06 - Pierre Debos : mon ami

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Pierre Debos : mon ami

Pierre Debos en 1923.

C'est en août 1927, que nous nous sommes rencontrés pour la première fois, au camp de Mailly, oû le 182e R.A.L.T. (Régi­ment d'artillerie lourde à tracteurs) tenait ses écoles à feux. Le lieutenant Pierre Debos effectuait sa première période de réser­viste, et j'y effectuais mon stage en unité de sous-lieutenant mécanicien au parc régimentaire après ma sortie de l'École militaire d'artillerie de Poitiers.

Le parc était commandé par le capitaine Falieu, que Pierre Debos avait comme lieutenant, lors de son service militaire au 83e R.A.L.T. à Rueil, après sa sortie de l'École militaire de Fontainebleau. Comme l'atelier était dirigé par l'adjudant chef Pouget -un excellent mécanicien qui avait son équipe bien en main -nous avions peu de travail pour le courrier, et' le service de bureau, ce qui nous laissait beaucoup de temps pour les loisirs.

Pierre Debos était né à Chabeuil (Drôme) le 2 avril 1900. Son père, Félix Debos, employé aux contributions indirectes, amena sa famille à changer souvent de résidence, si bien que Pierre, après le certificat d'études primaires, entra à l'École primaire supérieure d'Aubenas (Ardèche) et y prépara l'examen d'entrée à l'École d'arts et métiers. A l'époque, pour les garçons les plus intelligents d'extraction modeste, il n'y avait pas d'autre choix après le brevet d'enseignement primaire supérieur que l'École normale d'instituteurs départementale, ou l'École d'arts et métiers régionale en l'occurrence Cluny. Il y fut reçu en 1916 dans un très bon rang, en même temps que Pierre Peltier, Marcel Tauveron, Firmin Rondepierre (qu'il devait retrouver plus tard chez Renault).

C'était le plein cœur de la guerre -l'année de Verdun -et on appelait aux armées la classe 1918 ; en 1917 ce fut le tour de la classe 1919. L'armistice du 11 novembre 1918 arriva juste à temps pour éviter l'appel de la classe 1920. Pierre put ainsi ter­miner ses études, sans autre complication que le transfert à l'École d'Aix où il eut comme condisciples, les démobilisés des classes appelées aux armées, en particulier Jean Louis et Lucien Péras (qu'il devait aussi retrouver plus tard chez Renault).

Il en sortait en juillet 1919, avec le diplôme d'ingénieur et une médaille d'argent, derrière Lucien Péras et Jean Louis.

Pierre Debos, gai compagnon, joyeux de vivre, éblouit tout de suite, par son entrain, sa culture, le garçon timide et plutôt sombre que j'étais.

Après son service militaire, à Rueil, il était rentré presque naturellement aux Automobiles Delage, dont l'usine était à Courbevoie, toute proche de Rueil, et qui était accueillante aux" gadzarts ".

Après la liquidation des fabrications de guerre, des pièces.déta­chées de fusils, d'avions, de chars comme sous-traitant des Usines Renault, Delage en pleine réorganisation reprenait sa production automobile. Pierre, engagé comme dessinateur au bureau d'études d'outillage, ne pouvait manquer de révéler ses grandes qualités d'intelligence, de méthode et d'organisateur. Son patron, le chef du service d'outillage -Émile Michard, .. gadzart" de Cluny 1908 -était un mécanicien de valeur exceptionnelle. Blessé grièvement à Charleroi en août 1914, il avait été réformé et avait travaillé pendant la guerre à Lyon, sous la direction de Marius Berliet -lui aussi remarquable mécanicien -à la préparation des outillages pour les productions de série.

Sous son amicale autorité, Pierre devint rapidement chef de section puis chef du bureau d'études. Tout était à faire dans le domaine des méthodes et de l'organisation. A l'époque, le des· sinateur d'outillage rédigeait les gammes d'opérations, choisis· sait, avec le chef d'atelier concerné, les machines-outils sur les­quelles elles devraient s'effectuer, dessinait les montages pour présenter les pièces aux outils, et les outils non standard (fraises, alésoirs, barre d'alésage, etc.).

Pierre, qui lisait très attentivement les revues américaines spé­cialisées, en particulier Machinery, entreprit la lourde tâche de normaliser tout ce qui pouvait l'être dans la construction des montages et dans l'utilisation des outils. A l'époque, il n'exis­tait encore aucune norme de l'automobile. Le B.N.A. (bureau de Normalisation de l'Automobile) ne devait être créé qu'après la fondation de la Société des ingénieurs de l'automobile en 1927. Pierre devait participer avec enthousiasme à ces créa­tions. Aucune idée nouvelle ne le rebutait. Il faisait aussi partie du petit groupe des jeunes " gadzarts" -qui derrière son camarade de promotion Saintigny -créait le Groupement des jeunes promotions dans le but de réformer l'Association des anciens élèves des écoles nationales d'arts et métiers, qui s'endormait un peu à leur gré.

Il me parlait de ses travaux, de l'esprit de progrès qui régnait chez Delage, du souci de la qualité qui dominait dans les bureaux et les ateliers, de l'émulation qu'apportait la course automobile, de l'étroite collaboration qui existait entre les études et la production, de la camaraderie entre tous les " gadzarts" de la maison depuis le patron Louis Delage, ancien d'Angers 1889, jusqu'aux jeunes dessinateurs. Son enthousiasme pour son travail me gagnait. Il me donnait envie de faire partie de cette équipe, oû à travers lui, tout me sem­blait parfait. Et, de fait, quelques jours avant ma libération du service militaire, en octobre 1927, il me présentait au directeur général Augustin Legros, ancien d'Angers 1893, et le 17 novembre, je débutais comme dessinateur d'outillage dans le bureau d'études qu'il dirigeait.

Il me facilita grandement cette période d'adaptation à l'indus­trie si délicate pour un jeune qui débute. Il est vrai que mes collègues étaient presque tous des " gadzarts " de quelques promotions plus anciennes que la mienne: Henri Barat, Henri Bernard, Maurice Courtemanche, Derungs, Germann. Nous allions tous ensemble déjeuner dans un bistrot de La Garenne, à quelques centaines de mètres de l'usine. Rapidement je me rendis compte de l'ascendant qu'avait sur eux Pierre Debos, non du fait de sa position de chef, mais par l'ampleur de sa culture. Littérature, musique, théâtre, cinéma, il était au courant de tous les événements parisiens dans les différents domaines.

Au camp de Mailly en 1923, Pierre Debos sur un char Renault FT.

Photographié avec une NN Renault.

Sa " montée à Paris" fut pour lui une explosion. Il avait retrouvé un de ses anciens camarades ardéchois, Georges Charensol, qui s'était fait rapidement une place parmi les jour­nalistes parisiens. Rédacteur en chef et critique de cinéma aux Nouvelles littéraires, il l'avait introduit dans le milieu artisti­que de la capitale. Tous les spectacles l'intéressaient: music­hall, théâtre, cinéma et particulièrement les chansonniers montmartrois. C'était le temps des Paul Colline, René Dorin, Noël-Noël, Souplex, Martini.

Je m'expliquais la vivacité de ses reparties, de ses à-propos, de

ses mots d'esprit au cours de nos repas du camp de Mailly. Je

comprenais pourquoi il était imbattable quand il contait ­

avec l'accent approprié -ses histoires marseillaises, belges,

juives... Sa mémoire lui permettait de réciter de longs passages

d'Anatole France, son auteur favori.

Dans son petit bureau, régnait un désordre indescriptible, de catalogues, revues techniques, formulaires, dossiers divers. Il sautait d'une tâche à l'autre, suivant les appels téléphoniques qu'il recevait de la direction, des ateliers, du bureau d'études voitures, des fournisseurs d'aciers spéciaux pour outils, des fabricants français ou agents étrangers de machines-outils.

Alors que le chef du service, Eugène Michard, passait la tota­lité de son temps soit dans les ateliers à la mise au point des montages et machines spéciales, soit sur les planches à dessin pour suivre les projeteurs et contrôler leur travail, Pierre Debos assurait les liaisons avec le bureau d'études voitures et avec les fournisseurs d'outillages et de machines. Il était arrivé -non sans déployer d'insistance et de diplomatie -à obtenir de Maurice Gauthier, qui dirigeait les études, de passer sur les planches des projeteurs, en temps voulu, pour faire modifier la honception des pièces pour faciliter leur usinage, et à posséder les dessins de détail des nouvelles pièces afin de les examiner avec Eugène Michard et les chefs de section avant la spécifica­tion des prototypes. La liaison entre les études et la fabrication par l'intermédiaire du service outillage était pour lui fondamentale, et le fut pendant toute sa carrière.

Il me confia rapidement une partie des tâches délicates qu'il s'était réservées, le calcul' des réglages des machines à tailler les couples coniques Gleason en particulier, ainsi que la liaison avec les ateliers où l'on mettait en œuvre les procédés nouveaux ou de nouvelles machines-outils. Puis il me lança dans la réor­ganisation des ateliers de montage, appuyée sur une analyse et un chronométrage des opérations élémentaires.

Nous travaillâmes toujours en parfaite harmonie. Je n'eus jamais avec lui le moindre accrochage. Sur son initiative fut créé un service des méthodes, dont il me fit confier la direction.

Mais les événements extérieurs devaient avoir leur répercussion dans notre usine, comme dans toute l'industrie automobile. La stabilisation Poincaré, après l'inflation des années 1920 à 1926, réduisait nos exportations. Les suites du Vendredi noir de Wall Street, fin 1929, devaient entraîner une terrible concentration parmi les constructeurs français. Après Amilcar, Talbot, Unic, Delage était touché à son tour, en même temps que Citroën, et devait cesser ses productions. J'ai conté dans l'ÉpoPée de Renault * les différentes phases de cette débâcle financière, due à de gros investissements tardifs.

Début février 1935, Pierre Debos et moi-même, nous reçumes comme tout le personnel, le même jour, notre préavis de congédiement. La société Delage était liquidée à l'amiable.

Nous nous retrouvions tous les deux, le 3 juin 1935, aux usines Renault à Billancourt. Lui engagé au chronométrage par Émile Tordet, qui avait fait sa connaissance et l'avait jaugé au cours de la liquidation des machines. Moi, engagé par Jean­Auguste Riolfo à l'ateleier 153 (essais spéciaux) après deux tentatives, où je n'avais pas suivi ses invites.

De nombreux cadres nous avaient précédés dans cet exode, Jean-Auguste Riolfo le premier, puis, avec son parrainage, Firmin Rondepierre, Maurice Gauthier, Chaumont, Amise, Boissier, Angeli, Daussy, Rock, Frigaux, Germann, Dantigny, répartis dans les bureaux d'études et les ateliers.

* Albin Michel 1976

D'autres devaient nous suivre, en deux vagues. Achille Sews, Bourez, Gaston Michelat, Henri Barat, Derungs avant la guerre. Henri Bernard, Albert Lory, jeuilly, Maurice Courtemanche, Fretet Madelena, après la guerre.

Je laisse le soin à Pierre Bézier de tracer ce qui fut la place de Pierre Debos aux usines Renault, avant, pendant et après la guerre. je voudrais seulement dire ce que furent nos rapports directs avec Louis Renault au cours des années 1935 à 1944.

Le patron connaissait notre curriculum et savait que nous venions tous les deux de chez Delage. A son retour des États­Unis en août 1940, il prit des dispositions pour l'avenir. Pres­sentant que son état de santé et son âge ne lui permettraient pas de vivre assez longtemps pour que son fils jean-Louis, qui n'avait que 20 ans, soit en mesure, à sa disparition, de lui suc­céder immédiatement à la tête des usines, il avait décidé qui seraient les dauphins des grands chefs de son organisation.

Pour le remplacer, après avoir éliminé son neveu par alliance, François Lehideux à qui il avait réservé d'abord ce rôle, il avait engagé jean Louis, qui désormais l'assistait en permanence. Pour succéder à Émile Tordet, il avait désigné Pierre Debos, il m'avait placé auprès de Charles-Edmond Serre, et il nous avait informés qu'il comptait sur nous.

Au cours des années qui suivirent, il nous fit appeler plusieurs fois ensemble pour nous manifester l'intérêt qu'il portait à nos travaux, et s'assurer que nous ne rencontrions pas d'entrave pour nous affirmer dans notre position. Du fait de ses difficul­tés d'élocution, il ne nous appelait pas par notre nom. Il disait à sa secrétaire" Appelez-moi les autres" ; c'est-à-dire l'autre qui est avec Tordet, l'autre qui est avec Serre.

La plus touchante de ces visites, fut celle du jour de son dernier anniversaire, le 12 février 1944, que j'ai contée dans l'ÉpoPée. Ce jour-là, malgré une aphasie qui s'accentuait de jour en jour, il nous expliqua, avec l'aide de sa secrétaire Mme Latour, qu'il n'avait pas toujours été dans l'état où nous le connaissions, mais qu'il avait pu parler, écrire et su dessiner.

Après la nationalisation des usines, Pierre Lefauche\lx, qui savait apprécier les hommes à leur juste valeur et les écouter, fit de Pierre Debos son principal conseiller dans le domaine de la production. C'est sur ses conseils qu'il fixa à trois cents par jour (vingt à l'heure), la production minimale des voitures 4 CV et renonça à la production parallèle des juvaquatre et de la nouvelle Primaquatre. Pierre avait trop souffert chez Delage du grand nombre des modèles à fabriquer (pour une produc­tion de quinze voitures par jour (... aux meilleurs jours 1) pour ne pas en tirer des conclusions -que certains, autour de lui, jugeaient trop absolues.

Sur le plan corporatif, Pierre Debos ne ménageait pas non plus ses efforts et son dynamisme. Il fut vice-président de la Société des ingénieurs de l'automobile, de 1962 à 1965. Il en avait été un des membres fondateurs en 1927.

Pierre Debos en 1951.

Il fut membre du Comité de la société des anciens élèves de l'école nationale supérieure des arts et métiers de 1965 à 1968.

Il était officier de la Légion d'honneur.

Il avait été honoré par les médailles d'or de la Société des ingé­nieurs de l'automobile, et de la Société à l'encouragement de l'industrie nationale.

Avec Pierre Bézier en 1952.

Fernand PICARD