07 - Renault usine de guerre (1914-1918)

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Renault usine de guerre (1914-1918)

GILBERT HATRY

Moins de cinq mille salariés en 1914, plus de vingt mille à l'armistice, c'est l'histoire de cette croissance, non seule­ment en quantité mais aussi en qualité, de 1914 à 1918, que nous présente G. Hatry dans un ouvrage largement appuyé sur une documentation originale et bien illustrée (1).

Les deux premières parties sont consacrées à la conversion de l'entreprise et à l'extension de ses activités militaires. L'auteur replace d'abord son évolution dans le cadre plus général de la croyance en une guerre courte, qui avait limité le travail à la continuation des commandes militaires en cours (pour Renault, des moteurs d'aviation). On en retiendra le dynamisme de Louis Renault qui, invité à fabri­quer des obus de 75 en septembre 1914, «fonce» à l'heure où beaucoup hésitent, et fait faire, en une nuit, les vingt premiers spécimens de l'obus décolleté, de fabrication plus simple. On notera ensuite l'ampleur que la production de guerre donne à l'entreprise : première firme automobile en 1914, à égalité avec Peugeot, Renault devient, avec le conflit, la plus grosse concentration ouvrière de la région pari­sienne. G. Hatry souligne bien enfin, que Renault a échappé à la spécialisation. L'accroissement du volume des activités de l'entreprise, c'est aussi la diversification, l'élargissement de la gamme des productions : voitures, camions, tracteurs à roues ou à chenilles, mais aussi éléments de fusils, puis de canons lourds, avions complets et, enfin, chars d'assaut avec le célèbre FT 17, sans compter l'intégration vers l'amont, avec l'aciérie de Grand-Couronne. Cette diversifi­cation n'est d'ailleurs pas sans risques : Grand-Couronne ne produisit pas d'acier avant l'armistice et ni l'avion Renault AR, ni le tracteur Renault à chenilles ne brillèrent sur les champs de bataille!

Dans les troisième et quatrième parties, G. Hatry met en lumière aspects et conséquences humains de ce dévelop­pement de guerre. Il montre d'abord l'énorme gonflement des effectifs : 17500 personnes se sont ajoutées aux cinq mille salariés de 1914. Il souligne combien le personnel a changé dans sa nature et son origine. A la fin de la guerre, il se compose pour 66 %, d'ouvriers-militaires et de civils hommes, à égalité de nombre, pour 20 à 30 %, de femmes arrivées à partir du second semestre de 1916 (c'est beau­coup, comparés aux 4 % de 1914, mais les femmes n'ont jamais submergé les hommes), et enfin, 5 à 10% d'adoles­cents. Ce personnel nouveau est moins qualifié (la moitié de l'embauche de guerre a porté sur des manœuvres) et plus mobile : 136 000 personnes ont défilé, en trois ans, dans les bureaux d'embauche de Renault, ce qui donne une idée de l'ampleur du renouvellement.

(1) Gilbert Hatry : «Renault usine de guerre 1914-1918» -70_ photos et documents -216 pages -couverture plastifiée en couleur. Editions Lafourcade, 9, rue Descombes -75017 Paris. En vente à la Section

d'Histoire.

Cette main-d'œuvre nouvelle subit la discipline propre au temps de guerre, mais aussi des conditions de travail plus difficiles dues à l'encombrement des ateliers, à l'inexpé­rience, à la nécessité d'un travail intensif (12 heures par jour, un jour de repos par mois), ou à la fatigue, accrue par des contraintes nouvelles, comme celles de déplacements plus importants.

L'aggravation de la situation a-t-elle été compensée par les efforts d'intégration sociale menés par Renault à partir du début de la guerre et, plus encore, à partir de 1916? On peut en douter, à voir combien la plupart des activités proposées sont peu suivies.

G. Hatry étudie ensuite le mouvement ouvrier dans l'entre­prise. Il ouvre son chapitre par une très longue et très oppor­tune citation du discours prononcé à Billancourt par le minis­tre socialiste de l'Armement, Albert Thomas, en septembre 1917; elle situe bien le drame qui se noue, celui de l'extra­ordinaire abîme qui s'ouvre entre le socialisme «officiel", celui de l'Union Sacrée et la masse ouvrière, au départ hétérogène et indifférente, mais qu'éveille de plus en plus le pOids des difficultés matérielles.

D'un côté, chez Thomas mais aussi chez Renault, il y a la priorité à donner à la lutte pour la victoire mais aussi la conviction que, grâce à l'union des classes réalisée pendant la guerre et à la renaissance industrielle suscitée par le conflit, l'avenir sera meilleur. De l'autre et bien loin de cet avenir radieux, il y a le sentiment de plus en plus net de la dégradation des conditions de vie, due à l'inflation et à l'abaissement des tarifs, la croyance en l'explOitation accrue. Et, coincés entre les unes et les autres, les délégués ou­vriers, pris entre la pression d'une base impatiente et inexpérimentée et leur propre expérience de la lutte.

C'est toute l'histoire des conflits de 1917, les salaires, d'abord, mais aussi d'autres litiges où apparaissent l'am­pleur et la profondeur du désaccord. C'est l'affaire de l'arbitrage obligatoire, imposé par décret par Thomas en janvier 1917, mais dénoncé par les syndicats, citant Jaurès et Briand! C'est l'instauration -officieuse -des délégués d'entreprise, à partir d'un règlement-type élaboré par Thomas, Louis Renault et les représentants de l'entreprise et qui fait d'eux, davantage les porte-paroles des nécessités de la production de guerre, que les représentants des syndicats.

Le départ de Thomas, en septembre, lève l'ambiguïté et ouvre l'ère du conflit dans lequel Renault, qui est devenu la «forteresse ouvrière ", mais est aussi le domaine du «patron des patrons" de la région parisienne, joue un rôle essentiel et moteur.

Du «bilan» qui termine l'ouvrage on retiendra, outre l'ac­croissement considérable de l'entreprise, la figure contras­tée de Louis Renault. Patron oynamique, dont l'idéal est l'organisation américaine, en qualité et en quantité, homme d'action qui réalise rapidement, il dispose, en 1918, grâce au réinvestissement des bénéfices de guerre, d'un appareil de production accru. Patron «éclairé », il multiplie les œuvres sociales, achète une partie de l'île Seguin pour en faire un centre de loisirs, projette au Mans une sorte de cité idéale et croit que pour produire plus, la main-d'œuvre doit être mieux payée et travailler moins, collabore avec Thomas (et on aurait pu rappeler, à ce sujet, que Renault fut un des premiers à travailler en régie intéressée, donnant ainsi à l'État les coûts réels de fabrication des obus de 75). Patron exigeant, il tient ses ouvriers à l'écart des autres, se montre strict, provocant même à leur égard, leur impose un livret qui, même s'il permet une appréciation « objective" de la valeur de chacun, est quand même singulièrement précis, calcule longuement pour payer moins de bénéfices de guerre.

On voit donc combien cette étude exemplaire par sa rigueur dans l'utilisation des méthodes historiques, .va au-delà de son titre. La masse et la précision de sa documentation satisferont tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de Renault. Mais cette tranche de la vie d'une entreprise est aussi une contribution aux histoires particulières qui font l'histoire. Contribution à l'histoire des fabrications de guerre, de ceux qui les inspirent, non sans hésitations ni ruptures, à ceux qui les font, douze heures par jour, à Billancourt; contri­bution à l'histoire économique, à celle de la croissance d'une grande entreprise, à celle aussi d'un grand patron du premier vingtième Siècle; contribution à l'histoire poli­tique de la guerre, à la rupture de l'Union Sacrée, qui se scelle dans les difficultés quotidiennes d'une existence, qui sans être celle du front, n'en a pas moins sa dureté.

Alain HENNEBICQUE