05 - 37 années aux Usines Renault

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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37 ANNÉES AUX USINES RENAULT

Nous publions aujourd'hui les souvenirs de M. Edmond Le Garree. Venant après d'autres témoignages que nous avons déjà présentés à nos lecteurs, nous tenons à dire que M. Le Garrec a écrit son texte en toute liberté et que nous lui laissons, bien entendu, l'entière responsabilité de ce qu'il avance. Notre seule contribution a été l'adjonction de sous-titres.

Tel qu'il est, ce récit nous apparaît comme une contribution importante à la connaissance de l'entreprise et des hommes qui l'ont faite. Que cette publication incite nos lecteurs à apporter leur pierre à l'édifice que nous voulons construire, tel est le souhait que nous formulons.

G. HATRY

J'avais huit ans lorsqu'en août 1914 la guerre éclata. Mon père, conducteur de travaux dans le bâtiment, fut mobi­lisé et affecté au 88e Régiment d'infan­terie. Il bénéficia de deux permissions de deux semaines. Un jour de février 1917, un homme se présenta à la mai­son. En le voyant, ma mère se mit à pleurer. C'était le délégué de la Mairie de Lorient qui venait annoncer le décès de mon père. Il était mort après trois jours d'agonie, victime des gaz asphyxiants. Maman, qui portait le costume breton, abandonna définitive­ment la coiffe de dentelle pour prendre celle de tulle faite de gaze unie. Elle avait repris son ancienne profession de soudeuse à l'étain, d'abord à l'arse­nal de Lorient, puis ensuite à l'usine de conserves.

Grâce à elle, je ne souffris point maté­riellement de l'absence de mon père et, après l'école communale, j'entrai à l'école primaire supérieure. Ma mère désirait faire de son fils un ingénieur, aussi je suivis les cours des Arts et Métiers.

Mes premiers emplois

J'avais dix-sept ans et demi quand une catastrophe surgit qui jeta bas tous nos espoirs. Ma mère, très malade, ne pou­vait plus travailler. Il m'appartenait de prendre le relais. J'avais pour tout bagage le brevet d'enseignement pri­maire supérieur. Je passai le concours pour entrer aux chemins de fer (à l'époque le réseau Paris-Orléans); je fus reçu et commençai une carrière de cheminot qui dura jusqu'au service militaire. Affecté au 5e génie de Ver­sailles, j'effectuai mes dix-huit mois et m'apprêtai à reprendre mon ancien métier. Je demandai ma réintégration et là se situe un fait capital de mon existence toutes les embauches étaient suspendues. Je me trouvai à Paris, sans emploi, avec cinquante francs pour tout viatique. Après avoir retenu pour une semaine et payé ma chambre d'hôtel vingt-huit francs, il ne me restait plus que vingt-deux francs.

Il me fallait donc trouver un emploi de toute urgence.

La solidarité bretonne joua en ma faveur. Des amis de Lorient travail­laient dans le bâtiment. Ils me firent embaucher en qualité de garçon-maçon. Première formalité : prendre la carte syndicale C.G.T. Ce que je fis, plutôt pour ne pas avoir d'histoires que par conviction, car je n'avais jusqu'alors aucune idée politique bien définie.

De cette période qui dura sept mois je conserve un bon souvenir. Le travail était dur. Le soir, mes reins endoloris et mes mains pleines d'ampoules me faisaient mal, mais je travaillais dans une ambiance de camaraderie franche et sincère. C'est à partir de ce moment que je commençais à comprendre la valeur d'une goutte de sueur et à res­pecter le travail physique.

Je figure parmi les retraités du bâti­ment. En effet, je bénéficie de la retraite complémentaire de cette corporation : à l'origine 30 francs par an, maintenant 42,80 francs. C'est peu mais, morale­ment pour moi, c'est beaucoup. Ce modeste mandat que m'apporte le fac­teur tous les trois mois me donne la preuve que La Fontaine avait raison quand il disait que «le travail est un trésor -. Avec un peu de courage on peut toujours affronter avec des chan­ces de succès les coups durs de l'existence.

Entrée chez Renault

Le 23 mars 1929, je fus embauché aux usines Renault après avoir répondu à une offre d'emploi. Mon premier ser­vice : le secrétariat de la Direction. Mon premier chef s'appelait Monsieur Lefèvre. Je l'ai très peu connu, car immédiatement, je fus transféré à la tôlerie. J'appris quelques jours après

qu'une révolution de Palais avait eu lieu et que Monsieur Lefèvre, tombé en disgrâce, avait quitté l'usine.

Dès mon arrivée j'avais fait connais­sance de Monsieur Louis Renault car, attendant la venue de Monsieur Lefèvre, je stationnais dans le couloir de la Direction, assis sur un canapé. Je fus interpellé sur un ton plutôt rauque par un quidam qui me demanda ce que je faisais là. Je lui expliquai que je venais d'être embauché. Il s'en alla en grommelant je ne sais quoi. Je deman­dai à l'huissier qui était ce person­nage si peu amène. J'appris par lui que je venais d'avoir affaire à Monsieur Louis Renault, le grand patron.

Chargé pendant quelques semaines de la répartition et de l'expédition des pièces de tôlerie pour les divers ate­liers de montage, je fus par la suite muté au bureau central tôlerie sous les ordres de Monsieur Souabe. Mon travail? lancer la fabrication et suivre les opérations d'usinage des pièces de 6 CV taxis et de Monasix. Ce métier de graphiqueur ou suiveur de pièces me plaisait. Il faut croire que Monsieur Souabe appréciait mes services car je bénéficiai de plusieurs augmen­tations.

Six mois après mes débuts à l'usine je reçus une lettre du réseau Paris­Orléans. Un poste. m'était offert au Lioran, dans le Cantal. Je refusai d'abord parce que les 1 420 mètres d'altitude et les neiges du col du Lioran ne me tentaient pas et, ensuite (et peut-être surtout), parce que je gagnais 800 francs à l'usine et que les chemins de fer ne m'en offraient que 320.

Par la suite, j'eus de plus en plus de responsabilités. J'avais à superviser et contrôler le travail de plusieurs graphi­queurs. J'exerçais donc les fonctions de chef de groupe, puis de chef de section. Fonction officieuse car les contrats ne changeaient pas. Il fallut attendre 1936 et ses grèves pour que soit régularisée la situation.

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, Un bon graphiqueur devait être débrouillard. De lui dépendait le travail des ateliers. Si les pièces manquaient c'était l'arrêt des chaînes, arrêt de quelques heures, parfois d'une journée,

et, dans les cas graves de plusieurs jours. Conséquence : la pêche. La sinistre pêche. Les ouvriers n'ayant plus de travail devaient s'en aller, reve­naient le lendemain dans l'espoir d'une reprise qui bien souvent ne s'effec­tuait qu'après plusieurs jours de chô­

)_mage, sans salaire naturellement.

De 1929, à 1935, je retrouvai au contact des ouvriers de l'usine les mêmes conditions de vie et de travail que j'avais connues dans le bâtiment. Des salaires de misère, pas de sécurité dans l'emploi car, si les commandes baissaient, les programmes de fabri­cation diminuaient entraînant automati­quement des licenciements. Les pres­ses n'étaient pas munies de dispositifs de sécurité. Peu de semaines se pas­saient sans accident grave. Combien d'ouvriers ou d'ouvrières ont arrosé leurs machines de leur sang et laissé doigts, phalanges et mains sous les outils de découpage ou d'embou­tissage?

Cette vie me marquait. Témoin des soucis matériels des manuels et des employés subalternes, je partageais leurs espoirs en une vie meilleure. En une vie de travail qui les ferait non pas riches mais qui tout au moins leur assurerait, ainsi qu'à leur famille, une existence décente. Or, que leur offrait­on? Pas même la liberté de penser puisque ceux qui choisissaient un idéal politique non conforme à celui de leur patron et de son entourage, étaient surveillés, pourchassés et licenciés.

Un camarade de la tôlerie, nommé Velch, avait eu l'audace de se présen­ter aux élections municipales sous l'étiquette socialiste. Deux jours après l'affichage des listes, il était convoqué à la Direction du personnel et mis à la porte. Aucun motif ne lui fut fourni pour justifier son licenciement.

Au temps du Front populaire

Malgré les risques sur la suite de ma carrière que pouvait provoquer ma décision, j'adhérai au Parti Socialiste. J'avais assisté à Antony, lieu de ma résidence, à une réunion et l'orateur en vedette était Léon Blum. J'avais été subjugué par son éloquence, la pro~ fondeur de sa pensée, la générosité de ses idées et les thèmes qu'il dévelop­pait devenaient pour moi une matière de religion laïque. Je ne me fais pas le propagandiste d'un parti politique que je quittai au moment des événements de Munich, mais je tenais à être sin­cère avec moi-même. Que ceux qui ne comprennent pas mon attitude admet­tent tout au moins que ma décision ne pouvait à l'usine ne m'attirer que des désavantages.

Plusieurs grèves éclatèrent mais elles n'apportèrent aucune amélioration dans les conditions de travail du per­sonnel ni d'augmentations de salaires. 1936 : pendant plusieurs mois les représentants du capitalisme trem­blèrent. Ceux qui pensaient remplacer l'amour du gain par le dévouement à l'intérêt commun, ceux qui croyaient offrir des chances à tous par l'égalité au départ, les promotions n'intervenant qu'en fonction du savoir faire, de l'in­telligence et des services rendus triom­phèrent, mais cette période d'euphorie 'du monde ouvrier fut brève. Trop d'er­reurs furent commises pour que fus­sent cueillis tous les fruits de la vic­toire un instant entrevue.

Ces grèves, auxquelles je participai dans la mesure de mes moyens, appor­tèrent malgré tout de nombreux avan­tages aux travailleurs : conventions collectives, diminution de la durée du travail, congés payés, augmentation de salaires, des classifications officielles pour les emplois occupés, etc.

En juin 1936, je signai le contrat régu­larisant ma situation: chef de section 2e échelon. Mon chef de service, Monsieur Souabe, m'informa que la direction était d'accord pour que je fusse promu chef de fabrication dans un délai très court. Cette promesse ne fut tenue que neuf ans plus tard.

Je ne ferai pas l'historique des années qui suivirent. D'autres l'on fait avant moi mais je ne peux passer sous silence les faits qui suivirent la grève de 1938. Celle-ci ayant échoué, les licenciements se multiplièrent chez Renault. Tous ceux qui appartenaient au Parti Communiste ou qui étaient catalogués comme sympathisants, y compris certains socialistes, qu'ils aient du non participés à la grève, furent licenciés. Que de drames cette déci­sion provoqua! Nombreux furent les sanctionnés qui ne purent trouver de nouveaux emplois. Un certificat de travail portant la date du 24 novembre 1938 comme cessation d'activité, clas­sait son possesseur dans la catégorie des indésirables. Il était condamné à devenir un chômeur perpétuel. Plu­sieurs fois on me fit comprendre que je ne devais qu'à la qualité de mon travail l'indulgence dont j'avais béné­ficié.

La guerre

La guerre de 1939 survint. Je fus mobi­lisé et affecté au 5e Génie. Je retrouvai de nombreux camarades qui, comme moi, avaient effectué leur service mili­taire dans ce régiment. Mon grade de sergent et mes références d'ancien cheminot me valurent d'être nommé chef de gare à Saint-Avold. Le 5e génie exploitait toutes les lignes de chemins de fer entre la ligne Maginot et les stations terminus situées à quelques kilomètres des lignes de combat. Combat est un grand mot, car la situa­tion était plutôt calme. Personne ne s'en plaignait.

Notre travail, malgré notre peu d'expé­rience professionnelle, s'effectuait sans gros pépins, du moins le jour. Car la nuit, dans une gare plongée dans l'obscurité, manipuler les leviers d'ai­guillages sans contrôle lumineux ne constituait pas une sinécure. Nos boyaux se serraient à la pensée que lorsqu'un train de soldats ou de muni­tions était signalé, une erreur de notre part pouvait diriger le convoi sur un buttoir.

Je ne participai à la « drôle de guerre» que pendant deux mois car, le 20 novembre jour de ma fête, je revins à l'usine en affectation spéciale. Je repris mon travail à la tôlerie. Je fus étonné lorsque, prenant connaissance des pro­grammes de fabrication, je constatai que les cadences d'usinage des maté­riels militaires (chars d'assaut et camions) étaient insignifiantes par rap­port à celles prévues pour les voitures de tourisme. L'explication qui me fut donnée était qu'il fallait faire face aux commandes passées par les pays étrangers non engagés dans le conflit.

Le personnel dont je disposais était plutôt hétéroclite et d'une valeur pro­fessionnelle médiocre. Il était composé en majorité de gens venant de l'exté­rieur, non mobilisables étant donné leur âge ou leur état de santé, et de femmes dont la plupart n'avait jamais travaillé en usine. Tous ces gens étaient animés de bonne volonté mais celle-ci était insuffisante pour faire fonction­ner le service d'une façon normale. Les tuiles étaient fréquentes, les chaî­nes mal approvisionnées et il fallut faire des prodiges pour pallier les incidents provoqués par l'allergie mani­feste et incurable dont souffrait ce per­sonnel pour assimiler ce que représen­taient : le chiffre à atteindre, le stock de couverture, le poste à zéro, le déclenchement des lancements, etc. Il n'y avait pas de manuel du parfait graphiqueur pour parfaire leur éduca­tion. Jamais je n'ai fait pleurer tant de femmes! Le moindre reproche entraî­

nait une crise de larmes et immédia­tement je me trouvais désarmé.

Les mois passèrent et la guerre prit une autre tournure. Dès que les alle­mands réussirent leur percée sur Sedan, le travail de nuit fut instauré. Notre tâche devint de plus en plus compliquée car le personnel féminin s'effondrait, ne pouvant résister «aux coups de pompes» dont il était vic­time vers deux ou trois heures du matin. Vint la débâcle. Tous ceux qui travail­laient à la tôlerie, ouvriers, employés, agents de maîtrise, reçurent l'ordre de se replier sur Saint-Étienne. Certains réussirent, mais beaucoup, victimes des embouteillages monstres provoqués par l'exode, furent rattrapés par les troupes allemandes et durent revenir à Paris.

Accompagné de mon ami et camarade de travail Triquet, chef de section au bureau central tôlerie, je partis à bord de ma monaquatre. Brave voiture! Grâce à elle et avec un peu de chance et beaucoup de débrouillardise, nous fîmes le parcours Billancourt-Saint­Étienne en quarante-huit heures : un record car, partis dans les derniers, nous arrivâmes dans le peloton de tête.

Billancourt sous l'occupation

Le 20 août, Triquet et moi fûmes invi­tés à rejoindre Billancourt et à repren­dre nos activités à l'usine. Munis de laissez-passer pour franchir la ligne de démarcation nous partîmes. Notre voyage dura plusieurs jours. Les pneus et les chambres à air tour à tour ren­daient l'âme. Nous dûmes nous dépan­ner par nos propres moyens. Nous fîmes une consommation formidable de rustines et d'emplâtres avant d'attein­dre le but fixé.

Monsieur Jeanne, chef de département de la tôlerie Ile Seguin, assumait la direction de nos ateliers en l'absence de Monsieur Bart. Sous ses ordres nous reprîmes le travail qui, tant bien que mal, s'organisa mais ne devint à peu près normal que lorsque la majo­rité du personnel réintégra l'usine. Nous savions qu'un commissaire alle­mand était en fait le véritable patron de l'entreprise, afin que celle-ci ne fabrique presque exclusivement que les matériels dont avaient besoin les armées d'Hitler. Je dis presque exclu­sivement car en plus des pièces de chars UE, ZM, B 1, des camions mili­taires, nous usinâmes des gazos desti­nés aux véhicules dits utilitaires.

L'enthousiasme ne régnait pas, le tra­vail s'effectuait à contre-cœur et la production s'en ressentait. Les rappels à l'ordre émanant de la direction, qui devenaient de plus en plus pressants, firent place à des menaces plus directes. Les chefs de départements, au cours des rapports qui avaient lieu chaque lundi furent informés par la direction que les autorités allemandes étaient très mécontentes et qu'elles exigeaient que les cadences de sortie de matériel fussent tenues et même augmentées; des sanctions étaient pré­vues pour tous ceux qui freineraient la production.

Or, de bouche à oreille commençait à circuler des mots d'ordre confirmés par des tracts et la radio de Londres, invi­tant les ouvriers et employés à freiner l'effort de guerre de l'ennemi. Cette résistance qui se faisait jour devint plus forte lorsque les allemands entrè­rent en guerre contre la Russie.

Beaucoup d'hésitants prirent nettement position et l'atmosphère s'en trouva éclaircie. D'un côté, il y eut ceux qui désiraient la défaite de l'Allemagne, de l'autre ceux, relativement rares heu­reusement, qui se révélaient être des admirateurs du régime hitlérien.

Certains incidents eurent lieu qui inquiétèrent les occupants. Des notes, signées par Monsieur Duvernoy, Direc­teur du Personnel, faisant allusion à des actes de sabotage ou de malveil­lance, donnèrent des instructions aux chefs de départements sur la marche à suivre après la découverte de sem­blables faits. « La direction générale en aviserait les commissaires allemands. Même s'il devait en résulter un arrêt de travail, les choses devaient rester en f' état constaté jusqu'à f'arrivée des· autorités chargées de f' enquête» (Note du 23 septembre 1941).

Vinrent les bombardements aériens de 1942 et 1943 qui, pendant quelques semaines interrompirent la production. Mes chefs, MM. Bart et Souabe, en bons français qu'ils étaient, ne faisaient rien pour augmenter la production et fermaient les yeux sur certains faits qui eussent pu attirer des ennuis à leurs auteurs.

En plus des tuyaux de poêle et des poêles à sciure dont la fabrication était tolérée, des équipes d'ouvriers usi­naient à longueur de journées des casseroles, des grilloirs à café (ou à orge) et des tire-gaz. Ces derniers ustensiles étaient de petites merveilles qui permettaient d'obtenir une flamme décuplant le pouvoir calorifique des fourneaux ou cuisinières domestiques (la pression du gaz avait été réduite et la cuisson des aliments était parfois impossible). Nous avions constitué un véritable bureau d'études afin d'amé­liorer le rendement de cet article ména­ger. Monsieur Grillot, le jour de mon départ à la retraite, m'a déclaré: «En cherchant bien je retrouverais dans ma cave le tire-gaz que m'avait offert

M. Bart ».

Il n'y a pas eu chez Renault de sabo­tages spectaculaires, dans le genre de celui qui eut lieu du fait d'une organi­sation de résistance à l'Air liqUide et qui avait provoqué l'arrêt de cette usine pendant plusieurs semaines. Étant donné leur dimension nos ateliers ne permettaient pas de semblables opérations. Il fallait donc opérer d'une autre manière, freiner dans toute la mesure du possible la production et livrer du matériel de mauvaise qualité.

Des membres de la Gestapo vinrent un jour à la tôlerie. Nous apprimes que l'armée allemande avait signalé que de nombreux camions Renault tombaient mystérieusement en panne. L'explica­tion était simple : de la sciure de bois était mise dans les réservoirs d'es­sence. Une enquête fut faite par les gendarmes (ceux que nous avions baptisés les colliers de chiens) afin de tenter de découvrir le lieu et les auteurs de ce sabotage. L'atelier d'usi­nage des réservoirs travaillait sous la surveillance d'un gendarme, un autre accompagnait les tacots de livraison jusqu'à l'usine 0 où s'effectuait le mon­tage des camions. Malgré cela, les réservoirs continuaient à être dotés de leur poignée de sciure, à la grande fureur des « frisés ». Après la libération j'eus l'explication. Les ouvriers de l'en­tretien travaillant la nuit étaient les auteurs de ces exploits. Ils trouvaient aisément la matière première qui leur était nécessaire dans les ateliers de menuiserie. Ils n'avaient qu'une rue à traverser pour opérer en toute tran­quillité.

J'avais été contacté par un de mes VOISinS, membre de l'Organisation Civile et Militaire, qui me demanda de faire partie de son groupe de résis­tance. J'acceptai, mais par la suite il ne me donna aucune instruction ni ordre de mission. Je fus très déçu, mais me résignai, car je m'aperçus que mon correspondant n'était pas très sérieux et qu'il n'était qu'un bluffeur. Il était donc préférable que j'agisse dans un milieu, la tôlerie, que je connaissais bien, avec des garçons en qui j'avais entièrement confiance.

Huit cents collections de tubulures de chars UE, ZM, B 1, nous avaient été commandées. Nous avions quatre mois de délai pour en assurer l'usinage. L'échéance survint, rien n'avait été fait. Les réclamations devinrent de plus en plus pressantes et les motifs invoqués pour tenter d'expliquer notre retard devinrent de moins en moins crédibles.

Le bombardement du 3 mars 1942 eut entre autres effets celui de nous accor­der un certain répit. Mais un répit n'est par essence que provisoire. J'eus brus­quement une idée. Nous disposions pour la fabrication de ces tubes, d'un stock, buses, embases en laiton ou bronze. Les bombes l'avaient malheu­reusement épargné. Il fallait donc que j'agisse comme s'il avait été détruit.

J'exposai mon idée à MM. Martin et Rougeux, agents de production dans notre service, en qui j'avais entièrement confiance. Nous fîmes disparaitre ces pièces dites mécaniques dans les wagons mis à notre disposition pour recevoir tous les déchets destinés aux fonderies. De nouvelles commandes furent passées et, encouragés par notre succès, nous recommençâmes notre opération après les bombarde­ments de 1943. Les tubes ne furent jamais livrés.

Les mois passèrent nous apportant des soucis de plus en plus nombreux. La guerre s'éternisait. Le Service du Tra­vail Obligatoire (S.T.O.) et les dépor­tations faisaient des coupes sombres dans le personnel ouvrier et, chaque matin, on commentait les informations de la radio de Londres. Les premiers succès des troupes russes nous donnèrent un peu d'espoir et nous vécûmes dans l'attente du débarque­ment des alliés.

Ce fut l'époque des cartes et des petits drapeaux fixant la ligne des divers fronts de guerre. J'avais la charge de la mise à jour de la carte qui servait à Monsieur Bart pour suivre les opéra­tions militaires. Celle du front russe l'intéressait particulièrement. Mais

M. Bart était doté d'un caractère assez spécial. Il ne fallait pas grande contra­riété pour provoquer sa mauvaise humeur. J'avais donc tendance, pour éviter de déclencher sa colère, à amplifier les résultats des victoires des troupes russes et à ne pas tenir compte de leurs insuccès. Mais je ne pouvais pratiquer éternellement ce petit jeu qui m'aurait amené à faire figurer la ligne des combats à proximité de Berlin, alors que ceux-ci avaient lieu sur les bords de la Vistule. Il fallait donc que je procède à des rectifications, ce que je faisais chaque fois que notre patron s'absentait. Monsieur Bart ne s'en est jamais aperçu.

La Libération

6 juin 1944 : débarquement des troupes alliées en Normandie. 20 août 1944 : libération de Paris.

QU'ils nous parurent longs les soixante­seize jours qui s'écoulèrent entre ces deux événements tant attendus. La fièvre gagnait tous les français. Les alertes étaient de plus en plus nom­breuses et certaines duraient deux ou trois heures. A l'usine, pour rejoindre les abris et notamment les carrières de Meudon, si l'aller était assez

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rapide, le retour constituait une veri­table promenade. Le travail ne repre­nait qu'après de longues parlottes aux­quelles participaient ouvriers, employés et agents de maîtrise. L'heure de la délivrance si longtemps attendue approchait. Seuls se faisaient silen­cieux ceux qui avaient manifesté de la sympathie pour les allemands.

L'usine se vidait. Son personnel n'était plus au travail mais dans la rue. La radio de Londres et les tracts clandes­tins demandaient aux parisiens de par­ticiper à la lutte en se révoltant. Un jour, ce fut l'explosion provoquée par l'annonce que des combats avaient eu lieu entre résistants et occupants, que la police s'était soulevée et que les troupes alliées s'approchaient de la capitale. Toutes les rues furent barrées. Hommes et femmes, enfants et vieil­lards mon t aie nt des barricades. A Billancourt, trois chars d'assaut allemands sortant des bâtiments mili­taires de l'Ile Saint-Germain firent demi­tour sans avoir pu atteindre la place Sembat; les obstacles qu'ils avaient à surmonter s'avérant de plus en plus nombreux et importants.

Du poste de commandement de Monsieur Duval, patron du café-tabac du boulevard Jean-Jaurès, membre de l'Organisation civile et militaire et com­mandant les forces françaises de l'in­térieur CF.F.I.) de Boulogne-Billancourt, un ordre fut communiqué. Pour s'oppo­ser aux sabotages possibles de l'usine Renault, des volontaires devaient l'oc­cuper jour et nuit. Je fis partie d'une trentaine de gars qui, obéissant aux instructions, entrèrent un soir par la porte de la place Nationale et s'instal­lèrent dans le local de la réception. Des fusils devaient nous être fournis. Les heures passaient et les armes n'arrivaient pas. Alors, dans les ténè­bres car le courant était coupé, com­mença une nuit qui fut pour tous les participants la nuit la plus longue de leur existence. Un seul d'entre nous avait un revolver et comme munitions il disposait de trois balles.

L'affaire s'engageait mal. Personne ne dormait. Tout le monde guettait. A une heure du matin, alerte : un groupe venant du pont de Billancourt s'appro­chait. Amis ou ennemis? Impossible de se faire une opinion tant l'obscurité était profonde. Brusquement, il n'yeu plus d'équivoque. Le bruit caractéris­tique des bottes nous fit comprendre qu'il s'agissait d'allemands. Ils s'appro­chèrent des portes fermées et barrica­dées, tentèrent de les forcer mais n'insistèrent pas longtemps. Après avoir échangé entre eux quelques phrases dont nous ne comprîmes que le mot terroriste prononcé à deux ou trois reprises, les sept ou huit soldats composant la patrouille firent demi­tour et disparurent dans la nuit.

Quelle était la mission de ces hom­mes? Évidemment nous ne le sûmes jamais. Mais ils devaient être dans le même état d'esprit que nous, ignorant ce qui se passait derrière cette porte de fer et craignant d'avoir à faire face à une opposition sérieuse. C'est avec soulagement que nous vîmes pOindre le jour. Nous fîmes des rondes dans les ateliers et poussâmes jusqu'aux bâtiments de la Direction. Il n'y avait personne, pas même un gardien.

Vers six heures du matin la relève eut lieu. Cinq garçons dont trois avec des fusils venaient nous remplacer et nous partîmes vers notre domicile, contents de prendre un peu de repos.

La nuit suivante eut un caractère tout à fait différent que celle que nous venions de passer. Vers 17 heures, nous avions vu arriver les premiers chars de l'armée Leclerc. J'étais avec quelques camarades derrière la barri­cade barrant le pont de Sèvres, côté Billancourt, quand nous vîmes arriver à très faible allure quelques tanks pré­cédés de soldats qui longeaient les murs, puis les parapets du' pont. Était-ce des allemands qui se repliaient? Notre cœur battait. Puis d'un coup il n'y eut plus de doute. Le costume de ces combattants n'était pas celui des frisés. Alors se déroula une scène in i m agi n a b 1e, indescriptible. L'avenue t:douard-Vaillant, quasiment déserte, car des engagements avaient lieu dans divers points de Paris et les coups de canons et les rafales de mitraillettes avaient incité les gens à la prudence et à se mettre à l'abri, fut en quelques minutes envahie par une foule en délire. Tout le monde criait, chantait, riait, pleurait. Hommes, fem­mes, vieillards, enfants, voulaient tou­cher, embrasser ces petits soldats français, ces garçons de chez nous, qui nous apportaient l'espérance et la liberté. Les cinq ou six chars d'assaut qui s'étaient arrêtés après avoir fran­chi la Seine stationnèrent toute la nuit en face de l'entrée de la fonderie d'alu­minium. Ils repartirent le lendemain matin après avoir été rejoints par des camions et ravitaillés en munitions et en essence. Et ce fut le défilé triom­phai des éléments motorisés et des camions-transports de troupes de l'ar­

mée Leclerc.

Avant de prendre quelques jours de repos, la 2e division blindée réduisit quelques îlots de résistance et fit prisonniers les allemands qui s'y trouvaient.

La fête continuait pour les parisiens et les banlieusards qui délaissaient ateliers, bureaux, magasins. Le spec­tacle était dans la rue : mouvements de troupes, convois de prisonniers, arrestations de collaborateurs, rete­naient l'attention des travailleurs et les transformaient en badauds. Devant la mairie, les gens stationnaient en perma­nence, applaudissant lorsque des volontaires promus coiffeurs en la cir­constance, coupaient les cheveux de femmes ou jeunes filles accusées d'avoir manifesté trop de marques de tendresse aux soldats allemands.

L'automne 1944

Quelques jours passèrent et il fallut songer à reprendre le travail. Radio­Paris et les nouveaux journaux «Ce soir", «Libération », «Franc-tireur », rappelaient aux français que la guerre continuait et que tout devait être fait pour qu'elle soit gagnée et terminée le plus rapidement possible. Dégager les ruines, reconstruire, remettre en route les fabrications, telles étaient les tâches qui nous attendaient et sur les­quelles nous devions reporter toute notre attention. Je repris donc contact avec l'usine. La situation n'était pas brillante. Sur l'effectif du personnel d'avant-guerre un tiers seulement était présent. Un grand nombre de machines était inutilisable. L'occupation laissait des séquelles qui, notamment sur le plan du commandement s'avéraient dif­ficiles à résoudre. De la Direction générale, après les arrestations de Monsieur Louis Renault et de Monsieur de Peyrecave, il ne restait que Mes­sieurs Grillot, Louis et Hubert qui ten­taient, mais sans grand succès, de remettre l'usine en route. Les ouvriers rechignaient et refusaient de travailler sous le commandement de certains agents de maîtrise. Ils exigeaient que tous ceux qui étaient suspectés ou accusés de co Il abo rat ion fussent

licenciés.

Heureusement, les syndicats se refor­maient, regroupaient leurs anciens militants et prenaient contact avec la Direction. Celle-ci acceptait que des revendications fussent déposées. Un début de travail s'amorça lorsque le personnel fut informé qu'un Comité d'épuration, composé de syndicalistes et de résistants allait être mis en place. Je participai aux travaux de la

C.G.T. autonome, fédération des tech­niciens. Au cours d'une réunion, je fus désigné pour être le représentant de cette section au comité d'épuration. Vers la mi-octobre, la première séance eut lieu et les 13 titulaires et 12 sup­pléants désignés par les syndicats, organisations de résistance et partis politiques (Parti communiste et Parti socialiste), élirent les membres du bureau : Président Morvan, Vice-pré­sident Riolfo, Secrétaire Le Garrec, Secrétaire-adjoint Duchez.

Je me mis immédiatement au travail et préparai le texte d'une affiche qui, pla­cardée dans l'usine, rappelait au per­sonnel que la guerre n'étant pas ter­minée, une tâche immense attendait les français et que nous, les Renault, nous devions unir tous nos efforts pour fournir aux combattants les matériels qui leur étaient nécessaires pour obte­nir la victoire et fabriquer tous les engins de transport et les tracteurs dont le pays avait tant besoin. Elle indiquait également que l'ennemi avait laissé derrière lui des collaborateurs, qui tenteraient de freiner ou de saboter la production. Il importait donc de les mettre hors d'état de nuire. Suivait la liste des fautes et crimes sanction­nables.

Toutes les accusatrons devaient être formulées par écrit et transmises au Comité qui établirait des dossiers, étu­dierait les actes d'accusation et déter­minerait les peines à infliger lorsque des fautes seraient retenues. Nous fûmes bientôt submergés sous le flot des dépositions qui nous parvenaient chaque jour.

Le Comité d'épuration

Mon rôle était véritablement celui d'un juge d'instruction : constitution des dossiers, convocation de certains témoins pour obtenir des précisions complémentaires, déclenchement d'en­quêtes. A tout cela, venait s'ajouter la rédaction du compte rendu des débats et des décisions proposées. Je dis pro­posées, car un point délicat de procé­dure restait à déterminer. Qui prendrait, en cas de renvoi, la décision de rup­ture du contrat? Sûrement pas la Direction qui assurait l'intérim, car le personnel avant de lui accorder sa confiance attendait de la voir à l'œu­vre. A peine posée, la question fut réglée.

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At. IOo? PEAUD At. 133

Un matin, les membres du Comité d'épuration furent invités à se rendre dans un des salons du bâtiment X où nous attendaient des membres du Gou­vernement. Les présentations furent faites par Messieurs Piette, Secrétaire général du Ministère de la production industrielle, et Pons, Directeur des industries mécaniques du même Minis­tère. lV10nsieur Piette nous informa qu'en attendant la promulgation par ordonnance du nouveau statut envi­sagé pour les usines Renault, un Admi­nistrateur provisoire avait été nommé et qu'il s'agissait de Monsieur Lefaucheux. Ses titres furent énumérés et nous apprîmes qu'il avait été déporté pour faits de résistance. Le personnage désigné par Monsieur Pons, Comman­dant Gildas dans la clandestinité, un grand Monsieur coiffé à la brosse, les cheveux très courts, à l'allure athlé­tique, s'avança et, tout en nous dévi­sageant les uns après les autres à travers ses lunettes, prit la parole. Son allocution fut brève, mais prononcée d'une voix si énergique, que nous comprîmes que l'usine serait placée

entre bonnes mains et que nous allions avoir un patron de grande classe. Il commença par nous présenter celui qui allait être son adjoint, Monsieur Ansay, détaché de la production indus­trielle, puis nous déclara que le Comité d'épuration allait avoir un rôle impor­tant à remplir et que nos travaux devaient être placés sous le signe du patriotisme et de la justice. Il tint à spécifier qu'étant seul responsable de l'embauchage et des licenciements, les sanctions ne seraient exécutoires qu'avec son accord et qu'il se réser­vait le droit de modifier certaines de nos propositions, si l'application de celles-ci était susceptible de porter préjudice à la production de l'usine (ce qu'il fit par la suite à plusieurs reprises). Il termina en indiquant que chaque matin, à neuf heures précises, il recevrait le Président et le Secré­taire du Comité qui lui remettraient avec le dossier de chaque affaire un condensé des faits reprochés et des délibérations; après en avoir pris connaissance, il ferait connaître sa décision.

Notre travail s'organisa et nous fûmes bientôt en mesure de prononcer les premières sentences, de les porter après visa du patron à la connaissance du personnel par voie d'affiche et de les diffuser dans les ateliers et services de l'usine.

Au début, les débats du Comité s'effec­tuaient dans un calme relatif, mais bientôt des prises de position se mani­festèrent qui rendirent les discussions et les explications de vote plus nom­breuses et passionnées. Cette agita­tion qui n'avait pour origine qu'une seule motivation, risquait de se pro­longer tant que les juges que nous étions ne se seraient pas mis d'accord sur un point important. Où commence la collaboration? En droit, la répression

pouvait s'exercer en s'appuyant sur un principe juridique défini par le Code pénal, qui sanctionnait les actes des français qui servaient à l'ennemi. Ëgale­ment un texte émanant du gouverne­ment de Vichy spécifiait qu'en période d'armistice, ceux qui apporteraient leur concours aux allemands tomberaient sous le coup des lois visant l'intelli­gence avec l'ennemi (Document officiel signé par le Général Weygand, Minis­tre de la Défense nationale en date du 11 juillet 1940). En conséquence, les ouvriers, employés, agents de maîtrise, cadres des usines Renault, étaient assimilés à des collaborateurs, comme auraient pu l'être les cultivateurs qui vendaient leurs produits aux occu­pants. Mais, en fait, la production s'était effectuée sous la contrainte et par nécessité de subsistance.

Seul le zèle sous toutes ses formes était sanctionnable. Nous avions donc uniquement à instruire et juger les cas des délateurs, des auxiliaires de la Gestapo, des miliciens, des volontaires Waffen S.S. ou L.V.F. et ceux, et ils étaient nombreux, des agents d'enca­drement de tous grades, accusés d'avoir par leurs initiatives provoqué une augmentation de la production. Si les fautes de certains de ceux-ci étaient patentes, celles reprochées à d'autres nous apparurent moins nettes et parfois même nous eûmes l'impres­sion, sinon la conviction, qu'on nous demandait d'avaliser des règlements de comptes.

Nous savions que les grèves de 1938, par leurs retombées, avaient rendu les rapports plus difficiles entre une partie du personnel et leurs supérieurs, ceux­ci étant suspectés d'avoir été, à cette époque en fournissant des renseigne­ments, les complices de la Direction et ainsi provoqué des centaines de licenciements. Il nous fallait donc être vigilants et nous opposer à ceux qui, par leur sectarisme politique et syn­dical, étaient plutôt enclins à voir dans tous les chefs des ennemis à abattre. Nous arrivâmes bien souvent à faire admettre notre point de vue et à faire bénéficier du doute certains accusés, lorsque les faits reprochés ne parais­saient pas à nos yeux nettement établis.

Un jour comparut devant nous un chef d'atelier, accusé par trois de ses ouvriers d'avoir augmenté de sa propre initiative la production en faveur de l'ennemi. Le prévenu contestait les accusations des témoins et ajouta qu'il était très étonné de voir ses accusa­teurs manifester tant de patriotisme, alors que pendant l'occupation, ces mêmes ouvriers s'étaient déclarés volontaires pour assurer la fabrication d'un nombre important de pièces si leur salaire était amélioré. Cette décla­ration s'avéra exacte. Le chef d'atelier put s'en aller la tête haute, laissant le banc des inculpés aux trois signataires de la pétition.

Toute l'usine attendait la comparution devant la commission, d'un chef de département de l'Ile Seguin. Son pro­cès fut de loin le plus important de tous ceux que nous eûmes à instruire étant donné la personnalité du prévenu et le nombre et la gravité des fautes reprochées. Ce ne fut pas sans émo­tion que nous vîmes comparaître devant nous, cet homme qui avait régné comme un véritable despote pendant de lon­gues années sur des milliers d'ouvriers. Tout le monde y compris les agents de maîtrise tremblaient devant lui. La moin­dre faute était sanctionnée par un licenciement. Fort de l'appui et de la confiance de Monsieur Renault, impres­sionné par ses qualités profession­nelles, il faisait régner, aidé par un petit noyau de cadres formés à son image, un régime de terreur sur tous ceux qui avaient le malheur de tra­vailler sous ses ordres.

Vint le jour de son procès. Son atti­tude décontractée au début se modifia rapidement. Les charges retenues contre lui étaient si graves et si nette­ment établies, qu'en peu de temps ce fut un homme affolé que nous eûmes devant nous. L'audition d'un témoin à charge fut décisive. Celui-ci, chef d'ate­lier dans son département, lui-même accusé de collaboration et qui fut licen­cié par la suite, pour tenter de se défendre se transforma en procureur général. Il prit dans sa serviette quatre ou cinq carnets où il avait noté jour après jour les faits et gestes de son

chef : notes, rapports, conversations, prises de position. Tout ce qui contri­buait à prouver que le prévenu avait été un admirateur du régime hitlérien désireux de voir triompher les armées allemandes nous était communiqué. D'autres faits lui furent reprochés. Usant de sa situation, il avait effectué des opérations commerciales délic­tueuses. Certaines de ces transactions favorisées par lui et portant sur des achats et ventes de camions, tracteurs, matériels divers, avaient procuré à leurs bénéficiaires des avantages pécu­niaires considérables. Sentant que toute défense était impossible devant de telles preuves, l'accusé baissa la tête et tout d'un coup il s'effondra en pleurant. Remords, regrets des fautes commises? Je ne le pense pas. Nous regardions en silence cet homme affalé sur la table et tous nous avions la même opinion. Nous songions que, désespéré d'être déboulonné de son piedestal, déchu de sa splendeur, il ne pouvait rien contre ces représentants de la racaille, ces juges qu'en d'autres temps il aurait balayés si tel avait été son bon plaisir. Il pleurait sur son sort mais il n'avait sûrement aucune pen­sée pour tous ceux qui avaient été ses victimes, ces hommes qu'il avait fait souffrir, sanctionner, jeter à la porte de l'usine et ces femmes et enfants qui, à cause de lui, de son autoritarisme aveugle et dénué de toute pitié, avaient connu la faim, le froid, la misère. Il fut licencié et son dossier transmis à la Commission régionale.

Monsieur Lefaucheux suivait de très près nos travaux et de plus en plus nous appréciions son équité, sa soif de justice. Un jour, après avoir étudié un dossier et constaté que la sanction proposée n'avait été décidée qu'à une faible majorité, il me demanda de quelle façon j'avais voté. Je tentai de noyer le poisson en parlant du secret des délibérations. Sa réaction fut brutale :

«Je suis le patron de cette usine, res­ponsable devant la loi et les Cours de justice des décisions qui sont prises. J'exige qu'une réponse me soit don­née. Vous comprenez ce que cela veut dire!". Je dus m'incliner et lui expli­quer pour quelles raisons j'avais pris une position différente de celle de la majorité de mes camarades. Il réfléchit quelques instants et déclara : «Je pense comme vous; en conséquence je modifie la sanction ". Tête de Mor­van qui raconta dès son retour, aux membres du Comité, la scène à laquelle il venait d'assister. J'espérais que cet incident ne se reproduirait plus, mais il n'en fut rien. Chaque fois que pour une affaire sérieuse la décision était prise à une faible majorité, Monsieur Lefaucheux se tournait vers moi et me posait la question que je redoutais : «Et vous, Le Garrec, comment avez­vous voté? ».

Cette façon d'opérer mécontentait ceux qui représentaient parmi nous la ten­dance dure et rendait ma position de plus en plus inconfortable. Un jour, jugeant qu'une seule solution pouvait apporter le calme, je décidai contre l'avis de Clées et de quelques amis, de demander audience à Monsieur Lefaucheux et de lui présenter ma démission de secrétaire et membre du Comité d'épuration. Monsieur Lefaucheux me reçut. Il m'apparut d'une humeur particulièrement joyeuse. Très décontracté, il m'écouta et le sou­rire aux lèvres me dit, en me montrant du doigt le « Journal Officiel» qu'il lisait lors de mon entrée dans son bureau :

«Je pensais que vous veniez féliciter le premier Président-directeur général de la Régie Nationale des Usines Renault. Mais je vois que vous igno­riez que l'ordonnance fixant le nouveau statut de l'entreprise était parue. En ce qui concerne votre démission ma réponse est simple : je ne suis pas d'accord pour l'accepter. Retournez à votre travail. D'ailleurs, il va se termi­ner bientôt».

Je n'avais qu'à m'incliner et après lui avoir manifesté ma satisfaction de voir l'usine placée officiellement sous sa direction je m'en allai. Tout en faisant route vers mon bureau, je réflécnLssais essayant de comprendre ce que signi­fiait la phrase prononcée au sujet de mon travail «qui allait se terminer bientôt ». Je ne trouvai qu'une seule explication: le Comité d'épuration ayant achevé l'instruction de la plupart des dossiers allait sous peu être dissous; titulaires et suppléants devraient retour­ner dans leurs ateliers et services d'origine. Je me trompais. La véritable explication me fut fournie une dizaine de jours plus tard.

Directeur du personnel

Convoqué par Monsieur Lefaucheux, j'entrai dans son bureau. Monsieur Ansay était à ses côtés. «Je viens d'avoir un entretien avec M. Guillemard, le Directeur du personnel. Nous nous sommes mis d'accord pour mettre fin à son contrat». Cette nouvelle que je pressentais ne me surprit pas et je pensai qu'après m'avoir communiqué le nom du remplaçant, Monsieur

Avec Pierre Lefaucheux en 1947.

Lefaucheux me demanderait mon opi­nion sur la nomination envisagée. Ce que j'entendis me fit l'effet d'une bombe. «Estimez-vous avoir les épau­les assez larges pour prendre la suc­cession de Monsieur Guillemard? ».

Abasourdi, je ne pus que répondre que ce que l'on me demandait équi­valait à proposer à un sous-lieutenant de devènir général et que j'ignorais tout du rôle, des tâches et des respon­sabilités du Directeur du personnel et des qualités qui étaient nécessaires pour assumer une telle fonction. «Ne comptez pas sur moi pour vous expliquer en détail en quoi consiste ce travail, mais ce que je sais et vous, vous l'ignorez sûrement, c'est que vous possédez ces qualités auxquelles vous faites allusion et qu'elles vous permettront d'accomplir ce à quoi j'aspire : modifier le climat social de cette usine et instaurer dans les rap­ports entre ouvriers, maÎtrise et cadres, un régime placé sur la justice et la fraternité ».

Je demandai quarante-huit heures pour réfléchir et consulter mon syndicat de la Fédération autonome des techniciens ainsi que la C.G.T. Ces deux orga­nismes me faisant confiance et me promettant leur appui, j'annonçai à Monsieur Lefaucheux que j'étais d'ac­cord pour tenter l'expérience. Très satisfait il me dit : «Vous effectuerez un essai de six mois. Ce délai écoulé, je vous dirai ce que je pense de votre

travail. Prenez contact avec Monsieur Guillemard avant son départ, afin d'être informé des affaires en cours ». Puis il ajouta : Maintenant que vous êtes Directeur du personnel, je veux vous poser une dernière question : quelles sont vos idées politiques? ».

«J'ai appartenu au parti socialiste jusqu'aux événements de Munich mais je reste socialiste de cœur et dans mes actes. l'avoue d'ailleurs avoir été un mauvais militant ».

« Pourquoi? ».

«La principale raison est que je ne peux admettre que les décisions sur les sujets importants soient bien souvent prises par des politiciens, qui font un métier de la politique et qui négligent les aspirations et les avis de ceux qui leur ont fait confiance et élus ».

« Je partage votre point de vue mais il y a une autre catégorie de gens dont je me méfie, c'est celle des hauts fonc­tionnaires. Il y en a de bons mais ils constituent la minorité».

Je ne fus pas étonné en entendant ces paroles, car maintes fois il avait ful­miné contre certains représentants des ministères.

Je pris mes fonctions le 1er février 1945. Comme convenu j'avais vu

M. Guillemard. Ma mise au courant dura cinq minutes, mon interlocuteur se contentant de me dire que dans une heure il quitterait l'usine, qu'il avait juste le temps de me souhaiter bonne chance et que de toutes façons, dans quelques jours, je serais dans le bain. Je méditais ces encourageantes paroles en prenant possession des deux bureaux, le mien et celUi du secré­tariat qui m'étaient affectés. J'étais seul. Mon prédécesseur était parti amenant avec lui sa secrétaire et un de ses adjoints, tous deux démission­naires. Le deuxième adjoint, Monsieur Donnet accidenté et Monsieur Tresse, chef du personnel collaborateur, malade, étaient absents. La situation ne m'apparut pas brillante mais je me fixai rapidement un plan de travail. D'abord prendre contact avec les cadres, agents de maîtrise et employés de cette direction. Premier entretien avec Monsieur Monnez, Chef du service ouvrier et Monsieur Van Auwermeulen assurant l'intérim de Monsieur Tresse. Mon impression fut bonne et plus les jours passèrent, plus j'appréciai la compétence, le dévouement, la sagesse du premier et le désir de bien faire du second, plus jeune mais qui possédait des qualités qui ne demandaient qu'à s'épanouir. Un seul point noir : les

chefs d'embauche du personnel horaire n'avaient pas bonne réputation et étaient accusés d'être antisociaux. Je m'accordai un délai avant de pren­dre position. Je les jugerais plus tard. Visite à Monsieur Duten, responsable du service des sanctions, un person­nage pittoresque à la gouaille de titi parisien, très rusé et n'hésitant pas à prendre ses responsabilités.

Certain d'être bien épaulé par les gens de mes services, je pus commencer l'apprentissage de mon no uve a u métier. J'avais trouvé une secrétaire, Madame Reidel. Elle avait travaillé sous les ordres de Monsieur Duvernoy, ex-Directeur du personnel. Elle fut pour moi, pendant plusieurs années, une collaboratrice dévouée et compétente. Elle quitta l'usine après s'être mariée et je la remplaçai par Madame Gillery que j'avais connue au Comité d'épu­ration et qui devait être ma fidèle secrétaire jusqu'à mon départ à la retraite.

Les semaines passèrent. Messieurs Donnet et Tresse guéris avaient repris leur travail. J'avais pris dans mon ser­vice comme deuxième adjoint Monsieur Rouig, un nouvel embauché, liciencié en droit. Son rôle? Démarches et liaisons avec les services des minis­tères, étude des textes, décrets et lois relatifs à la législation du travail et de leurs répercussions sur les rémunéra­tions. Monsieur Donnet s'occupait des questions intérieures, revendications, préparation des réunions de délégués.

L'ancien règlement intérieur était périmé et ne pouvait s'appliquer aux nouveaux statuts de la Régie. Il fallut penser et en rédiger un autre, de telle façon qu'il puisse être considéré comme un document, au même titre que le code du travail et la convention collective de 1936 et non comme un élément de répression. Celui que je présentai à la Direction fut accepté et le Comité d'Entreprise consulté ne demanda que des modifications mineures. Après avoir reçu la bénédic­tion de l'Inspection du travail, il fit force de loi, ses dispositions devant être respectées par les deux parties inté­ressées : direction et personnel.

Le recrutement des travailleurs

Je pus porter mes efforts sur la ques­tion du recrutement des travailleurs. La Régie souffrait et souffrira pendant de nombreuses années d'un mal endé­mique, le manque de professionnels.

Des bâtiments de l'usine avaient été détruits, des machines abîmées par les bombardements devaient être répa­. rées, placées et mises en route. Il fallait des centaines de monteurs, ajusteurs, traceurs, tourneurs, électriciens, etc. Sur le marché du travail il n'y avait que des offres d'emplois mais pas de demandes. Complications supplémen­taires, les salaires des ouvriers des usines travaillant pour l'aviation s'avé­raient supérieurs à ceux de la branche automobile, ce qui provoquait le départ de nos meilleurs spécialistes. A la demande de Monsieur Lefaucheux, je préparai un projet de lettre destinée aux ministères de la production indus­trielle, du travail, des finances et de l'économie. J'attirai leur attention sur la gravité du problème et préconisai quel­ques solutions susceptibles d'amélio­rer, sinon de régler une situation qui, pour la Régie, s'avérait catastrophique. Je transmis mon projet de lettre à Monsieur Lefaucheux qui, le lendemain matin dès mon arrivée, m'en parla.

« Le Garrec, je ne suis pas satisfait de votre travail ».

Je fus atterré mais ma consternation fit place à la joie lorsqu'il ajouta: «Songez que rai dû modifier complètement la formule de politesse. Je dois un peu de considération aux ministres, mais il y a une limite dans les marques exté­rieures de respect que je dois leur manifester ».

Éclatant de rire et heureux du bon tour qu'il venait de me jouer, il me dit :

«Allez voir Monsieur Ansay, il vous dira ce que je pense de votre lettre ». Ce dernier, à qui je racontai ce qui venait de se passer rit également de bon cœur et me fit lire l'annotation que Monsieur Lefaucheux avait écrite en marge du document. «Monsieur Ansay je crois que nous avons eu la main heureuse ». Comme dit la chanson on a beau faire le malin, cela fait tou­jours quelque chose et c'est tout joyeux que je retournai à mon bureau.

Notre problème de recrutement n'était toujours pas résolu. Me rendant compte qu'aucun secours ne parviendrait, tout au moins à court terme de l'extérieur, je proposai d'ouvrir un atelier de forma­tion accélérée. Nombreux étaient parmi les ouvriers spécialisés ceux qui, à la sortie de l'école communale, avaient suivi pendant un certain temps des cours d'apprentissage. Désireux de gagner rapidement un salaire, ils avaient abandonné et accepté un tra­vail complètement différent de celui auquel à l'origine ils se destinaient.

D'autres, véritables professionnels ne trouvant pas de travail dans leur spé­cialité, avaient accepté un emploi d'ou­vrier spécialisé chez Renault. Par voie d'affiches nous demandions à ces ouvriers de se faire connaître. Nous nous engagions à les faire bénéficier de cours de formation payés et qui auraient lieu pendant les heures de travail. Nous enregistrâmes un nombre important de candidatures. La Régie put se féliciter. Deux objectifs avaient été atteints : fournir aux ateliers une main-d'œuvre qualifiée et prouver qu'en matière de promotion, les engagements prononcés par Monsieur Lefaucheux, lors de ses allocutions, seraient tenus.

Le 8 mai 1945 les allemands capitu lent. La guerre est gagnée. Prisonniers, déportés politiques, requis du S.T.O. se présentèrent. Parmi eux de nom­breux professionnels. Pendant quelques mois je fut tranquille, mais ce répit devait être de courte durée. Monsieur Lefaucheux, contre l'avis de son entou­rage direct, avait décidé de produire la 4 CV et l'annonce des cadences envisagées suffoquaient les directeurs et cadres supérieurs. Les chefs de départements, invités à faire connaître leurs besoins en matériel et personnel, me communiquèrent ceux concernant les ouvriers spécialisés et les ouvriers qualifiés. Le nombre de ceux-ci dépas­sait le millier. Au cours d'une réunion à laquelle participaient outre notre p.o.G., Monsieur Ansay mon chef direct et Monsieur Grillot Directeur des fabrications, je fis une proposition : faire venir d'Italie les professionnels qui nous étaient nécessaires pour mon­ter les nouvelles chaînes, fabriquer les outillages de la 4 CV et usiner les machines-transfert. L'Italie n'arrivait pas à relancer son économie, les usines ne travaillaient qu'au ralenti, le chô­mage sévissait. Je me rendis à Brescia, vis notre concessionnaire Monsieur Maifredi, homme dynamique et dévoué, qui mit un local à notre disposition et fit paraître des annonces d'offres d'emplois dans les journaux. Monsieur Gourdou, Directeur de l'École d'appren­tissage et un contremaître de l'atelier d'outillage central qui parlait couram­ment l'italien, furent désignés pour faire passer les essais aux candidats. Trois cents d'entre eux furent retenus, les contrats signés. Mais des difficultés surgirent. Il fallut faire le siège des administrations et des syndicats ita­liens. J'effectuai deux voyages à Brescia. Des promesses, mais pas de résultats. Une idée me vint. Je me ren­dis au siège de la C.G.T. et demandai au leader de la plus grande organisa­

tian syndicale française de nous aider. La réponse fut, comme je l'espérais, favorable et c'est muni d'une lettre tapée sur-le-champ et destinée à leurs représentants à Rome que j'effectuai un nouveau voyage.

Je remis le document à son destinataire qui commença ses démarches immé­diatement. Deux jours après je repar­tais le cœur joyeux, l'affaire était réglée.

Nous eûmes à peine le temps d'acheter aux surplus américains trois baraque­ments très vastes et confortables et de les faire monter, que les premiers italiens arrivèrent. Les convois se suc­cédèrent régulièrement et nous pûmes mettre à la disposition des ateliers trois cents ouvriers qui s'avérèrent être des professionnels de valeur.

Je m'étais aperçu que du personnel horaire était utilisé dans certains bureaux et occupait des fonctions qui auraient dû être assurées par des collaborateurs payés au mois. Or, la convention collective de 1936 stipu lait que tous ceux qui assuraient depuis plus de six mois des fonctions hiérar­chiquement supérieures à leur propre classification, devaient être automati­quement titularisés dans les emplois qU'ils occupaient. Plus de deux cents ouvriers et ouvrières bénéficièrent par application de cette disposition d'une promotion à laquelle ils étaient loin de songer. Restaient des cas plus complexes à étudier et à résoudre. Une commission dénommée Commis­sion d'utilisation du personnel fut char­gée de ces travaux. Sa composition : des représentants des syndicats et des membres de la Direction. Son rôle : enquêter dans les services et dépar­tements, étudier les postes de travail des mensuels et déterminer les classi­fications à affecter à leurs titulaires. Je participais aux réunions pleinières de cette commission qui, en quelques mois, obtint des résultats remarquables. Menée d'une façon diligente, elle mit fin à la situation désordonnée qui régnait en matière de classification et dont l'origine remontait à plusieurs années.

Pierre Lefaucheux

Mes journées étaient très chargées. Elles commençaient à 8 heures 30 pour se terminer aux environs de 20 heures. A neuf héures précises, j'étais reçu par Monsieur Lefaucheux. Je dis précises car notre patron était l'exactitude faite homme. Montrant l'exemple, il exigeait des membres de la Direction, si élevés soient-ils, le respect des horaires fixés. Au cours de nos entretiens étaient abordées toutes les questions relevant de ma direction. Ses prises de posi­tion étaient nettes, précises. S'il exi­geait de ses collaborateurs une fran­chise totale, il admettait qU'ils eussent une opinion différente de la sienne. Dans ce cas, il réfléchissait et rapi­dement une réponse tombait. Parfois, mais cela rarement, il s'accordait un temps de réflexion. Alors on enten­dait : «Je n'avais pas vu cette question sous cet angle. Bon, il est urgent d'attendre ». Une heure après ou par­fois le lendemain il faisait connaître sa décision. C'était oui ou non et alors il était inutile de discuter, la prise de position était irrévocable.

Il avait le don de me mettre à l'aise. Son humeur était égale, sa conversation plaisante. J'étais fasciné par cet homme supérieurement intelligent qui, tout en se vantant d'être un des derniers repré­sentants de la bourgeoisie française, exposait des projets en matière de réalisation sociale d'un socialisme si avancé, qu'ils apparaissaient même à moi qui ne demandait qu'à le croire, irréalisables. Je l'ai vu pourtant plu­sieurs fois en colère et même à deux ou trois reprises, je l'entendis parler de démission. Cela se passait dans les premiers jours qui suivirent son arrivée.

Ses vues sur le futur statut de la Régie n'étaient pas partagées par les hauts fonctionnaires et les résistances qu'il avait à vaincre l'énervaient. Une seule fois je le vis hors de lui dans l'impos­sibilité de se contrôler. Un ingénieur de l'usine après son passage devant la Commission d'épuration avait été licencié. Mécontent de la décision, il avait demandé à être reçu par Mon­sieur Lefaucheux dans l'espoir de faire rapporter la sanction. Je fis l'exposé des motifs qui avaient provoqué son renvoi. Bien que travaillant à l'usine il avait ouvert un atelier à l'extérieur, acheté des machines et embauché du personnel. Sa fabrication : des balles de fusils, de mitraillettes et de mitrail­leuses; ses clients : les allemands. Je vis Monsieur Lefaucheux blémir, ses mâchOires se serrer puis il se leva, contourna la table. «Monsieur, vous êtes une ordure 1 ». Puis, se tournant vers moi : «Le Garrec, ouvrez la porte 1». Ce que je fis naturellement. Il bondit vers l'ingénieur. De la main gauche il prit son collet, de la main droite le fond du pantalon, souleva de terre notre solliciteur qui, telle une fusée, franchit l'entrée, traversa le

couloir et alla s'écraser contre la porte du bureau de Monsieur Ansay. Mon­sieur Lefaucheux revint vers moi :

« Quand je pense que les balles faites par ce salaud ont peut-être tué des soldats alliés ou des résistants fran­çais 1... Évidemment vous ne vous attendiez pas à assister à un tel spectacle 1». Voyant que cette scène m'avait amusé il se détendit et me posa cette question : «Si je vous avais dit d'ouvrir la fenêtre l'auriez-vous fait? » -Non. «Heureusement, car alors je serais devenu un assassin ». Et de rire de bon cœur, visiblement satisfait de ce qu'il venait de faire.

Lorsque les entretiens avec Monsieur Lefaucheux étaient terminés, j'allais voir Monsieur Anzay pour le mettre au courant des dispositions prises ou envi­sagées et régler avec lui les affaires en cours, puis je recevais successive­ment MM. Tresse et Van Auwermeulen pour discuter avec eux des questions concernant le personnel mensuel; puis Monsieur Duten, qui me faisait le compte rendu des affaires qu'il avait instruites et soumettait à ma signature les sanctions envisagées. L'après-midi je me rendais quai de Stalingrad au service du personnel horaire. Les locaux étaient vastes et bien aména­gés. Au premier étage, le personnel administratif; au rez-de-chaussée, les chefs d'embauche. Devant leurs boxes, une grande salle pourvue de bancs réservés aux postulants à un emploi.

Mais ce hall qui pouvait contenir une centaine de personnes était presque vide. Pour que les employés puissent travailler dans le calme, il avait été décidé par l'ancienne direction du per­sonnel que les candidats stationne­raient dans la rue. L'hiver dans le froid, sous la pluie, la neige, serrés les uns contre les autres pour donner moins de prise au vent glacial, des malheu­reux, hommes et femmes faisaient la queue le long du mur. La porte s'ou­vrait, les chefs d'embauche apparais­saient et procédaient au tri. D'abord les professionnels, ensuite les ouvriers spéCialisés. Age limite 33 ans. Les heureux élus entraient. La porte se refermait, le marché aux esclaves était terminé pour la journée.

L'action quotidienne

Dès les premiers jours qui suivirent ma nomination je pris les mesures nécessaires pour réorganiser le service d'accueil des demandeurs d'emploi. Deux huissiers recevraient ceux-ci, pro­céderaient à un premier et bref inter­rogatoire et, en fonction des besoins de l'usine et la qualification des inté­ressés, les inviteraient soit à s'asseoir sur les bancs du hall, soit à s'en aller si aucun poste ne pouvait leur être proposé.

Les chefs d'embauche avant d'examiner les certificats des candidats leur demanderaient de s'asseoir: une chaise serait mise à leur disposition. Jus­qu'alors ils devaient rester debout pendant tout l'entretien. Mes instruc­tions étaient simples et j'exigeai qu'el­les fussent appliquées à la lettre par les chefs d'embauche. « N'oubliez jamais que les gens que vous recevez sont des chômeurs, beaucoup d'entre eux sont pères de famille. Anxieux, le cœur battant, ils attendent la réponse favorable qui mettra fin à leurs soucis pécuniaires. Soyez aimables, ne les brusquez pas. Si leur candidature n'a pu être retenue, ils partiront mais, avec leur peine ils emporteront une conso­lation, une seule mais importante, celle d'avoir été bien reçus ».

J'exigeai d'autre part que tous les cas litigieux me fussent présentés. Les dossiers qui m'étaient remis concer­naient presque toujours des gens au passé chargé. Chaque fois que j'avais en mains un casier judiciaire sur lequel figuraient plusieurs condamnations je me posais la question : «Puis-je faire confiance à un repris de justice? ».

Refuser à un délinquant toute chance de salut était grave. D'autre part embaucher des escrocs, des voleurs, pouvait avoir des conséquences graves pour l'usine. Comme il me fallait pren­dre position, je résolus d'accorder aux intéressés le bénéfice du doute. Je communiquais ma décision aux chefs d'embauche mais je leur demandais de signifier aux bénéficiaires de mon indulgence, que toute faute, toute infrac­tion au règlement intérieur se traduirait par un licenciement. Je dois dire mal­gré tout que quelquefois il m'a été impossible d'appliquer la règle que je m'étais fixée, la liste des condamna­tions étant trop longue.

J'ai eu un jour à examiner un cas tout à fait spécial. Il concernait un homme qui présentait comme seule référence trente-trois ans de bagne. Forçat libéré pour bonne conduite il cherchait vaine­ment du travail. Toutes les portes se fermaient devant lui. Je l'ai vu, j'ai entendu sa malheureuse histoire. Mauvais garçon à 20 ans, il s'était battu au couteau un soir sur les fortifications pour les beaux yeux d'une fille. Griève­ment blessé, son adversaire avait déclaré avoir été victime d'une agres­sion. Cela se passait avant la guerre de 1914. Les juges, traumatisés par l'affaire Bonnot, l'avaient condamné aux travaux forcés à perpétuité. Affecté au service d'entretien du bagne il estimait avoir moins souffert que ses camarades. Sa bonne conduite lui avait valu de bénéficier d'une mesure de grâce. Je l'ai embauché et je n'ai eu qu'à me louer de son comportement. Un jour, il m'annonça qu'il allait se marier avec une veuve retraitée des

P.T.T. J'ai regretté de ne pouvoir être son témoin, un voyage en Italie me mettant dans l'impossibilité d'assister à la cérémonie.

Madame Marthe Richard ayant fait fermer certai nes maisons paradoxale­ment closes, tout en étant hospitalières, une institution de bienfaisance «Le Nid» m'avait demandé de procurer du travail à leurs ex-pensionnaires qui se trouvaient brusquement sans ressour­ces. J'ai tenté l'expérience. Vingt-et-une d'elles ont été embauchées. Toutes étaient filles-mères. Une seule a cra­qué. Avant son départ, elle est venue me trouver me déclarant que, ne pou­vant pas s'adapter au travail d'usine, elle préférait reprendre son ancienne occupation. Les autres ont poursuivi normalement leur carrière.

Seuls, Monsieur Lefaucheux et mon entourage direct étaient au courant de ces expériences sociales d'un carac­tère tout à fait spécial. Chaque matin je trouvais sur mon bureau les copies des rapports de surveillance. Monsieur Duten convoquait tous ceux qui avaient contrevenu au règlement intérieur, entendait les explications des fautifs, le cas échéant les déclarations des témoins à charge et à décharge, et proposait les sanctions. Parfois, les punis accompagnés de leurs délégués faisaient appel du jugement. Je les entendais. Responsable des sanctions, il m'appartenait de juger en dernier ressort; lourde responsabilité car il n'était pas facile de prendre position. Bien souvent je devais tenir compte, avant de prononcer un licenciement, de la situation de famille de l'intéressé. Punir un coupable est une chose, mais en cas de renvoi, sanctionner par voie de conséquence une femme et des enfants, en est une autre.

Originaire d'une région qui souffre des méfaits de l'alcoolisme je me devais de faire tout ce qui était possible pour tenter de sauver les éthyliques qui, de déchéance en déchéance, finissaient par devenir des épaves. Il faut avoir vécu dans l'entourage des alcooliques pour comprendre leur drame. Car ils sont conscients de leur état, malheu­reux dans leur peau, mais surtout aussi, quel que puisse être leur comporte­ment, malheureux pour leurs proches.

Ma méthode 'était simple. Je convoquais tous ceux qui, après et malgré de mul­tiples avertissements, se voyaient menacés de renvoi. Mon chantage, car il s'agissait bien de chantage, était simple. Je leur disais : «Je suis obligé de vous licencier. Je vous offre une chance. Si vous acceptez de subir une cure de désintoxication je m'engage dès votre sortie de l'hôpital à vous reprendre à l'usine. Vous serez consi­déré par la sécurité sociale pendant votre absence comme un malade ordi­naire. Le service social de la Régie s'occupera de votre famille ». Beau­coup ont accepté le marché que je leur proposais. A leur retour, cependant, j'avais à surmonter de multiples diffi­cultés. D'abord persuader les chefs de service qui avaient demandé leur licen­ciement qu'il était de leur devoir de les reprendre. Après, d'autres ennemis les attendaient. D'autant plus puissants qU'ils se cachaient sous le masque de l'amitié. Poussés par je ne sais quel sadisme, des camarades de travail saisissaient toutes les occasions : fêtes, anniversaires, mariages, pour leur offrir ce verre de vin ou de pastis qui, s'il était accepté, allait les replon­ger dans la misère. Contre ceux-là je

Edmond Le Garrec dans son bureau direc­torial (Derrière lui un vase exécuté par les apprentis de la tôlerie).

ne pouvais rien. Agissant tout seul, pratiquement sans appui, je persistais essayant chaque fois que je le pouvais de m'attaquer aux causes de ces déchéances.

Mais j'ai eu la JOie de procéder à de nombreux sauvetages. Il m'arrivait par­fois, en circulant dans l'usine, de ren­contrer un de ceux à qui j'avais tendu la main lorsqu'ils sombraient dans l'abîme. Pas de longues conservations. « Comment ça va? -Très bien, Mon­sieur Le Garrec, on tient le coup!". Nous échangions un regard, nous nous comprenions. Pour moi, ce jour-là, la vie était belle. D'un prisonnier j'avais fait un homme libre.

Je ne recevais pas dans mon bureau que des sanctionnés ou des éthyliques. D'autres ouvriers ou employés me demandaient audience. Tous ceux qui s'estimaient brimés ou victimes d'une injustice savaient qU'ils pouvaient frap­per à ma porte. Si leur cause m'appa­raissait juste, j'intervenais pour que satisfaction leur soit donnée. Si elle ne l'était pas, je m'efforçais de les convaincre que les mesures prises à leur encontre résultaient soit de dispo­sitions légales, soit des règlements. Un manque d'information ètait bien souvent la cause des litiges. Les notes de la Direction n'étaient pas toujours diffu­sées comme elles auraient dû l'être. Les agents de maîtrise, pourtant de bonne foi, pêchaient souvent par igno­rance. Il faut peu de choses pour que la vie d'une grande entreprise, de calme, devienne agitée. Combien de mouvements, de débrayages ont eu pour origine un fait anodin, un malen­tendu.

La politique de la porte ouverte que je pratiquais était payante. Que de fois j'ai pu alerter la Direction Générale et attirer son attention sur des conflits latents afin que des dispositions soient prises rapidement! Mais aussi à combien d'histoires j'ai été mêlé à mon corps défendant! La vie privée des gens déborde parfois sur l'usine qui les emploie. Des épouses trompées ou se plaignant de leur mari les laissant sans ressources demandaient mon intervention. Un jour, une femme est venue me trouver m'informant que son mari, chef d'équipe au décolletage, avait pour maîtresse une femme de son atelier. Elle me déclara que si je n'intervenais pas elle tuerait les deux coupables. Une enquête discrète, les faits exposés s'avéraient exacts. Ma responsabilité était engagée : si je ne faisais rien, je devenais indirectement complice d'un double meurtre. Heureu­

sement je réussis. Mais la maîtresse n'a jamais dû comprendre pourquoi elle avait été brusquement mutée du décol­letage à l'usine O. Trois semaines plus tard, nouvelle visite de l'épouse. Remer­ciements, tout était rentré dans l'ordre. Évidemment, le mari faisant équipe et sa complice travaillant en journée nor­male devaient éprouver des difficultés pour se rencontrer.

De temps en temps je m'offrais une heure de récréation, direction : la tôle­rie. Là, quinze années de souvenirs m'attendaient. Je retrouvais les allées que j'avais arpentées tant de fois, les magasins de pièces et aussi Mon bureau, Ma table, Ma chaise. Pour ceux qui m'entouraient comme pour les ouvriers que je rencontrais, je n'étais pas Monsieur le Directeur, mais Le Garrec ou même Edmond. Le tutoie­ment était de rigueur. Je devais répon­dre aux questions concernant la marche de l'usine, les salaires, les primes, les congés. Certaines critiques retenaient mon attention; pertinentes, elles méri­taient d'être étudiées. Je ne venais pas là pour parader mais pour, dans une ambiance qui m'était familière, retrou­ver tous ceux qui avaient été et qui étaient encore mes camarades, mes copains. Il ne fallait pas que j'oublie mes origines. La première fois que je rencontrai Monsieur Lefaucheux, il ne parut pas étonné de me retrouver dans mon ancien fief: «Alors, Le Garrec, on souffre de nostalgie? La tôlerie vous manque'? " « Non, Monsieur Lefaucheux, je viens prendre mon bain d'humilité ". Sourire. Il m'avait compris.

l'année 1947

Début 1947. Monsieur Ansay, Directeur adjoint, mon supérieur hiérarchique quitte la Régie. Cette mauvaise nou­velle qui ne constituait pas une sur­prise pour moi, me navre. Je perds un chef, mais surtout un ami. Jamais je n'oublierai les deux années que nous avons passées ensemble, attelés à la même besogne. A son contact, grâce à son expérience de haut fonctionnaire, j'avais beaucoup appris. Rompu à tou­tes les ficelles administratives il jonglait avec les textes de loi, les arrêtés, les décrets. Le charabia du «Journal offi­ciel", nébuleux pour le profane que j'étais, devenait clair et assimilable. Je lui apportais mes quinze années d'usine, ma connaissance des aîtres de cette vaste entreprise, celle des êtres qui y travaillaient et mon expé­rience en matière syndicale. Il pouvait

donc réserver ses efforts à l'accom­plissement des lourdes tâches que lui avait confiées Monsieur Lefaucheux. Depuis son départ, vingt-six années se sont écoulées mais mon amitié pour lui est toujours aussi fidèle et je sais que la réciproque est vraie.

Appelé par Monsieur Lefaucheux j'ap­pris que Monsieur Verniez-Palliez deve­nait mon chef direct et que Monsieur de Pardieu, Directeur des services administratifs, quittait la Régie. Ce que j'entendis ensuite me fit sursauter : « La démission de Monsieur de Pardieu me prend au dépourvu. Comme je ne sais par qui le remplacer, vous vous occuperez de ses services ". Suffoqué, je tentais, en lui exprimant mes craintes de ne pouvoir faire face aux charges qui allaient s'ajouter à celles qui m'in­combaient, de le faire revenir sur sa décision. Ce fut inutile et je dus m'in­cliner devant sa détermination. Les services dont j'héritais : courrier, clas­sement, réception, centre dactylogra­phique, imprimerie, papeterie, incendie, avaient heureusement à leur tête des chefs solides et compétents. Rassuré, je pus m'occuper en détail du fonc­tionnement et de la gestion de celui qui, par son effectif et ses responsa­bilités, m'apparaissait comme étant le plus important : le service de la sur­veillance.

Il me fallut, tout d'abord, mettre un peu d'ordre dans le système de rétribution des gardiens. Les uns étaient payés à l'heure, les autres au mois. Certains, bien qu'assumant les mêmes fonctions que leurs camarades gagnaient 30 % de moins qu'eux. Je pris immédiatement des mesures pour supprimer celles des inégalités qui m'apparurent les plus flagrantes et proposai à la Direction un plan, dont les dispositions devaient à moyen terme mettre fin à une situa­tion véritablement anarchique. Ce ser­vice de surveillance comptait 600 per­sonnes à son effectif. En trois mois, je supprimai 101 postes de gardiens. Leurs titulaires furent mutés dans les ateliers de fabrication.

Avril 1947. Coup de tonnerre. L'usine est en grève. Jusqu'alors la Direction n'avait eu à faire face qu'à des mou­vements sociaux de faible amplitude. Les délégués du personnel en majorité cégétistes, appliquant les instructions de leur organisation, ne faisaient rien pour envenimer les conflits et, au contraire, facilitaient leur règlement. Le parti communiste, par ses mots d'ordre et par l'entremise de Costes, député de Billancourt, incitait les tra­vailleurs à produire toujours davantage.

Personne ne pensait, ni la Direction, ni les syndicats, que ce mouvement mineur en apparence, déclenché par un petit groupe d'ouvriers de l'atelier des pignons, allait s'étendre de dépar­tement en département à toute l'usine et avoir des répercussions jusque dans les milieux gouvernementaux. La C.G.T. constatant que ses troupes désertaient et appuyaient les revendi­cations des grévistes, changeait sa politique et passait dans l'opposition. Le parti communiste appliquait la même tactique et ses représentants, Maurice Thorez en tête, étaient écartés du gouvernement Ramadier.

L'usine retrouva son calme après trois semaines de grève mais l'atmosphère était changée. Les relations avec les délégués du personnel et du Comité d'entreprise devenaient de plus en plus difficiles. Des conflits fréquents et durs secouaient l'usine. Les adver­saires des nationalisations exultaient mais ils durent déchanter. Monsieur Lefaucheux, solidement accroché à la barre, ne laissa pas le bateau sombrer. Clées, chargé des relations avec les représentants des syndicats, vit sa tâche se compliquer. J'eus des accro­chages avec des délégués qui, systé­matiquement au travers de moi, cher­chaient à frapper la Direction. Un secrétaire syndical me résuma en quel­ques mots la position de la C.G.T.

« Nous te connaissons, Le Garrec, nous savons que ton métier est difficile, mais tu es le représentant d'une Direction qui reçoit ses instructions de l'État-Patron. Alors ne t'étonne pas de recevoir des coups! ». Des coups, j'en ai reçus, mais j'encaissais bien et mes contres étaient efficaces. Physi­quement, je ne me suis jamais senti en danger mais je dois avouer que parfois je ressentis un serrement au ventre quand, alerté par Monsieur Grillot, je devais me rendre dans un atelier ou un département en grève et affronter des centaines, parfois des milliers de mécontents.

Changement d'affectation

Juillet 1948. Ma santé me donnait des soucis. Les médecins que je consultai pensaient que le mauvais état de mon foie était la cause de mes malaises. Diagnostic confirmé par un professeur: je souffrais d'un ictère infectieux. Je dus m'arrêter de travailler pour me faire soigner. Médicaments, piqûres.

Le régime alimentaire qui m'était

imposé m'épuisait. Ma nourriture: uni­. quement composée de pâtes et de

purée à l'eau avec comme boisson

encore de l'eau, ce liquide qu'un de

mes camarades de la tôlerie, dans

son langage imagé, dénommait «sirop

de parapluie ». Je repris mon travail,

mais mes forces déclinaient. J'avais

perdu quinze kilos. Je commençais à

désespérer et à envisager le pire. Je

mis au point mes dispositions testa­

mentaires.

Un samedi matin de janvier 1949, un huissier de l'usine se présenta à mon domicile; Monsieur Lefaucheux désirait me voir. Il commença par me demander des nouvelles de ma santé, essayant de me réconforter, mais je sentais qu'il avait autre chose à me dire. «" vous est impossible, étant donné votre état de santé, de continuer votre travail. Vous devez prendre du repos. Votre docteur a raison de dire qu'une cure à Vichy, même en cette saison, vous ferait le plus grand bien. D'ailleurs, depuis quelque temps, j'envisageais de vous confier une autre activité moins harassante. Je suis satisfait de vos services mais l'usine grandit, les métho­des de travail changent, deviennent de plus en plus techniques. Nous allons devoir confier tous les postes-clés à des ingénieurs, à des diplômés des grandes écoles scientifiques, commer­ciales, techniques. Leur recrutement va s'intensifier. " m'a semblé logique de confier la direction du personnel à l'un des leurs, Monsieur Nion ».

La fin de notre entretien eut lieu en présence de Monsieur Vernier-Palliez, le Secrétaire général. Après discus­sion, mes nouvelles fonctions étaient fixées. Je devenais Directeur du contrôle administratif et social. Assisté de Monsieur Couton je devais super­viser les services administratifs. La surveillance était rattachée, et c'était normal, à la Direction du personnel. Ce qui l'était moins c'est que je devais continuer à régler les cas litigieux d'embauche et de licenciement.

J'annonçais cette nouvelle à mes colla­borateurs directs. Monsieur Rouig, un de mes adjoints, navré, voulut donner sa démission. Il fallut l'intervention de Monsieur Lefaucheux pour le faire revenir sur sa décision. Quatre ans plus tard, lorsque Monsieur Jean Myon, secondé par Monsieur Clées, nommé directeur-adjoint, remplacera Monsieur Nion et prendra en charge la direction du personnel et des relations sociales, Monsieur Donnet, chef du service des sanctions apprenant qu'il ne travaillera plus sous mes ordres, prendra la même position que Monsieur Rouig. Monsieur Lefaucheux devra cette fois encore intervenir. « Mais, bon sang, que faites­vous à vos gens pour qu'ils parlent de démissionner lorsqu'ils doivent changel de patron? ». Je me contentai de sou­rire. Une réponse était inutile car je savais qu'il connaissait les motifs de leur décision : en me quittant, ils per­daient un chef, mais surtout un ami.

Je partis effectuer une cure de trois semaines à Vichy. Avant mon départ je revis Monsieur Lefaucheux. «Méfiez­vous de l'eau de Vichy. Pendant mon voyage de noces j'ai fait un séjour dans cette ville. Son eau m'a déclen­ché une crise de furonculose ». Il rit aux éclats lorsque je lui répondis :

« Ne pensez-vous pas que cette indis­position était plutôt due à un état de faiblesse provoqué par les fatigues de la lune de miel? ».

Mon changement d'affectation fut d'abord annoncé par Monsieur Lefaucheux aux directeurs, chefs de départements et cadres supérieurs, puis communiqué à l'ensemble de l'usine. La nouvelle provoqua de nom­breux commentaires. Si certains se réjouirent, d'autres, et ils furent nom­breux, me manifestèrent leur sympathie. Ces témoignages d'amitié émanant des diverses catégories du personnel me firent plaisir, car ils me donnaient la preuve que la politique de justice sociale qui avait inspiré toutes mes actions pendant quatre ans, avait été appréciée favorablement.

Une question m'a été souventes fois posée : «Avez-vous eu /'impression d'avoir été victime, dans l'exercice de vos fonctions, des spécialistes en peaux de bananes? ». Ma réponse est non. Je sais que la nomination à un poste-clé tel que celui de Directeur du personnel, d'un homme issu de la masse, marqué politiquement et syndi­calement, avait provoqué les craintes et les jalousies de ceux qui regrettaient le régime d'avant-guerre. Pour certains de ceux-là, chaque fois qu'une mesure était prise en faveur des humbles, c'était des vitupérations.

Monsieur Lefaucheux m'avait dit un jour: «" paraÎt que vous noyautez les services du personnel en y introdui­sant des communistes ou sympathi­sants? ». En l'occurence, il s'agissait de deux éléments qui ne cachaient pas leurs idées favorables au parti com­muniste. J'avais nommé l'un deux chef d'embauche au service ouvrier; l'autre avait été affecté au service du person­nel mensuel. Ayant eu l'occasion d'ap­précier leurs qualités respectives, le premier au Comité d'épuration, le second à la tôlerie, je voyais en eux des éléments d'avenir. Je ne m'étais pas trompé car, bien que n'étant plus sous mes ordres, ils ont continué à gravir les échelons hiérarchiques, don­nant ainsi la preuve que leurs supé­rieurs appréciaient leurs mérites.

Je savais que Monsieur Lefaucheux me donnerait raison et c'est sans éton­nement que je l'entendis me dire, après que j'eusse fourni mes explications :

«Je dois dire que la réponse que j'ai faite à celui qui m'a rapporté ces faits avec l'espoir que je vous désavouerais a été simple -Le Garrec ne fait qu'ap­pliquer mes directives en matière de promotion. Les seuls critères à retenir pour l'avancement sont le mérite et la valeur professionnelle". C'était vrai et je dois dire qu'il avait employé une expression imagée : «II en est des gens comme des vins. Pour apprécier ce qu'ils valent il ne faut pas se fier aux étiquettes, il n'y a que le contenu qui compte".

Monsieur Lefaucheux causait en orfè­vre. Lui-même savait qu'il avait des ennemis, même à l'intérieur de l'usine. Quelques mois après son arrivée, des tracts avaient été distribués clandesti­nement dans les services. Monsieur Lefaucheux, assimilé à Don Quichotte et Monsieur Ansay à Sancho Pança, y étaient considérés comme des usur­pateurs. Leurs projets ambitieux et révolutionnaires comme des utopies qui ne pouvaient que conduire l'usine à la faillite. Le style employé dénotait chez l'auteur un certain niveau intellec­tuel. L'enquête fut rapidement menée. MademOiselle Munier, chef du service dactylographique, consultée, indiqua le genre et la marque de la machine sur laquelle les tracts pouvaient avoir été tapés. Un expert fourni par la firme fabriquant ce matériel désigna la machine à écrire de l'usine, dont les caractères présentaient les mêmes anomalies que celles des lettres du tract. Elle était affectée à la secrétaire d'un cadre supérieur de l'entreprise. J'ignore la suite qu'a donnée Monsieur Lefaucheux à cette affaire, mais ce que je peux dire, c'est qu'il n'y eut plus de tracts de ce genre.

Tous les agents de maîtrise, quel que soit leur rang, savent qU'ils sont à la merci des calomniateurs qui, certains de n'avoir jamais à répondre de leurs vilenies, utilisent l'arme des lâches, le tract ou la lettre anonyme. Bien placé de par mes fonctions pour servir de cible aux spéCialistes de la diffamation, je n'ai pas été trop souvent cloué au pilori. Longtemps pourtant, j'ai souffert des attaques par voie d'affiche d'un individu, ex-agent de maîtrise de l'usine et licencié. Je n'étais pas le seul. Monsieur Lefaucheux, des cadres de l'usine, des fonctionnaires, même un ministre en exercice, étaient les vic­times de ce mythomane dont les agis­sements n'ont cessé qu'après le jour où, paradant sur la place Nationale, il manifestait sa joie d'avoir appris la mort tragique de Monsieur Lefaucheux. Il eut droit à une magistrale conduite de Grenoble dont les ouvriers qui l'écoutaient furent les auteurs.

Et que faut-il penser de ceux qui utili­saient les services de mouchards qU'ils appointaient, la somme versée variant avec la valeur du renseignement fourni. J'ai trouvé dans les archives trois documents dont la teneur ne pouvait inspirer que du dégoût :

1 -la liste, très longue, de ces déla­teurs qui, pour de l'argent, dénon­çaient leurs camarades de travail;

2 -des feuillets où figuraient des noms, dont le mien, d'ouvriers et d'agents de maîtrise, en face desquels était portée une mention : communiste, socialiste ou syndicaliste;

3 -la copie d'une lettre écrite au début de la guerre de 1939 et adressée à un ministre. Elle signalait que de nombreux ouvriers communistes ou sympathisants avaient bénéficié d'une affectation spé­ciale et pouvaient, par leur comporte­ment antipatriotique, saboter ou freiner l'effort de guerre de l'usine; il conve­nait de les mettre hors d'état de nuire en les mobilisant dans les unités combattantes.

J'ai remis ces trois documents à Mon­sieur Lefaucheux qui eut, à la lecture du troisième, la même réaction que moi : «Souhaitons que les allemands n'aient jamais eu en mains la lettre et la liste qui devait l'accompagner, nous savons quel usage ils en auraient fait ".

Mon séjour à Vichy me fit le plus grand bien. Dès le début de ma cure j'avais retrouvé le sommeil. Grâce aux soins et au calme, mon état de santé s'était amélioré. Je pus reprendre à mon retour mes activités et m'occuper sérieuse­ment des services qui m'avaient été adjoints depuis 1947 et que, faute de temps, j'avais un peu délaissés.

Au contrôle administratif

Chacun d'eux avait ses problèmes propres et des difficultés à surmonter qui lui étaient personnelles. La struc­ture de ma direction était hétéroclite. Les travaux du service de la livraison et de la réception des marchandises, compliqués par l'embouteillage perma­nent de la place Nationale, étaient diffé­rents de ceux du courrier et les soucis du chef de service du centre dactylo­graphique n'étaient pas les mêmes que ceux de son collègue, responsable du contrôle administratif.

Ils avaient pourtant un point commun : l'insuffisance de leurs effectifs, mal endémique qui frappe toutes les entre­prises en continuelle expansion. S'il est relativement facile de déterminer, grâce aux temps de chronométrage, la charge de travail dévolue au personnel de fabrication, la tâche est plus ardue lorsqu'il s'agit de calculer celle des employés administratifs. Or, ces der­niers ont toujours été des mal-aimés. Monsieur Renault qualifiait de «pis­seurs d'encre" les porteurs de blouses blanches. Maintenant ils sont considé­rés comme des grèves-budgets. Ne figurent-ils pas dans les prix de revient dans la rubrique des improductifs? Je n'ai jamais prisé cette qualification, estimant qu'elle est péjorative et immé­ritée. Si les bons techniciens d'études et de fabrications, les commerçants compétents gagnent de l'argent, les administratifs serieux et efficaces empêchent d'en perdre.

Edmond Le Garrec en 1966 lors de son départ à la retraite.

J'ai eu la chance de trouver des cadres, des agents de maîtrise et du person­nel d'exécution disposés à m'aider. Je leur ai demandé beaucoup. Ils m'ont donné plus. Je n'ai jamais eu la pré­tention d'avoir inventé des procédés révolutionnaires ou magiques, permet­tant d'obtenir de mes services le maxi­mum de rendement. Je me suis contenté de faire appliquer quelques idées sim­ples. Supprimer les travaux inutiles ou non rentables; éliminer les imprimés faisant double emploi; utiliser chaque fois que cela était possible des machi­nes entraînant l'économie de gestes ou facilitant des opérations comptables; faire participer tout le personnel à la recherche de nouvelles méthodes de travail, permettant d'obtenir plus de

rentabilité ou de diminuer les frais généraux; ne pas hésiter à accorder le maximum de responsabilités aux cadres; n'intervenir que pour trancher en cas d'hésitation ou pour leur venir en aide; diffuser les informations, faire connaître les objectifs ou les difficultés de l'entreprise; demander la collabo­ration et accepter les critiques. Et sur­tout ne jamais oublier que les gens, quel que soit leur rang, travaillent pour gagner de l'argent. Il faut donc, dans la mesure des possibilités, améliorer la situation du bon élément, mais ne pas hésiter à faire comprendre, à celui dont le rendement est insuffisant, qu'il ne doit espérer aucune augmentation d'appointements tant que son compor­tement ne se sera pas modifié.

Avec l'aide de cadres formant une équipe de camarades bien soudée, tous décidés à s'entraider en cas de besoins, des tours de force ont pu être réalisés. Combien de fois ai-je été appelé à la Direction générale pour y entendre la petite phrase qui signifiait 300 ou 400 heures de travaux supplé­mentaires à effectuer en 24 ou 36 heures. «Voici le texte d'une lettre d'information destinée à tous les mem­bres du personnel de la Régie (ce qui représentait 60000 ou 80000 docu­ments) chacun d'eux doit en avoir pris connaissance dans les 48 heures ».

Aussitôt, branle-bas de combat. « Tous les chefs de services dans mon bureau! ». Répartition des charges : maître-d'œuvre, Monsieur Marin chef du courrier. « De combien de personnes avez-vous besoin en plus de votre effectif disponible? ». «Si /'imprimerie me donne les premiers imprimés dans quatre ou cinq heures avec quinze ce sera difficile, avec vingt ça collera! ». Jamais je n'ai eu affaire à une aide extérieure. Tous les apports de person­nel provenaient de ma direction et le

miracle s'accomplissait. Dans les délais fixés, les 60 ou 80000 exemplaires étaient imprimés, pliés, mis sous enve­loppes, lettres cachetées, affranchies, groupées, remises à la poste. La mis­sion était accomplie, chaque partici­pant, fatigué par le travail et le manque de sommeil, reprenait sa tâche habi­tuelle. Mais dans la journée, chacun d'eux, sauf les cadres, recevait une gratification exceptionnelle qui lui don­nait la preuve que la Direction avait apprécié à sa juste valeur ses efforts et son dévouement.

D'autres services ont été rattachés à ma direction. Certains provisoirement, d'autres définitivement. Pendant quel­ques années, j'ai eu à m'occuper de la mécanographie où trônait Anatole l'or­dinateur, du cinéma, de la photogra­phie, puis à titre définitif du tirage des bleus et du garage de la direction.

Être le gendarme d'une entreprise de l'importance de la Régie n'est pas chose facile. J'eus ce rôle ingrat à remplir pendant 21 ans. D'abord, en essayant de faire respecter le règle­ment intérieur et après, en tant que patron du contrôle administratif, de réprimer les entorses aux dispositions fixées par la Direction. Par son carac­tère moins répressif, cette dernière fonction me plaisait mieux car je n'avais plus à sanctionner, mais à : rappeler les règles de classement d'ar­chivage, contrôler la gestion des maga­sins, faire la chasse aux commandes inutiles, aux stocks exagérés, à toutes les négligences et aux abus qui pou­vaient léser les finances de la Régie. Deux exemples de caractère différent montreront l'utilité de certaines vérifi­cations:

1 -l'examen des bons 1006 nous avait permis de constater que des marchan­dises et matériels, sortis de l'usine sous le couvert de documents portant la mention «sans facturation », auraient dû être débités au client. Bilan de trois de ces affaires : 80 millions récupérés par la Régie;

2 -le contrôle des mouvements des pompes à essence du service de livrai­son des véhicules, alors installé avenue Édouard-Vaillant, décelait un déficit important malgré une gestion irrépro­chable. Quinze jours plus tard, nouvelle vérification, nouveau déficit. Nous sup­posâmes que seule une fuite provoquée par le mauvais état de la citerne en était la cause. Le laboratoire, à notre demande, effectua des prélèvements dans les gravillons entourant la cuve et décela une teneur de 300 litres d'es­sence par mètre cube de sable. Or, des travaux devaient être entrepris un mois plus tard entraînant le déplacement de la cuve. Il fallait défoncer au marteau­piqueur la dalle de ciment qui la recou­vrait. La moindre étincelle aurait pu provoquer une explosion. Inutile d'ajou­ter que toutes les précautions furent prises pour ne pas réveiller ce volcan jusqu'alors en sommeil.

Au fil des années

Les mois, les années passèrent, appor­tant leur lot de succès mais aussi des périodes d'incertitude et des conflits.

1952. La Régie Renault connaît une grève dure, sauvage. Des agents de maîtrise, des employés, des ouvriers non grévistes furent molestés, du matériel détruit.

Le personnel, mécontent, réagira aux élections des délégués qui eurent lieu quelques mois plus tard. La C.G.T. qui n'avait pas su ou pu maîtriser une agitation déclenchée dans un but poli­tique perdit de nombreux sièges.

11 février 1955. Une nouvelle que per­sonne ne veut croire se répand dans toute l'usine: Monsieur Lefaucheux est mort, victime d'un accident au volant de sa voiture. Huit jours plus tard un solennel hommage lui sera rendu sur l'esplanade de l'Ile Seguin. Noyé dans la foule, je ne voyais autour de moi que des visages graves, ~ux mâchoires serrées par l'émotion, des yeux rougis de larmes. Ils étaient tous là, ceux qui avaient toujours cru en lui, ceux qui s'étaient ralliés plus tard, ceux qui l'avaient contesté soit par ordre, soit pour la forme ma"is qui malgré tout l'avaient suivi et admiré. Tous réali­saient qu'en perdant leur Patron, ils perdaient l'homme qui, les dominant de sa haute taille, les avait menés de victoires en victoires, l'homme qui leur avait apporté avec la sécurité dans l'emploi, la confiance dans l'avenir et rendu leur dignité d'homme et de tra­vailleur. Quant à moi, je ne pouvais imaginer que celui qui avait eu une si grande influence sur ma carrière, celui qui m'avait révélé à moi-même, celui qui un jour m'avait déclaré qu'if ne travaillait pas dans le but d'acquérir la popularité, mais pour servir son pays, en faisant de l'entreprise qui iui avait été confiée une firme qui porterait son image de marque dans tous les coins du globe, était disparu.

En quittant l'Ile Seguin nous avions tous en tête la même anxiété : «A qui serait confiée la lourde tâche de suc­céder à cet homme exceptionnel et de continuer son œuvre? ». Nous le sûmes bientôt. En mars 1955, Monsieur Dreyfus, son ami de longue date, le remplaçait. Autre homme, autre style mais même efficacité. La continuité était assurée. Grâce à lui, le navire Renault a pu poursuivre sa route, parfois à toute allure, parfois devant ralentir pour éviter les écueils, mais reprenant toujours son cap.

Mes rapports avec Monsieur Dreyfus ont été moins nombreux qu'avec son prédécesseur. Les circonstances n'étaient plus les mêmes. Je n'étais plus en première ligne, je faisais par­tie de l'intendance. Mais mon enthou­siasme était le même car je savais que toutes les formes de travail sont nobles et méritent la considération, lorsqu'elles sont accomplies avec cou­rage et désir de bien faire, qualités qui ne manquaient pas aux obscurs que je commandais.

J'ai eu des soucis pendant les der­nières années que j'ai passées à la Régie. Les terrains sur lesquels était implantée l'imprimerie ayant été expro­priés, il fallait en trouver d'autres pour reconstruire cet atelier. La Direction générale fit connaître sa position. Le total des crédits qu'elle accordait pour le nouveau bâtiment et son infrastruc­ture, ne devait pas être supérieur aux indemnités perçues par la Régie, en compensation de l'expropriation. Les surfaces disponibles dans la région parisienne étaient rares et d'un prix élevé. L'opération semblait difficile à réaliser. Je commençais à désespérer car certains membres de la Direction proposaient une solution de facilité : renoncer à la reconstruction. Finale­ment, le service immobilier ayant trouvé un terrain sur la zone indus­trielle du Plessis-Robinson, à l'issue d'un débat houleux auquel je partici­pais, Monsieur Dreyfus trancha et donna son accord : l'imprimerie serait reconstruite. Ce fut à mon avis une sage décision car ainsi, la Régie a toujours à sa disposition un établisse­ment capable de lui fournir dans de bonnes conditions de prix et de temps, les documents urgents et confidentiels dont elle a si souvent besoin.

Ceux que j'ai quittés

En 1966, je décidai de prendre ma retraite et de quitter cette usine où j'avais vécu pendant près de 40 ans. Vint le jour du départ avec sa cérémo­nie traditionnelle. Après avoir traversé la cour, admiré le magnifique bateau qui m'était offert, je me retrouvai dans cette salle du Cercle que je connais­sais bien, pleine à craquer tant l'assis­tance était nombreuse, entouré de tous ceux qui avaient tenu à m'apporter par le témoignage de leur amitié le baume qui devait atténuer la peine que j'éprou­vais et que je tentais de masquer.

Monsieur Vernier-Palliez prononçant son allocution lors du départ à la retraite de Edmond Le Garrec.

Huit ans se sont passés depuis cette soirée que je n'oublierai jamais. Pen­dant que Monsieur Vernier-Palliez, dans son allocution me couvrait d'élo­ges -n'est-ce pas la règle de ne parler ce jour-là que des qualités du récipien­diaire? -je pensais que dans quel­ques minutes il allait falloir répondre. Pourrais-je surmonter mon émotion? N'allais-je pas m'écrouler comme beau­coup de ceux qui m'avaient précédé, victime du trac, la gorge nouée, les larmes aux yeux. Et pourtant, je voulais les remercier, tous ceux qui étaient venus, les anciens, Monsieur Grillot en tête, que je connaissais depuis si longtemps, les plus jeunes qui n'avaient connu que la Régie et qui allaient remplacer les grognards, et tous ceux qui avaient été mes cama­rades de travail. Heureusement, la chance était avec moi, la chance, cette forme laïque des miracles qui m'appor­tait son appui. Je pouvais égrener mes

souvenirs, évoquer les heures fastes, les moments critiques que j'avais vécus dans cette usine de Billancourt. Je pou­vais parler des sentiments que j'éprou­vais. Grâce à la présence de tant d'amis, je sentais que je pouvais m'en aller vers ma Bretagne natale, la tête haute, conscient d'avoir toujours fait mon devoir. Et c'est en homme fier que je quittai cette salle où je ne reviendrai peut-être plus : fier de la confiance de mes chefs, fier de l'es­time de mes pairs, fier de l'amitié des cadres, agents de maîtrise, employés, ouvriers qui m'avaient aidé à surmon­ter tant de difficultés. Fier d'avoir été l'homme d'un moment, celui qui avait servi de brise-lames à Monsieur Lefaucheux, afin de lui donner le temps de faire son apprentissage de P.D.G. de l'entreprise qui lui était confiée, de connaître tous les rouages de l'usine et de se faire une opinion sur les gens, notamment les cadres qui allaient être ses collaborateurs. Fier enfin d'avoir pu écrire une ligne dans le grand livre de la Régie Renault, si vili­pendée à ses débuts et qui était deve­nue une grande entreprise, un des plus beaux fleurons de l'industrie française. Maintenant ma vie a changé. A l'agita­tion a succédé le calme. Finis les sou­cis des organigrammes, des budgets, des agitations sociales, des décisions à prendre. Tout cela est remplacé par le jardinage, la navigation en mer, la pêche, la chasse, le bricolage. Mais il faut peu de chose pour faire remonter à la surface le losange Renault : la visite d'un ami de Billancourt, un article de journal, une émission de radio ou de télévision et aussitôt les souvenirs reviennent.

Souventes fois, lorsqu'à la barre de mon bateau je me dirige vers les lieux de pêche, je rêvasse et ma pensée va vers ceux que j'ai qUittés il y a huit ans. Certains ont disparu, d'autres sont encore sur la brèche et prendront bientôt un repos bien gagné. Mais la vie continue. Des jeunes les remplacent ou les remplaceront. Ils assumeront la pérennité, continueront l'œuvre amor­cée il y a trente ans et feront une Régie encore plus grande, plus belle, plus humaine.

Edmond LE GARREC Larmor-Plage -Février 1974