11 - DOCUMENT : Étude du marché de la 4 CV

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DOCUMENT : Étude du marché de la 4 CV

Georges Toublan

Aussi invraisemblable que cela puisse paraître aujourd'hui, avec le recul du temps, lorsqu'on se souvient du succès qu'elle obtint, la «4 CV» faillit ne pas voir le jour tant le principe de son lancement fut, à l'origine, âprement contesté.

Sur quels éléments M. Lefaucheux s'est-il appuyé pour décider de la construire, malgré la vive opposition de son entourage?

Quels furent les premiers pas de la «4 CV JO ?

C'est ce qui est relaté dans les pages qui suivent.

La situation automobile en France en 1945

La situation de l'automobile, en France, au lendemain de la guerre, était particulièrement critique.

Un recensement effectué en 1945 avait chiffré à 910000 voi­tures particulières ce qui restait du parc estimé en 1939 à, environ, 1 800000 véhicules.

En fait, les destructions provoquées par la guerre ne devaient être que de l'ordre de 30 % du parc, et non de 50 % (1), et cette différence avec les chiffres officiels paraissait provenir :

-De ce que les voitures particulières transformées en « commerciales» ou en petites camionnettes, n'avaient pas été recensées par l'enquête gouvernementale qui stipulait, en outre, «voitures équipées de pneus et de freins en bon état, moteur en état de fonctionner, capables de circuler avec accus en état».

-De ce que cette enquête officielle, malgré les buts avan­cés : suppression des S.P., attributions de bons d'es­sence (2), avait suscité une certaine défiance qui avait incité divers propriétaires à ne pas répondre.

De plus, l'âge moyen des voitures était supérieur à 12 ans (1). Or, la durée moyenne d'une voiture, avant 1940, était de 10 ans, environ.

Une proportion importante de véhicules était en mauvais ou très mauvais état, et le gouvernement avait pris la déci­sion de rendre obligatoire la destruction des voitures datant de 1925 et antérieurement. Bien entendu, le prix des voi­tures d'occasion, les seules disponibles, était devenu pro­hibitif.

Enfin, l'industrie en général, et l'industrie automobile en particulier, manquait de tout, aussi bien de matières pre­mières que d'ouvriers qualifiés, ainsi que de matériel de production, en raison de l'usure et des dégâts causés par la guerre.

Or, les besoins de voitures étaient immenses et devenaient de plus en plus urgents.

Le plan Pons

Un haut fonctionnaire, M. Pons, fut donc chargé par le gou­vernement de faire un rapport sur ces problèmes.

Le plan qu'il déposa, et qui porta son nom, aboutit à une planification de l'industrie automobile, réduisant à quatre le nombre des constructeurs français (Simca était contrôlé par Ford), en attribuant à chacun la fabrication d'un seul type de voiture :

-Citroën devait se limiter à la « 11 » traction avant,

(1)

Résultat d'une étude entreprise peu après mon entrée à la Rénie.

(2)

Il fallait. en effet. en 1946. des permis spéciaux pour pouvoircirculer en voiture et la vente de l'essence. comme celle des voitures neuves, n'était pas libre.

- Peugeot à une 6 CV, qui devait être la « 203 ", continua­

trice de la «202" de 1939, -Renault et Panhard devait se partager le marché de la petite voiture. Le premier en construisant le véhicule qui, à la suite d'un concours ouvert à tout le personnel devait s'appeler la «4 CV", le second auquel était imposé une carrosserie en aluminium afin de développer l'utilisation de ce métal.

Cette décision, sans appel, ne fut pas appréciée par tout le monde à la Régie. Bien loin de là. Certains, dont tout le corps commercial, estimaient que les débouchés possibles d'une petite voiture étaient trop restreints. D'autres, pour des motifs divers, affichaient à son égard une hostilité sans réserve.

Devant cette levée de boucliers, M. Lefaucheux hésitait, on le comprend, à investir les milliards nécessaires à la fabri­cation et au lancement de cette voiture.

C'est la raison pour laquelle il me fit demander de prendre contact avec M. Genestoux, adjoint de M. Louis, directeur général adjoint, à la suite d'une conversation qu'il avait eue avec un de mes camarades, incidemment rencontré, qui m'avait cité comme un spécialiste de l'étude du marché automobile, ayant eu à résoudre, en 1939, un problème analogue (3).

Mes premiers pas à la R.N.U.R.

C'est ainsi que j'entrai, le 1er septembre 1945, à la Régie, en qualité d'ingénieur attaché à la Direction, chargé d'un ser­vice d'enquêtes et de spécifications.

M. Le Garrec a évoqué, précédemment, l'état d'esprit qui régnait à la R.N.U.R. lors de sa création, l'hostilité de nom­breux collaborateurs aussi bien à l'égard de la nationalisa­tion qu'à la nomination de M. Lefaucheux.

Il est donc inutile que je revienne sur ces faits. Par réper­cussion, il était logique que je fusse, également, victime de cet ostracisme. J'étais un « nouveau ", un «intrus ", embau­ché,de plus, pour faire le point réel du marché de la petite voiture à laquelle la plupart des dirigeants et cadres étaient opposés.

Mes activités devaient aussi s'étendre, non seulement aux études de marchés, mais encore à nombre de sujets tels que les spécifications des véhicules, la qualité des maté­riels, l'efficacité et l'organisation de l'après-vente, etc.

Ce n'était, évidemment pas du goût de diverses Directions, notamment de la Direction commerciale qui estimait, d'ail­leurs bien à tort, avoir une très bonne connaissance de son marché.

Je fus, par exemple, mis en possession d'une sorte d'étude tendant à démontrer l'étroitesse du marché de la petite voiture qui ne pouvait être qu'une seconde voiture, ou, au mieux, le véhicule unique d'un nombre très limité d'usagers, professions libérales notamment.

Ce document, de conception simpliste, partait du principe que la possession et l'usage d'une voiture impliquaient un certain nombre de frais chiffrés, comportant même l'amor­tissement du capital engagé et l'intérêt de ce dernier!

Un minimum de ressources était, par voie de conséquence, estimé pour pouvoir faire face au total de ces charges, ce qui éliminait la plupart des salariés ainsi que les petits commerçants et artisans.

Enfin, par ailleurs, les peaux de bananes ne me furent pas épargnées et je fus en butte à diverses vexations. Par exemple, je trouvai à un retour de voyage mon bureau déménagé et occupé, mes dossiers, documents divers et objets personnels empilés en vrac dans un coin extérieur.

Ce n'est que grâce à mon rattachement à la Direction géné­rale et, notamment, à l'intérêt, au soutien et à la sympathie que ne cessa de me témoigner, jusqu'à son départ,

M. Louis, que je pus accomplir, avec toute l'objectivité indis­pensable, les missions qui me furent confiées.

Ma situation se normalisa, heureusement, par la suite, au fur et à mesure que mes détracteurs initiaux, eux-mêmes, furent amenés à reconnaître l'intérêt de mes études et ma stricte impartialité.

L'étude du marché de la 4 CV

Après diverses études et enquêtes qui me furent confiées, dans le but d'apprécier mes méthodes, je fus rapidement confronté avec la tâche qui avait motivé mon embauche : l'étude du marché de la voiture particulière et, notamment, de la petite voiture.

a) Rétrospective de l'évolution du marché de l'automobile

J'ai extrait, ci-après, quelques chiffres essentiels parmi les divers renseignements contenus dans mon rapport final

Immatriculations de voitures neuves de 1935 à 1939 et part des constructeurs

Années (4) 1935/36 1936/37 1937/38 1938/39

Quantités

arrondies 148400 156960 166410 176630

Taux d'accroissement

d'une année sur l'autre - 1,06 1,06 1,06

Part en % des principaux constructeurs

Citroën 20,5 26,5 28,5 31,5

Peugeot 25,5 25 24 25,5

Renault 27 19 19 19

Simca 7,5 12,5 10,5 12

(dont Simca 5) (7) (12) (7,5) (7,5)

Divers autres 19,5 17 18 12

Total 100 100 100 100

(3)

Au début de 1939. la Direction Commerciale et l'ensemble du Réseau Citroën avaient affirmé. catéporiQuement. Que la camion­nette traction AV., le «TUB », à la spécification duquel j'avais pris une part prépondérante et dont j'avais moi-m6me déterminé le marché en fonction du prix de vente, était invendable en raison de sa silhouette et de son prix. Je dus, en avril 1939. administrer la preuve du contraire en allant, moi-m6me. le vendre. à la prande confusion de ses détracteurs Qui ne me le pardonnèrent pas. Cela peut paraître incroyable lorsqu'on constate le succès Qu'a connu, et Que connaît encore, ce véhicule. C'est l'expérience Que j'avais acquise de ce problème Qui me permit, en 1953, avec l'appui de

M.

Lefaucheux et à la suite d'enQu6tes. de faire adopter mon point de vue concernant la conception de l'Estafette et d'intro­duire. ainsi. la traction avant à la Répie.

(4)

Années comptées du leT septembre au 31 août de l'année suivante. Bource : Chambre svndkale.

On remarquait que, depuis 4 ans, les immatriculations de voitures neuves s'accroissaient, régulièrement, de 6 % par an et on observait le déclin de la part de Renault au cours de cette période.

Par ailleurs, le marché de la voiture d'occasion était un peu plus de 2 fois celui de la voiture neuve.

Un premier raisonnement montrait que, en admettant la simple reconduction des immatriculations d'avant-guerre, croissant chaque année de 6 %, et compte tenu du vieil­lissement du parc, il faudrait de 7 à 8 ans pour reconstituer celui-ci sur des bases comparables à celles de 1939. Ceci en négligeant les besoins nouveaux.

Il y avait donc de beaux jours en perspective pour l'indus­trie automobile, et je comprenais de moins en moins les appréhensions que semblait éprouver le corps commercial. Celui-ci est, d'ailleurs resté longtemps marqué par le sou­venir de l'avant-guerre, se montrant incapable d'imaginer l'essor que devait connaître le marché. Il ne fut pas le seul à être influencé par le passé.

b) La population en France et sa répartition

Si la documentation statistique a accompli des progrès très importants depuis la création de l'I.N.S.E.E., elle était, par contre, lamentable en France à l'époque.

A défaut des statistiques sur le revenu, inaccessibles, trop anciennes et trop sujettes à caution, je dus me contenter pour chiffrer le marché théorique (5) et malgré ses lacunes, du recensement général de la population dont le plus récent datait de 1936 (!) et dont les derniers résultats avaient été publiés en... 1943!

Pour une population totale, en 1936, de 41 907 000 habi­tants, le marché théorique se trouvait ramené à 13 770000 ménages qui possédaient, en 1939, 1 800000 voitures, soit 1 pour 7,6 ménages.

La répartition globale de ce marché théorique était de (6)

Par catégories socio-profession­Par secteurs d'activiténelles

Chefs d'établissements 24,1 % Agriculture : 30,05 % Industrie : 41,85 %

Employés

15,1 %

Commerce 14,7 % Professions libérales : 4,4 %Ouvriers 45,6 % Domestiques 3,2 %

Isolés 15,2 % Services publics 5,8 %

100 100

On voit l'importance que représentaient, d'une part, les salariés, ouvriers principalement, et, d'autre part, l'industrie, puis l'agriculture.

c) Le plan d'enquête

Mon plan d'enquête fut établi à partir de ces documents, après avoir procédé à divers choix sur lesquels je ne m'étendrai pas, en raison de leur intérêt restreint pour des non-professionnels.

J'insiste simplement sur le soin minutieux avec lequel l'en­quête fut préparée.

Le problème qui paraissait le plus difficile était de toucher un nombre suffisant de salariés fournissant une répartition satisfaisante par branches d'activités, sans trop perdre de temps, ce qui eût été le cas s'il avait fallu les interroger à domicile.

Je le résolus en choisissant, à la Régie, divers ateliers et services très différents, dans lesquels' les salariés étaient, en totalité, questionnés, et en opérant de même dans un certain nombre d'établissements extérieurs, fournisseurs de la Régie notamment, dont les dirigeants, s'ils ne comprirent pas très bien la raison de ma demande, ne s'empressèrent pas moins de la satisfaire étant donné le «poids» de leur client.

d) Le questionnaire

De son côté, le questionnaire, que j'avais élaboré, avait fait l'objet d'un examen en présence de la Direction géné­rale, de la Direction commerciale et de la Direction des études réunies pour en discuter le contenu. Il avait été, ensuite, testé pour s'assurer de sa bonne compréhension. J'ajoute que les conditions de l'enquête étaient difficiles car la «4 CV» était absolument inconnue du public, la presse n'en n'ayant pas encore fait mention.

Les personnes appelées à être interrogées devaient, ainsi se prononcer dans une situation générale, elle-même, encore très incertaine :

-au vu d'une photographie de profil, portes ouvertes avec 4 passagers, photo dont l'arrière était, d'ailleurs, retouché pour ne pas communiquer la silhouette exacte du véhicule;

-à l'énoncé de caractéristiques générales: 4 CV, 4 portes, moteur AR., vitesse de pointe d'environ 90 km/h, consom­mation de 5 à 6 litres, habitabilité et performances compa­rables à celles de la «Juvaquatre» (qui n'était elle-même connue que d'une fraction de la population), prix de l'ordre de 70000 F en citant, pour comparaison, environ 120000 F pour une 11 CV et 98000 F pour une 6 CV.

Il est vraisemblable que c'était la première fois, dans la jeune histoire des études de marchés, qu'une enquête était menée avec des moyens aussi minces. Je n'en avais pas moins confiance dans la méthode.

e) L'enquête

Je pris la route, fin janvier 1946, avec mes enquêteurs, préa­lablement formés à l'occasion d'enquêtes précédentes par leur moniteur, M. Carouge, un de mes anciens collabora­teurs que j'avais débauché pour m'aider dans cette tâche et qui les encadrait.

Mes contacts permanents avec mon personnel me permet­taient de recueillir, chaque jour, les questionnaires remplis, de les vérifier, de les commenter si nécessaire avec leurs

(5)

Le marché théorique e8t constitué du nombre des ménanes SU8cep­tibles de pouvoir utili8er une ou plu8ieurs voitures, indépendam­ment de toute notion de revenu. Un célibataire, veuf ou un divorcé (ou une), constituent chacun, énalement un ménane dans la défi­nition officielle du terme.

(6)

Le8 caténories indiquée8 dan8 le tableau étaient les seules figu­rant dans le8 annuaire8 de la S.G.F.

auteurs, d'accompagner chacun de ceux-ci de temps en temps, sur le «tas », en un mot, de contrôler à tout moment que l'enquête se déroulait suivant les conditions que j'avais fixées.

Le reste de mon temps était consacré au dépouillement des questionnaires. L'équipement mécanographique de la Régie était réduit à sa plus simple expression, l'ordinateur était encore inconnu et tout le travail dut être fait à la main.

Je vis ainsi se profiler progressivement le marché de l'auto­mobile à l'intérieur duquel se situait celui de la ,,4 CV". C'était vraiment passionnant.

Passionnante, également, fut l'enquête proprement dite, tant elle fut, partout, extrêmement bien accueillie. La clientèle n'était pas habituée à être consultée sur ses goûts et ses besoins. Aussi, les enquêtés, surpris et flattés, non seule­ment répondirent avec la plus grande complaisance aux questions posées, mais encore en parlèrent abondamment autour d'eux, cela fit boule de neige, et je sus plus tard que, dans toutes les régions où se déroula l'enquête, la Régie fut créditée d'un bon point pour les procédés et les méthodes qu'elle semblait vouloir utiliser.

Le plus difficile n'était pas de se faire recevoir, quelle que soit la position sociale des personnes visitées, mais de prendre congé après avoir recueilli les réponses au ques­tionnaire.

D'une façon générale, c'est l'intérêt considérable que tous les individus ressentent à l'égard de l'automobile qui nous faisait ouvrir les portes et prolonger les entretiens. J'ai vu des docteurs, en pleine consultation, nous recevoir dès que nous leur avions fait parvenir notre carte par leur bonne et nous dire, après une demie-heure de conversation à bâtons rompus, lorsque nous manifestions le désir de prendre congé, en nous excusant de leur avoir pris un temps pré­cieux « Restez encore un peu, ils (les clients) peuvent atten­dre, j'en ai encore une bien bonne à vous raconter ".

Les résultats

Grâce au dispositif utilisé, on consulta, en un temps record eu égard à mon effectif, 3 525 personnes se répartissant entre :

Catégories socio­professionnelles Nombre dont propriétaires de voitures en 1939 dont propriétaires de voitures en 1946

Ouvriers 731 99 = 13,5 % 54 = 7,4 %

Employés 827 379 = 45,8 % 211 = 25,5 %

Chefs d'établis. 1653 919 = 55,6 % 720 = 43,5 %

Isolés 246 107 = 46,7 % 84 = 34,1 %

Sans profession 68 48 = 70,6 % 22 = 32,4 %

Ensemble 3525 1552 = 44 % 1 091 = 30,9 %

Cette «population» avait donc, dans son ensemble, un niveau de vie supérieur à la moyenne, puisqu'elle comptait en 1939, 1 propriétaire de voiture pour 2,3 ménages et, en 1946, encore 1 propriétaire pour 3,2 ménages, alors que la situation réelle, en 1939 donnait en moyenne, comme il a été indiqué plus haut, 1 propriétaire pour 7,6 ménages.

Il était indispensable qu'il en fût ainsi pour recueillir les avis plus autorisés de personnes ayant déjà une certaine expérience de l'automobile. Au surplus, l'analyse des réponses de non-propriétaires et les calculs permettant de redresser l'échantillon obtenu fournissaient une projection exacte de l'ensemble du marché.

La proportion d'acheteurs de voitures neuves, parmi les propriétaires et le nombre de voitures possédées par chacun de ceux-ci, s'établissait ainsi, en 1939, dans cette population :

Catégories ·socio·professionnelles % d'acheteurs de voitures neuves Nombre de voitures possédées par propriétaire

Ouvriers Employés Chefs d'établissem. Isolés Sans profession 14 50 63 60 70 1 1,02 1,13 1,13 1,02

Ensemble 57 1,09

D'autre part, l'âge moyen du parc constitué par l'ensemble des véhicules considérés s'établissait à :

5 ans ( 4 ans et 10 mois) pour les véhicules possédés en 1939,

12 ans (11 ans et 9 mois) pour les véhicules possédés en 1946.

Le vieillissement correspondait exactement au nombre d'années écoulées entre les deux situations.

Je suis obligé, par manque de place, de passer la quantité considérable de renseignements extrêmement intéressants qui furent tirés de cette enquête, dont les quelques tableaux reproduits ici ne donnent qu'un faible aperçu, ainsi que sur les nombreuses analyses qui en furent faites, pour en arri­ver à l'essentiel : les perspectives du marché en 1946, c'est-à-dire les réponses recueillies à la question :

Combien y aurait-il d'acheteurs si la vente des voitures redevenait libre?

Le dépouillement des questionnaires donna les résultats suivants:

% d'acheteurs (toutes catégories de voitures)

Position Ouvriers Employés Chefs d'établis. Isolés Sans profess. Ensemble

Acheteurs : Ilmmédiats Dans 1 ou 2 ans Quand situation normale 3,3 11,6 23,4 20,6 19 23,4 19,7 19,9 10,2 16,6 16,3 5,7 5,9 7,3 1,5 16,1 17 15,5

Ensemble des acheteurs 38,3 63 48,9 38,6 14,7 48,6

Garderont leur voiture La revendront sans en racneter Pas acheteurs 4,1 0,4 57,2 9,2 0,1 27,7 18,9 0,9 31,3 9,8 0,4 51,2 22,1 2,8 60,4 13 0,6 37,8

Total 100 100 100 100 100 100

Il n'y avait donc, dans l'immédiat, qu'une faible proportion d'acheteurs parmi les ouvriers. Par contre, cette proportion croissait, très sensiblement dans un délai d'un an ou deux et, surtout, dans la perspective d'un retour à une situation normale. Il fallait entendre par là le retour à un rapport convenable entre les salaires et le coût de la vie, procu­rant un pouvoir d'achat comparable, dans l'esprit des enquêtés, à celui qui existait en 1939. Le délai de 1 à 2 ans, fixé par les uns, ne constituait d'ailleurs qu'une anticipation de cet espoir.

La situation était très différente pour les employés en rai­son des cadres regroupés avec ceux-ci dans les statisti­ques. Ces derniers constituaient le gros des acheteurs immédiats. On retrouvait, ensuite, chez les autres employés, la condition d'achat liée à une amélioration du pouvoir d'achat.

Ce souci apparaissait comme beaucoup plus secondaire chez les chefs d'établissements et isolés (professions libé­rales pour grande partie).

En tenant compte des intentions d'achat expnmees, des reventes envisagées, de la conservation ou du désir de reprise des voitures possédées, on obtenait les taux d'accroissement suivants par rapport à la situation consta­tée au moment de l'enquête :

Situation Taux d'accroissement du nombre

de propriétaires de voitures

Immédiate Dans 1 ou 2 ans Quand situation normale 124 % 153 % 197 % 129 % 160 % 200 %

Autrement dit, l'enquête permettait d'espérer que, dans un délai de l'ordre de 4 ans, considéré par beaucoup comme nécessaire et suffisant pour retrouver des conditions de vie analogues à celles de 1939, le nombre des propriétaires de voitures et le parc étaient susceptibles de doubler si l'industrie automobile était capable de satisfaire tous ces besoins.

On pouvait en déduire aussi, et ceci était très important, que toute augmentation du pouvoir d'achat, par rapport à 1939, exercerait une influence très sensible sur le déve­loppement du marché.

Les progrès considérables accomplis dans le domaine des sciences économiques ont permis, en effet, depuis, de mesurer ce qu'on appelle dans le jargon économique l'élas­ticité de la consommation en fonction de l'évolution du pou­voir d'achat.

On a constaté, ainsi, que toute augmentation des ressour­ces des ménages n'a aucune incidence sur les achats alimentaires, à partir du seuil auquel ces besoins sont plei­nement satisfaits, mais bénéficie, par contre, plus ou moins à des dépenses diverses au premier rang desquelles se place l'automobile.

Sur quels types de voitures se porteraient les achats?

Compte tenu des prix envisagés et indiqués plus haut, et des caractéristiques des voitures devant être disponibles sur le marché, connues pour la « Il » Citroën et la «202. Peugeot, ou énumérées pour la « 4 CV", le choix des ache­teurs devait selon leurs déclarations, se répartir ainsi :

Situation 4 CV 6/8 CV 9/12 CV Luxe Voiture occasion Non précisé

Immédiate 48,3 % 17,2 % 27,7 % 5,2 % 1,6 % -

1 à 2 ans 46 % 22,3 % 21,7 % 2,7 % 7,3 % -

Quand situation

normale 53,9 % 14 % 9,5 % 0,2 % 11,5 % 10,9 %

Ensemble 49,2 % 18 % 20 % 2,8 % 6,7 % 3,3 %

Dans l'échantillon de population prélevé, la «4 CV» se taillait donc la part du lion dans chacune des hypothèses de délai envisagées.

Il ne m'est pas possible ici, par manque de piace, de repro­duire, malgré tout leur intérêt, les différents tableaux de mon rapport détaillant les résultats en fonction des caté­gories socio-professionnelles, ainsi que les nombreuses analyses qui les accompagnaient.

Je me limiterai donc à souligner l'influence considérable des salariés dans le marché, qui avait été dégagée de l'enquête, et la désaffection pour la voiture d'occasion qui s'expliquait, dans l'immédiat, par leur mauvais état général et leur prix prohibitif, avec un regain progressif de faveur, dans le temps, toutefois limité, au fur et à mesure de l'assàinisse­ment espéré de ce marché.

Le marché de l'automobile et de la 4 CV en 1946

J'en arrive, ainsi, aux conclusions clôturant mon rapport.

Après avoir effectué les calculs nécessaires à la restitution de leur part réelle, dans le marché théorique, des différen­tes catégories socio-professionnelles, je conclus à un mar­ché de l'ordre de :

-450000 voitures pouvant être absorbées «immédiate­ment», compte tenu des conditions particulières à 1946, -450000 voitures pouvant être absorbées «dans les 2 années" suivant le retour à la liberté de vente des voitures,

-450000 voitures à écouler dès que la situation serait redevenue comparable à celle de 1939.

Sans préjuger des années suivantes, le marché représentait en 4 ans un débouché pour:

-650000 à 700000 petites voitures type 4 CV,

-250000 à 270000 voitures type 6/8 CV,

-280000 à 300000 voitures type 9/12 CV,

-40000 voitures de luxe.

J'insistais, par ailleurs, très fortement, sur le fait que le chiffre des ventes possibles de la petite voiture était sou­mis à des conditions impérieuses:

-habitabilité et performances comparables à celles de la

« Juvaquatre »,

-qualité irréprochable : frais d'exploitation et, surtout, taux de réparation minime.

En ajoutant que, si ces conditions n'étaient pas remplies, le rapport des ventes de la petite voiture et celui de la 6/8 CV pourrait se trouver très sensiblement modifié au bénéfice de cette dernière catégorie.

Les questions diverses

Mon rapport formulait aussi quelques réserves relatives à la technique d'enquêtes sur photo qui avait été utilisée et exprimait le désir de pouvoir réaliser, dès que possible, un sondage restreint auprès d'une petite partie des personnes consultées, pour leur montrer des protoypes de «4 CV" afin d'apporter, éventuellement, les corrections nécessaires aux résultats obtenus.

Il insistait, également, sur les problèmes inhérents au lance­ment de la «4 CV", notamment sur la nécessité d'une après-vente mise en place en même temps que le début de la commercialisation, assurant des réparations et un entre­tien rapides et peu coûteux, par une vulgarisation poussée de l'échange standard des divers organes.

Enfin, il fournissait des réponses à de nombreuses ques­

tions annexes telles que, par exemple :

-« le crédit» auquel 20 % des acheteurs songeait à faire

appel dans l'immédiat pour atteindre 50 % en «situation

normale », en particulier pour la « 4 CV",

-«la durée de la petite voiture ", appelée à parcourir, annuellement, un nombre de kilomètres très inférieur à celui des plus fortes cylindrées,

-«le budget» accepté par les usagers; on se rendit compte que, pour une proportion importante d'entre eux, cette notion était sans signification.

Une réponse typique, recueillie auprès de divers enquêtés, salariés surtout, reflétait une position, sur ce sujet, qui n'a guère varié depuis : «mon budget? de quoi acheter quel­ques bidons d'essence pour pouvoir rouler ".

Comme je l'avais déjà antérieurement observé, et comme je l'ai encore bien souvent constaté par la suite, le nombre d'usagers qui se refusent à estimer le coût de la posses­sion et de l'usage d'une voiture et la part de ces dépenses dans leurs ressources, est proprement effarant. Heureuse­ment, d'ailleurs, pour l'expansion du marché.

Monsieur Lefaucheux décide de construire la 4 CV

Je remis mon rapport à M. Louis, courant avril 1946. Quel­ques jours après, je fus convoqué par M. Lefaucheux. «Vous m'entendez bien, me dit-il, chaque fois que vous émettrez un document de cette importance, vous pénétrez directement dans mon bureau, je vous recevrai aussitôt ".

Puis: «Ceci dit, vous m'avez fait passer une nuit blanche. C'est plus passionnant qu'un roman. j'ai lu et relu votre rapport, je le connais presque par cœur et ma décision est prise, JE CONSTRUIS LA «4 CV", mais je vous fais rinjure de croire que vous avez pu vous tromper de 50 %, car avec 50 % de vos chiffres cela marche, j'amortis tous mes frais. j'ai donc fixé la cadence à 300 voitures par jour ".

Malgré sa modestie, eu égard aux possibilités du marché, ce chiffre n'en fut, pas moins, vivement contesté et trouvé bien trop élevé par l'entourage de M. Lefaucheux (7).

Après avoir commenté, ensemble, les différents résultats de mon étude, j'attirai son attention sur les réserves que j'avais formulées concernant le degré de validité pouvant être accordé à une enquête menée dans les conditions que j'avais dû accepter.

Je lui demandai, également, afin de me faire une opinion personnelle, l'autorisation de faire un essai de la «4 CV,. que je ne connaissais pas. Il donna aussitôt les instructions nécessaires pour que je puisse disposer à ma guise de prototypes.

Mon premier contact avec la 4 CV

Ma première sortie eut lieu quelques jours après cet entre­tien. Je partis en compagnie d'un essayeur nommé Lafont. D'emblée, celui-ci me conseilla, avant de me confier le volant, la plus grande prudence, ajoutant que, sans que l'on sache pourquoi, sans coup de volant intempestif ou de freinage brutal, il arrivait que la voiture quitte la route et se retrouve dans un champ.

Effectivement, malgré l'allure modérée que j'avais adoptée, je ressentis au cours de cet essai une impression d'insécu­rité que je n'avais jamais éprouvée avec aucune des nom­breuses voitures de marques et types différents que j'avais eu l'occasion de conduire.

Dès mon retour, je rédigeai une note, sans mettre en cause l'essayeur qui m'avait accompagné, et j'allai la remettre à

M. Lefaucheux.

Je lui déclarai que la voiture que je venais d'essayer serait un échec total si elle devait être, dans cet état, lancée sur le marché et qu'elle provoquerait d'innombrables accidents.

M. Lefaucheux me convoqua, le lendemain, en même temps que M. Serre, directeur des études, ancien bras droit de

M. Louis Renault avant et pendant la guerre.

Il fallait, parait"iI, un certain courage pour affronter ce redoutable personnage devant lequel je n'aurais pas pesé lourd autrefois. Je ne me laissai pas intimider par son atti­tude rien moins qu'amicale et je maintins, intégralement, les termes de ma note.

Je fus informé, quelques jours après, que mon impression d'insécurité provenait d'un levier de direction faussé, ainsi qu'il avait été constaté sur le véhicule essayé.

Cette explication me parut surprenante par la légèreté avec laquelle on semblait jouer avec la vie des personnes appe­lées à effectuer des essais.

Mon attitude me valut la confiance totale de M. Lefaucheux qui devait me demander plus tard, fin 1954, de participer aux essais de la «Dauphine" et de lui en faire un compte rendu.

C'est en février 1955, dans ce qui était alors l'A.O.F., en compagnie -coïncidence -de ce même Lafont avec qui j'avais fait mon premier essai de «4 CV", que j'appris sa fin tragique.

Je fus effondré, car, comme la plupart de ceux qui avaient eu la chance d'approcher cet homme exceptionnel, je m'étais profondément attaché à ce chef dans toute l'accep­tion du terme, infiniment social et humain.

(7) Fait confirmé par M. Le Garrec. P. Sil.

L'enquête de confirmation

Ainsi que je l'avais souhaité, au cours de l'entretien que j'avais eu avec lui au sujet de mon étude sur le marché de la «4 CV", M. Lefaucheux me donna son accord pour véri­fier les résultats de mon enquête par un sondage restreint effectué avec des prototypes.

Je partis avec mon équipe -l'enjeu était d'importance -afin de participer personnellement à l'enquête et de construire ma propre opinion, conduisant moi-même un des prototypes mis à ma disposition.

Je disposais pour ma part d'un petit bolide au moteur extra­ordinaire, véritable voiture de course pour l'époque et la cylindrée dont le compteur atteignait aisément le 120 km/h dès qu'on sollicitait l'accélérateur.

On ne peut imaginer l'intérêt que suscita cette enquête. Beaucoup de personnes, interrogées précédemment, n'avaient pas supposé, d'après les photos qui leur avaient été soumises, que la «4 CV" puisse être d'une ligne aussi agréable, d'une habitabilité aussi satisfaisante et furent, pour ceux qui participèrent à un essai, stupéfaits de ses performances.

Cette consultation fut émaillée de nombreux épisodes savoureux. Je ne résiste pas au plaisir de conter deux d'en­tre eux:

Comme j'affirmais à un des enquêtés de Bourg-d'Oisans -un des points d'action retenus -que la «4 CV» était accessible à tout le monde, celui-ci me fit le pari que je n'y ferais pas entrer le maire.

Bien entendu, je relevais le défi, mais je frémis lorsque je vis le personnage: il devait peser de 120 à 130 kg.

Ce fut l'occasion d'une lutte épique, dans la bonne humeur générale, pour tenter d'introduire dans la «4 CV" le maire se prêtant de bonne grâce à l'opération sans cesser d'écla­ter de rire.

Nous y arrivâmes enfin. Le ventre de ce magistrat recou­vrait complètement le volant et je crus un instant qu'on allait être obligé de découper la carrosserie pour le sortir de cette position. On en rit, sans doute, longtemps au Bourg-d'Oisans.

L'autre épisode se passa à Rives-sur-Fure, une petite ville très accidentée où j'attendais, dans une rampe à 14 %, deux frères au gabarit impressionnant : 105 et 110 kg, qui avaient manifesté le désir de participer à un essai.

Au moment de démarrer survint un troisième personnage, de même stature, qui déclara en s'installant qu'il venait compléter le chargement. Manifestement ils s'étaient donné le mot.

Le démarrage dans cette pente, avec cette charge (plus de 400 kg) les surprit. « Pas mal" dirent-ils. Puis, l'un d'eux entrepris de me guider. Il me fit emprunter un petit chemin qui descendait vers la rivière. Cela sentait le piège à plein nez.

Je ne fus donc pas surpris lorsque, arrivé au fond, j'aper­çus, après un virage en épingle à cheveux, une côte impres­sionnante. J'avais eu le réflexe de passer en 1re et la « 4 CV" sortit victorieusement de cette épreuve. Mes pas­sagers n'en revenaient pas. Une «Hotchkiss ~ y est restée il y a peu de temps; me dirent-ils. Ce furent, certainement,. d'excellents propagandistes pour la « 4 CV".

L'enquête terminée, les résultats dépouillés, je rédigeai mon rapport et je le remis à M. Lefaucheux, en lui avouant que je m'étais trompé.

Son inquiétude ne dura qu'un instant en constatant la joie qui se lisait sur mon visage. Mais, bien que les chiffres contenus dans mon étude de confirmation aboutissent pour la «4 CV" à un marché supérieur de plus de 20 % aux prévisions antérieures, M. Lefaucheux, malgré tout influencé par son entourage, ne voulut pas revenir sur la cadence qu'il avait fixée.

L'occasion manquée

Tout au plus, par la suite, porta-t-il cette cadence à 500 véhicules par jour, en supprimant un certain nombre d'acti.­vités annexes telles que la fabrication des pneus, celle de divers accessoires électriques, etc., pour trouver à Billan­court la place nécessaire.

Il est certain que des cadences correspondant aux possi­bilités de vente de l'époque auraient permis à la R.N.U.R. de s'assurer une place encore plus prééminente dans la hiérarchie des constructeurs et, peut-être, qui sait, de conquérir la 1re place en Europe et la 3e dans le monde.

L'immense mérite de M. Lefaucheux fut de croire, en 1946, aux études de marchés. Celles-ci permirent à la Régie de distancer largement des concurrents par rapport auxquels Renault était, en 1939, en retrait sur le plan de la fabrica­tion des voitures particulières, et qui n'eurent pas la même croyance au moment opportun.

Sa foi dans ces études devait, d'ailleurs, se renforcer au fil des années. Il fut, aussi, frappé par les paroles d'Henri Ford que je lui avais rapportées: «Ce n'est pas parce que nous sommes riches que nous avons beaucoup de voitures, mais c'est parce que nous avons beaucoup de voitures que nous sommes riches".

Tout au long de sa trop brève existence, il s'employa à ce que la France devienne, elle aussi, un pays riche.

Il avait retenu l'enseignement, tiré de l'étude du marché de la « 4 CV", que l'augmentation du pouvoir d'achat des sala­riés profiterait en premier lieu à la voiture.

Son principal souci, en conséquence, fut d'essayer sans cesse, dès qu'il le put, d'améliorer le niveau de vie du per­sonnel de la R.N.U.R. Le rôle de locomotive entraînant le reste de l'économie que celle-ci fut, par suite, appelée à jouer, ne fut pas, par tous, apprécié.

Les instituts d'études de marchés et le marché de la 4 CV

L'enquête sur le marché de la «4 CV" fut une aventure exaltante. Elle me procura, aussi, une de mes grandes satis­factions en me donnant l'occasion d'expérimenter de nou­velles méthodes et d'accomplir d'importants progrès dans la connaissance des techniques applicables à ces études.

Les possibilités d'erreurs étaient cependant très grandes comme on jugera à la relation de l'épisode ci-après qui m'opposa, en 1947, à une antenne en France d'un célèbre institut des Ëtats-Unis.

Plusieurs instituts d'études de marchés s'étaient créés à cette époque et cherchaient à vulgariser le recours à ces études et à trouver des clients.

Nouvellement implantée en France, une antenne d'un célè­bre institut américain avait diffusé, assez largement, une plaquette intitulée «le marché de J'automobile» donnant quelques éléments chiffrés d'estimation de celui-ci.

On commençait, seulement, à parler un peu dans le public et dans la presse de la « 4 CV" à laquelle l'étude en ques­tion accordait, généreusement. .. 1 % du marché!

Estimant que cette publication était de nature à porter pré­judice à la «4 CV", je demandai un rendez-vous à cet ins­titut. Accompagné de M. Ploix, qUi avait été nommé direc­teur général adjoint après le départ de M. Louis, nous fûmes reçus par le PD.G. entouré de son état-major.

L'entretien fut loin d'être cordial mais la brochure fut retirée de la circulation et on n'en parla plus.

Cet institut s'est, heureusement, largement racheté depuis et a conquis la notoriété qu'il méritait, mais on voit les ris­ques terribles qu'aurait couru la R.N.U.R.. si celle-ci lui avait, à l'époque confié l'étude du marché de la «4 CV",

La présentation de la 4 CV -Ses premiers pas

La «4 CV " fut présentée pour la 1 re fois au public au Salon de 1947 qui se tenait au Grand Palais. Elle y obtint un suc­cès considérable.

Tous les jours, mes enquêteurs étaient présents sur le stand, se mêlant à la foule des visiteurs, dont ils ne se dis­tinguaient en rien, recueillant et notant les propos échangés, les réflexions, favorables ou non, entendues.

Leur dépouillement permettait d'établir une sorte de cote de la «4 CV" qui se révéla extrêmement favorable.

Tous ces propos et réflexions furent, transmis à M. Grémont, chef du service publicité qui en tira des arguments publi­citaires d'autant plus efficaces qu'ils émanaient du public lui-même..

Mon service fut, d'autre part, appelé à participer à la mise au point de la «4 CV", soit, après son lancement par des enquêtes systématiques de qualité destinées à connaître l'opinion de la clientèle, soit de façon forfuite après la sor­tie des voitures de présérie, comme le montre l'anecdote amusante suivante :

M. Lefaucheux m'avait demandé de me consacrer pendant l'été 1946 à l'étude urgente du marché de la «Prairie ».

J'avais donc dû sacrifier mes vacances, mais, en compensa­tion, je partis en janvier 1947 aux sports d'hiver dans une petite station des Alpes.

Un jour, voulant faire une promenade, je sortis du garage de l'hôtel la «4 CV" de présérie avec laquelle j'étais venu. Le temps de refermer la porte, un gros paquet de neige était tombé sur le pavillon, l'enfonçant de telle sorte que l'accès aux places AV. était interdit. J'étais consterné.

A tout hasard, j'ouvris une porte et je donnai un coup de coude dans le pavillon. A mon heureuse surprise, je consta­tai que celui-ci était légèrement revenu. Je poursuivis et j'eus la satisfaction de rétablir le pavillon dans sa forme initiale. L'aspect n'était pas très beau mais je pouvais, au moins, rentrer.

Au cours d'une conférence d'études, se tenant peu après mon retour, je contai mon aventure qui provoqua l'hilarité de M. Lefaucheux, pendant que M. Grandjean, qui coiffait l'ensemble des Directions commerciales, me disait : «Ce n'est pas vrai, Toublan, c'est une histoire".

Il paraissait tellement incrédule que, nous rendant dans le bâtiment des prototypes, M. Lefaucheux lui dit, en passant devant un de ceux-ci : «Tenez, voici l'occasion, flanquez un bon coup de poing pour voir".

M. Grandjean s'exécuta et fut tout ébahi du résultat confir­mant la véracité de mon aventure. Il fut donc décidé de donner davantage de galbe au pavillon pour accroître sa résistance, ce qui eut pour avantage supplémentaire d'aug­menter l'espace disponible au-dessus de la tête du conducteur.

Mais des maladies de jeunesse plus graves devaient se déclarer très vite après la commercialisation de la «4 CV».

Par exemple, une proportion alarmante de voitures se retournaient en accomplissant des tonneaux.

Trois de ces incidents ayant, en quelques jours, été enre­gistrés dans la région du Puy, j'envoyai un de mes colla­borateurs sur place pour y mener une enquête.

Dans la descente très sinueuse qui le ramenait au Puy, dans la «4 CV" conduite par un essayeur de la succur­sale, il dit soudain à celui-ci : «Vous allez trop vite, mon vieux, vous allez trop vite ".

Il avait à peine prononcé ces mots que la voiture se retour­nait et partait en tonneaux et, que se retrouvant seul à l'in­térieur, l'essayeur ayant été éjecté, il se disait «Elle ne s'arrêtera pas la garce".

L'essayeur sortit indemne de l'aventure et mon collabora­teur s'en tira avec une contracture musculaire qui l'immo­bilisa quelques jours.

Bien entendu, tout ceci fit grand bruit à la Régie où tout le monde fut alerté pour tenter de trouver la cause de ce comportement anormal de la «4 CV",

M. de Castelet, secrétaire général de la commission des Recherches (8) dont je faisais partie, que j'eus le plaisir .d'avoir ultérieurement pour «patron» pendant une courte période de réorganisation des services relevant de la Direc­tion générale, se livra à des essais.

D'autre part, un ancien aviateur, bien connu à l'époque,

M. Delmotte, un casse-cou, émule des premiers cascadeurs, fut embauché pour reproduire le phénomène en exécutant; des tonneaux qui étaient filmés afin d'en tirer les conclu­sions.

On observa que les ressorts hélicoïdaux, assurant la sus­pension de la «4 CV", qui n'étaient pas pourvus de limi­teurs de débattement, avaient, par suite, tendance sur des cahots ou des coups de volant trop brusques à se détendre suivant une amplitude croissante finissant par provoquer le renversement du véhicule.

(8)

La COmmt88tOn de8 Recherche8 avaient été créée, en 191,6, par

M.

Louis. Un de 8e8 principaux but8 était de fixer les norme8 auxQuelle8 devaient 8ati8faire le8 différent8 ornane8 de8 voiture8.

Les voitures déjà livrées furent donc, rapidement, munies de sangles surnommées c bretelles,. et les autres furent, aussitôt, en fabrication, équipées de coupelles emboîtant les ressorts, maintenues par une tige boulonnée à ses extrémités et limitant leur débattement et tout rentra dans l'ordre.

De nombreux autres incidents, plus ou moins graves, failli­rent compromettre l'avenir de la « 4 CV», ainsi que le mon­trèrent diverses enquêtes de qualités menées en 1947 et 1948.

On signala, par ailleurs, assez vite, la difficulté d'ouverture des portes AV., lorsque la « 4 CV» était rangée au bord de certains trottoirs.

M. Picard, qui avait été nommé directeur des Études, me demanda de profiter des déplacements de mes enquêteurs pour leur faire exécuter des relevés de hauteurs de trottoirs et de leur angle avec la chaussée.

La courbe de fréquence établie à partir de ces relevés per­mit de modifier les charnières de portes pour satisfaire plus de 90 % des cas.

C'était le début d'une étroite collaboration avec les Études, qui devait se révéler très efficace par la suite.

Sous l'impulsion de leur directeur, les Études apportèrent, ainsi, heureusement et très rapidement les améliorations et corrections nécessaires qui permirent à la « 4 CV» de pour­suivre une carrière qui devait être magnifique, puisqu'elle fut la première voiture française à atteindre le million d'exemplaires vendus et à dépasser largement ce chiffre.

On peut se demander ce que pensèrent de ces résultats ceux qui avaient tant douté d'elle.

L'évolution des conditions économiques et leurs répercussions sur le marché

Les conditions économiques, dont je suivais attentivement l'évolution, devaient cependant bouleverser les prévisions initiales, ainsi que le montrèrent divers sondages qui firent l'objet d'un rapport important que je remis en juin 1948.

La situation de l'industrie automobile, sévèrement touchée par les conséquences de la guerre (matériel, main-d'œuvre, matières premières) était telle que la production des voitures particulières en France n'atteignit en 1946 que 30000 véhi­cules et qu'il fallut attendre 4 ans pour que celle-ci dépasse, avec 258000 unités, le niveau de 1938/1939 (200000 unités), et, du fait des exportations, ce n'est qu'en 1951 que les livraisons sur le marché intérieur dépassèrent les immatri­culations de 1938/1939.

Le gouvernement avait, en effet, demandé aux cor.3truc­teurs de porter tous leurs. efforts sur l'exportation. Le tableau ci-dessous montre la part de la production des prin­cipaux constructeurs qui fut, ainsi, exportée pendant les 4 années qui suivirent la reprise des fabrications :

Pour contribuer au rétablissement de l'économie, le gou­

vernement devait prendre, également, en 1948, diverses

mesures :

-Blocage des billets de 5000 F.

-Impôt sur le capital (prélèvement exceptionnel).

-Augmentation de 50 % du prix des voitures.

Par ailleurs, la petite allocation mensuelle d'essence accor­

dée aux usagers avait été supprimée depuis quelque temps.

Ainsi, les voitures neuves disponibles étaient rares, du fait

de ces dispositions qui les rendaient de moins en moins

accessibles aux salariés, principalement, dont le pouvoir

d'achat suivait une évolution défavorable illustrée par les

quelques chiffres suivants :

Indices Janv. 46 Juil. 46 Oct. 46 Août 47 Janv. 48

Du prix de la 4 CV Du salaire de base 1 1 1,08 1,25 1,57 1,25 2,32 1,28 3,71 2,625

Indices comparatifs des prix: 4 CV 6 CV 11 CV 1 1,4 1,72 1 1,4 1,6 1 1,24 1,44 1 1,05 1,27 1 1,04 1,26

Nombre d'heures de salaire de base pour une 4 CV (9) 3500 3040 4400 5860 5000

Les conséquences de ces faits, enregistrées par les sonda­ges, furent :

-une diminution très sensible de la dimension du marché global,

-un abaissement considérable, dans ce marché, de la part de la «4 CV» dont le prix devenait de moins en moins compétitif par rapport à celui de la 6 CV ou de la 11 CV.

Ici encore, quelques chiffres expriment la situation

Évolution relative, de 1946 à 1948,

du nombre de voitures à vendre par catégories

(base 1 000 V.P. de 3/5 CV en 1946)

Types de V.P. 1946 1947 1948

3/5 CV 6/8 CV 9/14 CV Luxe % 1000 = 52 430 = 22 452 = 23,5 50 = 2,5 % 780 = 40,5 586 = 30,5 527 = 27,5 25 = 1,5 % 371 = 35 344 = 32,5 335 = 31,5 10 = 1

Total Indice 1932 = 1 100 .1918 = 100 0,99 1060 = 0,55 100

Le marché intérieur (basé sur 4 années successives) ne représentait plus, en 1948, que 55 % des estimations faites en 1946. De plus, la part de la « 4 CV» décroissait, dans le même temps, de 52 à 35 %.

% d'exp'ortation

Constructeurs

1946

1948

1947

1949

Citroën

80 %

54 %

87,5 %

70,5 %

91 %

Peugeot

83,5 %

47,5 %

41,7 %

42 %

Renault

82,5 %

57,5 %

82,5 %

40 %

Tous constructeurs

79,S %

58,7 %

83,S %

(9) On mesure les progrès accomplis en moins de 30 ans en consta­tant que. en 1975. la RI,. digne continuatrice de la «4 av». coûte moins de 1500 heures d'une femme de ménage à Paris.

En analysant, par catégories socio-professionnelles, les évolutions fournies par les sondages, on obtenait les résul­tats suivants (base 1 000 chefs d'établissements en 1946)

Nombre d'acheteurs (toutes catégories de voitures)

Catégories

socio­ 1946 1947 1948

professionnelles

% % %

Chefs d'établis. 1000 = 30,3 1025 = 31,5 552 = 30,6

Cultivateurs 718 = 21,8 907 = 27,8 410 = 22,7

Employés 735 = 22,4 686 = 21 461 = 25,5

Ouvriers 564 = 17,2 365 = 11,2 159 = 8,8

Isolés 273 = 8,3 277 = 8,5 224 = 12,4

Ensemble 3290 = 100 3260 = 100 1806 = 100

Indice 1 0,99 0,55

La variation la plus significative, dans la proportion d'ache­teurs classés par catégories socio-professionnelles, était celle des ouvriers qui diminuaient de moitié de 1946 à 1948 et qui paraissaient avoir perdu l'espoir d'accéder à la voi­ture.

D'autre part, les nombreux contacts établis avec la clien­tèle au cours des sondages montraient que dès son lance­ment dans le public la «4 CV» était très discutée.

Les bruits les plus variés circulaient à son sujet. On lui attribuait de nombreux inconvénients et on disait que les concessionnaires en étaient encombrés, que personne n'en voulait et que des clients livrés depuis peu cherchaient à s'en défaire.

Il est certain que des indiscrétions et des imprudences verbales furent commises, concernant les incidents que j'ai évoqués plus haut et que la concurrence s'en empara, en les grossissant, pour leur donner le maximum de diffusion.

Mon rapport insistait, à nouveau, sur la nécessité d'une qualité irréprochable (10) et tout rentra, heureusement, dans l'ordre grâce à la diligence du bureau d'études dont j'ai souligné, également plus haut l'efficacité. Mais il était temps.

Les réelles qualités de cette magnifique voiture que fut la «4 CV» finirent donc par s'imposer, pour lui permettre la carrière que l'on connait, à telle enseigne qu'elle fut l'objet d'un marché noir intense (de nombreux clients s'inscrivaient chez plusieurs concessionnaires en même temps et reven­daient, avec un coquet bénéfice, les «4 CV» qu'ils pou­vaient obtenir). Une des tâches des services commerciaux fut de tenter de mettre fin à ces pratiques.

Par ailleurs, l'augmentation progressive et sensible des dis­ponibilités sur le marché intérieur résultant de l'accroisse­ment de la production et d'une réduction relative des expor­tations, coïncidant avec une élévation du niveau de vie, due aux initiatives de M. Lefaucheux, permirent, enfin, aux sala­riés de constituer, de plus en plus, l'élément essentiel de la clientèle.

Et, finalement, les prévisions initiales du marché de la «4 CV. se trouvèrent, largement, dépassées.

Les « ragots» sur la Régie

Je reviens, ici, sur les attaques subies par la «4 CV,., car celles-ci se situaient, en fait, dans le cadre d'une vaste campagne sournoise de dénigrement, bien orchestrée, à l'encontre de la Régie, qu'il est difficile d'imaginer, aujour­d'hui, devant le prestige que la R.N.U.R. a acquis dans le monde entier.

Mes ènquêteurs en recueillaient, chaque semaine, des échos à l'occasion des contacts qu'ils avaient avec le public.

Certains ragots, qu'ils rapportèrent à l'époque ne manquent pas de piquant en présence de certaines situations récentes.

Ainsi, il était affirmé, couramment:

- que la Régie ne payait pas d'impôts et, pas davantage,

ses cotisations à la Sécurité sociale,

-qu'elle ne subsistait que grâce aux subventions gouver­

nementales et qu'elle coûtait, ainsi, très cher aux contribua­bles!

Mieux, après le lancement de la «2 CV,. Citroën dont le prix pouvait surprendre comparativement à celui de la

«4 CV. :

-que ce prix avait été fixé aussi haut par le gouverne­ment, à la demande de la Régie qui n'aurait pu, sans cela, écouler sa production.

Enfin, parmi tous les bruits qu'on s'efforçait de faire courir sur la «4 CV", je citerai ce dernier comme un magnifique témOignage de la stupidité à laquelle peuvent parvenir cer­tains individus :

-il fallait claquer tellement fort les portes de la « 4 CV,", pour parvenir à les fermer, que cela provoquait à l'intérieur du véhicule une surpression génératrice d'otites. Une forte proportion d'utilisateurs de «4 CV» étaient ainsi atteints de ce mal.

J'assure, aux lecteurs qui pourraient douter de ces énormi­tés, que je n'invente rien et que j'en ai, sans doute, oubliées.

La loterie des 4 CV et mon service

Je terminerai le rappel de mes souvenirs relatifs à la «4 CV" par l'un d'entre eux ayant trait à ce qu'on pou­vait appeler la loterie des «4 CV».

M. Lefaucheux avait, en effet, décidé d'attribuer, quatre fois par an, par tirage au sort auquel participait tout le per­sonnel de la R.N.U.R., quatre «4 CV».

Quatre groupes de quatre collaborateurs étaient constitués à la suite d'un premier tirage et, à l'occasion d'une petite fête de caractère familial, une roulette désignait, dans cha­cun de ceux-ci, l'heureux gagnant. Les autres repartaient avec un petit lot de consolation.

Je me suis demandé, parfois, si le hasard n'a pas voulu souligner, à sa façon, la part importante prise par mon ser­vice dans le destin de la «4 CV -. En effet, malgré le très petit nombre de chances de voir le sort désigner un colla­borateur de mon service et, surtout, la probabilité infime d'en voir désigner deux, nous fûmes, à quelques années de distance, un de mes enquêteurs, M. Gadet et moi-même, les heureux bénéficiaires de cette loterie, chacun avec un lot de consolation.

Je devais être, dans l'histoire de cette loterie le seul cadre appelé à y participer.

M. Dreyfus y mit fin en 1957. Il m'avait confié, dans le train qui nous emmenait au Mans, à cette occasion, qu'il trouvait barbare d'infliger le supplice de l'attente à 16 personnes dont 4 seulement devaient gagner une «4 CV».

Georges TOUBLAN

(10) M. Lefaucheux devait créer par la 8uite une Direction de la Qualité, qui lui était directement rattachée et qu'il confia à un homme d'une haute intégrité, M. Remiot.