainsi dit, ainsi fait; dans la rue les deux hommes s'affrontent· vu la différence de corpulence G..: s'affole, sort son canif, ouvre la grande lame et frappe; passant entre deux côtes, le coup va droit au cœur; le « costaud» vidé de son sang meurt aussitôt. Celui qui a tué a fui; je fais dire à sa femme, qui sait où il se cache, qu'il doit absolument et sans délai se constituer prisonnier, ce qui sera fait.

A l'atelier c'est la consternation, le travail a repris, les meneurs ne sont pas fiers. Je connais G..., c'est un bon ouvrier; quant à la victime, il n'en est pas de même. La police en civil vient enquêter, je dépose objectivement et j'apprends par elle que le mort avait un casier judiciaire lourdement char­gé et que l'autopsie a révélé que deux ou trois balles, venues on ne sait d'où, lui avaient c troué la peau» dans le passé; je serai cité aux assises comme témoin de moralité.

27 mois passent, le procès arrive, je suis cité ainsi que le contremaître de G...

Nous faisons tous deux connaissance avec l'aspect impressionnant d'une salle d'assises : magistrats, avocats, jurés et surtout ce pauvre G... au banc des accusés, encore amaigri, véritable loque humaine; je le plains, mais j'espère pour lui.

D'un coup d'œil j'ai reconnu dans le public des délégués de mon départe­ment et des journalistes d'une certaine presse, toujours présents vers U 5 dans les périodes de troubles sociaux.

Appel des témoins, isolement dans la salle d'attente, enfin c'est mon tour.

Prestation de serment, coup d'œil dis­cret à G..., je réponds aux questions du Président, lesquelles en fait, rap­pellent ma déposition; j'esquive au mieux (du moins je le pense) les ban­derilles pleines de mauvaise foi de l'avocat de la partie civile,

Ma déposition de moralité est très favorable à l'accusé, beaucoup, beau­coup moins à la victime.

Les demi-heures s'écoulent; c'est le verdict, mon cœur bat pour G... qui, voulant travailler pour vivre, ne se soumettant pas à un diktat syndical, est devenu par peur un assassin.

Condamné à deux ans de prison, ayant fait 27 mois de prévention, il est libre. La séance est levée, je suis satisfait du verdict, je vais serrer la main de G... et lui prodiguer des paroles de réconfort; il pleure abondamment.

Des huées s'élèvent dans la salle, elles me sont destinées émanant de « J'équipe» que j'avais remarquée dans le public des Assises; le contre­maître et moi, sous les insultes d'une quinzaine de vociférants traver­sons en hâte le vaste Palais de justice, rejoignons ma voiture avant que les coups ne nous soient tombés dessus.

Un certain nombre de grèves, en ma­jorité politiques, perturberont en huit ans la marche du département 76, apportant finalement aux grévistes plus de désavantages que d'améliorations pécuniaires.

L'une d'entre elles, essentiellement politique, ayant pour thème «Ridgway go home» déclencha, en particulier autour de U 5 et V, de telles manifes­tations de masses, que les forces de police intervinrent en nombre. Les gré­vistes du 76, juchés sur les toits, bombardaient les agents de l'"ordre avec des tuiles et des pièces.

Il y eut des blessés des deux côtés; les entraves à la liberté du travail, en particulier envers mes cadres et moi­même, en majorité constatées par huissiers, furent si nombreuses et si flagrantes qu'il y eut plus de 20 licen­ciements dont ceux de plusieurs délé­gués.

Pendant 10 jours les manifestations se multiplièrent à l'intérieur des ateliers avec le slogan «réintégration» ; pres­sions, faux témoignages, faux certifi­cats de maladie, me parvenaient pour disculper les licenciés.

Puis le calme revint; la municipa­lité de Boulogne embaucha comme « balayeurs" un certain nombre de « congédiés»; elle eut la mauvaise idée de les affecter au voisinage du département 76, de la sorte, chaque jour, j'eus droit à d'irrespectueuses salutations.

Cette grève et ses conséquences va­lurent ensuite plusieurs années de calme au département.

De cette époque, 1947-1961, j'avais collectionné 109 tracts, anonymes bien sûr, distribués chacun à plusieurs mil­liers d'exemplaires, tissus de menson­ges, d'insultes, de grossièretés à mon égard; je n'ai jamais trouvé un «ré­dacteur syndicaliste de service" qui ait eu le courage de se déclarer « l'au­teur », nous nous serions expliqués...

J'ai toujours été pris à partie en qua­lité de représentant de la direction; je garde le sentiment que jamais un de mes supérieurs hiérarchiques ne s'est beaucoup ému des attaques dont j'étais l'objet de ce fait.

Quant à la forme de syndicalisme que j'ai connue au cours des dures épreu­ves précitées, je pense que ceux qui en sont les maîtres et qui se réclament sans cesse du vocable « liberté ", ceux-là dis-je, ont une conception bien étrange et restrictive à leur profit de ce que signifie ce mot.

Vers les années 50, le poste de chef de département n'était donc pas, on l'a vu, de tout repos; prérogatives, responsabilités étaient je crois plus importantes qu'aujourd'hui, car d'une part les services généraux de l'usine étaient, ou moins nombreux ou moins étoffés qu'actuellement; d'autre part, il n'y avait pas d'échelon directorial intermédiaire entre la direction géné­rale des fabrications et le départe­ment; dans les moments difficiles, on avait parfois un sentiment d'isolement devant des décisions à prendre. Mais c'était un poste attrayant, humain, nécessitant de solides qualités et connaissances pour la technique, le commandement, la production, la ges­tion, les relations avec le personnel et ses représentants.

Conclusion

Oui, «l'époque de la 4 CV" fut pour tous ceux qui la vécurent au dépar­tement 76, «une belle aventure ».

Le génial promoteur de cette entre­prise, M. Lefaucheux, les grands ingé­nieurs qui conçurent la mécanique du véhicule, MM. Picard, Burguière, Guet­tier, les grands ingénieurs Debos, Bézier, Pomey qui osèrent et innovè­rent tant dans les techniques de fabri­cation, méritent une place internatio­nale de choix parmi les grands noms de l'automobile.

L'ère de la «4 CV" a été une période de transition, en particulier chez Re­nault, entre deux époques :

-l'une 1898-1939, avec les petites ou moyennes séries et cadences, où dans de nombreux cas certaines opérations restaient presque artisanales;

-l'autre à partir de 1960, où les machines qui servent désormais les hommes, assurent la production et la qualité, à des cadences inouïes.

Tout mon personnel et moi nous nous

sommes efforcés de 1947 à 1961 (arrêt

de la 4 CV) d'utiliser au mieux les

techniques, les machines, les matériels

mis à notre disposition. J'ai eu sans

cesse le souci (aidé puissamment en

cela par les directeurs du personnel

Robert Nion, Jean Myon, M. Clees) de

préparer au 76 la «relève" de ceux

de ma génération, en anciens appren­

tis R.N.U.R., jeunes E.N.P., jeunes in­

génieurs qui incarnaient déjà l'avenir

de Renault; les jeunes ingénieurs

avaient noms : Bécat, Billaud, Brunei,

Decomble, Jardon, Lacaze, Laroussi­

nie, Le Châtelier, Pruilh, Schricke,

Suriray, Verdet; à eux, à leur tour,

de préparer le futur; je dois ajouter

que pendant plusieurs mois, dès son

arrivée à la Régie, M. Beullac a dirigé,

et participé très efficacement à sa

mise au point, la nouvelle chaîne auto­

matique (1955) des carters-cylindres

du département 76.

Quant à moi, l'âge de la retraite étant venu, je suis heureux d'avoir été chez Renault de 1935 à 1971, un «maillon de la chaine ".

Paul POMMIER.