03 - Souvenirs d'un outilleur (fin)

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Souvenirs d'un outilleur (fin)

Fig. 1

Fig. 2

Chemise

L'emploi des chemises combine les avantages d'un carter en métal tendre avec ceux de fûts~résistant bien à l'usure et, de plus, faciles à remplacer.

Lors du lancement de la 4 CV, les chemises furent moulées une à une avec des noyaux cuits par des cou­rants induits dans des frag­ments métalliques mêlés à leur sable mais Jean Fau­quembergue voulut ensuite les réaliser par centrifuga­tion' ce qui améliorait la qualité du métal tout en procurant une économie, parce qu'il était alors plus facile d'automatiser l'opération et qu'il n'était pas nécessaire de masselotter.

Sur ses indications, Marcel Gardrat étudia un carrousel où ne subsistait plus comme rôle pour l'opérateur que de basculer la poche de métal liquide. Plus récemment, Henri Peltier a per­fectionné le procédé en équilibrant les parties tournantes et en libérant totalement l'opérateur de tout ce qui n'était pas une simple surveillance.

Quatre pièces étaient moulées d'un seul bloc, et venaient de la fonderie dans des conteneurs que les chariots à fourche dépo­saient directement dans un distributeur faisant en même temps office de réserve, afin que l'échange d'un conteneur vide contre un plein ne crée pas de temps mort.

Du distributeur, un bloc passait directement sur une machine Wagner à scie circulaire qui le tronçonnait en unités de deux pièces immédiatement absorbées par une machine à centrer, puis sur un tour (fig. 1) qui ébauchait les cordons et la portée inférieure : le bloc était ensuite scié pour donner deux pièces indépendantes.

Le forage central s'effectuait sur une machine-transfert dont les montages portaient huit pièces, chargées à la main mais ser­rées à l'aide d'une visseuse pneumatique.

Cette machine, comme toutes les autres de cette sorte, était posée sur une dalle de ciment qui devait assurer la permanence de sa géométrie ; malheureusement, l'écoulement des eaux pluviales vint affouiller le sol qui est, à Billancourt, formé par les alluvions du bassin de la Seine; le fléchissement du béton entraîna le déréglage de la machine et il fallut faire intervenir d'urgence les maçons. Cet incident acheva de me convaincre de la nécessité d'assurer l'isostatisme des machines, et plus parti­culièrement de celles qui exécutent des opérations de préci­sion ; le temps m'a fait défaut pour appliquer ce principe aussi largement que je l'aurais voulu.

Jusqu'à ce point, la chemise n'avait subi que des opérations d'ébauche mettant en jeu des efforts importants ; il avait fallu la serrer vigoureusement et elle avait subi en conséquence des déformations qu'il importait de résorber dans les phases suivantes.

Les diamètres extérieurs étaient alors repris sur des tours Sundstrand équipés de mandrins expansibles; en même temps, on réalisait la mise à longueur entre la face supérieure et le cor­don situé sur l'épaulement qui avait pour mission d'écraser le joint placé sous la collerette d'appui; de la précision de cette opération dépendait l'étanchéité de la séparation entre l'eau et l'huile du moteur, et l'on comprend que le Contrôle ait été par­ticulièrement intraitable sur ce point.

Pour l'alésage, effectué par une batterie de machines

A.E. T.A. (fig. 2), les pièces étaient bloquées exactement comme sur le moteur; ainsi, le risque d'une déformation nui­sible se trouvait réduit au minimum.

La vitesse de coupe des grains en carbure de tungstène attei­gnait cent mètres par minute; les fabricants d'outils en matière céramique nous promettaient le double mais, à ce moment, les plaquettes résistaient mal aux chocs et ce n'est que plus tard que l'on a réalisé ce progrès.

Pour le pierrage, nous avions étudié des machines bibroches avec expansion hydraulique des outils; les touches de l'instru­ment de mesure incorporé étaient intercalées entre les pierres, ce qui était un progrès par rapport aux systèmes qui ne prenaient la cote qu'à l'entrée de la pièce; afin de limiter la dispersion, on avait décidé de stabiliser la température du liquide d'arrosage; il fallait aussi automatiser la manutention sur ces machines car les pierres étaient inondées de pétrole et nous ne voulions plus soumettre les opérateurs à cette ambiance; cependant, il ne fallait pas laisser les machines sans surveillance car le déréglage du système de mesure aurait produit en peu de temps une grosse quantité de pièces défec­tueuses; alors, le résultat des mesures faites à l'issue de l'opéra­tion par un appareil indépendant (fig. 3) était enregistré en ­permanence; on pouvait donc savoir, lorsque apparaissait une pièce défectueuse, si c'était dû à une circonstance passagère, à la dérive liée à l'usure des touches de mesure, ou à une détério­ration du capteur. Finalement, les machines furent jugées assez fiables pour que l'on supprime l'enregistrement.

La vérification finale, avec une jauge Étamic très sensible, clas­sait les pièces de cinq en cinq microns; comme la dispersion totale était inférieure à celle des machines qui tournaient les jupes de pistons, il fallait retoucher de temps en temps le réglage des machines à pierrer en fonction des catégories de pistons en attente d'appariement.

Presque toutes les machines étaient dotées d'un système de manutention automatique et reliées entre elles par un réseau de chaînes sans fin assurant le transport et l'alimentation liés à chacune des opérations.

Bien que la chemise soit en apparence très rigide, on doit noter qu'il suffit de la serrer vigoureusement entre les deux mains pour l'ovaliser de deux dixièmes de millimètre; si, lors du contrôle, l'une d'elles dépassait la limite admise pour sa circu­larité, qui n'était que de quelques microns, un coup de maillet appliqué par un expert suffisait à la rendre acceptable. Qu'en restait-il lorsque la chemise atteignait ensuite sa température de fonctionnement et qu'elle subissait les efforts appliqués par le p~ston et par le serrage de la culasse ? Sans doute rien de bien grave, car les incidents de fonctionnement et les grippages restaient très rares.

Bielle

Dès que l'on évoque les difficultés rencontrées dans la fabrica­tion des vilebrequins, des arbres à cames ou des bielles, le thème de la flexibilité revient comme un leitmotiv.

Aussi loin que je me souvienne, l'opération finale de la gamme d'une bielle était un redressage visant à rendre parallèles les deux alésages ; pour la vérification, on emmanchait dans le pied de bielle un mandrin long d'une vingtaine de centi­mètres ; en principe, il ne devait servir qu'à s'assurer de la cor­rection de la pièce, les efforts de redressage étant appliqués à l'aide d'une clef à griffe, mais je ne jurerais pas qu'il n'a jamais été utilisé comme tourne-à-gauche par un opérateur qui ne craignait pas d'interpréter librement les consignes au profit de son propre rendement.

Or, il arrivait que des bielles soigneusement vérifiées soient, par la-suite, refusées par le Contrôle pour manque de parallé­lisme ; on observa que ces incidents avaient surtout lieu le lundi : les pièces redressées le samedi étaient restées pendant une quarantaine d'heures empilées soigneusement, et celles du dessous avaient subi une charge de plusieurs dizaines de kilos.

Plus tard, les pièces furent placées dans des alvéoles taillées dans des plateaux de bois, ce qui n'empêchait quand même pas le métal de récupérer un peu de la déformation qui lui avait été imposée.

Encore une fois, la doctrine s'imposait d'éviter de contraindre une pièce en la tenant pour l'usiner ; il reste, malheureuse­ment, assez d'occasions de distorsion lorsque l'on coupe des fibres sous tension sans faire disparaître en même temps celles qui exercent une force antagoniste.

En fait, bien que nous sussions les difficultés qui nous atten­daient, nous abordions le problème sans trop d'inquiétude. N'avions-nous pas essuyé les plâtres à l'occasion des deux ver­sions successives des bielles de la 4 CV, et celle de la Frégate n'avait-elle pas été réalisée sans grand mal? Alors la gamme de la Dauphine devait être un coup au but dès la première salve.

Une fois encore, la mécanique allait nous ramener à une plus saine modestie. En effet, la Frégate était équipée d'un moteur carré (85 X 88) et la bielle, en conséquence, était courte, trapue et rigide, alors que celle de la Dauphine était dans un moteur long (55 X 80) et, de ce fait, bien plus élancée. Il nous fallait refaire un apprentissage mortifiant. La sagesse grecque disait "Souviens-toi de te méfier" et cette phrase devrait être gravée sur les murs des bureaux des méthodes.

Pour créer un point de départ dans de bonnes conditions sur une pièce telle qu'un corps de bielle, la meilleure manière est de l'appuyer à la main sur un lapidaire ; nos ancêtres, les Gaulois (?), employaient la même méthode, il y a cinq mille ans, quand ils polissaient leurs haches en silex, et l'on n'a pas encore trouvé mieux; nous autres, leurs descendants, nous avons quand même amélioré le système en lui adjoignant un moteur électrique. On n'arrête pas le progrès.

Fig. 3

Notre perplexité venait de ce qu'il aurait fallu que la tête et le pied aient eu la même épaisseur, au moins pendant la phase initiale de l'usinage. j'ai donc demandé à André Burguière l'autorisation de faire forger des pièces conformes à ce projet, en m'engageant évidemment à ramener, en fin de chaîne, le pied à l'épaisseur prescrite.

Toujours prudent, mon interlocuteur m'objecta qu'en raison de l'angle de dépouille le volume du pied allait se trouver accru ; je n'ai pas voulu marchander pour quelques grammes et je me suis engagé à détourer le pied de bielle, ce qui, en fin de compte, était à l'avantage du Bureau des Études. Cette opé­ration s'effectuait par brochage-rabotage et, pour simplifier la confection et l'affûtage des outils, il fut convenu que le profil du pied serait un polygone et non un cercle ; les gens qui ont aperçu des facettes inattendues sur ces pièces ne se doutent pas qu'elles sont la conséquence d'un tortueux marchandage entre un Beauceron et un croisement de Morvandiau et d'Auver­gnat ; je dois dire que le second partenaire de ce marché y a gagné plusieurs grammes et l'autre quelques millièmes de millimètre.

Ce point étant acquis, la première opération s'effectuait sur un lapidaire à axe vertical, la pièce étant simplement appuyée à la main.

L'usinage suivant était la rectification d'épaisseur sur un gros Blanchard à plateau magnétique tournant. M. Courtois, qui dirigeait la mise en route de la chaîne, vint me signaler que le flux de fuite du mandrin magnétique attirait le corps de la bielle et cintrait la pièce de façon perceptible ; un écran en tôle d'acier servit à canaliser les lignes de force vagabondes, et tout rentra dans l'ordre.

A cette époque, la tolérance sur l'épaisseur de la tête était ser­rée, car le jeu latéral entre les faces de la bielle et les joues du maneton réglait le flux d'arrosage d'huile des bas de cylindres et, par conséquent, la consommation du lubrifiant. Le Blan­chard était muni d'un réglage automatique d'épaisseur qui donnait toute satisfaction.

Pour compléter le référentiel de dégauchissage, il fallait ensuite percer et aléser le pied et tailler deux encoches d'orien­tation dans les épaulements de la tête.

La pièce passa donc d'abord sur une machine à plateau pivo­tant pour subir un perçage et deux passes d'alésage ; habituel­lement, on centrait la pièce par rapport au profil du bossage du pied mais, comme il serait ensuite détouré, il valait bien mieux tenir compte, en longueur, de la forme de la tête : cela réduisait la dispersion de sa masse, ce qui avait de l'impor­tance.

Ensuite, une brocheuse calibrait le trou de pied, détourait le pied et taillait les encoches.

La pièce était alors prête à passer sur une machine-transfert qui fraisait le plan de joint, ébauchait le demi-alésage, perçait, taraudait et alésait les trous de fixation du chapeau et les loge­. ments des pieds de centrage, et enfin fraisait et chanfreinait les encoches destinées à recevoir les languettes d'arrêt des coussi­nets élastiques. Plus tard, le plan de joint et le demi-alésage ont été brochés sur une machine à chaîne; lorsque j'imagine le prix des broches et que je le compare à celui des outils très simples dont la machine-transfert était munie, je me demande encore ce qui a pu justifier l'achat et l'usage d'une machine

coûteuse.

Fig. 4

L'acier des bielles est un métal à la fois dur et collant, où l'usi­nage laisse subsister des bavures ; on essaie de les ôter, au moins partiellement, par tonnelage, puis on améliore la pla­néité de la surface de joint en passant le corps et le chapeau sur une machine à roder dite Lapmaster, car le Bureau des Études était particulièrement pointilleux sur leurs conditions d'assem­blage ; cette opération a disparu lorsque les exigences des Études se sont assouplies.

De son côté, le chapeau avait été broché puis, sur une machine-transfert, percé, chanfreiné, lamé et alésé avant d'être tonnelé et rodé sur Lapmaster.

L'assemblage, au début, s'est accompli à la main, et c'est plus tard que l'équipe de Marcel Vitoux s'est lancée dans la réalisa­tion d'une machine automatique d'assemblage (fig. 4) dont la mise au point fut laborieuse.

Après assemblage, la tête était rectifiée à l'épaisseur finale, puis alésée, en deux passes, sur une machine A.E.T.A., avant sa finition par pierrage.

Lors du retour de la table porte-pièce, le grain d'alésage laisse une légère rayure sur l'usinage qu'il vient d'effectuer, et le Contrôle ne manqua pas d'affirmer son autorité en exigeant la disparition de cette marque, bien que l'on ne voie pas bien quel inconvénient elle présentait quant au fonctionnement du moteur, d'autant plus que le pierrage la ferait disparaître.

Il fallut donner satisfaction à cette demande, qui ressemblait fort à un caprice, mais nous le fîmes de bon cœur parce que l'arête du carbure de tungstène pouvait souffrir et s'émousser en gravant la rayure ; les broches furent munies d'un système qui, à l'arrêt, orientait les grains dans une position fixe, et le pont portant les broches fut monté sur des supports élastiques déformés pendant la course de retour de la table, ce qui évitait alors tout contact entre la pointe de l'outil et la pièce..

L'alésage semi-fini servait alors à centrer la pièce pour procé­der au détourage de la tête et à la mise à épaisseur du pied ; c'était un travail fort simple, accompli par une machine à pla­teau circulaire, et qui ne semblait pas destiné à nous occasion­ner le moindre souci ; mais l'apparence était trompeuse.

Le pierrage qui lui faisait suite, effectué sur une machine Gehring à calibrage automatique, était légèrement ovalisé ; nous en étions très surpris car l'alésage accompli précédem­ment était parfaitement rond et le pierrage est une opération qui atténue les défauts plutôt qu'elle ne les amplifie.

En réalité, c'était l'opération de détourage qui occasionnait un très léger décalage entre la bielle et le chapeau, en dépit de la présence des pieds de centrage qui devaient les solidariser ; un ou deux centièmes de millimètre de jeu avaient suffi à per­mettre une déformation que le pierrage n'avait pu faire totale­ment disparaître.

Pour résoudre le problème, il suffit d'intervertir l'ordre des deux opérations précédentes.

Le pied de bielle est muni d'une bague en acier garnie de laiton qui est alésée sur une machine A.E.T.A. travaillant en va-et­vient ; l'opération doit être particulièrement soignée parce que l'axe de piston fonctionne suivant le principe du montage flot­tant et la tolérance était, si ma mémoire ne me trompe pas, de sept microns et demi ; de plus, les pièces étaient divisées en trois classes de deux microns et demi, ce qui laissait droit à un micron d'ovalisation; une autre tolérance concernait l'entr'axe ; il fallait aussi que le centrage du pied soit excellent car l'épaisseur du laiton était très faible, et l'on imagine les dégâts qu'aurait causés le contact de l'outil avec l'acier de la bague.

La dernière opération d'usinage consistait à unifier le p()ids des têtes de bielle en plongeant plus ou moins une fraise dans une masselotte placée entre les nervures du chapeau ; l'opération ne présentait guère de difficulté mais je crois qu'elle a été ensuite remplacée par un classement des pièces selon leur poids, ce qui a réduit de quelques grammes la masse de la tête.

En dépit de toutes les précautions prises, je n'oserais jurer qu'il n'y a jamais eu de bielle nécessitant un redressage, mais je crois pouvoir dire que cette opération est demeurée exceptionnelle. Et puis, il fallait bien laisser un peu de travail à nos successeurs afin qu'ils ne risquent pas de s'ennuyer!

En relisant ces notes, je ne puis m'empêcher d'observer que l'expérience acquise en établissant, à trois reprises, la gamme d'usinage de différentes bielles ne nous avait pas permis d'ima­giner, du premier coup, celle de la pièce de la Dauphine ; il me semble cependant que, pour le moteur de 950 cm3 , qui était presque carré, nous avons eu bien moins de soucis.

Peut-être n'ai-je cette impression que parce que, à l'époque de son lancement, j'avais quitté l'arène pour un strapontin dans les tribunes.

Arbre à cames

La difficulté de la fabrication de l'arbre à cames réside princi­palement dans la flexibilité de cette pièce à la fois longue et mince.

Sa gamme d'usinage a longtemps comporté une opération de redressage, ce qui est un travail difficile puisqu'il faut dépasser la limite élastique sans atteindre la charge de rupture; or pour la fonte, même la fonte spéciale, ces deux grandeurs sont dan­gereusement voisines.

L'opération exigeait une grande habitude; elle s'effectuait sur des machines que la malice des compagnons qualifiait de "presses à redresser les verres de lampe", ce qui vaut tous les commentaires.

Et puis, la fonte est un alliage cabochard et médiocrement connu dans ses réactions ; nul ne sait comment il réagit quelques jours après avoir été déformé à froid, quand le fonc­tionnement du moteur lui inflige des efforts cycliques et des vibrations.

Bref, dans la liste des améliorations à rechercher, la suppres­sion du redressage venait en bonne place. Cela signifiait qu'il faudrait procéder aux usinages sans infliger à la pièce de contrainte au moment de sa fixation, et en la soutenant pour absorber les efforts des outils coupants et des meules.

La mise à longueur, le perçage des bouts et le tournage des portées extrêmes ne présentaient pas de difficulté réelle, mais il n'en allait pas de même avec la portée centrale.

Henri Peltier dessina un tour spécialement conçu pour ce travail; d'abord, le banc était situé au-dessus de la pièce, afin que les copeaux se dégagent librement et sans salir les glis­sières ; ensuite, la pointe était placée à l'arrière de la broche creuse, si bien que la portée centrale émergeait près de la face du plateau; sur celui-ci, un petit étau était monté flottant ; après l'avoir serré sur le corps de l'arbre à cames, on le bloquait sur le plateau ; la pièce se trouvait ainsi soutenue sans subir de contrainte, et aucun redressage n'était plus porté en gamme.

Tout semblait aller pour le mieux lorsque un jour Paul Pommier, chef du département, me téléphona pour m'avertir qu'une épidémie s'était abattue sur l'atelier des arbres à cames, où des pièces fléchies apparaissaient de temps en temps, et sans raison apparente.

Gaston Jolard, chef du chronométrage, descendit sur place ; c'était un homme plein d'expérience et de bon sens, qui n'avait pas son pareil pour prendre en cas de besoin un air naïf.

Circulant dans la chaîne sans but bien apparent, il s'arrêta comme par hasard devant le tour, posa quelques questions sans grande importance et demanda finalement si l'étau était de temps en temps débloqué de sur le plateau.

-Oh ! oui, toutes les deux ou trois pièces.

Le mystère était résolu.

L'opération capitale est évidemment la rectification des cames ; elle s'accomplissait sur des machines Landis ou Norton à reproducteur.

La loi mijotée"par le Bureau des Études était considérée à l'égal d'un secret d'Etat ; elle ne figurait pas sur les plans remis aux services de fabrication, modelage, fonderie, méthodes, outil­lage central, et départements de production.

Une liste de nombres représentant la levée d'un taquet pour chaque degré de rotation de l'arbre était communiquée confi­dentiellement au Contrôle et à l'atelier de précision chargé de fabriquer un jeu de cames-étalons. Celui-ci servait ensuite à usiner les reproducteurs montés sur les broches porte-pièces des rectifieuses.

C'est un chef d'atelier, homme de très grande expérience, qui indiquait les minimes corrections destinées à compenser les effets de l'inertie et des efforts sur les bâtis oscillants des machines de production.

En dépit de tant de soins, il était rare que la première tentative réalise des arbres à cames tout à fait conformes aux spécifica­tions du Bureau des Études; il fallait alors retoucher les éta­lons, mais ie problème était si épineux qu'il n'était pas sûr que deux essais suffisent pour obtenir satisfaction ; chaque essai demandait environ trois mois et le Bureau des Études n'entrait en possession du deuxième modèle qu'un semestre après l'émis­sion de sa note de spécification, aussi devait-il le plus souvent se contenter du meilleur, ou du moins mauvais, des deux repro­ducteurs, à moins qu'il ne prenne le risque de choisir une solu­tion intermédiaire ; mais, comme les retouches ne dépassaient pas deux centièmes de millimètre, il était difficile de garantir les résultats, et nous avons plus d'une fois redouté d'être en train de troquer un cheval borgne contre un aveugle.

Nous ne voyions guère le moyen d'abréger ce processus autre­ment qu'en grattant quelques heures ici ou là, mais sans espoir d'un progrès vraiment significatif.

Cependant, une revue américaine donna la description d'une machine japonaise à commande numérique pour rectifier des cames ; si les promesses s'avéraient, on devrait obtenir en quelques jours des arbres à cames ou des reproducteurs cor­rects ; évidemment, le programme de la loi de mouvement devrait tenir compte des différences existant entre la cinéma­tique de la machine japonaise et celles des deux types de machines de production ; le problème de géométrie n'était pas très difficile à résoudre, pour peu que l'on ait gardé le souvenir de quelques propriétés des courbes conchoïdes ; de plus, il fal­lait tenir compte de la différence entre le mouvement d'un taquet plat et celui d'une meule ; or, les variations engendrées par l'évolution du diamètre d'une meule sont assez perceptibles pour que certaines machines portent deux reproducteurs cor­respondant à deux valeurs moyennes du diamètre.

La commande numérique n'était pas encore bien entrée dans les habitudes, Pierre Debos lui-même n'y croyait qu'à moitié, et le problème particulier mettait en cause des calculs inhabi­tuels ; la direction des Méthodes mécaniques retint donc sa décision pendant plusieurs années ; lorsqu'elle se décida à pas­ser commande, elle demanda aux Japonais de vérifier les cal­culs que j'avais fournis à Pierre Debos. Ils ont certainement dû croire que les cadres techniques étaient tellement chargés de travail qu'ils n'avaient pas pu trouver le temps d'effectuer eux­mêmes le contrôle des équations.

Avant de rectifier les cames, en ébauche comme en finition, il faut s'assurer de la correction des surfaces de centrage; en effet, si les deux cônes à soixante degrés ne sont pas exactement coaxiaux, ils portent en biais sur la pointe et sur la contre­pointe, et le profil des cames s'en trouve altéré ; or les cônes peuvent être meurtris au cours d'une manutention ou désaxés par une minime flexion de la pièce ; aussi place-t-on, avant les rectifieuses, une petite machine semblable à une perceuse sen­sitive ; elle porte, au lieu d'un foret, une meule taillée à soixante degrés qui sert à rafraîchir les points de centre ; de plus, la génératrice des pointes des rectifieuses est très légè­rement bombée afin de mieux localiser l'appui de la pièce.

Le rappel des nombreuses précautions prises pour assurer la qualité des arbres à cames me remet en mémoire des événe­ments curieux intervenus lors du lancement de la Frégate.

Nous avions acheté des rectifieuses chez Landis et chez Norton mais, faute de temps, nous avions demandé aux Américains de réaliser les reproducteurs ; en conséquence, on leur avait communiqué la liste de nombres définissant la loi de mouve­ment ; je suppose, tant ces informations étaient confiden­tielles, qu'elles leur avaient été remises en un lieu désert, par une nuit sans lune, de la main d'un messager masqué, à la fois muet et aveugle.

Quelques jours avant la mise en route de la fabrication, Gaston Jolard vint me voir en proie à une émotion visible : l'un des deux fournisseurs n'avait pas utilisé la bonne loi, car il avait simplement employé le profil, composé de quatre arcs de cercle, destiné aux modeleurs.

Pendant quelques semaines, avec l'accord très réticent d'André Burguière faisant contre mauvaise fortune bon cœur, on monta quelques moteurs avec des arbres à cames dont la loi était pudiquement désignée comme "américaine". Les ensem­bles ainsi équipés donnaient un peu plus de puissance que les autres; que l'on n'en déduise pas que les cames en forme d'anse de panier, pour employer l'expression classique, aient des vertus miraculeuses ; tout simplement elles correspon­daient à un petit supplément de levée, mais j'espère qu'elles n'imposent pas des contraintes insupportables aux ressorts de soupapes quand les moteurs poussent une pointe de vitesse. Après trente-cinq ans, la prescription doit être acquise pour cette entorse à la bonne conduite.

Quand même, les services d'espionnage de nos concurrents ont dû se demander longtemps comment avait été calculée la loi qu'ils ont relevée sur une pièce de rechange achetée chez le premier revendeur ou concessionnaire.

Car les vertus du secret sont provisoires, quand même elles ne sont pas tout simplement illusoires. Le secret de deux est le secret de tout le monde ; le secret de trois est celui de Polichinelle.

Vilebrequin

Le vilebrequin est une pièce trop flexible pour que l'on puisse espérer accomplir les opérations d'ébauche en le tenant seule­ment par ses points de centre. Il était donc indispensable d'effectuer, sur la même machine, la mise à longueur, le per­çage, l'alésage, le centrage et le taraudage des deux extrémités, ainsi que le fraisage de points d'appui sur les bras du palier central ; il fallait évidemment confier cette tâche à une machine du type transfert.

Cependant, il convenait d'usiner au préalable des surfaces par lesquelles les pièces reposeraient sur les montages circulant dans la machine. Il y avait une double cause à cette décision : d'abord, cela simplifierait les manutentions automatiques des pièces et aussi la réalisation de la vingtaine de montages circu­1ant dans la machine-transfert ; la cadence prévue interdisait le chargement manuel de pièces pesant presque une dizaine de kilogrammes et, de plus, il fallait éviter toute occasion d'infli~ ger des chocs à des surfaces de précision ; enfin, et surtout,

Fig. 5

c'était indispensable si nous voulions améliorer de façon signifi­cative les conditions d'exécution et les résultats des opérations d'équilibrage dynamique du vilebrequin ; cette opération s'effectue en fin de chaîne et pose un assez difficile problème qui sera évoqué de façon détaillée à la fin de ce chapitre.

De la machine-transfert, les pièces étaient acheminées auto­matiquement vers une batterie de machines spécialement étu­diées pour le tournage de la ligne d'arbre ; le vilebrequin, évi­demment, était pris entre pointes mais, de plus, il reposait sur une double lunette tournante qui l'entraînait en rotation, et dans l'épaisseur de laquelle-était incorporé un système de ser­rage par bride actionné automatiquement, à l'arrêt, par un moteur pneumatique ; c'est l'équipe d'Ulysse Bancel qui avait réalisé cette très belle étude.

Évidemment, la mise en place et l'enlèvement de la pièce étaient exécutés par deux chariots automatiques afin d'épar­gner à la main-d'œuvre une fatigue excessive, ce qui avait l'avantage supplémentaire de supprimer le risque d'endomma­ger les arêtes des outils, qui se tenaient fort près de la trajec­toire de la pièce.

Pour la commande de la plongée des outils, conformément à la doctrine de Renault, nous avions adopté un système électromé­canique, au lieu de l'hydraulique dont l'industrie américaine de la machine-outil faisait encore largement usage.

La maison Le Blond était la seule, à cette époque, à construire des tours capables d'usiner simultanément les manetons de deux vilebrequins ; un de ses concurrents, Wickes, avait ima­giné une solution très élégante, mais qui risquait, pour des pièces aussi petites que les nôtres, d'occasionner des flexions et du broutage ; les deux techniques faisaient appel à l'hydrau­1ique, ce qui avait, eri plus des inconvénients que nous connais­sions bien, celui de compliquer le réglage des outils ; il fallait, en conséquence, augmenter la surépaisseur de rectification et le temps de cycle des rectifieuses ; les tours étudiés par Ulysse Bancel et Gaston Boulet furent donc équipés, eux aussi, d'une avance électromécanique et d'une manutention automatique des pièces, dont les visiteurs américains ont beaucoup apprécié l'ingéniosité.

Des trous de quatre millimètres relient les portées aux mane­tons afin d'alimenter ceux-ci en lubrifiant.

Percer un matériau coriace avec un outil fragile et en l'atta­quant sous un angle de quarante-cinq degrés et en débouchant de même exigeait, au dire des experts, "une main de sage­femme et une oreille de violoniste" car il fallait guetter en per­manence le grincement annonciateur de l'imminence de la destruction du foret.

Automatiser un tel travail était un peu une aventure, mais qui nous laissait quand même une position de repli ; on construisit donc une machine à plateau circulaire entièrement automa­tique (fig. 5) ; par prudence, on lui affecta d'abord un surveil­lant pour écouter les appels de détresse d'un outil à l'agonie puis, au bout de quelque temps, la machine fonctionna seule car l'opérateur n'avait pratiquement jamais eu à intervenir, sauf pour changer les outils à intervalles réguliers.

On trouve, derrière le plateau du vilebrequin, une turbine qui aspire les fumées d'huile, et qui les empêche d'aller graisser l'embrayage; à l'origine, c'était un filetage au pas de cinq milli­mètres, dont la section était un triangle rectangle; il était fraisé sur une machine spéciale Pratt et Whitney ; le temps de cycle atteignait deux minutes; Pierre Debos pensa qu'un moletage fin orienté à quarante-cinq degrés devrait donner le même résultat; un peu surpris par une conception inattendue dont aucun de nos concurrents ne faisait usage, André Burguière, après des expé­riences soignées, donna finalement son accord ; la machine Pratt et Whitney fut remplacée par une moleteuse Escoffier dont le temps de cycle ne dépassait pas quinze secondes.

Pour rectifier d'un seul coup la ligne des portées, avec l'axe du pignon de distribution, on utilisa d'énormes machines Cincin­nati dont la broche, prise entre deux paliers, portait six meules de trente-six pouces ; afin d'éviter les concentrations de contraintes, un congé de trois millimètres raccordait les surfaces cylindriques des portées et des manetons avec leurs faces laté­rales ; les fabricants avaient inventé les porte-diamants les plus ingénieux pour donner aux angles des meules la forme conve­nable, mais la géométrie et la cinématique ont leurs limites, et il faut bien reconnaître qu'il subsistait toujours un petit défaut, aussi... aussi chaque rectifieur avait-il dans sa poche un fragment de meule; c'est à main levée que l'opération de rayonnage était achevée ; et l'on fermait les yeux sur cette entorse à la rigueur d'une technique dont l'homme surpassait la précision.

La méthode ne disparut que le jour où le Laboratoire fit créer des gorges de détente durcies par écrouissage à l'aide de billes ou de molettes spéciales.

A première vue, il semble bien que le choix du sens de rotation de la meule par rapport à la pièce n'a aucune importance, mais les métallurgistes découvrirent que ce n'était pas le cas ; en effet, la fonte du vilebrequin contient de minuscules inclu­sions de graphite sphéroïdal; l'échauffement produit par les grains abrasifs de la meule fait adhérer un peu de métal au bord des cavités, qui se recouvrent d'une très mince pellicule ; c'est un phénomène analogue, à toute petite échelle, à celui de la bavure adhérente qui se produit lorsque l'on coupe de l'acier à grande vitesse avec un outil en carbure de tungstène ou en céramique ; si le frottement du coussinet a tendance à coucher la bavure, rien de fâcheux ne se produit mais si, au contraire, elle se soulève, cela augmente le frottement sur le régule et, par conséquent, son usure; c'est pourquoi il n'est pas indifférent d'orienter le plateau du vilebrequin vers la poupée ou vers la contrepointe. Dans notre métier, il n'y a pas de petit détail !.

A la rectification des portées succédaient le perçage, l'alésage et le taraudage des trous de fixation du volant et de son piton d'entraînement, ainsi que le fraisage du logement de la clavette Woodruff du pignon de distribution; ce travail fut confié à une machine-transfert dont le fonctionnement ne connut guère de difficultés.

. Au contraire, la rectification des manetons est une opération pleine de pièges ; il est impossible .de matérialiser la ligne des centres autour de laquelle doit tourner la pièce ; en consé­quence, les machines sont munies de deux poupées dont cha­cune porte un bloc destiné à recevoir la portée avant ou arrière du vilebrequin; il faut évidemment entraîner les deux pou­pées avec un synchronisme rigoureux, tout décalage amenant une torsion de la pièce qui l'éloigne ou la rapproche de la meule ; or, si la tolérance sur la cote nominale dépasse la dizaine de micromètres, l'ovalité ne doit pas en atteindre le tiers et cela situe bien la difficulté.

Les deux poupées étaient donc entraînées par des chaînes de grande qualité, à denture ou à rouleaux, et dont le brin mou était tendu en permanence ; les pignons d'attaque étaient por­tés par un axe creux, lui-même entraîné par son centre afin d'égaliser les angles de torsion des deux moitiés de l'arbre ; si l'on voulait aller plus loin dans la recherche de la précision, on pourrait imaginer de munir chaque broche d'un capteur d'angle et d'agir sur les tendeurs des chaînes en fonction du signal d'erreur mesuré.

Au cours de l'inspection finale, le Contrôle rejetait de temps en temps des pièces dont l' ovalité des manetons dépassait la limite ; c'était un phénomène qui apparaissait subitement et disparaissait de même ; impossible de trouver une rectifieuse visiblement fautive, et les plus fins limiers, Decluy, Boucher, Bazin, Mairesse, étaient prêts à déclarer forfait lorsque l'on observa que le défaut survenait par temps froid lorsque l'on ouvrait les grandes portes pour laisser entrer les camions ; les bâtis se comportaient comme un bilame, ce qui entraînait un défaut temporaire. C'est un détail, si l'on ose ainsi dire, dont il y a lieu de tenir compte dans l'implantation d'un atelier.

Les rectifieuses étant d'origine américaine, la plongée des meules était évidemment à commande hydraulique; l'opéra­teur réglait l'avance à l'aide d'un pointeau et la bloquait quand la cote était près d'être atteinte, laissant l'élasticité de la pièce rattraper les tout derniers centièmes de millimètre et pour arri­ver à l'extinction de l'étincelle ; cependant, les segments d'un piston ne sont jamais totalement étanches et, celui-ci n'ayant pas de contretige, il se produisait une dérive très lente mais néanmoins perceptible ; l'adaptation d'une commande élec­tromécanique a fait disparaître ce défaut.

Afin de parfaire l'état de surface des parties rectifiées, on employait une machine Norton à rubans chargés d'abrasif très fin, et dont le cycle ne dépassait pas une vingtaine de secondes.

L'équilibrage était, avant le contrôle final, la dernière opéra­tion importante, et l'expression anglaise "last but not least" s'y appliquait parfaitement bien.

Un bon équilibrage est une condition indispensable si l'on veut qu'un moteur n'émette pas de vibrations, à la fois désagréables pour les passagers et néfastes à la longévité de la mécanique ; le vilebrequin n'est pas seul en cause : on équilibre aussi le volant, l'embrayage et parfois aussi le ventilateur ; les bielles et les pistons d'un même embiellage ont la même masse à deux ou trois grammes près : on voit que le problème n'est pas à prendre à la légère.

En quoi consiste l'équilibrage d'un vilebrequin ? Dans le pre­mier chapitre de l'histoire de la Dauphine, j'ai rappelé que le problème, au moins, s'énonçait sans difficulté : c'est faire coïncider un des trois axes principaux de son ellipsoïde central d'inertie avec son axe de rotation. Que l'on me pardonne ce jargon de technicien.

Ayant mesuré le déséquilibre d'une pièce en rotation rapide, il faut changer la répartition des masses en soudant des mas­selottes ou, au contraire, en enlevant par perçage ou fraisage de la matière aux endroits voulus.

En 1956, un opérateur mesurait le balourd, c'est le mot utilisé par les techniciens, à l'aide d'une machine Gisholt, il indiquait à la craie sur les contrepoids la profondeur et l'emplacement des trous à percer, puis il transmettait la pièce à un perceur qui exécutait le travail indiqué et renvoyait la pièce au poste de mesure ; le but étant rarement atteint au premier essai, le cycle recommençait jusqu'à obtention du résultat, mais le juge­ment de l'opérateur était parfois teinté d'un peu d'optimisme et l'atelier de montage faisait alors des découvertes désa­gréables qui l'obligeaient à procéder à un démontage du moteur mal équilibré.

Fig. 6

Il faut ajouter que si par malchance la masse à réduire n'est pas orientée dans l'angle embrassé par les contrepoids extrêmes, qui est voisin d'un droit, il faut procéder à des calculs un peu compliqués pour décomposer des vecteurs de forces en plu­sieurs autres afin de répartir les enlèvements de matière entre divers contrepoids ; alors, plutôt que de se livrer à des calculs quelque peu difficiles, l'opérateur perçait, au juger, des trous destinés à ramener le balourd dans la direction des contrepoids extrêmes, après quoi le processus classique reprenait son cours.

L'atelier essayait d'éviter cette pratique, dont le moindre inconvénient était d'allonger le temps consacré à ce travail ; de son côté, le Bureau des Etudes la désapprouvait car la masse des contrepoids était, d'abord, destinée à compenser en partie les efforts cycliques dus à la masse de l'embiellage.

Décaler systématiquement l'axe des portées remédiait partielle­ment au premier défaut et accentuait au contraire le second : le Bureau des Études souhaitait limiter le nombre des perçages, ce qui accroissait la proportion des rebuts.

Il restait donc un progrès certain à effectuer, et la commande numérique pouvait y concourir. D'ailleurs, certains construc­teurs avaient déjà réalisé des machines automatiques, mais leur principe me semblait présenter un défaut évident: d'abord, la pièce passait alternativement au poste de mesure puis au perçage ; la moitié de la machine était donc inoccupée en per­manence ; de plus, chacun des trous était percé séparément, la pièce subissant entre-temps la translation et la rotation nécessaires.

Pour améliorer le rendement, la solution évidente était de construire une machine-transfert (fig. 6), le balourd étant décomposé selon quatre directions fixes, et la profondeur de l'attaque calculée par un ordinateur.

L'étude fut confiée à François Pruvot, avec la collaboration du Service Électrique.

L'engagement de ce travail avait été précédé d'une enquête sérieuse, conduite par René Boucher, a~dé par MM. Courtois et Barré ; il fallait trouver quelle serait la dispersion du balourd en phase finale si l'on procé­dait à quelques améliora­tions de détail qui ne semblaient nullement irréa­lisables.

On avait donc choisi une vingtaine de pièces, tirées des mêmes plaques­modèles, que l'on avait peintes de couleur rouge vif afin de les suivre facilement dans leur parcours en chaîne ; elles furent usinées dans des conditions aussi identiques. que possible: même montage sur la

machine-transfert, même poste sur toutes les autres machines, etc. ; après chaque opération, on mesurait leur balourd, en intensité comme en orientation, sur une machine Trebel équi­pée d'un cadre spécial ; ainsi, d'opération en opération, on connaissait la valeur moyenne et la dispersion du balourd de la série des vingt pièces ; il faut observer que certains usinages, tels que le perçage du maneton servant de coulée, le fraisage du logement de clavette ou le filetage de la turbine étaient asy­

. métriques et introduisaient par conséquent une variation systé­matique du balourd.

En examinant les deux douzaines de diagrammes polaires réca­pitulant les résultats de toutes ces expériences, on voyait claire­ment qu'il était possible de réaliser l'équilibrage en une seule opération, avec un balourd moyen nul au départ à condition de prendre quelques précautions préliminaires

unifier les dimensions des plaques-modèles,

livrer les pièces par lots issus des mêmes plaques,

unifier les cotes des points d'appui des pièces sur les diffé­rents montages de la machine-transfert,

-usiner une dizaine de pièces avant d'engager un nouveau lot dans la chaîne, mesurer leur balourd avant équilibrage et régler en conséquence les points de touche des machines de détourage.

Pendant que l'étude de la machine suivait son cours, j'appris par hasard que la Direction des Méthodes, dont je n'avais plus à m'occuper, avait commandé plusieurs machines Schenck des­tinées à usiner des points de départ sur les pièces brutes d'après leur axe central d'inertie.

Fig. 7

Tout en reconnaissant que ce devait être un assez joli tour de force technique, l'initiative me parut médio­crement judicieuse: d'abord, le système ne pou­vait manquer de tenir compte de la masse de toute la matière qui allait dispa­raître au cours de l'usinage, et ensuite parce que cela ne nous dispenserait nullement de procéder à un équili­brage final; il me semblait à la fois plus simple et plus logique de tenir compte sur­tout de la forme des contre­poids, qui étaient destinés à rester bruts, et dont la masse était la plus éloignée de l'axe de rotation.

Pierre Debos voulut bien admettre mon raisonne­ment et suspendre la signa­ture de la commande.

Évidemment, le vendeur avait fort adroitement joué d'un argu­ment de poids, et percutant entre tous : les Américains avaient commandé plusieurs machines !

Il avait d'ailleurs, très correctement, proposé de préparer une vingtaine de pièces selon sa méthode ; terminées à Billancourt, elles montrèrent que le balourd final ne s'était pas suffisam­ment réduit pour que l'opération soit rentable, et la commande fut simplement annulée.

Peu de temps après, je reçus la visite du vendeur, bien navré d'avoir perdu une affaire doublement intéressante, d'abord parce qu'il y avait bien une demi-douzaine de machines à pla­cer et aussi à cause de la référence qu'elle constituerait pour lui. Très franchement, je lui montrai tout le dossier de la recherche. Il admit que j'avais raison, mais il me demanda de ne pas communiquer ces renseignements à mes collègues des autres entreprises auprès desquels il voulait quand même ten­ter sa chance ; je le lui promis de bon cœur, car c'était un homme fort sympathique'.

En visitant d'autres usines en Europe, j'ai pu vérifier qu'il avait trouvé des clients moins coriaces qu'à Billancourt; comme il s'agissait, de plus, de pièces forgées sur les bras desquelles on enlevait bien plus de matière que sur les nôtres, qui étaient moulées, je me demande encore comment on a pu justifier à posteriori la rentabilité de l'acquisition.

Ainsi qu'elle l'avait fait déjà, la direction des Fabrications fit effectuer une enquête sur les résultats obtenus par la machine ; je pense que c'est par délicatesse, et pour éviter de me faire de la peine, que l'on ne m'avertit pas de l'engagement de l'étude, ni de ses conclusions.

Le rapport, établi par un homme que j'avais aidé dans les débuts de sa carrière, était assez défavorable et c'est Maurice Georges, du Service Électrique, qui se chargea de débusquer les erreurs, sûrement involontaires, dont il était farci ; pour ne citer que celle-là, on avait omis de signaler que, depuis la mise en service de la machine, on n'avait plus jamais eu à démonter un moteur pour défaut d'équilibrage, ce qui se produisait auparavant plusieurs fois par jour ; évidemment, le bénéfice ne figurait pas dans le bilan de l'atelier d'usinage, mais dans celui de la chaîne de montage et d'essai. La Comptabilité ne saurait penser à tout 1

On peut croire quand même que la machine n'était pas si mal ficelée que ça puisque les Ateliers de Castres, après lui avoir encore apporté quelques retouches, en ont vendu une bonne quantité à travers l'Europe.

En forme de conclusion

L'évocation des travaux accomplis pour lancer la fabrication de la Dauphine, ou plutôt l'augmentation de la cadence de production d'un mécanisme qui n'avait pas subi de modifica­tion radicale, m'a donné l'occasion de me remémorer les diffi­cultés rencontrées dans la réalisation de pièces telles que le carter-cylindres, la culasse, la pompe à huile, les collecteurs, le vilebrequin, l'arbre à cames, la bielle et la chemise.

Excepté les collecteurs, tous ces objets sont assortis de sévères exigences, et souffrent d'être déformables sous des efforts modérés ; c'est pourquoi, plus que beaucoup d'autres, ils m'ont laissé le souvenir d'obstacles passablement difficiles à franchir.

Fig. 8

De ce recueil de souvenirs, dont certains sont le rappel d'erreurs ou d'échecs, je n'ai pas essayé de faire un cours de technologie à l'usage des spécialistes des services de méthodes ou de fabrication. De toute façon, ce n'est pas en une centaine de pages que l'on résumerait les enseignements recueillis au cours de plus de quarante ans d'exercice ininterrompu, sauf par la guerre, d'une profession passionnante.

La rédaction de ce texte m'a rappelé aussi les moments d'angoisse et de désarroi qui précèdent souvent l'instant où la solution apparaît enfin. Peut-être ne l'ai-je écrit que pour le plaisir, teinté de nostalgie, d'évoquer, sans pouvoir les nommer tous, ceux qui formaient une équipe de gens compétents, tra­vailleurs et audacieux, à qui la Régie doit beaucoup.

N'est-ce pas aussi la manifestation du besoin que l'on ressent de se survivre en léguant un peu du savoir acquis à grand-peine ? Parmi les détails techniques ainsi évoqués, certains· rendront-ils réellement service à quelque spécialiste en détresse ? Je ne sau­rais m'en flatter car l'expérience, dit-on, est comme un peigne dont on fait cadeau à un chauve.

Lorsque l'on disposera des systèmes experts et des intelligences artificielles que l'on nous promet, Pics de la Mirandole en sili­cium ou en arséniure de gallium, quelques centimètres carrés de cristaux contiendront la solution de tous les problèmes.

Mais qui alimentera les mémoires et fournira la matière pre­mière aux compilateurs de systèmes experts?

Pierre BÉZIER

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