02 - A bâtons rompus

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A bâtons rompus

Les réformes

Toute réforme, petite ou grande, soulève des crItiques puisqu'elle bouscule des habitudes. Elle ne peut réussir que si le climat est favorable, ce qui suppose que son auteur ait d'abord acquis la confiance des administrés, qu'il ait su exposer clairement ses raisons, qu'il ait pris soin de consulter un nombre suffisant de conseillers bien choisis.

Si le projet de réforme est mal préparé, s'il paraît arbitraire, il a peu de chances d'aboutir : les Français ont toujours eu horreur des chartes octroyées 1 Combien de lois imposées à la majorité docile du Parlement sont-elles demeurées sans suite, le gouvernement ayant renoncé à promulguer les décrets d'application devant la résistance des services et de l'opinion?

De même j'ai dû, comme tout le monde, lancer sans y croire de belles circulaires conçues pour réprimer uri abus manifeste mais dont le formalisme eût été insupportable à l'usage. L'iner­tie des exécutants ou, comme on dit, le calme des vieilles trou­pes se charge bientôt d'enterrer les mesures excessives et impo­pulaires. Les notes de relance demeurent sans effet et l'on découvre quelques mois plus tard qu'après l'orage l'oued a dis­paru dans les sables du désert sans autre conséquence pour l'avenir. Il arrive même parfois qu'une réforme de structure impérative ne retire rien de son influence à un chef de service dépossédé d'une partie de ses attributions. Le nouveau respon­sable a beü.u multiplier les réunions, il a bien du mal à rassem­bler à date fixe les personnes convoquées, celles-ci ayant par hasard des rendez-vous ou des engagements de ,voyages qui ne peuvent être remis... Cependant, son prédécesseur conserve toute sa " clientèle", sa porte reste ouverte aux collaborateurs qui viennent le consulter ou le mettre au courant des nouvelles décisions. Du vivant de Marie de Médicis, Richelieu devait tenir compte des avis de la reine mère en dépit des prétentions de Louis XIII à régner seul.

On voit ainsi se perpétuer dans les entreprises des pouvoirs parallèles, établis sur de longues traditions de fidélité et de res­pect, cependant que les tenants du titre doivent entériner des décisions qui leur ont échappé. C'est le signe de leur échec ou du moins celui d'une nomination hâtive que le bon sens n'avait pas laissé prévoir. L'expérience est généralement assez brève et les choses rentrent dans l'ordre lorsque le titulaire a fait la preuve qu'il ne tenait pas ses troupes en main. Dans l'inter­valle, sa route a sans doute été jalonnée de victimes mais celles­ci gardent leur crédit si elles ont su prendre patience et le mal n'est pas grand si le fond est solide.

C'est heureusement le cas des vieilles affaires qui sont difficiles à remuer mais résistent assez bien aux vicissitudes de la con­joncture comme à la réformite chronique des jeunes turcs pleins de suffisance. Les maladies de croissance renforcent l'organisme et lui permettent de résister aux épidémies qui emportent les êtres d'apparence jeune et dynamique mais qui sont aussi moins aguerris et plus fragiles.

Attendre et voir venir

Tous ceux qui ont été militaires gardent en mémoire l'image courtelinesque du bidasse convalescent qui traîne dans la cour de l'hosto une bande molletière défaite, un mégot éteint au coin des lèvres, repérant de loin toute menace galonnée suscep­tible de mettre fin à sa bonne planque...

Toutes proportions gardées, j'ai parfois retrouvé cette menta­lité auprès de certains employés, avertis par des bruits de cou­loir d'une révolution de palais en préparation, et qui se mettent en veilleuse en attendant les événements.

Certes, ils en ont vu d'autres. Ils savent que leur sort n'est pas en question mais que leurs petites habitudes seront par contre bousculées par un nouveau patron. Ils profitent donc du répit qui leur est laissé et font leur boulot tranquillement, à l'abri de toute remarque, laissant les choses se tasser, avec le calme des vieilles troupes. A d'autres de chercher à se faire valoir auprès du nouveau venu. Celui-ci appréciera sans doute votre attitude réservée comme un signe de fidélité très respectable qui signifie qu'on pourra compter sur vous à l'avenir, tandis que les oppor­tunistes vous lâcheront aussi vite qu'ils ont mis d'empressement à vous faire la cour.

Ce serait une erreur par conséquent d'assimiler ce comporte­ment prudent à de la résistance passive. Les organismes sains ne rejettent pas forcément les corps étrangers. C'est à ceux-ci de se faire admettre et de gagner la confiance du tissu ambiant. S'ils affirment trop vite leur autorité, alors oui, ils provoquent une montée de fièvre qui peut leur être fatale.

C'est bien souvent le cas lorsqu'on décide de greffer, sans pré­paration psychologique, un personnage venu d'une entreprise concurrente (Citroën ou Peugeot) : l'esprit de corps Renault se révolte alors, n'ayant de leçons à recevoir de personne. Aucune technique, aucune méthode, aucune doctrine ne sont évidem­ment supérieures aux nôtres. C'est un postulat absolu qu'on ne saurait contredire sans danger. Ceux qui s'y sont risqués naïve­ment ont dû faire marche arrière ou se démettre. Je ne veux pas dire qu'on leur ait glissé des peaux de banane sous les pieds: le procédé ne serait pas digne d'une conscience pure. Non, il a suffi d'obéir scrupuleusement mais sans plus, de fournir les renseignements demandés' sans y ajouter de commentaire personnel que l'expérience de la maison aurait rendu précieux.

Pécher par omission n'est pas pécher, dans le monde des affai­res, mais c'est sans doute le moyen le plus sûr de laisser l'impru­dent s'engager sur des sables mouvants où la prochaine marée viendra l'engloutir.

Le plus vieux

Il vous arrivera comme aux autres (et plus vite que vous ne le pensez) de vous retrouver le plus vieux de l'assistance. Vous mettrez alors votre coquetterie à l'affirmer bien haut afin de vous entendre dire: " Non, ce n'est pas possible, vous n'avez pas changé, vous êtes en pleine forme". Ne le croyez pas trop car, depuis quelques années, les bons apôtres envisageaient votre départ. " Quel âge a-t-il donc? Pourquoi ne prend-il pas une retraite anticipée? Ce n'est pas moi qui m'accrocherai ainsi. Il faut profiter de la vie tant qu'on est à peu près en bonne santé... " Et de vous donner des conseils: " J'espère que vous avez pensé à une activité de remplacement. Il ne faut sur­tout pas vous endormir dans un fauteuil, mais voyager et trou­ver une occupation à mi-temps. Ah 1 vous avez bien de la chance, comme je vous envie 1. .. " Vous souriez d'un air entendu et développez sur-le-champ tout un programme pour la retraite auquel vous ne tenez pas tellement mais qui témoi­gne de votre perspicacité d'homme organisé qui ne craint pas le désœuvrement et a su cultiver son violon d'Ingres en temps utile. Avez-vous d'ailleurs jamais rencontré un viel ami retraité qui n'affirme qu'il n'a jamais été si occupé, qu'il ne trouve pas le temps de faire tout ce qu'il a à faire ?

Cela ne trompe personne, et l'on devine qu'il file doux devant son épouse qui supporte mal de le voir prendre son temps à sa guise alors qu'elle assume toujours les mêmes soucis du ménage, des petits-enfants, des petites maladies et de la vie chère. Je me souviens d'un petit vieux timide que je rencontrais fréquemment en rentrant chez moi, quelle que soit l'heure, et qui fumait honteusement sa pipe sur le pas de la porte de l'immeuble, hiver comme été, s'abritant parfois de la pluie dans une encoignure. En m'apercevant, il faisait mine de son­ner pour ne pas perdre la face, mais je savais bien que sa vieille marâtre l'envoyait fumer dehors et je pensais alors qu'il man­quait de caractère. Depuis, j'ai vu bien d'autres hommes renoncer progressivement à leur autorité et venir mendier un petit service auprès de leurs anciens subordonnés. Un directeur autocrate de Louis Renault, qui me laissait jadis debout devant sa porte à attendre son bon vouloir, m'appelait par la suite son " cher ami " lorsqu'il venait me demander un catalogue ou un objet publicitaire. Dieu me garde d'imposer un jour ma pré­sence à des gens affairés qui ne pourraient pas ne pas me recevoir mais dissimuleraient malle coup d'œil impatient à la pendule.

C'est à tout cela que je pense depuis que j'ai atteint le sommet de la pyramide des âges et que je constate que, dans les réu­nions de cadres un peu nombreuses, je ne connais plus que la moitié des gens. Ceux que j'avais appris à respecter sont partis. Ceux que j'ai recrutés et formés ont pris du galon. D'autres, plus jeunes, les ont déjà remplacés: ils connaissent sans doute mon nom mais n'ont jamais eu l'occasion de travailler directe­ment avec moi, ils ne me doivent rien, ils n'ont rien à attendre de moi. Je suis l'aïeul qu'on laisse à son petit noyau de vieux camarades: qu'aurait-on à lui dire?

Mes bureaux

J'ai fait le compte: j'ai passé 100 000 heures dans un bureau et j'ai habité 18 bureaux différents au cours de ma carrière. Cela

ne vaut-il pas la peine qu'on s'y arrête un instant?

Il me semble que le décor d'une existence administrative a autant d'influence que l'atelier du peintre, le grenier du poète ou ia dunette du marin. Ce décor, hélas 1tend à se dépersonna­liser depuis qu'on se préoccupe d'améliorer les conditions de travail. Les jeunes classes ne connaitront plus que le confort anonyme et climatisé de bureaux fonctionnels tout semblables à ceux des voisins: moquette sur le sol, plafond insonorisé, armoires intégrées et meubles métalliques ... Seront-elles mieux inspirées que nous ne l'étions jadis en retrouvant le havre quoti­dien d'un petit bureau sombre, au détour d'un couloir, où nous avions pu mettre un peu de nous-mêmes sans craindre de détruire la belle ordonnance uniforme d'une suite de cages vitrées?

Parmi mes 18 bureaux, en effet, je demeure plus attaché à cer­tains cagibis provisoires qu'à de plus vastes bureaux dits" de direction" qu'il m'est arrivé d'occuper au bel étage. Pour le prestige, on peut souhaiter des lambris sur les murs, des voilages aux fenêtres et un coin de conversation (qu'on utilise rarement), mais on est alors l'esclave d'une secrétaire ou d'un huissier qui gardent votre porte et règlent votre emploi du temps. Il m'est arrivé, pour me détendre, d'aller m'asseoir un instant près d'un de mes employés, dans le " cirque", pour me sentir revivre dans la communauté.

Je sais que le bruit des machines à écrire et des téléphones est source de fatigue nerveuse. Mais croit-on que le poids des responsabilités n'est pas dur à supporter, seul en face de soi­même?

J'aurais voulu faire l'expérience d'un" bureau-paysage ", mais je n'ai jamais pu faire admettre la formule à des cadres pour qui le bureau individuel d'au moins 16 m 2 est encore un signe extérieur de réussite professionnelle. Pour moi, la présence d'un beau paysage derrière la fenêtre compte plus que le luxe intérieur, bien qu'en fait on n'ait guère le loisir de le contem­pler lorsqu'on lui tOurne le dos. Mais il est là quand on bourre sa pipe ou qu'on baisse le store au soleil couchant. J'ai dominé pendant 15 ans les coteaux boisés de Meudon en supportant l'incommodité de travaux bruyants au-dessus de ma tête, et n'ai pu me faire ensuite à un beau bureau insonorisé donnant sur le mur aveugle d'un atelier. Question de goût, mais n'est-ce pas aussi important que de choisir sa résidence dans un quar­tier agréable et pittoresque ?Je ne pense pas à ce propos à ces " espaces verts " que prône la publicité des grands ensembles immobiliers et qui ne vaudront jamais un seul arbre fleuri sur une petite place intime d'une vieille ville de province. A cet égard, je n'aurai pas été gâté à Billancourt mais on finit par trouver partout son bonheur.

Parmi ces 100 000 heures, je ne me suis vraiment ennuyé que dans un bel immeuble en pierre de taille du 16· arrondissement où les hasards d'une affectation m'avaient relégué pendant quelques mois.

Les justifs 1••

Les hasards de la vie m'ont amené, à la fin de ma carrière, à exercer des fonctions administratives au sein d'une direction commerciale Exportation qui exige de ses collaborateurs un état d'esprit dynamique peu compatible avec les contingences terre à terre d'une gestion trop stricte, notamment dans le .domaine des frais de déplacement et de représentation. Bien que certains m'aient surnommé gentiment Clovis (le Roi des Francs...), j'ai le s~ntiment d'avoir exercé le contrôle nécessaire des notes de frais avec souplesse et compréhension en faisant confiance aux hommes honnêtes mais en éliminant les tru­queurs et les combinards. Je me suis souvenu toute ma vie, en effet, du tort qu'on peut faire au moral des troupes en prenant

à contretemps des dispositions inquisitoires.

Avant la guerre, les concours d'élégance en automobile étaient très en vogue et les carrossiers y construisaient leur réputation. Les grandes marques de modèles de série s'efforçaient d'y récolter également des premiers prix en faisant appel à de jolies présentatrices : femmes du monde ou actrices en renom qui entretenaient leur notoriété et y gagnaient une robe de grand couturier assortie aux teintes de la voiture. Au début de l'été 1939, jeune collaborateur du service de publicité, j'avais ainsi engagé plusieurs voitures spécialement préparées dans les concours de Deauville, de Biarritz, de Cannes: métier agréable qui m'obligeait à fréquenter les grands hôtels et à trouver sur place de jolies femmes assez bien en cour auprès des organisa­teurs pour nous valoir une récompense et des photos dans la presse. C'est ainsi que le 31 août 1939, je revenais de La Baule, avec une moisson de lauriers, au volant d'un magnifique cabriolet Suprastella à moteur 8 cylindres, ce qui se faisait de plus beau, de plus long et de plus cher à l'époque chez Renault. La guerre n'était pas encore déclarée, mais les Parisiens aisés et prudents quittaient déjà la capitale, emmenant leur famille à l'abri quelque part en province. Je croisais ainsi sur la route une caravane ininterrompue de voitures avec (déjà...) des matelas sur le toit. Entre Angers et Le Mans, sur une longue ligne droite, la voiture de boulanger qui me précédait dut s'arrêter derrière une fourragère chargée de foin. Je freinai tant que je pus, ne pouvant me dégager ni à droite dans le fossé, ni à gauche à cause des voitures arrivant en sens inverse... , mais, fidèle à la réputation des Renault d'avant­guerre, ma lourde voiture de sport ne put s'arrêter et vint emboutir par l'arrière la Peugeot 402. Il Y avait peu de mal heureusement, si bien que, devant l'impossibilité de trouver un gendarme pour un constat en cette veille de mobilisation géné­raIe, le brave boulanger du Mans se borna à noter mon numéro de police. Je lui promis de reconnaître mes torts auprès de la compagnie d'assurances et nous nous souhaitâmes de revenir vivants de la guerre. Je rentrai le soir tard au garage de l'usine, laissant sur le volant un bref rapport d'accident, et dès le len­demain je rejoignais mon régiment.

Deux mois plus tard, dans les Ardennes, je reçus une première lettre des usines Renault me demandant plus de détails sur l'accident. C'était la drôle de guerre et j'avais tout mon temps; je répondis donc longuement. On me reprocha pourtant de n'avoir pas recueilli de témoignages. Je répondis alors en ter­mes plus vifs, décrivant l'atmosphère de panique qui régnait le 31 août sur la route.

Quelques semaines plus tard, un autre service administratif me réclama la justification des frais engagés à La Baule pour le concours d'élégance et dont j'avais rendu compte trop sommai­rement à son avis. Ils avaient bien quelques reçus et certaines factures mais il en manquait, paraît-il. Ils voulaient connaître notamment les noms et adresses des présentatrices à qui j'avais offert une robe ou un chapeau. Cela leur paraissait suspect car un comptable, n'est-ce pas, n'est pas forcé de connaître les usa­ges dans un domaine aussi futile qu'une manifestation mon­daine. La moutarde me montait au nez et je marquai mon mépris pour ces planqués "affectés spéciaux" qui osaient écrire sur ce ton à un collaborateur aux armées sur la frontière belge. Mon ancien patron, lui-même mobilisé, les engueula à son tour mais un dossier ne peut ainsi se clore sans une décision financière, fût-elle une décision d'attente. C'est ainsi qu'on m'avisa que le solde non justifié des dépenses engagées à La Baule serait retenu provisoirement sur le prochain règle­ment de l'allocation que les usines Renault versaient généreuse­ment à ma femme comme à toutes les épouses des cadres mobi­lisés. Écœuré, je transmis la copie de cette lettre à l'administra­teur délégué qui m'avait accueilli à mon embauche chez Renault en tant que président de l'association H.E.C. et, comme par enchantement, l'affaire n'eut pas de suite.

Lorsque je revins à Billancourt en septembre 1940, le contrô­leur budgétaire qui m'avait harcelé avait disparu, victime des compressions d'effectifs de l'époque et je pus croire qu'il y a une justice immanente en ce bas monde. Et pourtant, cet homme faisait son métier en conscience et appliquait le règle­ment. Il ne lui manquait qu'un peu de jugement et d'autorité mais ce n'est pas, il est vrai, ce qu'on lui demandait.

Quand l'audace est payante

La vie quotidienne dans une grande entreprise offre peu d'exemples de coups d'éclat, d'initiatives audacieuses, de comportements hors du commun. C'est que les êtres un peu originaux se plient mal à la routine des horaires et des règlements.

J'ai eu dans mon service, pendant quelques mois, un dessina­teur de talent, le plus doué sans doute que j'aie rencontré, capable de jeter sur le papier en quelques minutes, et de tête, la silhouette vivante de n'importe quel modèle d'automobile de marque concurrente. Bien entendu, il arrivait toujours en retard et troublait la concentration studieuse des bureaux voi­sins en chantant à tue-tête des airs d'opéra 1Un jour, n'en pou­vant plus de travailler entre quatre murs, il nous quitta pour suivre un cirque ambulant qui l'avait embauché comme clown. Il aurait pu faire une carrière brillante dans la création publi­citaire, mais ce métier, pourtant plus libre qu'un autre, comportait encore trop d'entraves à ses yeux.

Un autre être indépendant, assez imbu de sa valeur (incontes­table, il est vrai) et considérant que son salaire était insuffisant, choisit pour se faire remarquer la méthode la plus directe en frappant au sommet. C'est ainsi qu'en arrivant un matin de bonne heure, Louis Renault trouva sur son bureau un dessin de grand format, traité dans le style de Dubout, où grouillait une foule enthousiaste et gesticulante qui entourait un piédestal où se tenait notre homme dans une attitude modeste. Les bandes dessinées n'étaient pas encore à la mode et pourtant ce précur­seur avait inventé les " bulles ", faisant dire à ses personnages des petites phrases dans le genre de "C'est un génie. " -" Quel scandale de le laisser végéter l " -" Il vaut 10 fois plus l " -" Combien gagne-t-il ? " -"Je ne peux le croire... " -" Il faut le nommer directeur. "... C'était un coup à se faire virer sur l'heure. Mais le patron, qui aimait lui aussi à faire des blagues, s'amusa fort de cette audace et fit doubler son salaire. Cela ne suffit pas d'ailleurs pour le retenir et il démissionna peu de temps après, ce pour­quoi sans doute il avait pris un tel risque. Il ne s'en moqua pas moins de ses collègues, plus timorés, qui n'osaient pas renouve­ler l'expérience.

Je repris pourtant l'idée à mon compte, bien des années plus

tard, et je dois le dire avec le même succès. C'était en 1946. J'avais été nommé chef de publicité de la nouvelle Régie nationale, ce qui ne me donnait pas encore beaucoup de travail puisque le peu de voitures que nous fabri­quions étaient vendues d'avance. On m'avait donc confié éga­lement la direction du magasin des Champs-Élysées, de sorte que je circulais constamment entre Billancourt et l'avenue (la chose a de l'importance, on va le voir). Or, je n'avais pas encore de voiture de service à ma disposition et je souffrais d'un complexe auprès de mes amis et connaissances. Las de m'en plaindre, je décidai un jour de présenter ma demande sous une forme publicitaire et humoristique. Avec l'aide d'un de mes bons dessinateurs, je conçus une brochure de 12 pages illustrées intitulée " Quelques variations sur un même thème ". Je ne prétends pas vous en donner ici le texte, d'ailleurs très bref, celui-ci n'étant valable qu'en légende de dessins humoristiques fort bien venus. Il tendait à souligner l'absurdité de laisser cir­

culer à bicyclette ou par le métro le porte-parole d'une firme automobile 1J'ai sous les yeux ce document que vient de me faire parvenir Marguerite-Marie Dubruel, la fidèle secrétaire de M. Lefaucheux et de M. Dreyfus qui, à la veille de prendre elle aussi sa retraite, expurgeait un peu ses dossiers. Je frémis, 30 ans après, de mon culot de l'époque et me félicite d'avoir eu comme patron un grand bonhomme ayant le sens de l'humour. Dès le lendemain, M. Lefaucheux me faisait affecter une Juva­quatre fonctionnant au gaz de ville, seul moyen de transport possible alors, et quelques temps après, me rencontrant sur le stand Renault de la Foire de Paris, il me présenta en ces termes à Mme Lefaucheux : " Tu sais, c'est le garçon qui m'a remis la brochure si drôle que je t'ai montrée... " J'ignorais que cette brochure unique dormait encore dans un dossier de la direction générale, et j'ai été un peu ému de la récupérer le jour-même où je venais d'acheter une autre bicy­clette pour me tenir en forme au troisième âge.

Clichés à vendre

Les hommes de mon âge se souviennent que le président Poincaré, qui n'était pas un gai luron, avait reçu ce sobriquet: " L'homme qui rit dans les cimetières ... ", légende venimeuse qu'un journal avait imprimée sous une photo prise lors d'une cérémonie officielle et qui, par hasard, le montrait souriant. Jusqu'à la fin malheureuse de sa vie il ne put se défaire de cette étiquette.

De tels clichés pourraient ruiner à jamais la notoriété d'un

homme en vue. J'en connais deux exemples. Je me souviens qu'un de nos excellents photographes, qui s'est fait un grand nom par la suite, avait été chargé par un journal d'un reportage à l'Élysée sur la vie privée de Vincent Auriol. Se présentant à l'heure dite, assez tôt le matin, il fut introduit dans l'antichambre où le valet de pied l'oublia. Impatient et curieux de nature, il poussa une porte, puis une autre, à la recherche du président ou tout au moins d'un chef de cabinet. Personne : le palais était désert à cette heure matinale. Soudain, il déboucha dans une pièce où un homme corpulent, en caleçon, faisait sa culture physique. C'était Vincent Auriol qui fort heureusement lui tournait le dos. Le réflexe du repor­ter joua sur le champ et, presque sans le vouloir, le cliché uni­que était pris. Il se retira sur la pointe des pieds et ne livra pas la photo à son journal, la réservant honnêtement à quelques intimes dont je fus. Une autre fois, ce même photographe au déclic rapide opérait pour nous au cours d'un banquet de concessionnaires présidé par le ministre de l'Industrie de l'époque. Circulant parmi les tables, il s'agenouilla devant la table d'honneur pour un cliché à bout portant, et nous eùmes la joie de découvrir, après le tirage, une photo de la trogne allumée de notre ministre, enca­drée de deux énormes bouteilles de champagne en gros plan qui eussent fort bien convenu à la publicité de Mercier ou de Pommery. M. Lefaucheux s'amusa fort et nous demanda de lui remettre le négatif pour être sûr qu'on n'en ferait pas mauvais usage. Mais une épreuve figure toujours dans les albums de photos conservés aux archives. Je supplie mes lecteurs de ne pas la rechercher.

Paul Grémont