01 - Paris-Vienne: la course enchantée

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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PARIS-VIENNE LA COURSE ENCHANTÉE

"Paris-Vienne pourrait être surnom­mée la Course enchantée pour laquelle de subtils magiciens, embusqués dans les caniveaux et au sein de dos d'âne innombrables, prodiguèrent les déboi­res et les .désillusions ".

(Le Matin -4 juillet 1902).

Ce dimanche 29 juin 1902 il faisait à Vienne une chaleur tropicale. Une foule nombreuse se pressait sur les pelouses de l'hippodrome du Prater. Certes, tous les Viennois n'étaient pas venus; cer­tains d'entre eux ayant préféré rester dans leurs fraiches villégiatures. Mais le ban et l'arrière-ban des officiels de l'Automobile-Club d'Autriche étaient présents.

L'arrivée de la course devait s'effec­tuer sur la piste des trotteurs. Dans les tribunes, pavoisées à foison, le classique velours à franges d'or abon­dait. «Assistance très élégante, note Frantz Reichel dans «Le Figaro,.,

toilettes claires et exquises, quelques costumes nationaux très rares, trop rares et, sans abondance, la note des tendres uniformes autrichiens ".

Parmi les personnalités on reconnais­sait le Marquis de Reverseaux, Ambas­sadeur de France à Vienne et une foule de ducs, princes, comtes et vicomtes tant autrichiens que français. On regrettait seulement qu'en raison du deuil de la Cour, par suite de la disparition du roi de Saxe, l'empereur François-Joseph n'eût envoyé aucun représentant.

Il était quatorze heures et une joyeuse pagaie régnait dans l'hippodrome : on avait le temps, les premiers concur­rents n'étant attendus qu'une heure plus tard. Aux dernières nouvelles, deux coureurs se trouvaient en tête : Zborowski sur Mercedes et Maurice Farman sur Panhard-Levassor. Qui allait l'emporter de l'autrichien ou du français? On le saurait bientôt.

Brusquement, vers quatorze heures quinze, une clameur s'éleva, soule­vant la foule. Un concurrent venait de pénétrer sur l'hippodrome. De par­tout on cherchait à l'identifier : lor­gnettes braquées, mains mises en visière pour se protéger les yeux du soleil. Les officiels pris de panique se démenaient dans la plus grande confu­sion. On vit la voiture faire demi-tour, puis revenir. Enfin, on put lire son numéro. Le 147. C'était celui de la voi­ture légère pilotée par Marcel Renault. On attendait Zborowski ou Farman et c'était Renault qui arrivait. Surprise, acclamations, «Marseillaise JO -cette « Marseillaise» pourtant interdite à Vienne parce qu'adoptée par les socia­listes autrichiens 1 Fleurs, couronne de laurier et un vainqueur ému qui ne peut que balbutier, un Marcel Renault, couvert de poussière, vainqueur de la Course enchantée 1

Une rude épreuve

Relier Paris à Vienne en automobile ne constitue pas, de nos jours, un exploit. En 1902 il en allait tout autrement. Certes, les routes françaises étaient bonnes, quoique empoussiérées dès que la chaleur les asséchait. Mais, la frontière autrichienne franchie, après un passage sans histoire de la Suisse, les difficultés commençaient.

Louis Renault au volant pendant qu'on ins­pecte les roues de sa voiture et qu'une charmante hôtesse lui offre des rafraîchis­sements (cl. R.N.U.R.).

Georges Prade, rédacteur à «L'Auto­Vélo ", qui avait parcouru l'itinéraire de la course, recommandait aux concur­rents « la plus grande et la plus stricte prudence... L'Arlberg, lui-même, malgré ses effrayants lacets, n'est redoutable que pour un fou quoiqu'il ne soit qu'une suite de terribles descentes en S... Avant Innsbruck, poursuivait-il, la route est épouvantable, un vrai bourbier s'il pleut... Après Salzbourg, la route n'est qu'une suite d'effrayants caniveaux en palier et de dos d'âne en côte. J'ai compté dans une côte huit dos d'âne en montant et dix-huit en descendant.

Au dix-huitième, malgré notre prudence qui, à défaut d'autres motifs avait, on le conçoit, la raison de dix-sept accrocs en deux kilomètres, la carrosserie arrière renonçait à la lutte et le second banc de notre phaéton s'écroulait avec ses trois voyageurs. Mesure en main, ce dos d'âne qui mériterait en l' occu­rence le nom de dos d'éléphant, mesu­rait 0,40 m de haut, une petite butte effroyable à plus de vingt à l'heure ».

Alors, recommandait Georges Prade, de la patience : «Que celui qui veut arri­ver s'astreigne à arriver tard. Le mérite ne sera pas moindre, loin de là et pour qui connaitra la route, le seul fait d'avoir couvert l'étape dans la journée sera un magnifique brevet d'endurance et solidité". Gardons-nous donc de faire des pronostics trop optimistes car... « les coureurs quelles que soient leurs qualités personnelles et la puis­sance de leurs machines, sont à la merci d'un incident de route; une voi­ture qui ne se range pas assez vite sur leur passage les immobilise fréquem­ment dans une fâcheuse panne alors qU'ils sont non loin du but» (1).

Ainsi donc sur « un chemin comme bou­leversé par un tremblement de terre les grandes vitesses seront impossibles durant la plus grande partie des deux dernières étapes. Or, comme la traver­sée de la Suisse se fera à faible allure, la vraie course n'aura guère lieu que pendant la première étape c'est-à-dire entre Paris et Belfort. Ensuite il faudra, pour arriver, marcher avec une pru­dence qui n'est ordinairement pas le fait des coureurs. Ceux qui ne seront pas raisonnables briseront à l'envie, ressorts, moyeux, etc... quand ils ne se briseront pas eux-mêmes quelque

chose» (2).

En fait la course se joua non dans la première étape, pas même dans l'Arlberg redouté à juste titre, mais dans les tout derniers kilomètres.

De Paris-Berlin à

Paris-Vienne

La course Paris-Berlin (3) disputée l'année précédente avait démontré sans conteste la prédominance de l'industrie automobile française. L'Automobile-club de France ne pouvait donc pas refuser l'invitation que lui avait adressée l'Automobile-club d'Autriche «de venir en course à Vienne" (4).

Mais Paris-Berlin «avait soulevé une telle explosion de haines irraisonnées et stupides, qu'il y avait quelque cou­rage à revenir à l'assaut, à essayer de remonter le courant de l'opinion publi­que dévoyée par tous les aboyeurs de la presse quotidienne et du Parlement, tous les journalistes en mal de chro­nique et tous les députés en mal de réélection» (5). Obtenir les autorisa­tions indispensables représentait un certain nombre de difficultés. Oepen-. dant le gouvernement aurait été mal venu d'interdire cette nouvelle épreuve. En effet, le Ministre de l'agriculture, dans son désir de satisfaire les produc­teurs d'alcool en décidant tous les chauffeurs à employer « l'alcool natio­nal et à mépriser dorénavant l'essence de pétrole» (6) avait organisé du 15 au 17 mai 1902 le Circuit du Nord. La «Course du Ministère» comme on l'appelait comportait différents concours de consommation et une course de vitesse dans laquelle d'ail­

leurs Louis et Marcel Renault, Grus, Cormier, Oury et Vauthier s'étaient classés très honorablement.

Néanmoins quand Waldeck-Rousseau,

Président du Conseil et Ministre de

l'intérieur, autorisa officiellement Paris­

Vienne, la presse automobile salua sa

décision en lui exprimant «toute la

gratitude et la reconnaissance des fer­

vents de l'automobile ». Car « les fabri­

cants ont dépensé des millions pour

assurer le triomphe de l'industrie auto­

mobile française et beaucoup crai­

gnaient qu'une interdiction brutale ne

vienne neutraliser ces efforts en pure

perte» (7). En effet, «dix maisons

d'automobiles ont dépensé chacune

de 100 à 200000 francs. Elles avaient

échelonné des ouvriers sur tout le par­

cours avec des pièces de rechange.

La maison Panhard n'avait pas moins

de 100 mécaniciens sur la route et, à

300 francs chaque, cela fait déjà un

Joli denier et ce n'est là qu'une minime

partie des frais qu'entraine une

course» (8).

(1)

«Le Petit Parisien» du 28 juin 1902.

(2)

«L'Écho de Paris» du 25 juin 1902.

(3)

Voir G. Hatrll «Paris-Berlin ou le triom­phe de Renault frères ». «< De Renault frères à la R.N.U.R. », Tome l, p. 231).

(4)

«L'Écho de Paris» du 25 juin 1902.

(5)

«La Locomotion Automobile» du 13 février 1902.

(6)

«La France Automobile« du 24 mai 1902.

(7)

«La Locomotion Automobile» du 5 juin 1902.

(8)

«L'Écho de Pari8» du 30 juin 1902,

Cependant un obstacle de taille se dressait devant les organisateurs : la traversée de la Suisse. Les autorités cantonales avaient exprimé leurs inquiétudes, « la Suisse n'est pas orga­nisée pour établir d'une façon efficace la surveillance des routes comme il serait utile de le faire dans la circons­tance" (9). En conséquence, il avait été décidé de neutraliser la deuxième étape Belfort-Bregenz. La course se disputerait donc en trois étapes: Paris­Belfort (408 km) le jeudi 26 juin, Bregenz-Salzbourg (369 km) le samedi 28 et Salzbourg-Vienne (343 km) le dimanche 29.

Quant au règlement il ne différait guère de celui de Paris-Berlin. Cependant il prévoyait cinq catégories au lieu de quatre: bicyclettes automobiles pesant moins de 50 kg, motocycles pesant moins de 250 kg, voiturettes de 250 à 400 kg, voitures légères de 400 à 650 kg et grosses voitures de 650 à 1 000 kg au maximum. Il précisait que « les véhicules de ces deux dernières catégories porteront au moins deux voyageurs côte à côte d'un poids mini­mum de 60 kg par voyageur, étant entendu que, dans le cas où le poids moyen des voyageurs n'atteindrait pas 60 kg, le surplus devra être complété par du lest. Le poids des véhicules des différentes catégories est toujours pris à vide. Par poids à vide on entend sans voyageur, ni approvisionnement (char­bon, eau, pétrole, accumulateurs), ni outils de rechange, ni bagages, vête­ments ou provisions. Les véhicules des 4e et Se catégories doivent être enga­gés et conduits (ou tout le moins avoir à bord) pendant toute la durée de la course, par un membre de l'AC.F. , de l'AC.A ou d'un club reconnu par eux. C'est cette personne qui sera res­ponsable de tout manquement au règlement ".

La traversée d'un certain nombre de localités devant se faire à une allure réduite, des dispositions avaient été prises pour assurer le ralentissement et le rendre égal pour tous (article 6). Enfin des affiches triangulaires orange, la pointe placée dans le sens de la marche baliseraient le trajet à suivre; des drapeaux jaunes signifieraient un arrêt obligatoire, des drapeaux bleus ralentissement pour passage dangereux ou traversée d'une agglomération non neutralisée. D'autres drapeaux, bleu et noir, moitié bleu moitié blanc, noir ou jaune (la partie blanche en bas) mettraient en garde les concurrents contre certains obstacles ou indique­raient que la route était libre.

Renault ,se prépare à vaincre

Dès le début de l'année il était évident que les constructeurs français parti­ciperaient largement à cette nouvelle confrontation sportive internationale. De fait, au jour de la clôture des enga­gements on enregistrait 204 concur­rents. Certes, soixante-six se désiste­ront quelques jours avant le départ, mais les 138 autres poursuivirent leurs préparatifs dans le plus grand secret. Voici en quels termes Baudry de Saunier en parlait dans «L'illustra­tion »(10) : «L'organisation définitive d'une pareille épreuve peut être faite dans les six semaines, à grand renfort de bonnes volontés; mais il faut de longs mois pour que les usines pré­parent le modèle qui va porter leur chance. Toutes ses proportions sont longuement étudiées et discutées, et tous les contremaÎtres, chacun en sa partie, sont consultés sur la réalisa­tion pratique des organes dont on va leur confier l'exécution. Une course telle que celle de Paris à Vienne était officieusement décidée en janvier der­nier et, dès cette date, les ateliers se mettaient à l'œuvre. On aura une idée de l'activité prodigieuse de /'industrie automobile française quand on saura que, pour la partie vitesse seulement (sans compter la partie tourisme), le nombre des véhicules engagés est monté à 204! Le prix marchand des voitures concurrentes s'élève à près

de 4 millions.

«Précisément cette fièvre même qui secoue les usines six mois déjà avant une grande course, et dont /'intensité croÎt avec /'imminence des fatales jour­nées, est une des maladies les plus sérieuses de notre industrie. Le public ne peut guère imaginer les sommes que le simple fait d'engager cinq ou six voitures sur un parcours aussi long fait sortir de la caisse d'une maison d'auto­mobiles qui a une renommée à défen­dre ou à acquérir ".

« Les voitures de course «coûtent ce qu'elles coûtent ", on ne regarde plus le prix de revient. Arriver, tout est là. Des personnes très au courant de la comptabilité de nos grandes usines affirment qu'une telle épreuve coûte à chacune près de 300000 francs en voyages d'hommes, en gaspillage de toutes sortes, en retard dans les livraisons ".

«Pendant la semaine de l'épreuve l'usine est absorbée presque entière­ment par les coureurs qui, ayant essayé leurs voitures, leur font subir telle petite modification, exigent tel démontage. Alors, selon une expression typique, le client ordinaire «bat la semelle ». Le monsieur en détresse dans la Bretagne et qui télégraphie à l'usine de lui envoyer un bon ouvrier doit attendre philosophiquement que le nom du gagnant soit enfin annoncé par le télégraphe ... ".

« Le conducteur est accompagné d'un autre homme, un aide qui doit être un « débrouillard "... C'est donc sur lui, sur le « mécano ", en termes d'ateliers, que repose la responsabilité presque entière de la bonne marche de la voi­ture. C'est lui qui, tout en roulant, la graisse, la soigne, l'écoute. Car il doit connaÎtre assez sa bête pour en devi­ner au moindre bruit le malaise pro­bable et pour y porter remède sans hésitation. Un peu d'acrobatie n'est pas de trop dans ses qualités; à la vitesse d'un rapide il doit savoir se pencher dehors et atteindre dans le moteur le guichet d'air à ouvrir ou fer­mer ou le ressort qui « rappelle" mal. C'est lui encore qui, aux contrôles, doit rapidement ravitailler la voiture, faire emplir par les hommes de sa maison qui l'attendent, les réservoirs d'eau, d'essence, d'huile, donner un tour de main aux graisseurs, retendre au galop une chaÎne, prestement remettre le moteur en marche, et sauter à sa place!

La voiture rivale n'est parfois qu'à un

kilomètre de là; et un kilomètre ce

n'est pas même une minute! ».

(9)

«L'Éclair» du 16 juin 1902.

(10)

du 28 juin 1902.

Trente et une marques connaissent cette fièvre, des plus anciennes comme Gardner-Serpollet, Daimler, Panhard­Levassor et Peugeot, aux plus récen­tes comme Corre, C.G.V., Ader qui n'avaient pas deux années d'existence. Mais c'est Panhard-Levassor qui avait fait l'effort le plus important: 18 voi­tures dont 13 dans la première caté­gorie, ensuite venaient Mors (10), Darracq (9). Et parmi ces trente et une marques 25 étaient françaises, trois allemandes, deux anglaises et une belge. Encore une fois la prédominance française s'affirmait, encore qu'un concurrent, Mercedes, était considéré comme un redoutable adversaire.

Chez Renault, dès octobre 1901, on avait songé aux futures épreuves. La grande ambition de la maison: accéder à la catégorie des voitures légères sans pour autant abandonner les voi­turettes qui avaient, en moins de trois années affirmé le renom de la marque. Mais 1902 devait aussi être l'année du lancement du moteur Renault. Un moteur construit sur des données nou­velles, souple, élégant, silencieux, robuste, que quelques mois plus tard les spécialistes rechercheraient pour ses qualités: «sa simplicité, car la cir­culation par thermo-siphon supprime la pompe et les ennuis; sa sécurité de marche, car le mode de lubrification adopté est plus sûr que le barbottage. La force centrifuge envoie l'huile des têtes de bielles dans des gouttières réservoir qui graissent les paliers. L'excédent d'huile de ces paliers est, par l'effet de la force centrifuge envoyé dans une gorge d'où, par un conduit intérieur, elle s'en va graisser les têtes de bielles... et... ce moteur est équilibré parfaitement, sans trépida­tions à l'arrêt ou en marche et munis de dispositifs de réglage sur l'admis­sion qui permettent de lui donner les allures les plus variables» (11).

Marcel Renault avec à ses côtés son frère

Fernand; derrière, Vauthier le mécanicien

(cl. R.N.U.R.).

Bien entendu, il n'était pas encore question d'équiper toutes les voitures du nouveau moteur et on utiliserait encore longtemps les moteurs de Dion­Bouton et Aster. Mieux même, au Cir­cuit du Nord où, pour la première fois Renault était apparu dans la catégorie des voitures légères, celle pilotée par Louis Renault s'était présentée avec un moteur de Dion. Paris-Vienne devait donc constituer le banc d'essai du nou­veau moteur et on ne peut qu'admirer le courage du constructeur de Billan­court qui n'hésitait pas, ce faisant, de se lancer dans une aventure qui risquait de compromettre le renom de la mar­que. Courage ou absolue confiance dans un produit parfaitement mis au point?

Voilà donc Renault engagé dans cette épreuve réputée difficile; il doit, sinon vaincre, du moins se placer dans les premiers. Et ce sont les meilleurs pilo­tes de la maison qui sont retenus, les patrons en tête : Louis et Marcel res­pectivement nOS 18 et 147, Louvet nO 148, tous trois dans la catégorie « voitures légères» ; Grus nO 96, Oury nO 97, Cormier nO 98 et Lamy nO 100, dans la catégorie «voiturettes» (12). Au côté de ces pilotes éprouvés, des mécanos hors de pair; malheureuse­ment nous n'en connaissons que deux: Szisz avec Louis et Vauthier avec

Marcel (13).

De la fourche de Champigny à Belfort

Comme pour Paris-Berlin le départ devait être donné à Champigny. Voici en quels termes Paul Champ (14) raconte à ses lecteurs les événements de la nuit du 25 au 26 juin : «Toute la soirée le quartier de la Gran de­Armée -centre général de l'industrie automobile -a été des plus animé. Le public stationnait autour des voitures et les examinait avec un vif intérêt. Les passages des voitures dans la rue de Rivoli et sur les boulevards a excité également la curiosité du public. Dans le bois de Vincennes c'est un exode général vers Champigny. Les automo­biles de course ou celles, plus confor­tables, conduisant des spectateurs, les voitures hippomobiles et des cyclistes en longues théories sillonnaient les allées du bois de Vincennes, se passant ou se dépassant au milieu du bruit produit par les ronflements et les péta­rades des moteurs et les rauques sons des trompes d'avertissement. Le ser­vice d'ordre, sérieux, commandé par la

Préfecture de Police ne sera pas inutile. il est à prévoir que des milliers de curieux seront réunis à Champigny.

« Le contrôle était installé au sommet de la côte où une large bande de toile portant l'inscription «Course Paris­Vienne départ» en indiquait l'endroit. Le long de la route, les arbres portaient des numéros indiquant /'emplacement des différents véhicules. La scène était éclairée par de nombreuses lampes à alcool semées, de-ci, de-là, dans les arbres. Le spectacle est d'un pittores­que achevé. Autour des concurrents se pressent les curieux inspectant les véhicules, grosses voitures, voitures légères, tricycles et motocycles, pen­dant que les ouvriers donnent un coup d'œil aux organes des moteurs.

«De temps à autre une lueur aveu­glante surgit. C'est l'éclair du magné­sium qui permet aux photographes d'opérer comme en plein jour. Un peu plus loin d'ingénieux industriels ven­dent les éléments d'une soupe som­maire. Et c'est ainsi que je puis voir, spectacle peu banal, deux millionnaires

M. W.-R. Vanderbilt et le baron Henri de Rothschild, assis au revers du fossé, manger un chiffon de pain bourré de ronds de saucisson. Et, sur la route, cyclistes et automobilistes continuent à défiler pour aller plus loin voir le passage des coureurs, saupoudrant de poussière ténue les spectateurs rangés sur les bas-côtés.

(11)

«La Locomotion Automobile» du 11 décembre 1902.

(12)

Les voitures légères étaient munies du moteur Renault 4 cylindres de 20-30 che­vaux (selon le procès-verbal des mines) ; cependant les journaux de l'époque par­lent plus fréquemment d'une puissance de 16 chevaux. Les voiturettes avaient un moteur De Dion 2 cylindres de 8-10 chevaux.

(13)

Szisz connaîtra son heure de gloire en remportant le 27 juin 1906 le 1er Grand Prix de l'A.C.F. Voir G. Hatry «La grande victoire de Szisz ». (<< De Renault frères à la R.N.U.R. », Tome 1, p. 153). Quant à Vauthier il sera blessé au côté de Marcel Renault lors de Paris-Madrid. Voir G. Hatry «La mort tragique de Marcel Renault ». «< De Renault frères à la R.N.U.R. », Tome 1, page 113).

(14)

«Le Figaro» du 26 juin 1902.

« Une petite brise fraÎche qui souffle dans la nuit ne peut réussir à dissiper une odeur composée de graisse brû­lante, de pétrole malodorant et d'alcool carburé qui flotte. Les voitures des rois de la route, des Girardot, des Fournier, des de Knyff sont particu­lièrement en t 0 u rée s. Débarrassées d'accessoires encombrants, presque réduites au châssis et au moteur, lon­gues et basses sur roues, sommaire­ment peintes en gris ou en bleu, elles donnent /'impression d'un torpilleur. Trépidantes et vibrantes, elles semblent vivre et être impatientes de dévorer les 1 300 kilomètres qui les séparent de Vienne.

« L'heure du départ approche avec le jour qui se lève. Les nombreux gen­darmes et agents mobilisés s'emploient sous les ordres de M. Orsatti, commis­saire de police à Joinville-le-Pont, à dégager les abords du contrôle. Ils ont peine à maintenir rangés les curieux qui se poussent. à 3 h 35, Girardot est sur la ligne de départ, calme, la main sur le volant de direction.

-Êtes-vous prêt? demande d'une voix forte le starter, M. Huet.

Un signe de tête affirmatif, un oui éner­gique dominant les ronflements du moteur, le drapeau rouge s'abaisse et en quelques secondes le premier par­tant disparait dans le lointain en sou­levant un nuage, une avalanche de poussière» .

Ce sont en effet les concurrents de la coupe Gordon-Bennett, avec leurs voi­tures peintes en bleu, qui partirent les premiers (15). Les autres suivirent par intervalles de deux minutes. Louis Renault quitta Champigny à 4 h 7 mn, Grus à 5 h 27 mn, Oury à 5 h 29 mn, Cormier à 5 h 31 mn, Lamy à 5 h 33 mn, Marcel Renault à 6 h 7 mn et Louvet à 6 h 9 mn. Il était près de 8 heures quand le dernier départ fût donné.

A cette heure, Belfort se préparait à recevoir les coureurs. «La nouvelle épreuve de l'A.C.F. touche par trop de côtés à notre amour-propre national et à notre suprématie industrielle pour que, dans un pays essentiellement patriote et manufacturier comme le Haut-Rhin elle ne provoque pas partout une très sympathique curiosité» (16).

Le contrôle d'arrivée situé aux portes de la ville non loin du village d'Essert, était rigoureusement gardé sur près de huit cents mètres par des sentinelles placées de dix en dix mètres, qui reje­taient énergiquement les piétons impru­dents sur les accotements.

(cl. R.N.U.R.).

A 10 h 47 mn precises, un coup de clairon annonce l'arrivée du premier : René de Knyff sur Panhard-Levassor. Il sera crédité de 4 h 16 mn 30 s, neu­tralisations déduites, car il était parti à 3 h 36 mn ce qui donnait un temps réel de 7 h 11 mn. Puis, les arrivées se succèdent à intervalles plus ou moins longs. Le premier des Renault est Louis (5 h 3 mn 49 s), le deuxième, Marcel le suit à trente minutes, puis viennent dans l'ordre Oury, Grus, Cormier et Lamy. Seul à ne pas être au rendez­vous, Louvet, victime d'ennuis peu après le départ. En somme une bonne journée pour les Renault quand on sait que les favoris Fournier et Girardot ont dû abandonner. Et cette étape qui ne devait guère causer de surprises voit trente deux concurrents éliminés et non des moindres, puisque aux deux déjà nommés s'ajoutent Gabriel, Rolls, Austin, Renaux (17) et Lorraine-Barrow.

Des pentes de l'Arlberg à Vienne

Le lendemain devait être une étape sans histoire. La route menant de Belfort à Bregenz traversait la Suisse dont le territoire avait été neutralisé. C'était donc du tourisme mais le par­cours «avait été sectionné en un cer­tain nombre de zones que l'on devait mettre, à franchir, un temps déterminé. Si l'on arrivait à la zone suivante avant l'heure prescrite on vous faisait atten­dre que le délai imposé fut écoulé. Ces délais étant les mêmes pour tout le monde, la logique semblait indiquer que tout le monde, du moins ceux n'ayant eu en route aucun retard, devait arriver à Bregenz dans l'ordre du départ et avec des temps semblables. Eh bien, il n'en a pas été ainsi et la logique ici,

est en défaut» (18). D'où quelques dis­cussions, ce qui n'empêcha nullement les concurrents d'arriver à Bregenz où les attendait une foule nombreuse et enthousiaste.

L'étape Bregenz-Salzbourg qui se dis­putait le 28 n'avait rien à voir avec le tourisme. «II s'agissait, en effet, de traverser l'Arlberg, où les pentes de 14 et 15 % se rencontrent à chaque tournant; or, cette tâche n'a pas été aisée pour tout le monde. Nous avons eu la bonne fortune de connaÎtre des temps pris sur une distance exacte­ment repérée de 150 mètres, dans la partie la plus dure de l'Arlberg, là où la rampe mesure au moins 15 ou 16 %, par M. Lohner, membre de l'Automo­bile Club d'Autriche. Le record appar­tient à Teste qui a mis 14 secondes 2/5; c'est plus de 36 de moyenne sur du 15 % à 1800 mètres d'altitude. René de Knyff vient ensuite avec 15 secon­des 4/5. Le record en sens inverse est de près d'une heure pour une voiture qui a dû débarquer tous ses acces­soires et bagages pour s'alléger et atteindre, non sans peine, le point culminant d'où les conducteurs sont revenus chercher, pour les remonter à bras, tous les objets abandonnés. Nous ne parlons, bien entendu, que des voitures qui n'ont employé que leurs propres moyens pour franchir le col.

(15)

La coupe Gordon-Bennett se disputait pour la troisième fois, dans le cadre de Paris-Vienne, sur la distance de Paris à Innsbruck. Elle vit la victoire de l'anglais

B.F. Edge ce qui n'alla pas sans soulever d'amères commentaires dans la presse française.

(16)

«Le Petit Journal» du 26 juin 1902.

(17)

Eugène Renaux prit son brevet de pilote en 1910. Moins d'un an plus tard, aux commandes d'un avion Maurice Farman, moteur Renault, il réussissait à se poser au sommet du Puy-de-D(jme remportant ainsi le Prix Michelin. Voir G. Hatry «L'exploit d'Eugène Renaux », (« De Renault frères à la R.N.U.R. », Tome l,

p. 254)·

(18)

«La France Automobile» -du 5 juillet 1902.

«Quant à la descente elle faillit être une épouvantable course à la mort: le coureur autrichien Max a culbuté avec sa voiture dans un précipice bordant la route et par un hasard miraculeux s'est retrouvé sain et sauf presque entre ciel et terre tandis que sa voiture se brisait au fond d'un ravin.. Derny, à motocyclette, ayant cassé ses freins, a descendu les derniers kilomètres à une allure vertigineuse en appelant au secours. Heureusement, au bas de la côte, se trouvait le capitaine Gent y et son mécanicien qui,-voyant arriver le malheureux coureur, purent le saisir chacun d'un côté par son veston et l'arracher ainsi à une mort presque certaine,. (19).

C'est justement dans cette étape que Louis Renault connut la malchance. Au contrôle d'Innsbruck, alors qu'il était à l'arrêt et que le temps réalisé le plaçait en tête de sa catégorie «et presque au classement général» (20) sa voiture fût «tamponnée,. par celle de de Caters. Résultat: quatre heures de retard dûment constatées par les com­missaires. A peine les avaries réparées il heurte un talus et brise une roue. Avec son mécanicien Szisz il répare en utilisant des moyens de fortune. Ce qui explique son arrivée tardive à Salz­bourg. Cependant les six Renault étaient là et, en tête, Marcel Renault ( 5h 37 mn 35 s), les autres dans des temps variant de 7 h 36 mn à 7 h 59 mn.

A la veille de la dernière étape la situation des Renault n'était pas parti­culièrement brillante. Dans la catégorie «voitures légères» il ne fallait plus compter sur Louis Renault, son handi-

Au Prater, Marcel Renault dont la voiture est garnie d'une couronne de laurier se rend au contrôle d'arrivée (cl. R.N.U.R.).

cap était trop important pour qu'il puisse rattraper plusieurs heures dans une étape de 343 kilomètres ne compor­tant pas de difficultés majeures. Quant à Marcel il ne figurait qu'à la septième place au classement général avec plus d'une heure de retard sur Henri Farman (grosses voitures) et 27 minutes sur le premier de la catégorie des voitures légères, Edmond sur Darracq. Par contre, dans la catégorie « voiturettes» Oury et Grus étaient bien placés. En somme les Renault devaient limiter leurs ambitions; une grande victoire n'était plus à leur portée. Mais la course en décida autrement.

Le dimanche 29 juin ils n'étaient plus que 77 sur la ligne de départ. A 6 h 30, Henri Farman s'élance sur la route qui mène à Vienne, suivi par les autres concurrents partant selon l'ordre du classement général. Marcel Renault n'a plus que le désir de dépasser Edmond et de prendre ainsi la tête de sa catégorie. 75 kilomètres lui suffisent pour reprendre les 27 minutes le sépa­rant de son rival. Désormais il fallait user de prudence. Mais le soleil brille et le moteur tourne rond. A 80 kilo­mètres de Vienne il rattrape Zborowski et Maurice Farman et se trouve seul en tête. Et c'est l'arrivée au Prater où on ne l'attendait pas. Pendant ce temps les autres Renault poursuivaient la lutte. Malheureusement, Oury sur qui reposait toutes les chances est victime d'un accident entre Gemersdorf et Prinzendorf et sa voiture mise en

pièces (21).

Ainsi se terminait Paris-Vienne et le nom de Marcel Renault s'inscrivait en lettres d'or au palmarès de la marque.

Marcel Renault raconte sa course

C'est certainement à l'occasion de Paris-Vienne que la presse quotidienne inaugura le reportage vécu. « Où est-il ce temps point trop lointain où les grands quotidiens étouffaient les cour­ses d'automobiles en quelques lignes, en quatrième page, après les chiens écrasés, entre le pompeux éloge du chocolat X et les vertus admirables du corset Z. Aujourd'hui c'est en pre­mière page de nos grands confrères que l'on a pu suivre toutes les péripé­ties de la course,. (22). En effet, non contente de publier les dépêches de ses correspondants locaux, elle avait de surcroît fait suivre la course par des envoyés spéCiaux dont certains en

automobiles. Il en était ainsi de Franz Reichel qui avait fait le voyage avec une Gardner-Serpollet pour le compte du « Figaro ». C'est pourquoi, que, tout naturellement, Marcel Renault confia à ce journal ses impressions de vain­queur (23). Les voici dans leur inté­gralité.

«Vous m'avez demandé très aimable­ment de vous communiquer mes impressions de course. Quoique cette demande soit très flatteuse pour moi, je crains que le but que vous vous proposiez, de connaître des sensations neuves, ne soit pas atteint.

«En effet, en partant pour Vienne, je me mettais en course sur la route pour la dixième fois et, forcément, je n'ai plus ressenti les émotions qu'éprou­vent les jeunes coureurs dans leur première épreuve.

« L'émotion du départ est, certes, l'une des plus fortes. Convoqué à Champi­gny pour trois heures et demie, rai dû attendre, avec mon numéro 147, jus­qu'à 6 heures la minute décisive où l'on s'élance sur la route, décidé à tout. Ces heures d'attente finissent forcé­ment par énerver les plus calmes. S'il ne se produisait des absences, il y aurait un remède à apporter à la régle­mentation en vigueur : ce serait de convoquer chacun un quart d'heure, vingt minutes, avant son départ.

« Pendant deux heures et demie rai vu successivement partir une centaine de concurrents, les uns avec des démar­rages brillants, d'autres travaillant jus­qu'à la dernière seconde et s'épuisant à mettre en route un moteur rébarbatif, arrivant même à perdre quelques minu­tes. Pendant ce temps, je cherchais moi-même à me faire une idée de ce qui allait bien pouvoir m'arriver lorsque ce serait mon tour. Nul ne sait, lors­qu'il s'engage dans une épreuve comme celle de Paris à Vienne, si les incidents de la route lui seront favorables.

(19)

«La France Automobile» du 5 .iuillet 1902.

(20)

«Le Matin» du 30 juin 1902.

(21)

«L'Éclair» du 30 juin 1902.

(22)

«La Locomotion Automobile» du 11 juillet t902.

(23)

«Le Figaro» du 10 juillet 1902.

«Je me souviens que chaque fois que je voyais partir un bon camarade je me trouvais légèrement anxieux de savoir si la Providence nous permettrait de nous retrouver le soir à J'étape.

«Enfin, quelques minutes seulement me séparent du moment décisif : je mets en route mon moteur, je m'avance sur la ligne du départ, encore quelques instants et j'entrerai en lutte avec les difficultés de la route. Les dernières minutes ressemblent à celles du condamné sur J'échafaud, lorsque le starter commence à compter :

Une minute... 45 secondes... 30 secondes... 10 secondes... 5 secon­des... 2 secondes... Partez!

«Je crois qu'à ce dernier mot aucun concurrent n'a manqué de pousser un « ouf!» de soulagement, au moment même où il venait de franchir cette seconde qui sépare la période de pré­paration à la course (qui certainement est la plus dure) de la course elle­même.

« Nul ne sait exactement tout le travail, toute la peine qu'a pu coûter à chacun la mise au point d'une voiture pendant les derniers jours précédent la course. Jamais content, jamais satisfait, redou­tant toujours quelque chose, cherchant toujours à atteindre la perfection, le coureur ne ménage pas sa peine. Jusqu'à la dernière seconde il travaille à améliorer cette voiture sur laquelle il s'élance à la conquête de la route.

«De Paris à Belfort la route offrait, somme toute, peu de difficultés -quel­ques tournants parfaitement indiqués par des organisateurs connaissant à fond les dispositions à prendre sur le parcours d'une course. Drapeau bleu, devant lequel tout homme prudent doit s'incliner en ralentissant J'allure de son véhicule, puisqu'il signale soit un tour­nant dangereux soit une traversé_e dif­ficile; drapeau jaune pour J'arrêt : aucune indication ne manquait pour

renseigner sur les difficultés du

parcours.

«Parti presque dans les derniers,

obligé de dépasser bon nombre de concurrents pour arriver dans un rang respectable .à Belfort, j'ai éprouvé maintes fois cette sensation délicieuse de la lutte, qui est certainement la seule· émotion capable de vous faire oublier la fatigue... et peut-être même le danger.

«J'avais résolu avant de partir, étant donné la longue étendue de la route et les nombreux incidents que les dif­ficultés constantes pouvaient nous

L'arrivée de Marcel Renault au Prater

(cl. R.N.U.R.).

réserver, d'être calme et de conserver une bonne allure. Je dois avouer que, malgré tout, en apercevant au loin les petits nuages de poussière qui me signalaient un concurrent que J'on rattrape, je me suis laissé aller plus d'une fois à cette griserie de la lutte.

«Quoique nous ayons traversé dans toute J'étape Paris-Belfort, jusqu'à cer­tainement 50 à 60 kilomètres de Paris, une haie humaine, j'avoue que les pré­occupations d'un but à atteindre ne m'ont pas permis, à de rares excep­tions près, de distinguer qui que ce soit. C'est à peine si, parfois, je distin­guais les encouragements de quelques amis venus pour voir passer les 200 concurrents de la Grande Renommée. « La route à partir de Lure a été signa­lée comme particulièrement dange­reuse, et comme j'avais mis avant tout dans ma tête d'arriver à Vienne, je redoublai de prudence et j'arrivai sans aucune difficulté à Belfort.

«L'étape du lendemain fut presque pour tous un véritable délassement, J'allure de 30 à J'heure nous permettait en effet largement d'admirer la nature. J'éprouvais presque une joie de retrou­ver ces merveilleuses vallées de la Suisse, que durant deux années consécutives j'avais déjà traversées en touriste. J'atteignis donc, après deux heures de marche, entrecoupées d'ar­rêts à chaque contrôle, J'étape de Bregenz, en dissertant tranquillement avec mon mécanicien qui s'extasiait à chaque moment sur les beautés d'un pays qu'il traversait pour la première fois.

« La course à J'étranger offre évidem­ment bien d'autres difficultés que les courses dans notre pays, d'abord au point de vue des routes; ensuite il y a la difficulté de se faire comprendre.

De plus, J'organisation, dans un pays où nous courrions pour la première fois, devait être forcément bien infé­rieure à celle existant en France. On nous avait informés, au départ de Bregenz, que les signaux bleus de ralentissement ne seraient placés sur J'obstacle lui-même que lorsque ce serait un caniveau ou un passage à niveau, que les tournants dangereux ne seraient indiqués qu'au cas où il y aurait une obstacle prévu de J'autre côté du tournant... et forcément cette information n'avait rien d'encourageant, surtout après les récits qui avaient été faits sur J'état des routes! c Les premiers kilomètres parcourus m'avaient fait penser un moment qu'on avait exagéré J'état des routes autri­chiennes, le terrain étant très prati­cable. Parti le 23e, le 28, à quatre heures onze de Bregenz, à peine quel­ques minutes écoulées, je commence à rattraper une première voiture. Devant moi, la poussière était telle qu'étant donné J'étroitesse de la route et les arbres qui formaient berceaux au-dessus de ma tête, je crus un ins­tant devoir renoncer à dépasser ce premier concurrent. Et je songeais, navré, qu'il allait falloir me décider, si J'état de la route continuait ainsi, à renoncer à dépasser ce concurrent, soit à risquer le tout pour le tout, et à passer sans rien y voir. Après quel­ques instants de réflexion, je me lançai dans ce brouillard épais, et j'avoue que pendant quelques minutes je marchai au petit bonheur, jusqu'à /'instant où, me trouvant à quelques mètres seule­ment de la voiture, je distinguai le conducteur et poussai avec mon méca­nicien des hurlements de bête fauve pour arriver à le faire ranger sur sa droite. Alors, je le dépassai.

« Ma voiture marchant parfaitement, je dus cenouveler cette opération six ou sept fois, absolument dans les mêmes conditions, mais chaque fois avec plus d'ardeur. Encouragé par le rang que je prenais en dépassant chaque voiture, je traversai ainsi une partie de J'Arlberg et j'arrivai au contrôle où j'éprouvai /'immense joie de retrouver mon frère Louis, que je n'avais pas encore aperçu sur la route, pendant J'étape Paris­Belfort. Je rêvais déjà de finir J'étape ­peut-être même la course avec lui ­comme cela nous est déjà arrivé dans quelques courses. Hélas! je devais être déçu bientôt, à cause d'un accident causé par un concurrent et qui J'a retardé quelques kilomètres plus loin, au contrôle d'Innsbruck.

c A partir de ce moment a commencé pour les coureurs une épreuve de fatigue et d'acrobatie tout à la fois : routes accidentées, étroites, sinueuses, tortueuses, avec la grande montée et la descente de l'Arlberg, rien n'y man­quait. Toutes ces difficultés s'augmen­taient de l'état de plus en plus mau­vais de la route. Par moments, je m'en­gageais dans des sentiers entièrement défoncés par le torrent que nous tra­versions sur des ponts composés de trois planches. Je me demandais si réellement je ne m'écartais pas de la vraie route de la course. 1/ a fallu à tous, par instants, une certaine dose d'endurance pour ne pas s'arrêter, désespérés, sur le bord de la route, quittes à ne jamais voir Vienne!

« Les caniveaux, fort nombreux, m'obli­geaient à chaque instant à arrêter et à repartir, manœuvres de freins, de changements de vitesse, passages de dos d'âne qui me projetaient parfois hors de ma voiture -et je n'ai pas dû être le seul! J'avoue que la dernière partie de la course -troisième étape d'Innsbruck à Salzburg -fut très péni­ble pour moi, car j'appris, en passant au contrôle d'Innsbruck, la collision de de Caters avec mon frère Louis, et je restais seul pour défendre notre mar­que dans la catégorie des voitures légères. Arrivé au parc, je n'avais plus qu'une seule préoccupation : avoir de ses nouvelles. J'avais attendu jusqu'à plus de huit heures son arrivée au contrôle, mais la malchance l'avait pourSUiVI après sa collison avec de Caters. En dépassant un concurrent, dans la poussière, il heurtait le talus et brisait une roue, qu'il dut réparer pour arriver jusqu'à Salzburg.

"La quatrième étape fut décisive pour moi. Second de ma catégorie et septième du classement, une lutte s'engageait pour moi surtout avec

M. Edmond, sur sa Oarracq, qui avait une vingtaine de minutes d'avance. Je m'élançai donc sur la route, résolu à tout tenter. Ma première préoccupa­tion, en arrivant au contrôle, était de m'inquiéter de l'avance ou du retard qu'avait sur moi mon concurrent. Je sentis mon énergie augmenter en apprenant que j'avais gagné quelques minutes. Je fis ainsi plusieurs kilomè­tres, passant dos d'âne, tournants et caniveaux à toute allure, confiant dans la résistance de ma voiture, lorsque tout à coup j'aperçus au loin un petit nuage de poussière. Je m'approchai avec rapidité. Quelques instants encore, et je passai en tête de ma catégorie!

«Me sentant très supérieur, puisque j'avais gagné plus de vingt minutes dans les soixante-quinze premiers kilomètres, je résolus de marcher à une allure très soutenue, mais avec plus de prudence dans les virages, les passages à niveau. J'atteignis ainsi Saint-Polten, uniquement préoccupé de ma voiture et de mes pneumatiques dont je n'eus à subir aucune défail­lance. Je dépassai encore sur la route MM. de Zborowski et Maurice Farman, j'étais donc troisième du classement général et premier de ma catégorie. J'étais heureux de l'accueil enthousiaste des Autrichiens massés sur le bord de la route.

Marcel Renault au Prater (cl. R.N.U.R.).

« Je rencontrai à Saint-Polten M. I:chalié qui me félicita sur ma bonne marche. Alors, je lui demandai à quelle dis­tance je me trouvais des deux concur­rents qui me précédaient, et il m'af­firma -à ma grande satisfaction -que je passais premier de toutes les voi­tures. Je restai d'abord coi et, insistant, je lui dis : «Mais il doit y avoir de grosses voitures devant moi? -Mais non, mon vieux, me répond-il tu es premier!

« Je compris alors les applaudissements qui m'avaient accompagnés depuis quelques kilomètres. Je me remis en route décidé à tout tenter, malgré le mauvais état du terrain et les tournants terriblement dangereux, pour faire ren­trer première ma voiture à Vienne, et défendre notre fabrication nationale, puisque la lutte pour cette dernière étape était engagée entre une voiture Mercedes, que menait M. de Zborowski, et ma voiture de fabrication française.

«Je n'ai pas besoin de vous dire que les 80 kilomètres qui séparent St-Polten de Vienne, me parurent une étape inter­minable .. mais, heureusement pour moi, je pus, jusqu'à la dernière minute, conserver tout mon sang-froid dans une situation plutôt émotionnante. J'arrivai donc enfin au terme de ce long voyage et, n'ayant vu sur ma route aucune indication pouvant servir à mon entrée à Vienne, au sujet de la route à suivre, je longeai la haie des curieux venus pour assister à l'arrivée. J'attei­gnis enfin le Pra ter, où J'arrivée se fai­sait sur un vaste hippodrome où se trouvait déjà une foule compacte, mais les portes étaient fermées. Le premier moment de surprise passé -car je ne pouvais m'expliquer qu'au moment d'une arrivée de course les portes ne fussent pas ouvertes -M. Georges Prade me renouvela le dire de

M. I:chalié, c'est-à-dire que j'étais bien le premier du classement général.

«Une personne portant les insignes de l'Automobile Club d'Autriche fit alors soulever une barrière mobile placée à ma droite, et je me dirigeai, sur les indications des personnes qui m'entou­raient, vers un endroit appelé la « Rotonde ». O'autres personnes vin­rent me chercher, me disant qu'il fallait que je fisse le tour du vélodrome, m'in­diquant le but à atteindre, en face des tribunes. A ce moment, les commis­saires autrichiens m'apprirent que je n'avais pas suivi le parcours régulier et qu'il me fallait continuer plus loin. Je mélançai dans le sens indiqué... et on me refit encore signe que je ne suivais pas le parcours voulu. Je revins donc sur mes pas, jusqu'à J'endroit où se tenait M. de Schoenbronn qui monta avec moi sur ma voiture, afin de me faire faire le parcours régulier.. mais je dois dire que pas plus lui que moi nous ne savions la ligne exacte à par­courir, et nous nous dirigeâmes ensem­ble vers l'endroit que j'avais une pre­mière fois traversé par erreur.

«Ses collègues lui firent alors des signes, lui expliquant que nous n'étions pas dans la bonne voie. Je retournai cette fois vers la porte d'entrée que j'avais trouvée fermée, et enfin je fis le tour complet de la piste pour arriver au but. Il est vrai que personne n'atten­dait l'arrivée du premier avant trois heures de l'après-midi car les calculs faits par l'Automobile Club d'Autriche ­en prenant pour moyenne la vitesse des jours précédents -n'annonçaient le pre­mier arrivant que pour trois heures.

Ceci explique pourquoi ni les contrô­leurs, ni la foule, ni les commissaires, ne savaient encore exactement l'itiné­raire à faire suivre aux arrivants au but. C'est donc absolument par suite de leur méprise que j'ai été amené à faire tant de contre-marches et à per­dre ainsi plus d'un quart d'heure sur le temps réel de mon arrivée.

« Enfin, une fois mon tour de piste régu­lièrement accompli, Mme la contesse de Schoenbronn vint me présenter le prix offert par M. le prince de Fürstenberg au premier arrivant à Vienne; on mit sur ma voiture une couronne de laurier et, le premier moment de stupéfaction passé, après m'être débarrassé de mes vêtements couverts de poussière, je descendis de ma voiture et j'allais remercier Mme la comtesse de Schoenbronn qui m'avait si aimablement présenté le prix du vainqueur à Vienne. Puis, je me diri­geai vers le contrôle de l'arrivée où j'eus J'honneur d'être présenté à M. le marquis de Reverseaux, ambassadeur de France, et aux présidents de J'Auto­mobile Club Autrichien.

«Je ne puis vous décrire la joie que j'ai éprouvée. Je dirai qu'elle fût pour moi la plus grande que j'aie jamais ressentie, bien que le premier accueil m'ait semblé au premier abord un peu froid, mais ceci doit être attribué, je crois, à /'irrégularité du service. Après avoir remercié tous les amis qui me félicitaient, après avoir serré une quan­tité de mains, je repris ma voiture pour la conduire à la «Rotonde» où elle devait être exposée et je rentrai à mon hôtel, heureux de pouvoir enfin me reposer un peu de cette longue étape! ».

Une victoire méritée

Marcel Renault pouvait être fier de sa performance... «qui a été partout bien accueillie, d'autant mieux... qu'il ne compte que des sympathies. C'est pour lui un double succès... car il a triomphé à la fois comme chauffeur et comme constructeur" (24). Et « à la satisfaction personnelle d'être le vainqueur d'une épreuve de cette importance, se joint aussi celle du fabricant : la voiture et le moteur ont en effet été construits dans les ateliers de Billancourt et c'est grâce aux frères Renault qu'a triomphé une catégorie de voitures qui, jusqu'ici, venait au second rang» (25).

Cependant, cette victoire n'a étonné personne «tout le monde connaÎt la solidité à tout épreuve de ces voitures légères qui viennent de donner une fois de plus... une preuve de leur grande supériorité sur tous les véhicules auto­mobiles employés jusqu'à ce jour... L'honneur en revient aux frères Renault dont la petite usine a pris la première place dans notre grande industrie, fai­sant plus de 2 millions d'affaires" (26), et «nous comptions sur la victoire de la maison Renault dont l'éloge n'est plus à faire » (27). Dans cette épreuve, «la plus sérieuse de celles organisées jusqu'à ce jour, nous som­mes heureux de constater que la vic­toire revient à la construction française et à la marque tant estimée Renault Frères dont les nombreux succès ne sont plus à compter» (28).

Toute la presse célébrait ainsi à l'envie la victoire de Marcel Renault, mais elle n'omettait pas pour autant de tirer de cette deuxième grande épreuve inter­nationale un certain nombre d'ensei­gnements. Point important: il n'y avait pas eu de morts. Pourtant « c'était folie que de lancer des voitures et des hom-' mes en course sur un parcours pareil» (29). Cependant «Paris-Vienne semble avoir fait entrer définitivement dans les mœurs les grandes épreuves automobiles» (30). Certes il y avait encore des grincheux dont Henri Rochefort (31) se faisait l'interprète :

«Je comprends la passion de J'auto­mobilisme, bien qu'elle semble prendre des proportions tous les jours plus exagérées. 1/ y a certainement dans ce sport... une sorte de volupté dont il n'y a pas à nier J'énivrement", mais, que diable restons dans des limites raisonnables; or «puisqu'il est convenu que, comme mesure de salut public, il est interdit à un chauffeur de marcher à une vitesse de plus de trente kilo­mètres à J'heure, on peut se demander de quelle utilité seront jamais ces cour­ses dites «sur routes" où les cou­reurs mettent leur amour-propre à avaler en soixante minutes quatre-vingt, cent et parfois cent dix kilomètres... et si J'on a fixé à trente kilomètres à J'heure la rapidité maximum, c'est qu'à partir de ce chiffre, le conducteur le plus exercé est sur J'obstacle avant d'avoir pu J'apercevoir ».

(24)

«Le Figaro» du 2 juillet 1902.

(25)

«La France Automobile» du 5 juillet 1902.

(26)

«L'Écho de Paris» du 3 juillet 1902.

(27)

«La Locomotion Automobile» du 3 juillet 1902.

(28)

«L'Éclair» du 30 juin 1902.

(29)

«La France Automobile» du 5 juillet 1902.

(30)

«L'Éclair» du 30 juin 1902.

(31)

dans «L'Intransigeant» du 30 juin 1902.

Marcel Renault au Prater (cl. R.N.U.R.).

Du point de vue de la vitesse Paris-Vienne n'avait pourtant pas établi des records, bien au contraire. Alors que dans Paris-Berlin «le vainqueur Fournier avait franchi en 16 h 6 mn le parcours de 1 198 kilomètres, réalisant ainsi une moyenne de 75 km environ, la meilleure moyenne de Paris-Vienne n'a guère excédé 50 km à J'heure... donc... vitesse moins saisissante" (32). Mais, pour la première fois «au lieu de moyennes très approximatives, on obtient des constatations très précises et cela grâce à un appareil... dû à

M. Léon Gaumont, le constructeur éminemment distingué" (33). Les cour­ses sur routes ne constituaient donc pas seulement un «exercice de sportsmen» (34).

Mais, si «faire du cent à J'heure n'est pas pratique, car jamais on ne per­mettra à une automobile de parcourir nos routes à une telle vitesse, cette vitesse à J'épreuve est la garantie de la solidité et de la perfection de la machine" (35). La grande leçon que les constructeurs tiraient de Paris­Vienne était qu'il leur fallait orienter leurs efforts non vers une augmentation de la vitesse de leurs véhicules, mais plutôt vers un accroissement de leur résistance et de la régularité de marche.

Position des Renault au classement général et par catégorie de Paris-Vienne

Classement Conducteur Force du moteur en CV Poids du véhicule en kg Temps (neutral isations déduites) H mn s c

général par catégorie

1 22 28 36 61 1 2 13 3 6 Marcel Renault Grus Louis Renault Cormier Lamy 16 8 16 8 8 646 398 634 400 397 15 47 43 4 20 17 54 2 21 50 19 2 23 22 37 2 30 11 48 4

Profitant de l'expérience, les frères Renault préparèrent pour le salon de 1903 deux modèles nouveaux de 10 à 14 chevaux, 4 cylindres «entièrement inspirés de notre type Paris-Vienne, ce qui revient à dire qu'ils sont parfai­tement étudiés et éprouvés. Nous y avons apporté tous les perfectionne­ments qu'a pu nous suggérer cette grande épreuve. Nous sommes donc assurés de pouvoir livrer à notre clien­tèle des modèles parfaitement au point" (36).

Gilbert HATRY

PARCOURS

(32)

(33) «L'Illustration» du 5 juillet 1902.

(34)

Henri Rochefort dans «L'Intransigeant»

du 30 juin 1902.

(35)

«Le Gaulois» du 28 juin 1902.

(36)

«La France Automobile» du 19 déoem­

bre 1902.

(D'après LA FRANCE AUTOMOBILE)

L'itinéraire de Paris-Vienne (dessin de

P. Lemaitre).