06 - Histoire de la Dauphine (9)

========================================================================================================================

Histoire de la Dauphine

(suite 9)

L'organisation de la Direction générale

Au cours de l'année 1960, un certain nombre d'événements importants avaient modifié profondément l'organisation de la Régie.

Alphonse Grillot avait l'habitude, chaque année au printemps, de passer une quinzaine de vacances avec un couple ami à Bellagio sur le lac de Côme. Un accident de santé l'amena, en mai 1960; à prolonger son séjour. A son retour, il informa Pierre Dreyfus qu'il avait décidé de prendre sa retraite. Il avait soixante-quatorze ans, alors que tous les cadres de l'usine pre­naient leur retraite à soixante-cinq ans (1). Il entraînait avec lui quelques anciens, tels que Charles Mars, directeur des ate­liers de tôlerie, qui avait résisté aux pressions pour qu'il parte à soixante-cinq ans, déclarant qu'il était plus jeune que Grillot et qu'il ne partirait pas avant lui.

Lions s'était déjà retiré depuis quelques années pour marquer son désaccord avec la politique financière menée par Pierre Dreyfus. Ainsi, Pierre Dreyfus pouvait désormais mener à sa guise la politique de la Régie, ou plutôt celle que Bernard Vernier-Palliez ou Gabriel Taïx lui dictaient, le premier pour la politique générale, le second pour la politique industrielle. Les deux étant, quoi qu'ils puissent prétendre, d'une compé­tence discutable dans ces deux domaines, par manque d'expé­rience industrielle et technique.

Comme Albert Grandjean avait, en avril 1959, pris la prési­dence de la Compagnie d'Exploitation Automobile au départ en retraite de Champomier, il n'y avait plus de Direction géné­rale commerciale pour arbitrer entre les directions du Marché commun et de la Communauté française assurées par Paul Guillon et la Direction de l'Exportation assurée par Pierre Vignal. Sa compétence commerciale était certes contestée, mais sa rigueur morale et son intégrité lui donnaient une auto­rité qui avait empêché les excès dans l'établissement des pro­grammes à long terme.

Pierre Dreyfus, qui ne connaissait pas bien les hommes, ayant été habitué dans sa carrière administrative, soit à leur avance­ment à l'ancienneté, soit pour des raisons politiques, était sou­vent hésitant dans les propositions qui lui étaient faites. Il n'était vraiment à l'aise que dans la politique sociale de la Régie.

Un vieux proverbe africain dit qu'il ne peut y avoir deux caïmans dans un même marigot. A la Régie Renault, il y en avait trois: B. Vernier-Palliez, C. Beullac et G. Taïx.

A la Direction des fabrications, Marcel Tauveron, ingénieur des Arts et Métiers, né en avril 1898, en fonction aux usines Renault depuis 1927, avait indiscutablement la compétence voulue pour assurer la succession de Grillot, mais il n'avait pas son autorité -due à l'âge et à la durée dans la fonction -sur les chefs de département. D'un tempérament plutôt pessimiste, il était systématiquement contre toutes les idées et techniques nouvelles. Ille montra quand Pierre Bézier proposa de déve­lopper ses idées sur l'étude des formes de carrosserie et la fabri­cation des outillages de fabrication avec l'assistance d'un ordi­nateur, niant a priori qu'on puisse gagner deux années sur le délai de mise en production d'une nouvelle carrosserie. De même il s'opposa souvent aux conceptions de Pierre Debos sur l'organisation de la production mécanique.

Ainsi, B. Vernier-Palliez qui, depuis 1955, avait une emprise sur Pierre Dreyfus, pouvait imposer ses conceptions sur le choix des hommes, la politique générale et commerciale de la Régie, et faire à l'échelle de l'entreprise ce qu'il avait fait aux États­Unis à partir de 1957. Il s'entourait d'hommes à la compétence discutable, tels que Rochette et Noël. Rochette fut chargé, en collaboration avec Christian Beullac dès 1957, d'étudier le plan d'expansion de la Régie à cinq ans -plan bleu, plan vio­let, plan rouge, plan orange, plan orangé, plan or -qui se suivaient de six mois en six mois, prévoyant toujours une pro­duction de plus en plus forte, avec des emprunts pour en finan­cer les investissements.

Le départ d'Albert Grandjean avait amené Pierre Dreyfus, pour être informé directement de l'évolution de la situation commerciale, à modifier les réunions de "courrier". Alors que Grandjean faisait une fois par semaine un exposé, dorénavant le lundi c'était la Direction commerciale de l'Exportation, le mercredi la Direction Marché commun, le vendredi, Vincent Grob pour les États-Unis. Chacun des responsables qui venaient plancher sur les résultats les plus récents obtenus avait un: tempérament différent.

(1) Alphonse Grillot est décédé en octobre 1967 dans sa quatre-vingt-unième année.

Paul Guillon, de tempérament très influençable suivant les conditions atmosphériques, était optimiste de nature, mais quand la situation s'aggravait il versait dans un pessimisme exagéré. Zanotti, ingénieur des Ponts et Chaussées égaré (par la volonté de B. Vernier-Palliez) au service commercial, ren­dait compte de la situation dans le secteur Paris-Seine. Henriquet, formé sous le harnais, venait du service commercial de Simca. Connaissant le marché français et la psychologie des vendeurs, il était le plus réaliste de tous. Moro, qui suivait les pays de la Communauté et l'Espagne, était le plus nuancé dans ses prévisions et avait un grand souci d'objectivité.

Pour la Direction commerciale de l'Exportation, Pierre Vignal était rarement présent, ses déplacements dans le monde l'éloi­gnaient souvent de Billancourt, l'empêchant de prendre posi­tion, ce qui ne lui déplaisait pas. Il était remplacé par son adjoint, Michel Maison, un E.N.A. qui avait pantouflé de sa situation d'administrateur civil au Maroc pour le commerce et qui, très caustique d'esprit, traitait de toutes les questions en énarque, omnicompétent. Il était heureusement suppléé par Fiaux qui tenait le central des commandes de l'exportation avec précision et subtilité.

Ces exposés successifs, de valeurs très diverses, étaient un véri· table puzzle qui donnait une idée très approximative de la situation générale.

B. Vernier-Palliez, plus directeur commercial que secrétaire général, se déplaçait beaucoup dans les secteurs les plus expo­sés et tentait de faire une synthèse de toutes ces opinions, s'opposant fréquemment à l'avis des responsables. Comme il l'avait fait pour les États·Unis, il tranchait toujours pour l'aug­mentation des expéditions et l'application de sanctions aux agents qui ne respectaient pas les quotas fixés.

Le 8 février, Grob indique que la campagne après la baisse du prix décidé en janvier a débuté, et il semble qu'elle réponde aux espoirs fondés. "Les dix derniers jours sont meilleurs que ceux des vingt précédents. Les dealers commencent à se réap­provisionner et même des candidatures se manifestent".

B. Vernier-Palliez fait remarquer qu'on sera peut-être, suite à la baisse U.S.A. dont on parle partout, obligés de baisser nos prix en France et à l'étranger. Il précise que, pour compenser une baisse de 25 000 francs, il faudrait cent voitures par jour de plus.

Le 13 février, Moro signale que les révélations de l'Auto­journal font beaucoup de mal aux ventes en Italie.

L'année 1961

Mon voyage aux États-Unis du 7 au 20 janvier

En janvier 1961, je faisais aux États-Unis un voyage d'études très important, puisqu'en dix jours je devais:

-assiter à Bemidji, en compagnie de Georges Remiot, direc­teur de la Qualité, aux essais par grand froid de la Dauphine et des prototypes des voitures 112 et 113 au point de vue démar­rage et chauffage, en comparaison avec une Volkswagen. Notre équipe des essais, sous la direction de Louis Buty, était en place avec Rouvre, ingénieur de Centrale, spécialiste des équipements électriques au Bureau d'Études depuis le 20 décembre 1960 ; -assister à Detroit à la Convention internationale, organisée par la S.A.E. du 9 au 12 janvier, comme président de la

F.I.S.I.T.A. (Fédération internationale des sociétés d'ingé­nieurs et techniciens de l'automobile). Je devais aussi y présen­ter une communication sur l'étude physiologique du siège des voitures automobiles, rédigée en collaboration avec le docteur Alain Wisner, responsable au C.T.R. des études de Physiologie automobile. Cette étude était lue par Gaëtan de Castelet;

-discuter avec les dirigeants de Motorola des conditions de collaboration pour la fourniture, puis la fabrication en Europe d'alternateurs pour remplacer les génératrices à courant continu dont les inconvénients étaient bien connus ;

-examiner à New York, avec; Maurice Bosquet et ses collabo­rateurs, les incidents constatés sur les Dauphine en utilisation et les modifications souhaitées pour améliorer leur compétiti­vité sur le marché américain;

-visiter l'Institut des études avancées à Princeton (New Jersey) sur invitation de Robert Oppenheimer, président du Comité scientifique de l'Institut des hautes études scientifiques de Bures-sut-Yvette (Yvelines) dont j'étais vice-président. Il désirait me faire visiter les installations de Princeton.

Voyage très intéressant sur tous les plans, dont je ne retiendrai ici que ce qui concerne l'objet de cette étude.

D'abord, une communication téléphonique, reçue à Detroit le Il janvier à 14 h 45 de Kansas City. J'ai à l'appareil Gabriel Taïx qui m'informe qu'avec Vincent Grob, directeur du Bud­get et de la Comptabilité à la R.N.U.R., ils font, sur ordre de Pierre Dreyfus, en compagnie de Bechet de Balan, directeur commercial de la Renault Inc., une enquête sur la situation aux États-Unis, et il me demande de téléphoner de sa part à Pierre Dreyfus le message suivant :

"Les choses sont plus graves que je ne le craignais au départ. C'est cancéreux. Il faut opérer d'urgence", et il ajoute "Bechet vous attendra dimanche soir à votre arrivée à New York."

J'étais d'autant plus surpris de cette communication que j'igno­rais à mon départ de Paris, le 7 janvier, que G. Taïx et

V. Grob avaient été envoyés aux États-Unis depuis le 1" janvier et qu'à aucune des conférences de courrier qui avaient précédé mon départ, il n'avait été parlé de cette mission.

Je répondis à G. Taïx que je n'avais aucune raison de servir d'intermédiaire, qu'on avait aussi bien Billancourt de Kansas City que de Detroit, et qu'il valait mieux qu'il téléphone lui­même pour une commission aussi grave.

Gabriel Taïx était conseiller de Pierre Dreyfus depuis le 29 mars 1956 à la présidence de la Régie et donnait des avis sur toutes les questions techniques et autres. Né en 1902, dans la région du sud des Cévennes, il était diplômé ingénieur électri­cien de l'Institut électrotechnique de Toulouse (promotion 1924), et depuis 1927 il était inspecteur technique de l'A.P.A.V.E. (Association des propriétaires d'appareils à vapeur et électriques). Pierre Dreyfus avait beaucoup d'admi­ration pour la façon dont il avait dépanné la situation lors de la crise de l'approvisionnement en courant électrique au cours de l'hiver 1949, en concevant le Plan d'alerte à la fréquence (plus connu dans le public sous le nom de coupures de courant), ce qui lui avait valu d'être nommé conseiller au Conseil écono­mique de 1950 à 1954.

Vincent Grob, né à Dakar en 1926 (2), était entré à la Régie en 1959, comme directeur de la Comptabilité et du Budget, sur recommandation de Jean Hubert qui l'avait eu comme collabo­rateur aux établissements Japy. Son principal titre de gloire était d'avoir fait disparaître la méthode de calcul des prix de revient que pratiquait avant lui, à la satisfaction générale, Lapiquonne. Avec celle qu'il appliquait, on ne voyait plus apparaître le prix de chaque modèle et, pour le connaître, il fallait faire des calculs nouveaux.

Quant à Bechet de Balan, il avait été le promoteur de l'édifica­tion, à Amsterdam, d'une filiale qui dépassait très largement les besoins du marché -même dans les perspectives du Mar­ché commun. Prétentieux et de capacité limitée, on disait qu'il devait sa situation à sa confession de protestant, ce qui à la Direction de l'Exportation était la suprême référence.

Devant mon refus, Gabriel Taïx téléphona à Pierre Dreyfus, le jour même, comme en fait foi le procès-verbal de la conférence de courrier du 13, et Bernard Vernier-Palliez fut chargé de demander à Maurice Bosquet de venir d'urgence à Billancourt. Au courrier du 16, Pierre Vignal annonçait que Bosquet arri­verait le lendemain et donnait connaissance d'une lettre de Bechet qui proposait, à l'insu de Bosquet, un plan de vente, avec des dates qu'il s'engageait à réaliser.

Les 4 jours passés à Detroit a'vaient été bien remplis, en récep­tions officielles des représentants de F.I.S.I.T.A., par le bureau et le conseil de la S.A.E., mais surtout en contacts avec les dirigeants de recherches et développement de G.M.C., Ford et Chrysler, et ceux de Bendix, Thomson Products et Moto­rola. J'aurai peut-être l'occasion de revenir sur les résultats de ces entretiens. Mais surtout, en ce qui concerne la situation de la Dauphine, je recueillai des informations précieuses et dif­férentes de personnalités qualifiées.

Au grand dîner qui conclut chaque année les travaux de la convention S.A.E., le discours le plus attendu est celui de la personnalité qui préside et qui traite des problèmes les plus sérieux du moment pour l'automobile. Cette année-là, ce fut John F. Gordon, président de la General Motors Corporation, qui le présenta sous le titre de "Accepting the challenges".

3000 couverts étaient dressés dans la grande salle de Cobo Hall, par tables de 10 convives. La table d'honneur où figu­raient, outre les personnalités américaines, les représentants des neuf sociétés affiliées à la F.I.S.I.T.A., comptait au moins 100 personnes réparties sur deux niveaux.

Alors que le président sortant de la S.A.E., Chesebrough, avait fait l'éloge du congrès F.I.S.I.T.A. qui s'était tenu à La Haye en mai 1960, et appelé à la collaboration des ingénieurs sur le plan international, appel que reprenait le nouveau président Andrew A. Kuscher (de Ford), le discours du président

J.F. Gordon était une véritable déclaration de guerre aux pro­ductions étrangères en Amérique et en Europe. Il surprit par sa violence beaucoup d'Américains et les choqua d'autant plus que cette convention était sous le signe de la collaboration internationale.

Quant à Henri Ford II, voisin du président Gordon, il jubilait. Il avait fait une sortie du même genre quelques semaines plus tôt. Pourtant, J.F. Gordon était connu comme un homme calme et modéré. Les voitures japonaises ne représentant, en 1959, que 0,4 % des importations, alors que celles-ci s'éle­vaient à 9,8 % des immatriculations, c'étaient les construc­teurs européens uniquement qui étaient visés.

Au cours des différents contacts personnels que j'avais avec les personnalités que je rencontrai, beaucoup me parlèrent de la situation de Renault. L'opinion qui me frappa le plus fut celle de Victor Raviolo, directeur des Études de Ford, ancien chef du Bureau d'études voitures de Fiat, avec qui j'entretenais d'excellents rapports.

"On dit que la situation de Renault est de plus en plus mau­vaise et que vous n'avez pas su dresser votre réseau commercial. Vous avez voulu faire de la discipline à la Volkswagen mais celui-ci a un réseau fidèle, tandis que le vôtre vous vomit."

Je passai ensuite trois jours à Bemidji (Minnesota) où Remiot m'avait précédé avec Rouvre et Fieni (du chauffage Sofica). A l'escale de Chicago, j'avais visité l'usine Motorola de Franklin Park, voisine de l'aéroport, où l'on montait les alternateurs pour le groupe Chrysler et les postes de radio et de T.V.

Bemidji, appelé aux U.S.A. "Ice Box", est le pôle du froid aux États-Unis, où tous les constructeurs confirment les essais de chauffage et de départ après les essais en chambre froide. Nous nous y étions installés en 1958, sur proposition de Brownback, pour y effectuer au mois de janvier la mise au point de la Dauphine au point de vue du départ, de la carburation et du chauffage aux très basses températures. Nous y louions le motel Bel Air, sans clients à cette saison, pour y loger notre équipe, et un garage voisin pour les travaux d'atelier et l'instal­lation des moyens de mesure.

Les ingénieurs de Solex et de Zénith participaient aux travaux sur la carburation.

Le samedi 14 janvier, au début de nos essais, à 6 h 30, la tem­pérature était de -260 avec un taux d'humidité de 40 %.

Le 15 janvier, Georges Remiot, Louis ButY et moi repartions pour New York, par un temps très brumeux, avec un fort retard dû au brouillard.

A l'atterrissage, à Chicago O'Hare, on nous annonça que l'avion pour New York d'United avait un fort retard et qu'il ne décollerait qu'à 21 h 20. Puis à 20 h 45, on nous informait que le vol était supprimé, les aéroports de New York étant fermés en raison des conditions atmosphériques.

Le trafic n'étant rétabli qu'au début de l'après-midi, le 16 janvier, nous n'arrivions à New York qu'à 15 h 30, où nous apprenions que Maurice Bosquet, partant à 19 heures pour Paris, appelé d'urgence par M. Dreyfus, ne pourrait assister à la conférence technique prévue pour 16 heures.

Assistaient à cette conférence

Louis ButY(Essais),

Lucien Rauly (Après-Vente),

Georges Remiot (Qualité),

et moi (Études), pour la Régie,

Barra, Basiliou, Brown, Bechet, Bernard Hanon, Fonade, pour Renault Inc.

(2) Vincent Grob est décédé accidentellement le 18 octobre 1980.

Avant de commencer, Bechet nous fit part des décisions prises le vendredi 13 par Pierre Dreyfus, après une longue conversa­tion téléphonique avec Gabriel Taix:

baisse des prix de 200 dollars,

garantie portée de 6 mois ou 5 000 miles à 12 mois ou

12 000 miles,

augmentation des commissions sur les pièces de rechange.

Je pris comme base de la discussion les lettres que m'avait adressées Maurice Bosquet et celles qu'il avait adressées à l'Après-Vente et à la Qualité, dont G. Remiot m'avait commu­niqué la copie et, en particulier, le fameux rapport sur la "Dauphine et le conducteur américain" qui m'était parvenu en octobre. Louis ButYy avait fait une réponse point par point. Je proposai de l'examiner en priorité.

Et d'abord, qui avait rédigé ce papier?

Tous les présents répondirent qu'ils l'ignoraient, certains sug­gérant que l'auteur en était Maurice Bosquet avec des éléments qui lui avaient été fournis. Par qui?

Nouveau silence. Bechet suggéra que ce pourrait être la tra­duction pure et simple d'un article paru dans une revue spécia­lisée. Brown intervint pour dire que la main-d'œuvre de garage américaine était peu compétente et n'avait pas l'habitude des dimensions de nos vis et écrous, qu'elle avait tendance à les ser­rer comme des brutes et à tout déformer. Il ajoutait que la clientèle conduisait en maltraitant la mécanique: portes cla­quées comme celles des grosses voitures, commandes faussées ou cassées, et qu'elle restait beaucoup trop longtemps sur les vitesses supérieures.

Quant à Fonade, il tenait à remarquer que la liste des incidents était très limitée et que, dans la plupart des cas, il ne s'agissait que de ceux qui avaient fait l'objet de notes d'alertes auprès des Renseignements Techniques, par exemple :

grippage de l'axe des pédales par suite de projection de sel,

grippage de l'axe de commande des fourchettes (même

cause),

corrosion interne du réservoir d'essence (soufre dans

l'essence),

moteur du chauffage Sofica grillé par usure des balais (air

non filtré),

la teinte rouge Montijo perd son brillant et passe très vite.

La séance se termina à 18 heures et Bechet nous emmena, Rauly, Remiot et moi, dîner avec lui au restaurant DavyJones.

Au cours de cette soirée, il nous dit beaucoup de mal sur la per­sonne de Maurice Bosquet -répétition probable de ce qu'il avait dit à Taix et à Grob, et qui avait motivé le coup de télé­phone de Kansas City -, en particulier, qu'il n'avait su ni se faire aimer, ni se faire accepter par le personnel. Et il concluait que, puisqu'il lui refusait de le nommer directeur des Ventes et de l'Après-Vente, ce qui lui avait été promis, il n'avait pas l'intention de rester à New York dans ces conditions.

Lucien Rauly, qui dirigeait l'Après-Vente, n'avait pas l'habi­tude d'envelopper ses opinions. Il lui répondit que, de toute façon, lui ne l'accepterait pas. Fonade faisait très bien son métier en toute liberté et il n'avait pas besoin d'avoir au-dessus de lui un incompétent pour le gêner dans son action en lui imposant de payer des garanties non justifiées pour des consi­dérations commerciales ou autres.

La cause pour G. Remiot et pour moi était entendue. Il y avait un complot à l'intérieur de Renault Inc. contre Maurice Bos­quet, dont Fonade, seul, ne faisait pas partie.

Le lendemain, à 9 heures, nous reprenions la séance tech­

nique, avec, comme ordre du jour:

1 -Examen des solutions préconisées par Brown pour adap­ter les voitures existantes et les futurs modèles au désir de la clientèle des U.S.A.

2 -Procédure des liaisons techniques -par le seul canal de

l'Après-Vente avec copie à José Canetti (Études) pour les adap­

tations et homologations.

3 -Montage d'un climatiseur en option -démonstration à faire avant décision et envisager le montage aux U.S.A., dans le sud et l'ouest, la production ne pouvant envisager le mon­tage pour moins de 50 par jour. Brown parlait de 10 pour un prix de 250 $.

Après cette réunion, tous les assistants déjeunèrent ensemble au Christ Cella. L'après-midi, Fonade nous emmena visiter la chaîne de remise en état des voitures à Neywark. En arrivant, nous avons eu une très mauvaise impression à voir des voitures de toutes marques européennes qui gisaient dans et sous la neige. 2 000 Dauphine et Caravelle, quelques fourgons Estafette, mais aussi des 403 Peugeot, des Simca, des Fiat, des Austin, des MG, des Lancia, dans le même état que les nôtres. Fonade nous dit que les voitures européennes, stockées sur l'ensemble du territoire, étaient environ 100 000 dont 35 000 pour nous seuls.

L'opération de remise en état des Dauphine et Caravelle était faite par un entrepreneur pour la Renault Inc. à la cadence de 25 par jour, pour un prix moyen de 100 $. Le travail nous parut très soigné. Les voitures donnaient l'impression de tomber de chaîne.

Après cette visite, G. Remiot et L. Rauly repartaient pour Paris.

Je continuai mon voyage, le 18 janvier, par la visite à Robert Oppenheimer à Princeton (NewJersey) qui me reçut à The Ins­titute of Advanced Study, à 1 mile de l'université, dans un cadre campagnard magnifique. J'y passai quelques heures exaltantes, en sa présence, dans une ambiance très amicale. Déjeuner à la cafétéria avec les 22 professeurs permanents et les 130 invités de toutes nationalités qui y faisaient des recherches personnelles sur les thèmes d'actualité.

Quelle bouffée d'air pur après les intrigues de la Renault Inc. 1

Au retour, je m'arrêtai à Massepes pour visiter les installations de l'après-vente. Barra m'y attendait et me présentait Gaffe qui me fit visiter les lieux. Vastes magasins et bureaux, le ser­vice garantie, le bureau I.B.M. de comptabilité. Point rassu­rant : les ventes du M.P.R. n'ont pas subi l'arrêt des ventes de voitures. Elles continuent à monter suivant les prévisions.

Je repartais le soir même pour Orly où j'atterrissais le 19 à 11 h 40.

Le 20 janvier, de retour à l'usine, je faisais au courrier une longue communication sur mes séjours à Detroit, Bemidji et sur ce qu'avec Remiot nous avions constaté et entendu à New York.

Georges Remiot avait été invité à assister à mon exposé sur la situation que nous avions constatée à la Renault Inc. et il avait insisté sur le malaise qui y régnait. Le courrier fut ensuite consacré aux deux questions qui préoccupaient le plus Pierre Dreyfus: la situation du stock aux États-Unis que Maurice Bosquet, Gabriel Taïx et Vincent Grob avaient chiffré au 31 décembre à 25 012, et l'article que préparait l'Auto-journal pour son prochain numéro, sur la voiture qui devait suivre et remplacer la Dauphine. En mon absence, Rueil était accusé des indiscrétions à la base de ces révélations.

Le 27 janvier, Vernier-Palliez, qui avait fait suite à mon exposé -un voyage éclair à New York, de retour, disait: "que les relations entre "nos hommes" sont bonnes, que les relations avec les dealers étaient très bonnes et qu'ils étaient persuadés que nous allons gagner". Apparemment, le chloroforme conti­nuait. Tout allait bien. Le principal responsable des ventes aux États-Unis depuis 1957 ne voulait rien entendre. Terrorisés par son ascendant, "nos hommes" avaient répondu : "Oui, mon colonel, la soupe est bonne."

Le 3 février, on décidait au courrier de "faire venir Maurice Bosquet pour régler les problèmes U.S.A. La vente des Dauphine reste préoccupante. Question prix? Il Y a trois semaines que la campagne a débuté et il semble qu'elle réponde aux espoirs fondés. Les derniers jours sont meilleurs que les vingt précédents. Les dealers commencent à se réappro­visionner et même des candidatures se manifestent."

Le 13 février, V. Grob rentré des U.S.A. n'était pas pessimiste, mais déclarait "qu'on ne pourra être optimiste que si la reprise dure trois mois".

Les rapports des constructeurs avec la presse spécialisée

En ce qui concerne l'Auto-journal, ouvrons une parenthèse pour constater que l'attitude de la presse spécialisée s'était, depuis 1946, fortement dégradée par rapport à celle d'avant 1939.

Avant la guerre, Louis Renault faisait essayer à Charles Faroux, rédacteur en chef de l'Auto de Desgranges, ses nouvelles voitures plusieurs semaines avant leur présentation au public et sollicitait ses critiques. Il était convenu que rien ne serait publié avant une date fixée d'un commun accord suivant les cas. Il en était de même vis-à-vis d'Henri Petit et des autres journalistes spécialisés, et tous respectaient cette discipline.

L'arrivée de l'Auto-journal en janvier 1950 rompit ces accords tacites entre les constructeurs et la presse spécialisée. Robert Hersant et son principal collaborateur Gilles Guerithault non seulement dénigrèrent leurs prédécesseurs qu'ils appelèrent "Monsieur Tout est bon", mais se firent une règle de chercher, par tous les moyens licites et surtout illicites, à se procurer des renseignements sur les nouveaux modèles en gestation chez les constructeurs, en soudoyant les secrétaires, les dessinateurs et les essayeurs. Une véritable psychose d'espionnage se déve­loppa, les autres magazines automobiles, pour lutter contre cette concurrence, emboîtèrent le pas, mettant en œuvre les mêmes moyens.

C'est pour lutter contre cette pratique désastreuse pour les constructeurs que, en 1949, je demandai et obtins de Pierre Lefaucheux la construction à Rueil d'un centre spécialisé pour l'étude et la construction des prototypes et de pistes d'essais pri­vés à Lardy (Essonne) pour ne pas dépendre de l'autodrome de Montlhéry où les journalistes avaient libre accès -Citroën nous avait précédé pour les mêmes raisons, dès que Michelin avait repris l'affaire en 1934, en concentrant les études rue du Théâtre à Paris et les essais à La Ferté-Vidame.

L'accès de Rueil et de Lardy était interdit à toute personne, même aux cadres des usines, sans présentation d'un laissez­passer que je signais chaque soir pour les visites du lendemain. Des chiens-loups féroces, formés par l'armée, avaient été ache­tés. Ils étaient lâchés la nuit pour interdire l'accès des bâti­ments et des pistes. Un directeur, Maurice Haye, était chargé de faire respecter avec la plus grande rigueur les consignes de sécurité et de surveiller, éventuellement, dans son comporte­ment à l'extérieur de l'usine, le personnel qu'on avait quelque raison de suspecter.

Les essais sur le réseau routier métropolitain avaient lieu la nuit tombée, et les essais d'endurance à l'étranger, à Kankan, en Guinée pour les véhicules tropicaux, en Sicile et en Sar­daigne, en dehors des périodes touristiques, pour les véhicules normaux, au Minnesota (U.S.A.) pour l'étude du comporte­ment dans la neige et aux grands froids.

J'avais obtenu de Pierre Dreyfus, afin d'interdire de jour l'accès de photographes sur le terrain de Lardy, par un spécialiste de la protection des locaux militaires, la réalisation d'une surveil­lance électronique des secteurs les plus vulnérables de l'exté­rieur. Un faisceau de rayons infrarouges était déployé, son franchissement déclenchait immédiatement l'alarme au poste central de surveillance, en indiquant sur la carte du terrain le point de franchissement du réseau. Les gardiens devaient amener au plus vite les chiens dans cette zone.

Ce dispositif ne fonctionna qu'une fois, en 1964, le vendredi de la Pentecôte. Un photographe de l'Auto-journal fut pris au piège. Les gendarmes, appelés, lui confisquèrent les clichés qui étaient dans son appareil et ne lui rendirent sa liberté que le mardi, quand l'Auto-journal eut reconnu qu'il était à leur ser­vice. Inutile de préciser que j'étais devenu pour l'Auto-journal l'homme à abattre et qu'il ne perdait pas une occasion de me maltraiter dans ses publications.

Les délits de presse étant prescriptibles au bout de trois ans, tous les éléments étaient réunis pour que, responsable de la sécurité de Lardy, je dépose une plainte auprès du procureur de la République de l'Essonne. J. Grospiron était de cet avis (voir sa note publiée en annexe). Je ne l'ai pas fait, par courtoi­sie vis-à-vis de mon Président, lui laissant le soin de le faire. Espérant peut-être un peu de reconnaissance de la part d'Hersant et de son équipe, il n'a pas bougé.

Pour braver nos défenses, par la suite, un hélicoptère, descen­dant très bas, venait s'immobiliser à très basse altitude au-dessus de nos pistes et pouvait, en toute quiétude, photogra­phier nos voitures d'essai, et en toute impunité. Aucune loi ne punissait le survol à basse altitude des propriétés privées. Fermons la parenthèse.

Rappelant ces faits, je répondis à ces allégations que mon per­sonnel n'était pas visé. En mon absence c'était Maurice Haye qui avait signé les laissez-passer.

Quelques jours plus tard on apprit par Robert Sicot qui assu­rait le contact avec les journalistes spécialisés, que les photo­graphies avaient été prises par le journaliste belge Paul Frère lors d'un reportage qu'il faisait sur la circulation automobile au Sahara_ Il se trouvait à Tamanrasset le soir où notre équipe d'essayeurs de Guinée fit escale un soir au cours des essais dans les territoires sahariens. Paul Frère, de très bonne heure, pen­sant que nos mécanos dormaient encore, s'empressait de prendre des clichés des voitures de notre caravane quand il fut surpris par leur arrivée. S'excusant, il prit alors l'engagement de détruire ces clichés et, en aucun cas, de n'en tirer profit.

On sut qu'il les avait vendus à un journal de Munich qui les avait revendus à l'AutoJournal et au journal spécialisé italien Quatrotes qui les publièrent tous les deux dans la première semaine de mars.

Nous verrons plus loin que ces articles eurent une certaine influence en France, en Italie et en R.F.A. sur les Verltes de Dauphine, un argument des clients possibles étant "nous atten­dons sa remplaçante".

Je sais tout ce qu'on peut dire en invoquant la liberté de la presse et le droit du public à l'information, mais c'est aller un peu loin que de justifier un pillage qui peut porter préjudice non seulement au constructeur visé, mais à son personnel au risque de le condamner au chômage. Avec un tel procédé, non seulement contre nous mais aussi contre Citroën et Peugeot, Robert Hersant a connu un grand succès commercial pour l'AutoJournal qui fut l'embryon de son empire de presse.

Le 24 février V. Grob, ayant fait le point sur la situation finan­cière de la Renault Inc., constate qu'elle ne peut vivre qu'avec 4500 ventes par mois. Comme on ne peut vendre que des Ondine et des Floride, il ne sait comment on pourra s'en tirer.

Le 3 mars il demande la création d'un modèle intermédiaire pour les U.S.A. -une Dauphine un peu mieux habillée que la Dauphine française, qui serait destinée à faire le passage de la montée des prix à 1 450 $. On perd encore beaucoup "mais on éponge 6 % de frais généraux et 43 000 francs de frais fixes". Curieux raisonnement pour un responsable.

La situation au début de l'année 1961

Le 18 janvier au "courrier", Paul Guillon se montrait très pessi­miste. Le stock en France s'élevait à 31 300 DOG et 5 300 Floride, et les commandes enregistrées portaient sur 56 % d'Ondine.

Le réseau France, concessionnaires et succursales, avait perdu le moral. Ils disaient "l'automobile cesse d'être un bon métier" et certains envisageaient de céder leur entreprise et de se reconvertir dans une autre activité plus rentable.

Le 23, Vignal et Fiaux faisaient le point de la vente dans le monde et constataient que la situation ne s'améliorait nulle part, sauf en Suisse et en Autriche.

Le 25, Paul Guillon faisant le point sur les ventes de janvier indiquait que la moyenne des ventes journalières n'était que de 406 DOG contre 610 en décembre. "La Dauphine a perdu son courant ascendant, tous les mois les directions régionales baissent les objectifs qu'elles fixent à leurs vendeurs. Le plus urgent maintenant est de remonter le moral du réseau qu'affecte particulièrement la baisse de la reprise des véhicules d'occasion et qu'inquiètent les ventes de l'Étoile 6 de Simca."

Le 15 février, Pierre Vignal signalait qu'en Belgique les clients allaient vers l'Étoile de Simca, moins chère que la Dauphine de 3 000 FB et faisant plus grosse voiture. Situation meilleure en R.F.A., Benelux et Italie.

Le Il février, -alors qu'il avait été décidé du fait du stock à la fin de l'année de chômer les trois lundis de janvier afin de com­penser les 8 000.voitures excédentaires -étant donné les informations de P. Guillon et de P. Vignal, on décidait de chô­mer les trois lundis de février.

Le 20 février, Maison est convoqué (P. Vignal étant en voyage). Il déclare que la D.C.E. fait mieux que son objectif -plus de 5 000 en janvier avec 59 000 ventes. Qui croire?

Les essais des prototypes en Sardaigne

Pierre Dreyfus, ayant appris que nous organisions, G. Remiot et moi, un èssai en Sardaigne pour comparer la 112 à une 2 CV Citroën et à une 600 Fiat avec Y. Georges et P. Guillon, avait demandé à nous accompagner dans ces essais prévus du 8 au 10 décembre 1959.

L'intérêt qu'il portait à la 112, sur laquelle il comptait pour prendre la relève de la 4 CV, et développer en la fabriquant en grande série la production de la Régie, le faisait revenir sur son appréhension d'assister à ces essais, par timidité, crainte' de décevoir par sa conduite prudente des conducteurs aussi expé­rimentés que P. Guillon, P. Vignal et G. Remiot.

Fin février 1961, comme je le mettais au courant du voyage que j'avais prévu à Turin pour examiner les maquettes de la 114 au stade le plus élémentaire dans les ateliers de Ghia, il demandait à B. Vernier-Palliez et M. Tauveron de nous accompagner et de profiter de ce déplacement pour demander à G. Remiot de nous rejoindre en Sardaigne afin d'examiner les progrès accomplis sur la R 4 à la suite de nos essais de décembre 1959, Vernier-Palliez et Tauveron rentrant à Paris après la visite chez Ghia.

Dans l'avion qui nous emmenait tous les deux vers Turin le 5 mars 1961, P. Dreyfus me faisait part de son inquiétude quant au vieillissement des cadres commerciaux de la Régie. Il regrettait que l'industrie ne fasse pas vis-à-vis des cadres supé­rieurs ce que faisait l'Administration qui, en créant la catégo­rie des inspecteurs généraux, permettait de faire avancer et de conserver les fonctionnaires de valeur, tout en gardant à son service ceux dont l'âge affaiblissait l'activité intellectuelle ou physique. Il envisageait de créer à la Régie des directeurs­conseils qui feraient partie de la Direction générale et qui n'auraient plus de responsabilité fonctionnelle, ni de personnel à leur service. Ils seraient chargés de missions d'enquête dans leur spécialité ou dans d'autres disciplines, de réfléchir aux problèmes d'avenir, ainsi que d'occuper des postes d'adminis­trateurs dans les filiales du groupe.

Puis il me disait qu'il envisageait de faire une expérience en la personne de Paul Guillon qui venait d'avoir soixante ans et qui lui paraissait quelquefois fatigué de parcourir les pays du Mar­ché commun et ceux de la Communauté française pour animer le réseau dont il avait la charge. Il reconnaissait sa compétence et ce qu'il avait donné de lui-même depuis près de quarante ans qu'il servait la Régie. C'était une tâche qui exigeait plus de dynamisme, en un mot plus de jeunesse.

Sachant l'amitié et l'estime que nous avions l'un pour l'autre, il me demandait de le préparer à la conversation qu'il désirait avoir avec lui, en lui développant les arguments qu'il venait de m'exposer.

Je reconnaissais dans son propos l'influence qu'avait Gabriel Taïx sur lui, car ledit Taïx m'avait tenu le même langage quelques semaines plus tôt au cours d'un déjeuner qu'il m'avait offert à l'Hôtel d'Orsay où il habitait lors de ses séjours à Paris. Il avait ajouté: "Vous ne pouvez imaginer combien les jeunes ont les dents longues."

Quelques jours après, Pierre Dreyfus faisait à Paul Guillon les propositions dont il m'avait parlé. Guillon refusait tout net et l'informait qu'il considérait, après le temps qu'il avait passé aux usines Renault, que c'était un licenciement sans préavis, et mettait le dossier dans les mains de son avocat. Finalement, les choses s'arrangeaient. Guillon restait comme conseil de la Direction du Marché commun -dont Zanotti prenait la direction -, et participait aux négociations qui devaient aboutir à la signature, le 15 février 1963, de l'accord de coopé­ration Renault-Saviem-Man. Il prenait sa retraite en 1965 et décédait en 1972 à la suite d'un accident d'automobile. Je lui avais rendu visite dans sa villa de Cannes, fin janvier 1968, et je l'avais trouvé, parfaitement serein, passant son temps à la lec­ture d'ouvrages d'histoire et de médecine, disciplines qui l'avaient toujours passionné.

C'est au cours de ces essais que se produisit l'accident dont Pierre Dreyfus parle dans son livre "La Liberté de réussir".

Il avait été convenu que le secret absolu serait tenu sur cet acci­dent. Étant donné la publicité donnée par ce livre, je me sens autorisé à en parler pour rectifier l'exposé que l'auteur en a donné et rétablir la vérité.

Je remarque, d'abord, que seul Maurice Haye à l'usine en avait été informé, mais je dois rendre hommage à l'équipe des essais d'au moins dix compagnons qui ont, de retour à Rueil, gardé le secret le plus total sur cet accident.

Nous avions passé la nuit à Nuoro -où nous avaient conduits successivement, au volant de la 112, P. Dreyfus, Remiot, ButY et moi -à l'hôtel Jolly. Notre équipe de mécanos ayant gardé la R 4 dans la campagne et couché dans la Domaine d'accom­pagnement et la 1100 Fiat.

Le 8 mars nous quittons Nuoro à 10 h 30 en Fiat 1100 et retrouvons la 112 pour rentrer à Cagliari par la route du litto­ral est, P. Dreyfus au volant de la 112 avec L. ButYcomme pas­sager, Remiot et moi dans la Domaine en arrière, Clavier devant au volant de la 1100 Fiat. La route, N125, est celle que nous avions prise la veille dans la matinée, accidentée, sinueuse et non goudronnée, avec des billes de boue séchée nombreuses. Remiot était au volant.

Peu de temps après le kilomètre 170 à 12 h 15, nous voyons la 112 renversée dans le terrain à gauche de la route à la sortie du virage. Louis ButY près de la voiture a le visage couvert de sang. Nous nous arrêtons aussitôt, nous aidons Pierre Dreyfus à sortir de la voiture, il a quelques égratignures au visage et au bras gauche et se plaint de douleurs en bas des côtes droites.

Clavier bâche la voiture et laisse un mécano la garder contre toute indiscrétion. Nous conduisons dans la Domaine L. ButY et P. Dreyfus à Baunei, à quelques kilomètres où, fort heureu­sement, dans la clinique des Assurances sociales se tient ce jour-là une consultation de nourrissons. Nous passons sans attendre. Louis ButY a une coupure du cuir chevelu sur dix centimètres de longueur. Le docteur lui pose 8 agrafes. Il se plaint de douleurs aux vertèbres cervicales. Le docteur pronos­tique une contusion qui exigera le port d'une minerve pendant plusieurs semaines. Quant à Pierre Dreyfus, le docteur, après examen, estime qu'il a probablement deux côtes fêlées et qu'un fort bandage le soir suffira à le soulager et le guérir en quelques jours. Je lui fais ces soins une fois rentré à Cagliari. Je demande au docteur de conserver notre visite secrète sans autre explica­tion et lui remets pour honoraires 6 000 lires.

Après avoir déjeuné à Arbatax, où notre équipe d'essai a sa base, nous rentrons à Cagliari, G. Remiot au volant de la 1100 Fiat avec P. Dreyfus et moi comme passagers, Clavier au volant de la Domaine avec ButYcomme passager. Au cours de ce parcours, Pierre Dreyfus commentant l'accident nous dit: "Ceci correspond bien à mon caractère. ButYm'avait prévenu du danger. Prendre un risque et réussir m'entraîne à prendre encore plus de risque et non à m'arrêter."

Je téléphonai à Haye pour lui demander de ne venir nous cher­

cher à Orly que le lendemain à Il heures avec deux voitures,

au lieu du soir à 23 heures.

La guérison de sa fracture cervicale maintint ButY chez lui plu­sieurs semaines. Pour le faire patienter, j'allai le voir plusieurs fois. Comme je lui donnais de ses nouvelles, P. Dreyfus demanda de m'accompagner lors de ma prochaine visite. Ils évoquèrent, très détendus l'un et l'autre, les conséquences de cet accident. P. Dreyfus conclut: "Buty, nous avons mélangé nos sangs. Je ne l'oublierai jamais." Il ne me semble pas qu'il ait tenu cette promesse.

Le 13 mars, P. Dreyfus mettait fin à la mission de Maurice Bosquet aux U.S.A., V. Grob le remplaçait à la présidence de Renault Inc., tout en conservant son poste de directeur de la Comptabilité et du Budget à Billancourt, avec Bechet de Balan comme directeur général, et Fonade, sur sa demande, était réintégré à l'Après-Vente à Billancourt. Fournier, qui s'occupait de l'Après-Vente au Canada, lui succédait.

Maurice Bosquet revenait à la Direction générale de la

R.N.U.R., avec la responsabilité de la négociation des accords

envisagés avec les filiales et les partenaires possibles.

Le complot avait réussi : il avait vu trop clair en avril 1960 en demandant l'arrêt momentané des expéditions de Dauphine outre-Atlantique. Il servait de bouc émissaire à celui qui avait décidé de la cadence de production du modèle U.S.A. en vou­lant ilTlPoser aux dealers des ventes impossibles.

On verra plus loin si Vincent Grob a fait mieux.

L'activité commerciale en 1961 à travers les réunions de courrier

A la lecture des comptes rendus de courrier, il est difficile de reconstituer la confusion qui régna tout au long de l'année sur l'activité des différents responsables de l'entreprise. Il nous a paru plus clair de séparer les réactions des diverses directions, Générale, Commerciale, Marché commun, France, Exporta· tion et U. S. A. , et leurs incidences sur les Études et la Fabrication.

Avant de commencer cet examen, remarquons, en examinant le graphique de la production au cours des années 1955 à 1968, que, malgré la construction de diverses variantes de la Dauphine: Ondine en 1959,1091 Gordini en 1958, Floride en mars 1959, 1095 Gordini en avril 1963, Floride 1131 en février 1962, 1094 Dauphine automatiques en avril 1963, Caravelle 1193 en juin 1963, la chute fut aussi rapide qu'avait été la pro· gression de 1956 à 1960 (voir graphique et tableau 1).

Nous commencerons cet examen par les États-Unis.

Nous avons vu déjà que, le 24 février, Vincent Grob avait indi­qué que Renault Inc. ne pouvait vivre qu'avec 4 500 véhicules par mois et que, le 3 mars, il avait demandé la création d'un modèle supplémentaire pour faire le passage de la montée des prix à 1 450 $. Ce qui lui avait été accordé malgré l'opposition de Marcel Tauveron qui avait fait remarquer que le nombre des variantes Dauphine était déjà trop élevé: 1 760 sans les variantes peinture et pneus...

V. Grob commençait à douter du succès d'un rétablissement de la situation commerciale et constatait que, malgré la "compé­tence" de son responsable du marketing Bernard Hanon, il prenait une démarche incohérente comme va le montrer la simple énumération de la suite de ses interventions au courrier entre le 15 mars et le 30 novembre.

24 mars: V. Grob pense commander 20 Floride 1131 par jour à partir de juin.

29 mars: on décide de ramener en Europe le stock de 1 356 Estafette (malgré qu'elles aient été homologuées en Pennsylvanie, en New Jersey et à Washington le 22 février).

5 mai: V. Grob demande à partir de juillet trois modèles de Dauphine:

la Dauphine métropole qu'il vendra 1 375 $,

l'Ondine qui représente 70 % des ventes,

la Dauphine Gordini, 30 % des ventes.

8 mai : P. Vignal et Fiaux qui ont repris le contrôle des U.S.A. indiquent que le stock aux U.S.A. est de 26 000 DOG.

15 mai : V. Grob, sur le rythme d'avril, le stock de DOG repré­sente 8 mois de vente.

31 mai : vu les mauvais résultats, la décision est prise de retirer la direction de Renault Inc. à Bechet qui, ne tenant pas les engagements de sa lettre du 13 janvier, a fait preuve de son incapacité. Il reviendra en Europe à la fin de l'année et n'aura pas la Direction de l'Europe qui lui avait été promise par

B. Vernier-Palliez pour l'inciter à partir aux U.S.A. Haardt le remplace à la Direction générale ; Grob restera président deux ans ; Basiliou devient directeur commercial.

26 juin: M. Maison demande 4 000 voitures pour les U.S.A. au lieu de 5 000 en août et septembre, ensuite 2 000 pour octobre, novembre et décembre.

18 août : un câble de V. Grob signale que la vente est bonne aux U.S.A. et demande 86 000 voitures d'ici fin 1961.

29 août: retour de 1 500 Floride des U.S.A.

13 septembre : V. Grob a fait un papier sur ce qu'il désire pour les différents modèles aux U.S.A. en 1962.

30 octobre: M. Maison signale qu'il a été vendu aux U.S.A. 26 000 DOG et Floride au cours du premier semestre.

20 novembre: M. Maison annonce que le stock aux U.S.A. s'élève à 13 800 voitures.

Pendant ce temps, que se passait-il sur le marché français?

15 mars: le stock en France est de 6 700 4 CV, 26 000 Dauphine, 5 000 Ondine, 3 000 Gordini, soit 14 000 DOG et 5 600 Floride; l'Ondine représente plus de 50 % des ventes de DOG.

Un rapport d'enquête de Tarenne, en clientèle, sur la compa­raison entre la Dauphine et la Simca Aronde, indique que la Dauphine est meilleure au point de vue consommation, mania­bilité, robustesse du moteur, mais que ses points faibles sont la robustesse de la carrosserie et la finition, la tenue de route et le freinage.

7 avril: Marcel Tauveron signale que, sur demande de Zanotti, on diffuse un programme de 100 Dauphine de plus par jour en mai et juin en travaillant deux samedis, mais sans le dire, afin de pouvoir revenir en arrière sans drame.

19 avril: Zanotti est pessimiste. La première quinzaine d'avril est décevante; ne pas travailler le samedi.

26 avril: on ne fera pas les 4 000 Dauphine envisagées en plus et on ne rattrapera pas les 500 du retard de production d'avril.

3 mai: Henriquet estime que le stock en France n'est pas inquiétant et qu'il vendra les 102 000 prévues au programme avant la réouverture après le congé annuel.

10 mai: M. Tauveron estime que du fait du manque de per­sonnel on réalise de moins en moins le programme. On va perdre de 2 500 à 3 000 voitures.

24 mat': Zanotti informe que le programme de vente qu'on avait poussé de 16 000 à 18 000 s'oriente plutôt vers 15 000. Il a fait analyser par les directeurs des ventes de la Région pari­sienne les causes de la baisse des ventes de DOG à Paris et dans

la Région parisienne :

pour Paris en banlieue

manque d'argent 45 % 70 %

préfère concurrence 10 % 20 %

attend notre nouveau modèle 20 % 4%

attend stabilité politique

et sociale 25 % 6%

Pierre Dreyfus se fâche, "plutôt que de chercher à justifier une inertie manifeste du service commercial, on ferait mieux de faire le nécessaire pour vendre".

7 juin: l'Autojournal annonce la présentation de la 113 (R 8) au Salon de Paris en octobre. Il publie les photos de la "Nouvelle Dauphine" ; photos prises au-dessus de Lardy en hélicoptère.

5 juz1let : Moro indique que les livraisons de juin ont été dépas­sées. On prévoit de commencer à livrer le modèle 1962, dans la deuxième quinzaine d'août.

Le stock de Floride est de 2 300 (3 mois de vente) dont 1 550 retour des U.S.A.

10 août: Marcel Tauveron informe qu'on ne tient toujours pas le programme par manque de personnel. Décision d'envoyer Clées en Italie et au Maroc pour recruter des professionnels pour la production et des O.S. pour les lignes de montage de Billancourt et de Flins.

27 septembre: baisse des ventes de DOG dans la Seine de 47 % ; pas de portefeuille en Floride.

29 septembre: on décide des prix qui seront affichés à l'ouver­ture du Salon de Paris. Majoration du prix de la Dauphine de 3 000 à 5 800 francs, de la Gordini à 6 550 francs ; on construira 1 000 Dauphine de compétition: 700 pour la France et 300 pour l'exportation.

Les autres marchés étaient moins agités, et surtout, Vignal, Maison et Tauveron envisageaient les difficultés avec plus de sang-froid que Zanotti.

L'usine de Maison-Blanche à Alger, dont la première pierre avait été posée en 1958, sortait sa première voiture le 6 janvier avec un programme qui devait monter lentement pour atteindre 17 Dauphine par jour en juin.

Le 14 avril, Marcel Tauveron, qui était responsable de cette usine, apprenait par le directeur de la production, Arguilière, que le personnel détaché à Alger pour encadrer la main-d'œuvre locale était inquiet du fait de la situation politique.

Du 21 au 26 avril se produisit le putsch des généraux Salan, Challe, Zeller etJouhaud qui, maîtrisé rapidement, laissait une atmosphère très lourde, et on se posait la question: "Doit-on maintenir la cadence de 17 pour le mois de juin ?".

Le 19 juin, B. Vernier-Palliez, retour d'Alger, avait une très mauvaise impression. Notre marché avait baissé de 60 % à fin avril. Les membres de notre réseau, voyant partir la plupart des métropolitains et étrangers installés en Algérie, se deman­daient s'ils allaient rester. Dès maintenant la perte prévue pour 1961 s'élevait à 380 millions.

Le 10 mai la production était de 12 par jour. On cesserait la progression.

Le 4 septembre la décision était prise d'investir à Maison­Blanche pour y monter la 112.

Le 4 décembre, en Tunisie, malgré les concessions faites de part et d'autre pour cohabiter, depuis la bataille de Bizerte, à leur tour les Européens pliaient bagages. De même au Maroc, la confiance ne régnait plus malgré le retour du roi Moha­med V après sa détention en Corse. Les Français qui avaient soutenu le Glaoui pendant son absence, après l'avènement de Hassan à la mort de son père, craignant un changement de climat, regagnaient à leur tour la métropole.

Bilan de ces événements au Maghreb -Ventes en 1961 :

Algérie .................................... . 7497

Maroc ..................................... . 3416

Tunisie .................................... . 795

au total 11 708 contre 20 714 en 1960.

De même dans les pays de la Communauté française, le départ de nombreux colons et la concurrence acharnée des construc­teurs étrangers, particulièrement ceux des pays de l'Est, depuis la suppression de la "préférence impériale", faisaient tomber les ventes de 9 918 en 1960 à 9005 (elles s'élevaient à 12 864 en 1957).

En Grande-Bretagne, alors que le 24 avril Ordner envisageait de pouvoir liquider le stock pour la fin août au lieu de fin juil­let, le 26 juin il prenait la décision assez insolite de faire rouler toutes les voitures encore en stock afin de les vendre comme voitures d'occasion. Coût de l'opération, non chiffrée?

Cependant, les plus grosses difficultés venaient du Brésil oû l'entente ne régnait pas du tout au sein de la WOB (Willys Overland of Brasil) entre les représentants au conseil de Kayser

-le directeur général Max Pearce -et Séméréna, le repré­sentant de la Régie. A la suite d'un accord signé en 1959, la Régie participait au capital de cette société qui devait assurer la production totale à bref délai. Nous avions détaché sur place à Sao Paulo plusieurs ingénieurs qui occupaient des postes dans l'organigramme, dans les bureaux d'études et à la production. Ils manifestaient par lettre leur mécontentement devant les dif­ficultés qu'ils éprouvaient pour effectuer leur mission et demandaient leur retour à Billancourt.

Pierre Dreyfus avait demandé à Georges Remiot et Pierre Vignal de faire une enquête. Retour de Sao Paulo le 30 août 1961, ils analysaient les causes de l'échec invoquées par WOB :

la réputation de la VW, fabriquée aussi à Sao Paulo,

le prix plus élevé que la VW (de production beaucoup plus importante),

la marge trop importante faite aux agents qui accordaient des rabais intempestifs,

le mauvais cours des voitures sur le, marché de l'occasion.

La situation n'était d'ailleurs pas catastrophique, les ventes s'élevaient à 98 000 à la fin août contre 100 000 pour l'année 1960.

Le 1e< septembre on examinait le rapport comparatif du service eXpérimental de WOB composé d'ingénieurs américains, de la Dauphine et de la VW, document secret que nos envoyés s'étaient procuré après le départ de Vignal et Remiot. Ce rap­port concluait que la Dauphine était la meilleure des deux. Georges Remiot concluait: "il faut remplacer Pearce, c'est un ennemi de la Régie". Steve Gerard et Kayser devant venir pro­chainement à Paris pour voir et essayer la R 4, il était décidé qu'on leur poserait la question.

A l'ouverture du salon de Francfort, Hino-Diesel présentait une copie conforme de la Dauphine sous l'appellation "Com­tessa". On décidait de faire opérer la saisie de cette voiture afin de poursuivre notre ex-licencié pour contrefaçon.

P. Vignal informe que le gouvernement suédois a décidé une restriction des conditions de crédit, ce qui a donné un coup de frein sur toutes les ventes d'automobiles. Nos ventes de 1961 seront malgré cette mesure de 5 695 contre 4 486 en 1960.

Le 4 septembre, Vignal indiquait que la situation des DOG en

Suisse se dégradait. On en avait vendu 5 750 en 1961 contre

6 295 en 1960 ; les Gordini représentaient 40 % des ventes.

Le 16 octobre, Fiaux estimait que le stock de la D.C.E. s'éta­

blissait à 28 977 à fin septembre contre 31 959 à la fin août.

Le 2 novembre, Kayser et Steve Gerard déjeunaient avec Pierre

Dreyfus accompagné de G. Remiot et M. Tauveron.

G. Remiot n'avait pas l'habitude de mâcher ses mots. Il dit ce qu'il pensait, avec brutalité. La conclusion de l'entretien fut le maintien de Pearce à la tête de WOB et qu'il fallait "faire bon ménage".

Le 15 décembre, nous apprenions que l'adaptation mauvaises routes n'était pas appliquée sur les Dauphine montées à Sao Paulo, malgré l'insistance de nos ingénieurs. Quand on connaît l'état des routes au Brésil et la façon de conduire des Brésiliens, on comprend la chute du cours des voitures d'occasion, et les rabais sur les neuves.

Le 18 décembre, P. Vignal indiquait qu'en Suisse on avait vendu, en 1961; 1 000 voitures de moins qu'en 1960 dans un marché en hausse de 12 % (en fait 5 073 contre 6 496) et il concluait qu'à l'exportation comme en Suisse c'était la Gordini qui tirait la vente des Dauphine.

Le pessimisme de P. Vignal ? Les ventes hors zone franc se sont élevées d'après les rapports de gestion à 263 542 véhicules en 1961, au lieu de 204 614 en 1960.

La principale préoccupation de Pierre Dreyfus tout au long de l'année était d'assurer la soudure de la production en suppléant la baisse de la Dauphine par la sortie en série de la 112 avant le Salon de Paris, et de monter rapidement en cadence.

Pour assurer ce programme, la Direction des Fabrications avait pris beaucoup de risques--en ce qui concerne la carrosserie; pour la mécanique, la décision d'utiliser un moteur dérivant de celui de la 4 CV par un sous-alésage, il n'y avait pas de pro­blème. Seule la fabrication de la boîte de vitesses était à équiper.

Nous avons déjà relaté que Pierre Dreyfus avait participé aux essais d'endurance qui avaient lieu en Sardaigne.

Le 13 mars, Marcel Tauveron avait précisé que la production de série commencerait le Je' octobre mais qu'on essaierait de faire mieux.

Le 17 mai était présentée à Lardy aux directeurs des succur-. sales et au bureau de l'Association des concessionnaires la première R 4 montée par la production, surtout pour leur remonter le moral. L'impression était très bonne.

Le 6 juillet la dernière 4 CV tombait de la ligne de montage de Billancourt. Elle portait le nO 1 105 547.

A partir du 21 juillet, la R 4 était présentée à la presse fran­çaise et étrangère. Cette présentation était organisée par Virenque et Robert Sicot au départ des Saintes-Maries-de-Ia­Mer en Camargue, où étaient hébergés les invités.

Le circuit d'essai comportait un parcours difficile en montagne sur des routes des Cévennes, sinueuses et abruptes, et une par­tie en plaine sur routes nationales, en tout 322 kilomètres.

Le 10 août, on en montait 10 par jour.

Le 1"' septembre, on en avait monté 295 et la cadence de 100 était prévue pour la fin septembre.

Le 6 septembre, le courrier discutait des prix qui seraient affi­chés sur les voitures à l'ouverture du Salon, alors que la 2 CV

Citroën valait 4 980 francs:

Prix de la R 3 . . . . . . . . .. F 4 800 (avec 320 F de remise)

Prix de la R 4 . . . . . . . . .. F 4 980 (avec 450 F de remise)

R 4 luxe . . . . . . . . . . . . .. F 5 390 (avec 500 F de remise)

R 4 super-confort. . . . .. F 5 900 (avec 600 F de remise)

Le prix de la_ Dauphine est de F 5 800.

Le 15 septembre on commençait à livrer aux succursales et aux concessionnaires afin qu'ils puissent exposer et livrer les pre­mières voitures au moment du Salon.

Le 20 octobre, Zanotti annonce 61 000 essais de R 4 pendant le Salon.

Le 25 octobre, Moro annonçait que, dans la semaine qui avait suivi le Salon, on avait enregistré 1 300 commandes par jour.

Le 27 octobre, Ordner annonce "gros succès de la R 4" au Salon de Londres et le 20 novembre Moro fait part du succès de la présentation de la R 4 en Italie.

Au courrier du 21 novembre, je rendais compte du rapport de

L. ButYqui, du Mexique, m'informait du bon comportement de la R 4 et du succès de la voiture d'essai auprès du public.

Le 4 décembre, M. Tauveron annonçait qu'au 30 novembre on avait monté 10 000 R 4.

Le 20 décembre, Moro indiquait que le portefeuille R 4 était de 48 000 plus 667 fourgonnettes. La production était alors de 450 par jour.

Le 18 décembre, devant le succès, il avait été décidé d'aug­menter les prix de F 100 sur la R 4 et l'Ondine, sans toucher à celui de la Dauphine.

La situation sociale

L'année 1961 fut, sur le plan social, ni moins ni plus agitée que les autres. Après l'explosion de colère qui s'était manifestée le 19 octobre 1960 à la suite du licenciement de 2 744 ouvriers, la vie dans les ateliers était redevenue apparemment normale.

Les grèves de mai étaient purement politiques et avaient pour but de protester contre le putsch des généraux Salan, Challe, Zeller et Jouhaud. Elles n'avaient été suivies que par 38 % du personnel à Billancourt et 40 % à Flins.

Celles de juin, qui avaient pris la forme d'une demi-heure d'arrêt de travail au changement des équipes, avaient pour but de protester contre la suppre1!sion de la prime de vacances et de la prime de bilan du fait de la situation financière (sans perdre le bénéfice de la prime trimestrielle de régularité).

PRODUCTION DAUPHINE ET DÉRIVÉS

1953 1954 123 593 138 632 d'après l'état "chiffre atteint fin de mois"

4 CV 1090 1090A 1091/ Gordini 1092/ Floride 1093 1094/ DA-BA 1095/ Gordini 1131/ Floride 1193/ Caravelle R8 RIO R4

1955 138 503 129

1956 112 050 78019

1957 71 068 188 052

1958 73420 278 120 3323

1959 53951 * 390545 6896 Mars 3 869

1960 44710 474335 23595 36 164

1961 9500 243307 41 921 12849 Salon 1961

1962 151 700 43383 687 Fév. 18 905 Mars 84484 196 256

1963 42763 21 612 Avr. 39 509 Avr. 7607 10000 Juin 4773 221 463 233 179

1964 13350 6650 28914 Il 303 298 12561 187 071 180 900

1965 Il 960 6440 7 155 15691 115 7611 100 139 77 533 193 776

1966 3494 1 881 285 11 600 4879 60445 168 595 258 896

1967 9262 2989 82271 131 720 292 679

1968 1413 91 726 108 218 289431

1969 310 273

N° fin de série 1 105 500 1 775 774 155 701 53569 75853 55463 29318 34226

Arrêt Juil. 61 Oct. 66 Oct. 66 Mars 62 Juil. 66 Juin 67 Sept. 65 Juil. 68

• dont 118051 U.S.A.

Les 6 jours chômés de janvier et février, ainsi que la baisse des horaires du 21 juin au Mans, à 40 heures pour les ouvriers et 42 heures 30 pour les mensuels n'avaient pas entraîné de réac­tions particulières.

A la lecture des tracts de tous les syndicats, C.G.T., F_O.,

C.F.T.C. et S.I.R. (Syndicat indépendant Renault), on voyait apparaître, en plus des revendications habituelles:

les 40 heures par semaine sans diminution de salaires,

augmentation des salaires,

la retraite à soixante ans,

quatre semaines de congés payés,

le salaire mensuel garanti,

des critiques sur la gestion de l'entreprise, Pierre Dreyfus et toute l'équipe de direction étaient accusés d'incohérence et de mégalomanie.

Dans son éditorial intitulé "Les Prodigues", le bulletin cadre Renault nO 22, de décembre 1961, exprimait ce que la plupart des cadres de tous niveaux pensaient:

"Les difficultés du marché de l'exportation ont amené depuis près de deux ans la Direction générale à réviser ses perspectives et à élaborer, dans un but d'économie, de nouvelles directives dont les traits se sont affirmés, mois après mois.

Or, il apparaît que, sous l'influence de quelques-uns, cette orientation, naguère nécessité de circonstances, a été élevée au rang de "système" et nous tient lieu de politique.

Cet enracinement du transitoire nous amène à porter un juge­ment, à dégager les conséquences pour l'entreprise, son person­nel et la nation, d'une poursuite de l'orientation actuelle.

Celle-ci nous apparaît dangereuse pour tous ces intéressés: nous "mangeons" le capital amassé par quinze années d'effort.

Le capital moral: qui parlerait encore de la Régie "entreprise pilote" quand nous voyons un à un partir écœurés nos collègues et nos subordonnés? Lequel d'entre nous conseillerait encore à un jeune de consacrer son effort et son enthousiasme à notre entreprise? Avec tristesse nous consta~ons qu'un certain climat, capable de susciter de beaucoup un engagement désin­téressé, n'est plus.

Le caPital humain: tous ces jeunes que l'entreprise a tenté patiemment de former et d'intéresser, on les laisse, on les presse aujourd'hui de partir. Au nom d'une rentabilité immédiate on laisse aujourd'hui échapper une sève sans laquelle demain l'arbre ne portera plus de fruits.

Le caPital technique : au nom de la même rentabilité on élague les hommes et les problèmes qui ne sont pas immédiate­ment utiles tout en accélérant de manière insensée les pro­grammes de sortie des prototypes. Ne trouverons-nous pas demain notre coffre d'idées vide? Ne risque-t-on pas aussi une perte de prestige de notre marque? Cette hâte inconsidérée ne risque-t-elle pas d'influer sur la qualité et de nous affaiblir demain vis-à-vis de nos concurrents?

Le capital social: la boîte qui ne paie pas, la boîte qui licencie, la boîte qui traque les militants syndicaux. S'agit-il de Simca ou de Renault? Un immense espoir est déçu. Que reste-t-il de l'esprit des accords Renault? Quels affrontements nous ré,servent les lendemains ?

REPART/T/ON PAR VARIANTES

DAlIPHIHE -<J;ORDII'I/ -FLORIDE: -CARAVeLLE

600.000

.00ll

400.000

200.000

100.000

55 56 57 58 59 60 61 62. 63 64 6S 66 67 6S

JOIJO -2 Jullld 1964

M. OUU

Pl'. lot. JoI. DIU:YF1,JS Il. l'ICIJUl

~

S1 atu.plde que cela 801t, la ~'s1elatlon actuelle ne ~iIII.t de retenir contre le photographe arrttj li. I11nt'riwr de la piat. ..orll,", que le 46llt d'ettraction de domioile .t le Parquet ne peut pour.su1Tl'e que ,1 DO\l.O pol'tOIJ.l!l plaint, lu dUaie d.e prescr1ption 'tant 4e tro18 ans.

laquelle i!.n~:i:::h::".~~':U~~~!;~·~~:8~~::

IIIIUlCtiomwr un 441it de pre... par le tait lIi1m8 qua la au.rvelllancG 8.t 1ntenlJnle li. tempe pour en arr3ter l'e.iau1;lon.

or, la 101 ne pG%'III8t pas d, sanotlOIlMl' l.'intent1on.

Cette situation iapoaa dllux rllllU'quea ;

1/_ Houa avolJ.S à 4401.4111' 4u 4'p3~ d. notl'1l pl&1nte qui.. W1II fol. fOnlUl'a, au1.n-a aOlL COUl'a l'1Il.atlTamlllLt l"apU. pu.18qU'll. .'&s1t d'un trlbunal. de proT1nce.

J'aU1l'. voua attentiolL 8Ul' II fait qu'alL ~tel'l'OlÇGllt oatta aOtiolL aprh l'avoir intl'o4ui.te, la aégill oal'a1.t oonald4rill oOlllllla manquant 4'.gard.e eilVere la KQgietl'a"t1lre.

2/-IA ProOUl'1lUl' Cénénù. dl la Saine a ét6 intû..1Ié à notre I!lfi'air. pal' notre Avocat, X. HEISZlUHIl.

oompr.~lro!1.=rt ~i:att ~rh 4. lui pOUl' :U~~;II

Atrll 8UBOit4. dOlLt • II1II redant

aTeo un appareU pho IIUl' une p1.ate

allol'iltll, a déjà pel'p liaI, III lIa doCUllHlntl

pria ln fraudll lL'ont pu t l'eprodui Il.

U lat poae1ble que Ollttll idéa reçolTII un aoolll1il. favorablll, ainon pal' II 1IlO,.lIn 4'une 1netanOIl, tout au ao:1rul par une mod1tlcatlon 411e texte. ou pal' dIe o1l'0ulairea deetWlla à Ol'll1ntel' l'1ntlll'pl'.tation des lI&giatrata.

J'al 1nd1qu4 ll'&vooat que la R4s111 aoouelllel'&lt l'olont1.are II PrOCUl'IIUl' Génél'll. lit lui_1mi D'Ul' la p1.etll 411 LARDY

Graphique: répartition par variante des Dauphine, Ondine, Gordini, Floride, Dauphine Automatique, Caravelle. Note de J. Grospiron du 2 juillet 1964.

Avant que tous nos capitaux ne soient épmses, il est encore temps de ressusciter la confiance et l'espoir. Il est seulement nécessaire de respecter l'Homme et de l'associer, à tous les échelons, à l'effort de l'entreprise. Nos prodigues qui se veulent économes comprendront-ils ?"

Les plus évolués des cadres supérieurs faisaient remarquer que:

1) depuis l'arrivée de Pierre Dreyfus il n'y avait plus de distri­bution de participation aux bénéfices comme au temps de Pierre Lefaucheux, les amortissements, les investissements, les charges financières les ayant fait disparaître du bilan ;

2) l'embauche à l'extérieur dans l'Administration de hauts fonctionnaires et d'élèves de l'E.N.A., pour occuper des postes importants de l'organigramme, avait introduit une fonctionna­risation à tous les niveaux, sous prétexte de mettre de l'ordre dans la boutique;

3) le départ volontaire ou provoqué de cadres éminents et de directeurs qui avaient fait leurs preuves sous Louis Renault et Pierre Lefaucheux, pour faire place à ces parachutés incompé­tents et prétentieux ;

4) l'acceptation de Pierre Dreyfus de l'offre du ministre Giscard d'Estaing de procéder à une augmentation annuelle du capital de la Régie (ce qu'avait refusé Pierre Lefaucheux quand on le lui avait proposé) avait en fait enlevé à la Régie son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, ce que reven­diquait Pierre Lefaucheux comme une force du statut.

En fait, la baisse de la production de voitures particulières de la Régie en 1961 ne fut pas aussi élevée qu'on avait pu le redou­ter, du fait du démarrage de la fabrication de la R 4.

La production de 1960 s'était élevée à 484684 unités.

La production de 1961 était de 349699 dans laquelle on comp­tait celle de la R 4 pour 19 542.

Le succès commercial de la R 4, le lancement de la Floride S en février 1962 et celui de la R 8 prévu en mars 1962, permet­taient d'envisager, pour l'année 1962, une remontée de la pro­duction à 500 000 voitures particulières. Elle fut en fait de 499888.

Pour 1961, la production nationale s'établissait ainsi

Marques 1960 1961 % écart

RENAULT 484684 349699 -28,0

CITROEN 229 341 250662 + 9,3

PANHARD 34050 29746 -12,7

PEUGEOT 173 571 193 338 + 11,5

SIMCA 204213 201 621 -14,6

Divers 7 956 2392

Totaux 1 133 305 1 027458

Fernand PICARD