08 - Le circuit de la Méditerranée

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Le circuit de la Méditerranée

Paris-Paris par Istanbul, Suez, Gibraltar, circuit bouclé, pour la première fois, en 1935 par Jean de Guébriant et Maurice Hodent, sur une voiture Renault -type K Z 6 de 1931.

A la fin de l'année 1934, trois jeunes gens décident d'unir leurs efforts pour tenter une aventure, sorte de mission française, voyage d'études ayant une certaine originalité. Il faut se souvenir des fameuses" Croisière Noire", " Croisière Jaune" dont les récits, reportages ou films avaient tant impressionné les jeunes des années 1925-1933, car tous n'étaient pas tellement motivés par la mode de la Belle Époque. En effet, l'aventure est souvent à l'affût et, dans l'esprit de beaucoup d'entre nous, elle fait surgir des idées, des projets plus ou moins abracadabrants... N'est-ce pas l'origine de beaucoup d'entreprises?

Un ingénieur mécanicien, travaillant chez Renault, ayant une Primaquatre de 1931 fort usagée, décide à l'époque (1934) de la remettre à neuf: moteur, châssis, et de préparer une voiture de grand raid.

Deux ingénieurs agronomes, en chômage, préparent un voyage d'études. Un est chargé des relations extérieures, de la diplo­matie. L'autre s'occupe de l'intendance, des matérialités permettant à un équipage d'agir, de s~bsister et de se déplacer vers des horizons nouveaux. Tout cela, il faut le souligner, avec des moyens extrêmement réduits. Il faut évidemment une voiture. Une voiture robuste, équipée pour les grandes étapes avec réserves, pièces de rechange et matériels de camping...

Il s'agit alors d'organiser" le Circuit de la Méditerranée" par les détroits, à travers des contrées où en 1935 les pompes à essence ne sont pas partout évidentes, de parcourir pistes et déserts d'Asie Mineure et d'Afrique septentrionale. Cela signifie pouvoir franchir 1 000, 1 200 ou 1 500 km sans ravi­taillement, avoir des vivres et surtout de l'eau pour assurer la survie au cours du franchissement des déserts tels le Sinaï, la Libye, la Tripolitaine.

Revenons à la K Z 6, la carrosserie type berline ne peut donc pas convenir. Il est convenu d'imaginer ce que doit être le véhicule idéal, simple, léger, robuste. Une structure en bois avec des flancs et un hayon en tôle, les ailes avant et les marche­pieds d'origine feront bien l'affaire. Quant aux ailes arrière, elles devront supporter des nourrices d'essence. L'habitacle pour deux passagers sera couvert par une capote pliable en toile, s'ajustant aux montants du pare-brise. Les sièges seront deux baquets en osier, pas de portes mais seulement deux rouleaux de toile fixés par des taquets. Le poids : voilà l'ennemi; alléger carrosserie et bagages afin de ne pas surchar­ger le véhicule. Trois touques de cinquante litres (deux pour l'essence et la troisième pour l'eau), deux caisses de vingt litres en bidons, valises, matériels et camping, pelle-pioche, deux roues de secours, tout cela arrimé sur les marchepieds et à l'arrière du coffre où sont logés les pièces de rechange, les ressorts de s~cours et l'outillage... Et bientôt nous sommes prêts.

La voiture est présentée au contrôle du départ à l'Automobile Club de France, place de la Concorde, qui nous a remis un car­net de route à reliure en cuivre, fixé par une chaîne rivée sur le châssis, pour vérifier tous les passages aux frontières et tous organismes officiels. Ceci pour officialiser la performance, puisque nous avons la prétention de réaliser la première tentative de boucler la boucle Paris-Paris par le Circuit de la Méditerranée (voir l'itinéraire sur la carte en annexe).

Il est temps de présenter l'équipage. L'ingénieur mécanicien -pour différentes raisons dont le risque d'échouer -ne donne pas suite au projet d'effectuer" le circuit de la Méditer­ranée ". Nous restons deux, Jean de Guébriant et moi, tout à fait déterminés à tenter l'aventure. La voiture, nous l'avons dit, est une Primaquatre, châssis, moteur, suspension refaits à neuf, allumage par Delco mais avec une magnéto Scintilla de secours. Pneus fournis par Dunlop. Carrosserie grand raid peinte par Ripolin. Lubrification et graissage des articulations assurés par Yacco. Enfin, passeports, carnet de passage en douanes, appareils photo et caméra 16 mm, pharmaéie de secours et produits simples d'hygiène et de désinfection des eaux... toujours douteuses dans les pays semi-arides ou désertiques; tout est prêt pour l'aventure.

Le grand départ à lieu, nous l'avons déjà dit, place de la Concorde -le 19 juillet 1935 -comme il est mentionné sur le livre de bord. Le retour en France se fera par Béhobie le 6 octobre 1935 et Paris sera atteint le 8 octobre ; mais d'ici là, il se passera pas mal de choses, soit un périple de près de 18 000 km en quatre-vingt-trois jours, soit une moyenne journalière de 217 km malgré une immobilisation de seize jours par suite d'une rupture d'une pièce de suspension: support de ressort.

Nous quittons la région parisienne par un beau temps d'été. Le moteur a été rodé consciencieusement avec l'huile Yacco ; il ronfle d'une façon sympathique; l'équipage est confiant, attendant avec impatience la première épreuve, le passage des Alpes. La voiture est chargée normalement. Les touques à essence ne seront remplies pour assurer suffisamment d'autonomie qu'au cours des longues étapes d'Asie Mineure et d'Afrique.

Le mont Cenis se dresse mais le col est franchi facilement. Il fait chaud au mois de juillet et nous surveillons attentivement le thermomètre d'eau qui ne dépasse pas les 95° ... C'est rassu­rant, c'est bon signe mais peut-être qu'en Afrique cela ne sera pas si commode ?

Nous campons dans la plaine du Pô, et l'Automobile Club d'Italie nous contrôle à Venise le 22 juillet et le 23 à Trieste. Nous franchissons la frontière à Fiume pour pénétrer en

Préparation de la carrosserie.

Yougoslavie. Il faut s'adapter aux routes de la côte dalmate qui sont belles mais rocailleuses, aux rampes difficiles, la moyenne s'en ressent et le moteur commence à chauffer sérieusement. Il nous faut cinq jours pour atteindre la frontière albanaise. Nous sommes émerveillés par la beauté naturelle des sites, par l'accueil de ces Yougoslaves dont beaucoup sont allés en Amérique pour gagner de iuoi assurer leur vieillesse, dans ces régions pittoresques, ponctuées de villes attachantes telles que Sibenik, Split, Durbownik, Novi, Kotor. Bien sûr, nous ne pouvons résister au plaisir de remonter la vallée de la Neretva pour visiter Mostar et Sarajevo. Nous sommes étonnés par cette province de Bosnie imprégnée solidement de souvenirs historiques laissés par l'Empire ottoman.

Pour atteindre l'Albanie, nous devons gravir les flancs du Lovcen, montagne abrupte dominant et défendant Cetinje. La piste, taillée dans les rochers, escalade en lacets la montée ver­tigineuse. Partant du niveau de la mer, la montée est pour la voiture une grande épreuve, les virages en épingles à cheveux nécessitent des manœuvres et il faut s'arrêter pour laisser refroidir le radiateur.

Nous sommes contrôlés à la préfecture de Skhodër (Scutari), le 29 juillet. Nous campons près de la ville sainte Krujë. Au réveil... surprise : nous somme gardés par deux soldats armés de Mauser qui attendent notre sortie de la tente 1 On se dit bonjour, nous ~aisons le café et nous invitons nos anges gardiens. Mais au départ, ils nous forcent à les monter à bord nous ayant fait comprendre qu'ils devaient nous convoyer jusqu'à Tirana, la capitale. Quelques kilomètres de route goudronnée, dont nous avions perdu l'habitude depuis notre entrée en Dalmatie, nous conduisent au centre de la ville, toujours sous la surveillance des militaires. Mais voici la préfec­ture, contrôle des passeports, de nos lettres de recommanda­tion et enfin nous sommes libérés munis d'un laissez-passer pour circuler en territoire albanais à l'époque du roi Zog le.. De même qu'à Mostar et Sarajevo, des minarets, des mosquées attestent la présence vivante de l'Islam. Ces édifices reflètent la permanence de la religion musulmane en Occident. Ils témoi­gnent d'un rapprochement entre la Chrétienté et l'Islam oû la cohabitation semble facile, et depuis longtemps. Nous quittons Tirana -le 30 juillet -pour parvenir à Elbasan et la région des hauts lacs d'Ohrid et de Prespan dont l'altitude dépasse huit cents mètres. Après Korçë, nous gagnons 'la frontière serbe. Le 31 juillet, nous passons Stenje, nous sommes dans l'ancienne Serbie, la route montagneuse descend vers Prilep et Veles.

Maurice Hodent.

Nous roulons souvent en première, la rocaille fatigue énormé­ment la suspension. A trente-sept kilomètres de Veles exacte­ment, sur un parcours plus cahoteux que précédemment, tout à coup la voiture est stoppée sur place, l'arrière effondré, la roue arrière gauche est bloquée par l'aile. Stop ... Nous pensons à la rupture de la lame maîtresse du ressort arrière. Mais non, c'est plus grave, il faut se rendre à l'évidence : c'est le support arrière gauche de la suspension qui est cassé. Il est impossible de faire une réparation de fortune, il faut changer la pièce 1 Et, bien entendu, parmi les pièces de rechange emportées, il y a tout sauf ce maudit support. C'est le désarroi, même la panique pour Jean, qui voyant le désastre veut abandonner la voiture. Je ne suis pas d'accord. Mon idée est la suivante : décharger la voiture, tout démonter, sortir le pont arrière, déboulonner la pièce cassée, prendre numéro et référence et aller télégraphier à Renofer à Billancourt, France, une demande d'envoi par avion via Belgrade d'un support arrière gauche. Ainsi fut-il fait. Et c'est de Guébriant qui doit partir à Veles, à trente-sept kilomètres, à pied, avec diplomatie... moi gardant la voiture démontée et le camp au bord de la route. Dès le soir, j'ai fait connaissance avec les bergers serbes qui habitent un village dans la montagne escarpée et nous faisons des échanges : cigarettes, chocolat contre lait, fromage, fruits.

Le lendemain soir, un camion Chevrolet, qui fait un transport de denrées alimentaires et messageries venant de Veles, s'arrête. Mon ami de Guébriant en descend ayant parcouru trente-sept kilomètres pour poster le télégramme et après repos à Veles, il a eu cette occasion hebdomadaire...

Vraiment, que nous sommes loin du monde dans ces monta­gnes oû nous resterons du le. au 16 août, en attendant la pièce de rechange 1

Tout va bien lorsque nous pouvons reprendre la route, passer à Veles remercier le receveur des postes qui a fait le nécessaire dès que la pièce est parvenue de Belgrade par voie ferrée.

Pour rationaliser l'itinéraire jalonné de surprises, j'avais prévu au départ de joindre la vallée du Vardar à la vallée de la Maritza par Kriva Palanka. Cependant la tentative n'a pu réussir, la piste étant absolument impraticable, comme l'a prouvé le paragraphe suivant relevé dans le carnet de bord : " je soussigné Guys Henri -consul de France à Skopje ­certifie que la voiture 9 206 RE 9 est passée à Skopje (Yougoslavie) le 16 août 1935 à 14 heures après détour par Kriva Palanka. Elle est repassée le 17, à 10 heures, par Skopje pour continuer sa route par Nich. "

Le 18 août, nous somme contrôlés en Bulgarie à Dragoman. Le passage de la frontière est relativement aisé. Nos papiers sont en règle et notre fanion tricolore, dont nous sommes fiers, impressionne favorablement les autorités civiles et militaires. En deux mots, nous sommes bien accueillis; heureusement parce que nous ne comprenons pas grand-chose au bulgare et aux caractères cyrilliques. A Sofia, l'Automobile Club de la Bulgarie, nous reçoit fort bien et un vin d'honneur nous est offert au milieu d'un groupe francophile très sympathique. Nous campons facilement dans les environs et nous partons vers Constantinople, fascinant carrefour des races. Mais maintenant la poussière nous accompagne en suivant la route internationale Paris-Istanbul. Quelques arrêts à Plovid, à Svilengrad, toujours dans la vallée de la Maritza, nous intéres­sent par leur pittoresque et leur architecture médiévale. Le 21 août, nous entrons en Turquie, par Edirne. Sur plus de deux cents kilomètres la route internationale n'est plus qu'une piste de terre desséchée. Notre voiture laisse un nuage de poussière qui nous enveloppe par suite du vent de Nord-Ouest dominant, il y a de quoi suffoquer. Nous sommes dans la Thrace, pays de l'Antiquité, aujourd'hui péninsule des Balkans qui forme toute la Turquie d'Europe. Mais la persistance pendant de longs siècles de souverainetés différentes a laissé des marques profondes chez les Slaves du Sud partagés entre les religions catholique, orthodoxe et musulmane.

Constantinople, que de monde et de choses à voir 1 Mais aussi des difficultés. En effet, le Touring Automobile Club de Turquie nous conseille de faire comme tout le monde allant de Istanbul à Ankara, c'est-à-dire prendre le bateau et le train. Nous n'acceptons que de franchir le Bosphore par ferry-boat le 24 août, et de Scutari d'Asie nous gagnerons Ankara pour la route... disons plutôt par des pistes, et encore! Isolés, nous dirigeant à la boussole, il nous a fallu trois jours pour atteindre Ankara, pour accéder aux fameux plateaux d'Anatolie, à travers des régions sympathiques mais vraiment éloignées de tout, pratiquement sans communications. Entre Geyve et Nalhihan, nous avons dû par endroits employer la pioche et la pelle pour franchir des fossés, des talus, des ornières, vraiment de grosses difficultés. Sur quatre-vingts kilomètres, il a fallu piloter, s'arrêter, se frayer des passages, boucher des anfrac­tuosités, tout cela avec patience, soit environ dix heures d'incertitude et d'angoisse. C'est dans cette région aussi que nous avons été inquiétés par la gendarmerie qui avait cru avoir découvert en nous des espions et cela malgré nos lettres de recommandation qui évidemment ne produisaient aucun effet sur ces agents de l'ordre public turc... Nous avons été traduits devant un tribunal et heureusement relaxés.

Enfin, Ankara, ville entièrement nouvelle, construite au pied de l'antique Angora des sultans, où Tamerlan s'illustra avant d'envahir l'Iran en passant par Bagdad, où il éleva une pyramide de cent mille têtes humaines... Nous préférons notre XX' siècle.

Il nous faudra encore six jours pour parcourir environ huit cents kilomètres, pour aller d'Ankara à la frontière syrienne en passant par Kayseri et Urgup. Nous croisons la voie des cara­vanes de la route de la Soie notamment le passage de la cara­vane de Marco Polo. C'est toujours un paysage aride, desséché par le soleil de plomb. Partout le sol nu de la steppe piqué de maigres touffes d'herbes grises. Et la poussière soulevée par le passage de la K Z 6 nous entoure d'un nuage épais suffocant. Par ci, par là, nous trouvons les vestiges d'une civilisation disparue, effacée par le temps. C'est bien l'impression que nous ressentons en visitant la région des troglodytes d'Urgup. Après Adana, à travers la Cilicie qui produit essentiellement du coton, couverts de poussière sur des pistes extrêmement mauvaises, cahoteuses, notre moyenne horaire en Turquie est de l'ordre de 20 km/h et la distance parcourue chaque jour est inférieure à cent cinquante kilomètres. Vaincus par la chaleur et la poussière, nous franchissons la frontière turque à Payas; il est 19 h 50. Nous n'avons plus qu'une idée: atteindre le litto­ral et nous plonger dans la mer. C'est à la nuit tombante que nous nous baignons, ce qui nous semble un délice après les dix jours de traversée de la Turquie d'Asie. Nous sommes dans le golfe d'Alexandrette, Ayas au débouché des routes des carava­nes, nous évoquons encore Marco Polo, mais cette fois notre piste croise celle de l'auteur du Livre des Merveilles relatant le retour de Marco en 1269.

En Syrie nous retrouvons la route goudronnée. C'est une sur­prise que nous trouvons tellement agréable que nous roulons sans arrêt d'Alexandrette à Alep, où nous sommes contrôlés le 4 septembre. Bien entendu, malgré l'attrait de la route goudronnée Alep -Hama -Homs -Damas, nous reprenons la piste pour aller visiter les ruines prestigieuses de Palmyre où la reine Zénobie tint tête aux ,Romains jusqu'en 272. Palmyre " ville des palmiers " dont les restes témoignent de la puissance d'un état arabe, ruiné par Aurélien. Les ruines retrouvées à la fin du XVII' siècle permettent d'admirer des arcs de triomphe, un temple du Soleil, des alignements de colonnes corinthiennes superbes. C'est un détour de trois cents kilomètres que nous ne regrettons pas. D'ailleurs cette épreuve du désert nous rassure quant aux réactions de la K Z 6 sur les pistes sablonneuses d'El­Hamad et nous donne l'espoir de vaincre le Sinaï, la Libye et le reste.

La direction du service du Tourisme du haut commissariat de la République française à Beyrouth certifie notre arrivée le 7 septembre à 9 heures. Nous sommes ravitaillés par le Centre des essences des troupes du Levant, le 9 septembre, au départ vers Haïfa. Nous allons vers le Sud en territoire Libanais que nous quittons au bureau des douanes de Nakoura pour péné­trer en Palestine par le Customs House de Ras-en-Naquera sous mandat anglais. Nazareth -Jérusalem: C'est le pèlerinage des chrétiens que nous sommes. Visite du Saint-Sépulcre sous la conduite des franciscains en Terre Sainte et la remise du diplôme de pèlerin nO 34.821 -le 10 octobre 1935 -par le frère Aurélius Borkowski. C'est un beau parchemin orné de fleurs de la Passion avec représentation du Saint-Sépulcre.

La KZ6 très entourée à Jérusalem.

près Jérusalem, la route descend sans arrêt dans l'immense val­lée. En effet, une grande partie du cours duJourdain se trouve au-dessous du niveau de la mer. Le 11 septembre, la voiture franchit le Jourdain par le fameux pont Allenby-Bridge. Nous passons Al-Karak en Transjordanie après avoir fait viser passe­ports et carnet de bord à Amman. Nous sommes vraiment en pays arabe et l'interprète nous renseigne sur l'islam, nom donné par Mahomet à sa religion. Ce nom vient du verbe arabe aslama dont une acception signifie " faire la paix " et une autre " se soumettre". Islam signifie donc " la paix de Dieu obtenue en se soumettant à sa volonté". Un musulman est donc celui qui se soumet à Dieu... Inch Allah!

Nous nous enfonçons dans le désert; plus de route; c'est la piste à peine jalonnée qui doit nous permettre de gagner l'Egypte? ..Inch Allah!Jusqu'à Maan nous avons l'impression d'être encore dans le monde des humains, descendants des Hébreux, des Romains, des Arabes. Les tentes apparaissent avec les dromadaires, les moutons et les chèvres. Depuis Allenby-Bridge, il n'y a plus ni autos, ni camions. C'est le désert total. Nous sommes en Arabie, exactement en Arabie Pétrée à cause de Pétra -la Nabatéenne -dont l'histoire se confond avec les origines du monde. C'est là que nous croisons une autre fameuse piste de caravanes -l'itinéraire suivi par la reine de Saba. C'est la route de l'Encens suivie par un person­nage de légende, personnage historique, une femme extraordi­naire. Femme et reine appelée par le Coran" Balkis ", célèbre surtout pour avoir rendu visite, de son lointain royaume éthiopien, au roi Salomon à Jérusalem avec une très impor­tante escorte de chameaux portant des aromates, de l'or en très grande quantité, des pierres précieuses... et de l'avoir aimé.

Il y aura bientôt trois mille ans de cela. Mais plus près de nous, à notre époque, l'Histoire continue. Les aromates et encens venant de l'Inde, du pays de la myrrhe et du royaume des Sabéens, arrivaient par d'autres caravanes et étaient entreposés dans Pétra, cette extraordinaire cité dont les monuments et les entrepôts sont réservés dans la roche des parois abruptes d'un immense amphithéâtre où l'on accède par un étroit défilé, le défilé du Sik, La prise de cette place retranchée était quasi­ment impossible. Les vestiges des monuments taillés dans le rocher nous étonnent, nous écrasent par leur splendeur et surtout par leurs dimensions démesurées. Les Nabatéens constituaient un peuple puissant pendant toute la période héllenistique qui fut seulement soumis par Trajan vers 110 aprèsj.-C. Les Nabatéens, selon la tradition, descendaient de Nabath, fils d'Ismaël. Aux premiers siècles de notre ère ils prirent le nom de Sarracènes dont on a fait Sarrasins.

Nous sommes contrôlés dans l'oued EI-Araba par un poste militaire transjordanien dont le chef écrivant en arabe et datant notre sortie de Pétra, le 14 septembre, nous fait des recommandations en... anglais.

Camping le long de la côte Dalmate. Réparation en Anatolie.

Akaba, bourgade isolée au fond du golfe gardée par une com­pagnie de méharistes, signale notre passage le 15 septembre. Nous allons nous baigner et recueillir de magnifiques coraux pour rapporter à nos familles.

Abaka -Suez, nous le savons, c'est le désert total. En effet, nous ne verrons plus personne jusqu'au canal. La voiture lourde­ment chargée avec plus de cent quatre-vingts litres d'essence au départ de Beyrouth est plus à l'aise au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans le désert. Il nous reste largement de quoi faire approximativement les quatre cents kilomètres à travers le désert du Sinaï.

Départ d'Akaba, le 15 septembre à 12 h 30 -arrivée à Suez, le 16 à 19 heures, soit environ dix-huit heures de roulage, après des ensablements, des difficultés de monter sur des plateaux de hamada, notamment à l'est du mont Sinaï où le moteur cale. Il faut décharger entièrement la K Z 6 pour franchir un raidillon, et tout porter à bras pour recharger après une pente que nous estimons supérieure à vingt-cinq pour cent. Peu après, c'est le coucher du soleiL Nous dressons la tente et, épuisés, nous nous endormons dans l'immense silence du désert.

A part ces difficultés, tous comptes faits, la voiture et surtout la suspension souffrent moins, beaucoup moins qu'en Turquie. Suez-Le Caire, c'est à nouveau le goudron. Le passage du canal est assuré par un bac puissant de la Compagnie du canal de Suez.

Au Caire, le Royal Automobile Club d'Égypte nous contrôle et nous reçoit magnifiquement. La presse est élogieuse. Nous avons confiance dans l'avenir. Deux jours de visites et de récep­tions nous laissent un merveilleux souvenir. Puis, nous sommes retenus à Alexandrie par de' chaleureux amis. Visite des plan­tations de coton, des manufactures, nous couchons dans de luxueuses villas ; c'est le rêve comparé à notre misérable séjour au milieu des pauvres montagnes de Serbie attendant la pièce de rechange. Maintenant nous sommes très optimistes parce que depuis la rupture du ressort arrière dans l'Anatolie inhos­pitalière, tout va bien, réellement bien... pourvu que ça dure! L'histoire de ces pays nous passionne. De la Cilicie jusqu'en Libye, assez exactement, nous suivons l'itinéraire d'Alexandre le Grand, par Tarse, Byblos, Tyr, Alexandrie en évoquant les grandes batailles du bouillant chef des armées grecques; quel­ques souvenirs -Issus (333), Tyr (332) -avant de se lancer vers l'Inde.

Mais à la sortie d'Alexandrie, en direction de l'Ouest, vers la frontière, le goudron disparaît. La piste rocailleuse s'étale dans cette zone désertique, fort aride, sans végétation. Il faut rouler plus de cinq cents kilomètres pour atteindre Solum en suivant le littoral, ayant à gauche le redoutable plateau libyen.

Nous quittons l'Égypte, le 21 septembre à 14 heures. A 15 h 30, nous sommes contrôlés au poste de douanes de Amseat. Le tampon aux armoiries du Royaume d'Italie en fait foi. Après c'est l'aventure en Tripolitaine, c'est-à-dire que du 21 au

A la frontière tripolitaine.

Devant l'hôtel Sollum.

26 septembre, nous roulons, nous campons, nous cassons la boîte de vitesses, nous la réparons sur place. Un matin, nous charmons un cobra qui se dresse dans sa majesté redoutable devant la tente après AI-Agheila. Nous visitons peu après les ruines superbes de Cyrène, de Misurata et aussi une ferme modèle construite par les Italiens pour mettre certaines zones en valeur. Leptis-Magna, ancienne colonie phénicienne, puis romaine, nous montre ses splendides architectures. Nous som· mes contrôlés par le Royal Automobile Club d'Italie -section coloniale de Tripoli -le 26 septembre 1935, à Il h 30 et nous retrouvons la mer. La douane de Pisida signale notre passage de la frontière de Tripolitaine, le 26 septembre 1935 à 18 h 10, et le poste des douanes de Ben Gardane nous accueille le même jour à 20 h 30. Nous campons dès la sortie de la bourgade. Medenine -Gabès· Sfax sont reliés par une bonne route. Nous visitons les ruines romaines d'El-Djem. Nous faisons un crochet pour voir Kairouan, la ville sainte, et acheter un tapis.

L'Automobile Club de Tunisie nous contrôle à Tunis, le 28 septembre, à 12 heures. Il faut filer, nous avons tant de retard. Nous passons par la côte -Tabarka, poste de douanes tunisiennes. Le carnet de bord est tamponné le 28 septembre à 17 heures. Mais nous avons beaucoup d'amis en Algérie où nous goûtons diverses hospitalités avec une certaine béatitude.

Cela signifie que nous commençons à être saturés de voyage. Bône, Constantine: belle réception chez Renault. Puis c'est enfin Alger où nous sommes contrôlés par l'Automobile Club de la province d'Alger, le 30 septembre à 15 heures, avec la mention " venant de Tunisie et allant vers Oran ". Retenus à Oran chez des amis, nous ne parvenons aux douanes chérifien­nes -Oujda -que le 2 octobre à 18 heures. Camp pour la nuit avant Taourirt où nous commençons à ressentir le froid... Brrr 1c'est l'automne. Les douanes chérifiennes -bureau de Taza -nous contrôlent le 3 octobre à 9 h 45. Nous fonçons sur Meknès, Petitjean, Larache, Tanger. Le moral est au beau fixe. Depuis le golfe de Sirte où nous avons eu une panne sérieuse (boîte de vitesses), la K Z 6 n'a jamais aussi bien marché. Le moteur malgré le sable, la poussière, la chaleur, les coups d'accélérateur pour passer les dunes ou les zones defech­fech, bien lubrifié par Yacco, le moteur ronfle et nous dépas­sons souvent le cent kilomètres à l'heure. Pas mal! après tant de kilomètres et tant de pistes...

Au passage à Tanger, l'Automobile Club marocain vise le carnet de bord. On embarque sur le Ciudad-de-Algérz'sas au port de Ceuta. Les douanes d'Algésiras nous laissent entrer en Espagne, le 4 octobre à 20 heures. Nous allons camper dans la belle région de Marbella.

Dans la journée du 5 octobre, nous passons Malaga -Cordoue et campons entre Tolède et Madrid, où nous sommes contrôlés par l'Automobile Club d'Espagne, le 6 octobre à 12 heures. Le plateau de Castille est traversé à grande allure. Burgos et ses héros ne peuvent nous retenir. En effet, la police des frontières signale le passage de la voiture à Behobia, le 6 octobre à 22 heures. Ce qui nous met aux douanes françaises à 22 h 15, où nous sommes vivement encouragés à foncer. Nous campons sous les pins des Landes et nous avons sérieusement froid... Au matin, quelle rosée! tout est trempé, nous sommes loin du Sahara maintenant !

Bordeaux, Angoulême, Poitiers, Tours, Orléans, autant de panneaux qui nous étonnent et nous rassurent. Paris n'est pas loin, mais quels embouteillages!

Et le 8 octobre à 10 heures, c'est la vérification de notre perfor­mance -place de la Concorde -qui n'a pas changé. Elle est seulement moins ensoleillée qu'en juillet; malgré cela nous sommes contents, très contents. La voiture est le long du trottoir, à la même place qu'au départ, le 19 juillet, et la boucle " le Circuit de la Méditerranée " est bouclée devant l'Automobile Club de France. Moment unique, satisfaction totale.

Enfin l'équipage réalise que la réussite est due aussi au constructeur de l'engin et c'est par téléphone que la Société Renault est informé du succès.

Le 9 octobre 1935, en plein Salon de l'Automobile -on ne pouvait mieux tomber -la Société Renault reçoit l'équipage. Et à Billancourt, aux usines Renault, un banquet monstre avait été préparé... mais pas en l'honneur du "Circuit de la Méditerranée " seulement pour les représentants de la firme ­et Dieu sait s'ils sont nombreux et actifs 1 Néanmoins nous avons été invités; quel autre grand moment inoubliable... Au milieu de tout l'aréopage de la direction, des concessionnaires et agents de la marque, nous avons été ovationnés. Une plaquette en bronze nous est offerte solennellement. Sur la mienne, je lis: " A monsieur Maurice Hodent, pour son tour de la Méditerranée en automobile, 1935 -Hommage des Usines Renault. "

Voilà, à peu près exactement rapporté, le reportage de notre fameux" Circuit de la Méditerranée".

Maurice HODENT Novembre 1981

L'arrivée à Paris devant le siège de l'A.C.F.