10 - Journal Clandestin (Janvier 1943 à Février 1944)

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Journal Clandestin (Janvier 1943 à Février 1944)

CARNET DE ROUTE

ET JOURNAL SECRET

par Fernand Picard

Après plusieurs mois passés sur le front de Lorraine, Fernand Picard retrouve la Société des Moteurs Renault pour l'Aviation. Juin 1940, c'est l'offensive allemande, l'exode et la capitulation. Le 31 août, il rejoint Billancourt où il devient adjoint à

M. Serre, chef du bureau d'études. L'usine est alors placée sous le contrôle de commissaires allemands.

Pendant quelque temps les militaires allemands ne semblent guère soucieux d'uti­liser au maximum le potentiel de l'usine. Dès 1941, leur attitude change et leurs exigences se font chaque jour plus pressantes. La Direction de l'usine doit faire face à une situation qui s'aggrave sans cesse. De son côté, le personnel durement touché par les restrictions alimentaires affirme bientôt une volonté de résistance. L'invasion de l'U.R.S.S. par les forces allemandes est l'occasion d'une première manifestation.

L'année 1942 est marquée par deux événements d'importance. Le 3 mars l'usine est bombardée. « Jamais, écrit Fernand Picard, je n'aurais pu imaginer que de pareil­les destructions puissent être causées par un bombardement aérien ». Cependant, trois mois plus tard, la production de camions a sensiblement rejoint la cadence antérieure au 3 mars. En septembre, commence à se poser la question des prélève­ments de main-d'œuvre à destination de l'Allemagne. D'abord il est fait appel au volontariat. C'est l'échec. Les Allemands passent alors aux mesures d'intimidation, puis de réquisition. A la fin de l'année plusieurs centaines d'ouvriers ont dû rejoin­dre les usines du Reich. «Leur moral est mauvais» note Fernand Picard.

G. H.

5

4 janvier

6 janvier

8 janvier

19 janvier

Janvier 1943 à février 1944

1943

Nous sommes informés ce matin que l'usine devra fournir avant le 15 janvier aux usines Daimler-Benzde Berlin et de Stuttgart, 700 nouveaux ouvriers profession­nels et spécialisés; ce qui va porter à 1 800 l'effectif de nos" volontaires '".

Le défilé des" condamnés» a repris hier devant la commission chargée des départs pour l'Allemagne. Le nombre qui avait été fixé à 700 lundi a été porté à 1 200 dans la journée de mardi. Le plus grand désordre règne dans l'usine, où les feuilles de convocation arrivent à tout moment. Le rythme des appels est de 200 par jour, ce qui suffit à tout désorganiser. A la fonderie, les papiers sont arrivés au moment de la coulée, convoquant tous les conducteurs de cubilot. Au modelage, 16 convoca­tions sur 55 professionnels. A la soudure, le pourcentage est à peu près le même. Au taillage, tous les tailleurs d'engrenages Gleason sont convoqués. Les premiers départs avaient déjà apporté beaucoup de gêne dans la production mais leur éche­lonnement dans le temps avait donné la possibilité aux chefs de département, de réagir. Le caractère massif de ceux-ci aura certainement des conséquences plus graves, et il est fort possible que toutes sorties de camions cessent dans le cours de la semaine prochaine pour un temps indéterminé.

Les réactions ouvrières cette fois-ci sont moins vives qu'en septembre et octobre. Les convocations touchent cette fois-ci des gens mariés, proches de la quarantaine ou même de la cinquantaine, qui craignent de voir sévir contre leur foyer en cas de résistance. Dans presque tous les cas, les femmes font pression d'ailleurs sur leur mari pour qu'il accepte de partir sans rechigner. Les hommes se sentent abandonnés, seuls en face du formidable appareil militaire et policier de l'occupant. Sans aucun soutien du côté patronal et gouvernemental. Bien au contraire. Et la jalousie, le dépit amènent des réactions pas très belles dans cette masse d'hommes en proie à la crainte. Les ouvriers protestent de ne voir partir aucun dessinateur, employé, contremaître et chef d'équipe. Ils demandent que les plus jeunes de ces différentes catégories soient ainsi désignés pour la "relève". Une pétition a été remise aujourd'hui à la Direction. Tout cela est pénible et ne fait honneur ni à la classe ouvrière, ni à l'espèce humaine.

M. Louis a donné à la conférence de M. Renault d'hier soir des détails qu'il tenait de Bichelonne, sur la phase actuelle de la " relève" qui en montre bien le caractère d'extrême gravité pour la vie économique du pays. Le contingent exigé par l'Alle­magne est cette fois de 250000 hommes, ce qui portera à 600000 le nombre des ouvriers et ouvrières françaises occupés dans les usines du Reich. Sur ces 250000, 17000 devront être fournis par la région parisienne, ceci avant le 15 de ce mois. Pour atteindre ce résultat, de nombreuses usines seront fermées ainsi que des mai­sons de commerce... Autre indice aujourd'hui de cette nouvelle politique indus­trielle : le commissaire à l'usine a demandé que lui soit remis avant lundi soir, la liste de toutes les presses mécaniques de 20 à 150 tonnes disponibles à l'usine.

La "deuxième relève" à peine achevée, on nous a annoncé ce matin que l'usine devrait fournir avant la fin de la semaine en cours 487 nouveaux ouvriers, et on commence maintenant en haut lieu de parler du départ de dessinateurs et chefs d'équipe.

20 janvier

8 février

9 février

10 février

La situation du cuivre à l'usine devient catastrophique et menace d'être la cause du premier arrêt grave des fabrications déjà sérieusement touchées par les départs en Allemagne.

La consommation de cuivre électrolytique est actuellement de 25 tonnes par mois. Le stock n'est plus que de 33 tonnes, ce qui ne couvre plus que la production de six semaines. Gremeaux se dit absolument incapable d'obtenir maintenant une tonne de cette qualité de métal. Comme d'autre part, Pénard malgré de très nombreux essais, n'est pas encore parvenu à pouvoir tréfiler du cuivre contenant des impu­retés, même en faible quantité, on a cette fois-ci l'impression très nette de lutter contre un obstacle des plus sérieux qu'on ne pourra pas résoudre comme les précé­dents par un sacrifice sur la qualité.

Les départs pour l'Allemagne rencontrent de plus en plus de difficultés. Après un moment de lassitude, la résistance à repris plus acharnée. La grande majorité des ouvriers convoqués ne se présentent plus à la visite médicale. Ils disparaissent pendant quelques jours puis reviennent reprendre tranquillement leur tâche. Com­ment cela va-t-il finir? Tous se le demandent mais demeurent calmes. On s'attend à une descente de police dans les ateliers, à l'organisation de la chasse à l'homme à travers l'usine. Plusieurs ont installé des échelles pour pouvoir, le moment venu, disparaître sur les toits. On se prépare à tout, même à la bagarre. Demain, visite de la Commission allemande de récupération de la main-d'œuvre. On raconte sur son compte, sur sa manière d'opérer, sur ses décisions dans les usines où elle est déjà passée, beaucoup de choses.

La journée a été fiévreuse, agitée. Partout il n'a été question que de la Commission, de ses décisions. J'ai pu avoir des détails sur la façon dont tout ceci s'était passé, par des témoins.

Cette Commission était présidée par un capitaine, von Borck, elle comprenait deux civils, dont un représentant de la Rüstung. En arrivant, ces messieurs entrèrent en conférence avec les représentants de l'usine, et de 9 à 11 heures ils procédèrent à un véritable interrogatoire des directeurs présents: nombre de professionnels, de dessinateurs, de femmes, de pompiers, de manœuvres, etc. Puis, après diverses remarques désobligeantes, ils demandèrent de visiter les ateliers. Ils firent observer que l'on employait relativement peu de femmes, peu de jeunes gens, que le pour­centage d'ouvriers professionnels était beaucoup trop élevé. Ils firent aussi d'amè­res remarques sur le peu d'activité du personnel, sur son manque de discipline.

L'après-midi, à 14 h 30, la conférence reprit et dura jusqu'à 17 h 30. Ce ne fut qu'une longue discussion, âpre, parfois violente, au cours de laquelle M. de Peyrecave grignota les chiffres. Von Borck était arrivé avec l'intention de prélever 2400 ouvriers. Il a finalement arrêté ses exigences à 1 700 ouvriers dont 1 000 pro­fessionnels et 100 dessinateurs. C'est beaucoup après les prélèvements de 2700 qui ont déjà été faits.

Les décisions prises par la Commission ont vite transpiré parmi le personnel. Les réactions aujourd'hui sont plutôt violentes. Ces prélèvements successifs exaspè­rent la colère, minent les caractères les plus calmes. Les anciens combattants, les pères de famille nombreuse se sentent maintenant directement menacés. Certains mobilisés qui avaient gardé des rancœurs contre les affectés spéciaux s'étaient en eux-mêmes félicités de les voir partir. Ils avaient égoïstement souri lors des pre­miers départs, lors des premières résistances. L'idée ne leur était pas venu de les aider à lutter. C'est leur tour aujourd'hui, et à leur colère s'ajoutent les regrets de leur attitude passée. Comme on le voit, le mécontentement grandit, la colère gronde. Elle gagne maintenant la petite maîtrise, les dessinateurs. Je crains fort qu'il ne s'accumule encore ces jours-ci des haines qui, aux jours de la reconstruction, ne faciliteront pas la tâche de tous les hommes de bonne volonté.

11 lévrier Une affiche a été apposée aujourd'hui dans l'usine pour aviser le personnel offi­ciellement des décisions de la Commission von Borck. Mais elle l'informe de plus que ceux qui dorénavant ne répondront pas aux convocations: 1) risque­ront d'être arrêtés; 2) ne toucheront plus leur salaire ou leurs appointements à par­tir du jour de leur convocation.

19 lévrier

23 lévrier

6 mars

10 mars

13 mars

La lecture de ces affiches a encore accru le trouble de l'opinion et la colère qui gronde partout.

La semaine s'est passée dans le désordre. On a commencé à appeler les ouvriers sur la nouvelle tranche des 1 700. Hier soir, il en restait encore 1 450 à convoquer, et déjà les convocations touchaient les anciens combattants pères d'un enfant. On a maintenant l'impression très nette qu'on touche au fond. Dans de nombreux ateliers il ne reste plus que des hommes âgés de plus de 50 ans, des jeunes gens de moins de 20 ans et quelques prisonniers libérés ou quelques malades refusés par la commission médicale.

Pour les dessinateurs aucune convocation n'est encore arnvee, mais tout porte à croire que dès lundi matin un premier lot devra se présenter. Déjà quelques-uns, des plus décidés, sont disparus du bureau. D'autres envisagent de partir à la cam­pagne ou même vers l'Angleterre ou l'Afrique. Les esprits sont agités, impatients.

J'ai commencé de recevoir les convocations de dessinateurs pour la relève. Trois hier, qui intéressaient des jeunes gens de 21 et 22 ans et qui se sont précipités au bureau de placement pour signer leur contrat. Six, aujourd'hui, dont deux pour des disparus. La plus grande perplexité règne à ce sujet à la Direction qui s'est impru­demment engagée à dresser les listes des gens à convoquer sous la pression des délégués du personnel collaborateur au Comité social, et qui constate maintenant après deux jours de travail qu'elle s'est laissée engager dans une voie sans issue.

Le chiffre de 4500 déportés est bien près d'être atteint, pour les ouvriers. Pour les dessinateurs le recrutement est arrêté à 43 sur les 100 demandés. Dans la première semaine il n'y a pas eu de nouvelles convocations. La baisse de la production, jeudi et vendredi la sortie quotidienne des camions est tombée à 27 unités, en est-elle la cause? Les autorités attendent-elles l'effet des manœuvres de force entreprises?

Hier soir, à 19 heures, l'usine du Mans a été bombardée par une dizaine d'avions Mosquito. 50 bombes sont tombées dans les ateliers d'usinage des maillons de chars Ristcher et des essieux avant et ponts arrière de camions. Il y a 5 morts et 15 blessés parmi le personnel de l'atelier de réparations de l'agence. Il est encore trop tôt pour déterminer l'ampleur des dégâts et les conséquences sur les fabrica­tions de l'usine de Billancourt. Mais il semble dès maintenant que l'arrêt sera d'au moins une quinzaine de jours, ce qui va amener immédiatement une baisse de pro­duction en camions 3,5 t.

Le commissaire à l'usine nous demande aujourd'hui de faire passer en priorité sur toutes les autres fabrications, la transformation pour la marche au gazogène à bois, de 20000 véhicules de tous types essence et Diesel, en service dans l'armée alle­mande. Depuis quelques jours il semble qu'un revirement s'opère dans l'attitude des services industriels de l'armée allemande vis-à-vis de l'usine. Alors qu'il y a un mois lors du passage de la Commission de réquisition de main-d'œuvre, notre acti­vité ne paraissait plus les intéresser, maintenant des priorités de fabrication pleu­vent de tous côtés. A quoi correspond ce revirement? Est-il la conséquence de l'offensive continue de la R.A.F. sur les grands centres industriels allemands? L'état-major s'effraie-t-il de voir diminuer catastrophiquement sa production au moment même où ses besoins en matériel deviennent plus pressants?

19 mars Les dégâts provoqués à l'usine du Mans par le bombardement de la semaine pas­sée avaient d'abord été sous-estimés. L'éclatement de quelques bombes à retarde­ment ont achevé de détruire les machines-outils spéciales d'usinage des maillons de char. Il ne semble pas maintenant que les fabrications pourront être remises en route avant deux ou trois mois. La totalité des ateliers n'ont plus de tuiles, ni de vitrages.

Les essieux avant et les ponts arrière des camions de 3,5 t qui y étaient fabriqués pour la chaine de montage de Billancourt, vont être ramenés à l'usine. On espère pouvoir assurer la soudure entre les deux fabrications et ne pas arrêter la chaine de montage -mais c'est loin d'être une certitude. Quant à la production des mail­lons Ristcher elle est arrêtée pour de longs mois.

25 mars Les dégâts causés aux usines du Mans apparaissent maintenant dans toutes leurs conséquences. Sur les 900 machines-outils des ateliers, 45 sont totalement détruites et 200 sérieusement blessées.

5 avril Les usines Renault de Billancourt ont subi, hier, leur deuxième bombardement. L'opération n'a duré que 5 minutes, mais elle a été extrêmement violente. Les for­teresses volantes américaines ont laissé tomber leurs bombes de très haute alti­tude (6000 mètres disent les uns, 7000 disent les autres).

J'ai passé ma journée à parcourir les ateliers bombardés, à enjamber les poutres tordues, à piétiner les verres et les tuiles cassées, à contourner les entonnoirs. J'ai ce soir l'impression que, bien que moins étendus que le 3 mars 1942, les dégâts sont beaucoup plus profonds. Les bombes -probablement parce qu'elles tombaient d'une très grande hauteur -ont causé de profonds entonnoirs, et ébranlé sérieu­sement les bâtiments. Pour l'instant 125 bombes ont été dénombrées dans les ateliers, 10 seulement non éclatées. Avec les projectiles tombés dans les rues intérieures, dans les bâtiments des services généraux et dans le jardin de la Direc­tion, cela représente environ 150 bombes à l'intérieur des usines. D'après celles qui n'ont pas· éclatées, il s'agirait de bombes de 500 kg environ.

Ce matin, du haut de la terrasse, je contemplais les usines. Tandis que le jour se levait, magnifique dans un ciel parfaitement pur. J'avais alors l'impression de retrou­ver le même tableau que l'an dernier : toits effondrés, carcasses des charpentes sans tuiles ni verres, rues encombrées de débris de toutes sortes, bâtiments cou­pés en deux. Ce soir, me remémorant ce que j'ai vu dans la journée, après avoir bavardé avec les principaux chefs des départements sinistrés, avant toute analyse détaillée, j'ai la conviction que le potentiel de production des usines est plus dure­ment atteint qu'en mars 1942. Je voudrais aussi ce soir, écrire ici toute la douleur que l'on éprouve à parcourir les rues qui entourent l'usine, à aller et venir à travers les ruines et les familles éprouvées. Il faut avoir vécu de semblables heures pour en parler.

6 avril M. Renault est rentré hier soir de Villars-de-Lans où il était parti vendredi dernier pour s'y reposer quelques jours. Il a pris avec beaucoup de courage cette nouvelle épreuve et a décidé sur-le-champ de reconstruire les usines. Mais j'ai l'impression qu'il ne cherchera pas cette fois-ci à battre des records. De leur côté, après queI­ques hésitations, les autorités allemandes, ont donné l'autorisation de reconstruire les usines.

231

9 avril

15 avril

5 ma;

L'examen approfondi des dégâts, confirme la première impression sur l'impor­tance des dommages causés. Quelques départements des plus importants : la fon­derie, la forge, les moteurs, sont si sérieusement touchés en profondeur qu'il est difficile de faire un pronostic sur les possibilités de remise en route des fabrications. Les outillages de série ont été pour la plupart détruits, et les conditions présentes de la main-d'œuvre ne permettront probablement pas de les reconstituer de sitôt. Et ce sera tant mieux pour la malheureuse population de Billancourt, déjà si éprouvée.

Nous avons inhumé aujourd'hui ce qu'après quatre jours de recherches acharnées nous avons retrouvé du corps de Juville, dans les ruines de sa maison: une cuisse déchiquetée, la moitié du tronc, un fragment de tête, quelques débris sanglants. Son cercueil de bois blanc peint en ocre, au couvercle mal placé, portait à la main un numéro: 183. Sinistre matricule sur le registre tragique des victimes innocentes du 4 avril.

La deuxième semaine de travail après le bombardement s'achève. Les travaux de déblaiement ne progressent que lentement. Il ne règne pas dans l'usine l'activité fébrile qui en faisait l'an dernier une fourmilière. Lassitude générale? Manque d'impulsion de la part de la Direction générale? Il Y a probablement un peu de tout cela dans la passivité qui apparaît aux yeux des visiteurs les moins avertis.

M. Renault semble s'en désintéresser. Son attitude est certainement la cause prin­cipale de l'inertie actuelle. Il est question de décentralisation, de transfert d'ate­liers en dehors de l'agglomération de Boulogne-Billancourt, de dispersion des ris­ques. Maintenant que l'on peut circuler dans tous les ateliers on se rend parfaite­ment compte de l'étendue des dégâts. Les machines-outils sont moins touchées. Les bombes éclatant plus profond ont creusé de profonds entonnoirs, mais projeté moins d'éclats. Par contre, les bâtiments et les installations sont démolis plus pro­fondément. La destruction de la fonderie sera la cause principale de l'arrêt prolongé des usines. Les sableries, les étuves, les cubilots sont en grande partie endomma­gés. L'effondrement des ponts roulants et de leurs chemins de roulement pose de sérieux problèmes pour les manutentions. Il faudra certainement plusieurs mois pour reconstituer les moyens de production détruits à la fonderie de fonte et d'acier. Le programme prévu pour la reprise des fabrications de camions tient compte de toutes ces difficultés: 4 camions de 2 tonnes par jour à partir du 27 avril. Peut-être sera-t-il encore trop ambitieux 1

Le pointage des points de chute donne maintenant comme statistique: 187 bom­bes dans l'usine, 112 dans la ville de Boulogne-Billancourt y compris celles tombées chez Farman et Salmson. Avec celles de Suresnes, Longchamp et Meudon, le nom­bre des projectiles lancés s'élèverait à 400.

Voici un mois écoulé depuis le bombardement de l'usine. J'ai fait ce matin une lon­gue promenade à travers les ateliers pour essayer de faire le point des travaux de reconstruction. L'eau ruisselait partout, des charpentes sans vitres, ni tuiles, des murs, des gouttières et des tuyauteries criblés d'éclat. Partout on pataugeait dans des mares ou dans la boue. Après ces trois derniers jours de pluie ininterrompue on a, plus qu'au lendemain même de la catastrophe, une impression de déluge. Sous leur toit de tôle ondulée les machines sont rouges de rouille, les glissières des rectifieuses, des aléseuses, des tours, baignent dans une boue grisâtre que forme l'eau qui tombe avec les poussières de toute sorte qui se sont déposées là depuis un mois. En de nombreux endroits les poutrelles tordues, les charpentes déchiquetées, pendent toujours dans le vide dans l'attente du chalumeau des décou­peurs. Des tas de maillons, de briques, de gravats, de fers tordus, de bois déchi­quetés, de détritus de tous genres s'accumulent partout. Les camions, les wagons manquent pour les transporter.

20 mai

21 mai

25 mai

4 juin

Les travaux de déblaiement et de reconstruction sont loin d'être aussi avancés qu'ils l'étaient l'an dernier un mois après le bombardement du 3 mars. La tuile, les fers profilés, les vitres, les tôles ondulées n'arrivent pas. Manque de transport. La

S.N.C.F. répond que tous les wagons sont réservés aux transports de l'armée.

Il n'est évidemment pas question de sortir des camions dans cette situation. Les fonderies ne sont pas prêtes de faire leur première coulée. Dans les ateliers où il a été possible de mettre à l'abri quelques mètres carrés, quelques machines tour­nent. On a l'impression que c'est beaucoup plus pour la forme que pour assurer une production. Le personnel groupé autour des braseros, où brûlent en crépitant des planches arrachées aux décombres, discute. Il ne se met au travail qu'à l'approche des chefs et, dès qU'ils ont le dos tourné, retourne à ses discussions et à ses espérances. Jamais on a senti une telle passivité, une telle inertie à tous les éche­lons de la hiérarchie.

Riolfo a été arrêté ce matin, à l'usine, par la gestapo. Nul ne sait pourquoi. Convo­qué chez le commissaire, vers 11 heures, avec Comte du département moteur, ils en sont sortis tous deux encadrés par deux policiers. Malgré toutes les démar­ches faites cet après-midi, il a été impossible de savoir où ils avaient été transpor­tés.

Nous avons retrouvé trace de Riolfo, aujourd'hui. Il est à la prison du Cherche-Midi. On ne sait toujours pas pourquoi.

D'après ce qui a été dit à la secrétaire du département moteur, interrogée ce matin à propos de l'affaire Riolfo-Comte, il s'agit de la diffusion d'un tract anti-allemand. Une lettre anonyme, envoyée à la police allemande, aurait révélé que des consi­gnes sur les mesures à prendre en cas de débarquement allié, auraient été copiées à la machine à écrire sur ordre de Comte et diffusées parmi un certain nombre de chefs de l'usine, parmi lesquels Riolfo. On ne sait rien de plus. L'enquête continue. Un autre chef de service, Desquaires, a été arrêté hier, dans les mêmes conditions que Riolfo. Tout cela ne remonte pas précisément le moral de l'usine. L'atmosphère est lourde. Chacun sent peser sur sa tête la menace d'une arrestation. Qui n'a pas au moins un ennemi capable par vengeance ou jalousie, d'écrire une lettre aussi lâche que stupide?

Voici deux mois que nous avons été bombardés. Lentement, péniblement de nouvelles constructions sortent des ruines, du chaos. En de nombreux ateliers, les ferrailles tordues rouillent aux intempéries, mais on sent quand même l'effort s'orga­niser contre le désordre. On a nulle part l'impression de chantier que l'on avait l'an passé. Les difficultés du moment, aussi bien en personnel qu'en approvisionnement, ont imposé un ordre d'urgence très strict. Les équipes travaillent sur des tâches bien limitées, bien localisées.

Le programme ne se réalise que difficilement. La production des 3 premiers jours de la semaine s'est élevée à 12 camions par jour, alors qu'on en prévoyait 20. La fabrication accroche de toutes parts. Les fonderies de fonte n'ont pas encore pu couler un seul kilo de métal. Quant aux fonderies de malléable et d'acier, elles tra­vaillent sous un toit en tôle ondulée, en plein vent, dans un espace de surface res­treinte autour du four à réverbère et des convertisseurs. Nous sommes talonnés par les réclamations quotidiennes de tous les services de l'armée. Tous font valoir des priorités, des super-priorités, des super-super-priorités et finalement menacent de faire arrêter la fabrication des camions, si on ne leur donne pas satisfaction. Chantage évidemment qui porte sur M. Renault, qui tient à maintenir cette fabrica­tion et à éviter que nous ne devenions qu'un simple atelier de mécanique générale au service de la Wehrmacht.

22 juin

6 juillet

22 juillet

25 août

3 septembre

Desquaires qui avait été arrêté par la gestapo, 4 jours après Riolfo, a été remis en liberté dimanche, après 27 jours de captivité· à Fresnes puis à Dijon. Il donne sur les traitements qui lui ont été infligés, des détails qui font frémir et reportent dans les ténèbres du Moyen-Age. Les prisonniers sont absolument traités comme des bêtes, tant au point de vue nourriture que confort. Mais, pour les tortures morales, la cruauté gerrnânique dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Motif de l'arrestation de Desquaires : son nom était sur le carnet d'adresses d'un homme arrêté quelques jours avant lui.

Riolfo et Comte, libérés samedi après 44 jours de captivité, sont rentrés à l'usine. Ils ont supporté courageusement cette rude épreuve. Ils n'ont pas été soumis à des traitements physiques du genre de ceux que Desquaires a connu à Dijon. Mais ils ont durement souffert de l'isolement du monde et du manque de nouvelles. Au mo­ment de les remettre en liberté, un officier leur expliqua qu'ils avaient été les vic­times de la haine farouche d'un compatriote qui, par sa lettre anonyme, les avait fait incarcérer.

L'annonce· du bombardement des usines Peugeot à Sochaux la semaine dernière, l'allusion faite au micro de Londres à la présence de nombreux camions Renault dans la région d'Orel, une longue communication de Radio-Alger sur l'activité des usines de Billancourt et du Mans, ont provoqué à nouveau une panique dans l'agglomération de Boulogne. Depuis quelques jours de nombreux déménagements ont repris. Tous ceux qui peuvent partir vers des quartiers moins menacés le font. Les autres, courageusement, s'organisent et espèrent une fin rapide.

La Direction générale des usines (MM. de Peyrecave, Louis et Grandjean), ont eu hier la visite de trois officiers supérieurs, venus tout spéCialement de Berlin, pour examiner, avec eux, les possibilités immédiates de l'augmentation de production en camions et en pneumatiques. La production actuelle est de 30 camions de 3,5 t par jour. Ils ont demandé qu'elle soit augmentée au maximum, sans limitation. Ils ont promis de fournir toutes· les matières premières nécessaires, et d'envisager le retour d'une partie de la main-d'œuvre actuellement utilisée dans les usines alle­mandes. En ce qui concerne la production des pneumatiques, ils ont expliqué que les usines Continental avaient été sérieusement endommagées, et ont demandé que toutes les mesures soient prises pour porter la production de pneus Renault à la cadence la plus grande possible.

Il a été question de ces augmentations de production ce matin, chez M. Renault. Et ce débat a été quelque peu orageux. Le patron veut que tout soit mis en œuvre pour sortir le plus de camions possibles; mais il a peur de voir revenir les avions de la R.A.F. ou les forteresses volantes. MM. de Peyrecave et Serre soutiennent la thèse qu'il faut juste faire le nombre de camions indispensable, pour faire vivre l'usine et maintenir son activité réduite actuelle.

Le bombardement dont ont été l'objet ce matin, les quartiers ouest de Paris, a semé un profond .désarroi dans tous les esprits. La dispersion des points de chute, loin de tout objectif d'intérêt militaire, en pleine ville, l'heure même de l'opération, dérou­tent. D'après la radio de Londres, l'objectif des bombardiers américains était les usines Caudron-Renault. Et, c'est ici justement que le raisonnement intervient pour dérouter les esprits les mieux disposés vis-à-vis des Alliés. La production des usi­nes Caudron : quelques Goélands par mois et quelques éléments de voilure de Siebel, ne justifie en aucun cas une telle opération et de telles pertes parmi la popu­

lation civile. Quant à la précision du tir elle a été déplorable. Le rectangle décrit ci-dessus couvre bien l'objectif. L'usine 0 visée est bien en son centre. Mais la den­sité des points de chute est telle que l'objectif n'a reçu qu'une bombe détruisant quelques fuselages de Goélands en construction. Les conditions atmosphériques étaient pourtant très favorables et les réactions de la D.C.A. assez faibles.

18 septembre

23 septembre

28 septembre

4 octobre

22 octobre

29 octobre

Nous avons subi, le 15 septembre à 19 h 45, le plus violent bombardement qu'ait encore supporté la région parisienne. Les objectifs étaient les usines manquées lors des raids de la dernière quinzaine : les usines Caudron et l'usine Hispano-. Suiza à Bois-Colombes. Cette fois-ci elles ont été durement touchées, mais pour les atteindre les bombardiers américains ont arrosé de leurs bombes des surfaces considérables semant partout la mort et la ruine.

L'usine 0 qui abritait les fabrications d'aviation de Caudron, a reçu 30 bombes qui l'ont en grande partie détruite. Pendant 12 heures les stocks de bois ont brûlé. La grande usine de Billancourt a reçu 50 bombes qui ont frappé les ateliers de l'île Seguin, les ateliers de taillage des pignons et ceux d'usinage et de montage des moteurs. Pour être moins importants que ceux du 3 mars 1942 et 4 avril 1943, les dégâts sont pourtant importants. Leur influence sur la production n'a pu être jus­qu'ici déterminée, mais il en résultera certainement une baisse sensible de la cadence.

La situation qui résulte du bombardement est encore confuse. Depuis le 16 au matin, les ateliers sont fermés, une moitié du personnel est en chômage, l'autre est utili­sée au déblaiement et à la remise en ordre des principaux ateliers.

Des officiers sont venus, aujourd'hui, à l'usine pour étudier les mesures d'urgence à prendre pour la sauvegarde du stock de pneus: quelques milliers. Il semble que le problème du pneu se pose maintenant avec une acuité redoutable et risque de gêner à bref délai les opérations militaires. La note suivante que nous avons reçu aujourd'hui se passe de tout commentaire : «Par circulaire en date du 24 septem­bre, les autorités allemandes nous informent" qu'en cas de manque de pneus" nous devons les remplacer par des bandages en bois. Ces bandages permettraient de faire circuler les véhicules pour leur livraison. Nous vous prions de bien vouloir faire étudier un dispositif de ce genre ».

Ce matin, une nouvelle Commission pour l'économie des métaux non ferreux a enquêté à l'usine. Cette Commission comme celle de septembre 1941 était présidée par M. Mertz, ingénieur aux usines Opel. Le ton était tout différent. Il ne s'agissait plus cette fois de nous donner avec condescendance des conseils, mais sèche­ment des ordres. Ce qui n'a pas empêché Mertz, quand je me suis trouvé seul avec lui de se plaindre sur la durée de cette guerre, d'une voix angoissée: « Cette guerre dure trop longtemps. Pourtant elle a commencé un jour, il faudra bien qu'elle finisse... ».

A chaque alerte, c'est la ruée vers les carrières de Meudon qui pourtant, pour cer­tains ateliers, sont situées à plus de quinze minutes pour un homme qui court. Une foule dense, essoufflée, hagarde, se presse sur les ponts qui traversent la Seine, enjambant l'île Seguin, n'ayant plus qu'un objectif: atteindre les carrières. On trem­ble, à la pensée de ce qui surviendrait, si simplement la D.C.A. ouvrait le feu avant que la plus grosse partie de cette foule ne soit à l'abri.

Voici un mois et demi d'écoulé depuis le dernier bombardement des usines i la situation est toujours aussi confuse. L'indécision a gagné tous les cadres. On a l'impression d'être sur un bateau à la dérive. La chaîne de montage des camions n'a pas encore été remise en route. On a seulement livré les véhicules en cours de fabrication le 15 septembre. La plus grande partie du personnel est occupée à

11 novembre

24 novembre

20 décembre

9 janvier

déménager les machines-outils et à les installer hors des murs de la grande usine. Une partie au Chesnay, une autre à Clichy, une autre à la Plaine-Saint-Denis, une autre dans le garage de la S.A.P.R.A.R. à la porte Maillot. Tout ceci ne peut se faire sans désordre, sans fausse manœuvre. Il est envisagé d'effectuer le montage des camions à Arcueil-Cachan, à Ambérieu, à Belfort dans des usines réquisitionnées par les autorités allemandes. Actuellement, c'est la solution Belfort qui semble avoir l'avantage. Mais il faut compter un délai minimum de 5 mois pour la mettre en œuvre, et personne ne se dissimule les difficultés qui pourront surgir dans son application. Quant aux ateliers d'usinage, leur dispersion est en cours. On aménage à Vernon une fonderie de cylindres.

La journée dans l'ensemble a été calme. Toutes les manifestations prévues ont cependant eu lieu. Dans les usines, dans toUtes les usines, l'arrêt de travail a été total, de onze heures à midi. Aux usines Renault, il n'y a eu aucun incident. A onze heures précises, dans tous les ateliers, les ouvriers ont cessé le travail, laissant les machines tourner à vide. A l'outillage central quelques-uns ont chanté « La Marseil­laise ». Aucun mouvement dans les rues. Aucun désordre. La maîtrise partout don­nait son appui moral. Dans les bureaux, les contremaîtres et chefs d'ateliers osten­siblement, croisaient les bras pour manifester leur solidarité. Dans l'après-midi, les autorités allemandes ont demandé des explications. Elles exigent que la Direction désigne un homme par atelier qui portera la responsabilité de la manifestation. Mais, il est douteux qu'elle accepte de le faire.

M. de Peyrecave, directeur général des usines et administrateur délégué a demandé à M. Grandjean, directeur commercial, que soit établi un dossier prouvant que les usines ont travaillé par force pour les armées allemandes, et n'ont jamais proposé la moindre fourniture et la moindre amélioration au matériel.

On a appris aujourd'hui que l'atelier de montage de Belfort avait été attaqué samedi par des patriotes qui ont incendié le stock de pneus. 1 000 pneus ont été détruits ainsi que le bâtiment qui les abritait.

1944

Les bombardements aériens qui, en 1942, n'avaient porté que sur quelques grandes usines se sont, en 1943, étendus à l'ensemble du territoire et à de très nombreuses industries. Ils ont eu pour effet de diminuer considérablement la production. Les chiffres de livraison de camions par les usines Renault sont caractéristiques : en 1940, du 1er août au 31 décembre, il avait été livré 4383 véhicules soit une moyenne de 877 par mois. L'année 1941 a connu les chiffres records: 12223 soit 1 018 par mois. En 1942, la production a été touchée par le bombardement du 3 mars, il n'a été livré que 10 184 camions soit une moyenne mensuelle de 849. En 1943, trois bombardements ont touché les usines de Billancourt, les 4 avril, 3 et 15 septembre, si bien que la production de camions est tombée à 5267, soit une moyenne men­suelle de 439, malgré l'action de plus en plus vive des services allemands pour l'accroître.

31 janvier

23 février

M. de Peyrecave est rentré du voyage qu'il avait entrepris en Allemagne pour ren­dre visite à quelques-uns des ouvriers Renault déportés à Stuttgart et à Augsbourg. Il rapporte une très mauvaise opinion du moral de ces hommes, partis depuis plus d'un an. Aucune des promesses prises vis-à-vis d'eux par les autorités allemandes et le gouvernement de Vichy n'ont été tenues. Ils sont mal nourris et mal couchés. Ils ne sont, le plus souvent, pas utilisés dans leur profession. Leurs salaires sont très inférieurs à ceux qu'on leur avait indiqué. Enfin, les permissions sont suppri­mées et beaucoup n'ont pu voir leur famille depuis leur départ.

Les difficultés ne cessent de croître. La pénurie de charbon tourne au tragique. On parle de nouvelles restrictions d'électricité, d'arrêt des usines. Mais bien d'autres obstacles se dressent quotidiennement. Jamais, il y a trois ans, nous n'aurions ima­giné pouvoir travailler dans de pareilles conditions et avec des matières premières d'aussi mauvaise qualité. Depuis une quinzaine nous ne recevons que 50 à 60 pneus par jour. Les camions sont livrés sur 4 pneus au lieu de 6, et il est question pour ne pas arrêter les livraisons, de monter des pneus hors dimension pour les manutentions. Pour alimenter normalement la chaîne de montage de Belfort qui sort environ 10 châssis 3,5 t par jour, il faut quotidiennement 7 wagons. Depuis le 20, nous n'en avons pas eu un seul et des wagons chargés antérieurement ont dû être libérés. Nous allons donc suspendre le montage à Belfort au cours de la semaine prochaine.

Fernand PICARD

(à suivre)