12 - DOCUMENT : Discours du 10 novembre 1944

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DOCUMENT: Discours du 10 novembre 1944

Pierre Lefaucheux (1898-1955)

C'est aujourd'hui notre première prise de contact effective puisque je ne vous ai touchés, jusqu'à présent, que par l'intermédiaire de votre maîtrise ou de VQS responsables syndicaux. Mais j'ai tenu à venir faire avec vous le point de la situation et vous dire franchement les inquiétudes que m'inspirent les difficultés matérielles de l'heure, l'espoir aussi que je garde intact de gagner avec vous la bataille de la nationalisation des usines Renault.

Ayant été progressivement réalimentés en courant élec­trique et en gaz de ville, nous avons, vous l'avez vu, recom­mencé à tourner, faisant passer de 12000 à 14500 environ le personnel payé par les usines, réduisant fortement le nom­bre des chômeurs à la loi du 20 mai 1944, cependant que les chantiers extérieurs nous renvoient leur personnel. Nous avons sorti 5 camions carrossés, par jour, jusqu'au 1er novembre, 10 depuis lors. Nous serons à 21 le 15 novem­bre et, je l'espère, à 40 le 1 er décembre, sans oublier les productions accessoires sur lesquelles je reviendrai tout à l'heure.

Seulement, de lourdes menaces pèsent sur nous, en parti­culier dans trois domaines : les pneus, le charbon et les transports.

Pour les pneus, vous connaissez la situation. La matière première nous arrive d'Amérique et les contingents qu'on peut mettre à la disposition de la France sont très faibles. D'autre part, notre production ne nous est pas entièrement réservée et, jusqu'à présent, le répartiteur du caoutchouc n'a pas encore pu prévoir d'amélioration.

Il Y a là un problème important et vous devez penser avec quelle énergie je m'attache à le résoudre en intervenant auprès des ministères intéressés. Je pense réussir.

Vous savez comme moi que l'approvisionnement en charbon de la région parisienne est encore difficile. On nous en pro­met 1 000 tonnes par semaine et, de fait, un premier train nous est déjà parvenu. Mais cette cadence n'est pas suffi­sante pour l'allure de production vers laquelle nous devons tendre. J'ai néanmoins confiance dans l'effort des mineurs qui travaillent désormais comme vous dans le secteur natio­nalisé.

Les transports maintenant. Vous savez que, jusqu'à pré­sent, les usines n'ont reçu pratiquement aucune matière première. Le simple bon sens indique que cette situation est essentiellement précaire. Nous avons des stocks impor­tants aux usines et chez les fpurnisseurs, mais je prends quand même un risque en poussant la cadence de remise en route de l'usine avant la reprise des transports. Je fais confiance à nos amis cheminots pour ne pas nous laisser tomber mais je ne serai tranquille que lorsque je verrai les wagons franchir à nouveau les portes de l'usine.

Et voilà pour les craintes. Passons maintenant à nos chances de succès.

Ce sont d'abord l'appui du Gouvernement, représenté pour nous par le ministre de la Production industrielle et ses collaborateurs qui ne nous ménagent pas leur aide. On parle beaucoup, dans les journaux, de fonctionnaires restés « vichyssois» qui gêneraient la reprise. En fait, dans tous les ministères et à toutes les portes où j'ai frappé je n'ai, jus­qu'à présent, trouvé que des appuis. S'il n'en était pas ainsi, je pense que je m'en apercevrais vite. Je puis vous· assurer que ma réaction serait brutale.

Mais ma véritable raison d'avoir confiance, je la place el} vous, mes camarades, qui avez compris ce que nous vou­Ions faire ici, tous ensemble, et qui êtes décidés à le faire avec moi.

Vous savez ce que doit être la nationalisation de ces usines-ci. Le Gouvernement a réquisitionné ce puissant ins­trument de travail et va confier le soin de l'exploiter, dans l'intérêt général et non plus dans celui d'une seule per­sonne, à un directeur général assisté, d'une part, d'un Comité de direction composé de directeurs généraux adjoints et, d'autre part, d'un Comité consultatif où siège­ront des représentants des ouvriers, des employés, des cadres et des ingénieurs. Ce sont donc des hommes pris dans le personnel à tous les échelons de la hiérarchie qui assisteront, dans la conduite de cette entreprise, votre directeur général, responsable lUi-même devant le ministre de la Production industrielle de la bonne marche de la Régie Nationale d'Exploitation des Usines Renault.

Quelles sont les conséquences de ces mesures?

La première, c'est que les programmes de fabrication ne seront plus établis dans le seul but de gagner le plus d'argent pOSSible mais bien dans l'intérêt général du pays.

Que seront ces programmes?

Notre effort sera bien entendu conditionné tout d'abord par le fait que nous sommes en guerre. Nous faisons des camions pour l'armée et pour les transports indispensables à la vie de la Nation. Nous remettons en état des chars français, des automotrices, des camions, des voitures de tourisme. Nous allons réparer du matériel américain et nous pourrons commencer bientôt, je l'espère, la fabrication de matériel de guerre neuf.

La guerre une fois gagnée, nous reprendrons nos produc­tions de paix sur une gamme de véhicules industriels et de tourisme plus rationnelle et plus concentrée que par le passé.

La deuxième conséquence des mesures prises par le Gou­vernement c'est que vous êtes sûrs désormais de travailler pour le pays et pour vous-mêmes, mais pas pour renforcer encore la puissance déjà trop grande d'un seul homme. Si vous augmentez votre rendement, les bénéficiaires en seront: la Régie Nationale d'Exploitation des Usines Renault dont chacun de vous est l'un des éléments constitutifs, ensuite les consommateurs si ce rendement accru permet de baisser les prix de vente, enfin tous les Français s'il reste un bénéfice qui, retombant dans les caisses de l'État, permette de diminuer d'autant la charge des impôts.

Il faudrait donc être d'une mauvaise foi totale pour ne pas reconnaître qu'en augmentant votre rendement vous œuvre­rez désormais dans votre intérêt propre et dans celui de toute la Nation.

Encore faut-il pour obtenir ce résultat, me direz-vous, que certaines conditions soient remplies: il faut que mes efforts soient bien utilisés et payés à leur juste valeur ~ je suis d'accord. Il faut donc que vous trouviez dans ces usines:

10 un système de paie logique et équitable, 20 une atmosphère morale satisfaisante, 30 une bonne organisation de la production,

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des conditions d'existence matérielle suffisantes.

Passons successivement en revue ces quatre points.

Premier point : le système de paie

L'ouvrier veut du pain, mais il veut aussi de la justice. S'il souffre d'une rémunération insuffisante, il souffre dix fois plus lorsque, faute de comprendre sa feuille de paie, il a l'impression juste ou fausse, qu'un pointeau, un chronomé­treur, un chef, l'ont fourré dedans et qu'il ne touche pas tout ce qu'il a gagné. Or, comme vous, je veux la justice. Je res­terai partisan, en règle générale du salaire aux pièces tant que tous les ouvriers ne seront pas assez raisonnables pour' travailler à l'heure autant qu'au rendement. Mais la révision des tarifs sera poursuivie activement et le mode d'établis­sement des salaires et feuilles de paie sera revu de manière à arriver, le plus rapidement possible, à des salaires justes et à des résultats clairs. Ce travail a été vu hier avec les délégués ouvriers.

Deuxième point : l'atmosphère morale

L'ouvrier veut la justice, ai-je dit. Il hait les chefs brutaux

et les sournois, les mouchards et le favoritisme. Je les hais

comme lui.

J'ai dit aux chefs, à tous les échelons, que je défendrai leur autorité et je tiendrai parole car, dans une affaire indus­trielle c'est comme dans l'armée, la pagaille ne profite à personne et vous avez certainement constaté comme moi, lorsque vous avez été soldats, qu'on est plus heureux dans une unité où le capitaine commande, même si l'on y fait un peu plus de service, que dans une unité où, comme l'on dit, tout le monde s'en fout... et où personne ne faisant son travail, pas même les responsables dè la cuisine, on fait ce qu'on veut, mais on mange mal et, au feu, on a des pertes.

Mais cette autorité, je veux que les chefs l'exercent humai­nement, justement, fraternellement. Je désire qu'ils respec­tent leurs subordonnés, qu'ils leur manifestent la considé­ration qu'un homme doit à son semblable. Évidemment nous ne sommes pas des enfants de chœur et certaines expres­sions déplacées dans un salon sont parfaitement accepta­bles dans une usine, mais personne ici ne doit oublier que la politesse est une invention française, et j'exigerai que tout le monde en observe les règles.

Mais ces rapports, ces bons rapports qui doivent s'établir à tous les échelons du commandement et qui règnent heu­reusement déjà dans un grand nombre de services et d'ate­liers, il semble, au premier abord, que nous soyons biGn loin de les trouver partout ici. Depuis mon arrivée, une grande partie de mon temps est absorbée par l'examen de ques­tions d'épuration, de menées antinationales ou antisociales, de chefs chassés de leurs ateliers. Essayons ensemble de voir un peu plus clair dans tout cela.

Certes, je l'ai reconnu tout de suite, car je n'aime pas plus que vous les -boches ou leurs amis, une épuration s'imposait dans ces usines : celle de tous ceux qui avaient favorisé l'ennemi dans l'une quelconque de ses entreprises. Aussi ai-je mis rapidement au travail une Commission d'épuration jouant le rôle de Commission d'enquête qui élimine les dénonciations mal fondées mais propose des sanctions sur les cas les plus graves et va même, jusqu'à me demander l'expulsion immédiate des coupables avec transmission du dossier aux autorités judiciaires des échelons supérieurs. Cette Commission me semble bien fonctionner et je donne volontiers suite, dans l'ensemble, aux propositions qu'elle m'adresse. Mais je vous demande à vous aussi de suivre ses directives car si vous prétendiez vous faire justice à vous-mêmes en refusant de travailler sous les ordres de membres de la maîtrise reconnus par la Commission dignes de reprendre un poste aux usines, vous créeriez un désor­dre intolérable. La Commission a été prise parmi vous. Elle ne compte, j'en suis sûr, que des hommes justes et de bons patriotes. Méfiez-vous donc de ceux qui vous pousseront à prolonger l'agitation après la parution des verdicts et songez que la 5e colonne sait particulièrement bien prendre le masque du super-patriotisme. Conformez-vous donc aux décisions prises, et nous arriverons vite au résultat cher­ché : justice exacte et égale pour tous, et rétablissement du calme nécessaire à la bonne marche de la production.

Pour les mêmes raisons, n'allez pas trop loin à la suite de ceux qui veulent faire renaître de vieilles querelles en repro­chant à certains chefs d'avoir eu, dans le passé, une atti­tude antisociale. Certes, je le sais, l'atmosphère de cette maison n'a pas toujours été saine et je viens de vous dire combien j'étais l'ennemi de semblables attitudes. Mais je vous en prie, laissons de côté rancunes et vengeances per­sonnelles. Cessons de nous attarder sur un passé malheu­reux et concentrons-nous sur l'avenir. Ne réclamez pas le départ de tous ceux qui ont pris, à un moment donné, le genre de la maison si ce genre-là n'était pas bon. Je m'effor­cerai personnellement de donner dans l'avenir, l'exemple de

la justice dans la franchise. Et, comme les petits chefs sont le reflet des grands, vous verrez que très vite les rapports des ouvriers avec la maîtrise s'amélioreront dans une atmosphère plus claire sans pour cela qu'aucun chef risque de voir son autorité diminuée, je dirai même au contraire.

Je vous demande aussi d'accepter de bon cœur les disci­plines nécessaires. Je vous demande plus! Ces disciplines, imposez-les vous à vous-mêmes, spontanément. J'ai vu avec étonnement que dans un certain atelier on partait avant l'heure. Or, je vous demande de calculer la somme qu'une semblable pratique ferait perdre à l'usine si chacun partait 10 minutes avant l'heure à chacune des sorties, et cela tous les jours de l'année. Vous arriverez à un chiffre qui compte un nombre de zéros qui vous surprendra vous­mêmes puisqu'il atteint plusieurs millions par an. N'obligez donc pas vos chefs à jouer le vi Iain rôle de garde-chiourme et ne vous abaissez pas vous-mêmes à des camouflages et des défilages très légitimes peut-être du temps de l'occu­pation mais qui ne sont plus de mise maintenant. Un homme libre donne librement son travail. Soyez donc des hommes libres.

Travail en commun dans une atmosphère de justice et de clarté, c'est bien. Mais est-ce suffisant? Non pas. Après ces considérations d'ordre moral ou spirituel si vous voulez, il faut penser à l'aspect matériel des choses et j'en viens à mon...

Troisième point : l'organisation de la production

La tâche, certes, est lourde puisqu'on voit encore, dans ces usines, des ateliers à peine reconstruits, sans chauf­fage, obscurcis par la défense passive, aux sols souvent inégaux, aux machines parfois en mauvais état, une chaîne de production encore incomplète, bien répartie sur certains points, encore arrêtée ou freinée sur d'autres pour des rai­sons d'économie de matière premiére, de force motrice ou de charbon.

Par ailleurs, si notre outillage est satisfaisant dans un cer­tain nombre d'ateliers, il est fatigué et vieilli dans beaucoup d'autres. Nous aurons à le moderniser, d'abord sur place, puis à franchir les limites de ce Billancourt où nous risque­rions d'étouffer. Cette évasion, nous ne la réaliserons pas en acquérant encore de nouveaux terrains dans une zone où les services de l'Urbanisme ne veulent plus nous voir mais, au contraire, en désencombrant cette usine, en dépla­çant certains ateliers trop à l'étroit vers les libres espaces où nous pourrons ensemble faire du neuf et du beau, en construisant tout à la fois des installations industrielles où vous pourrez travailler dans la lumière, et des cités où vous pourrez vivre et élever des enfants dans l'air pur, le soleil et la santé. Ces modernisations, ces extensions, sont indis­pensables car si nous n'avons guère progressé pendant l'occupation, d'autres l'on fait et nous allons rencontrer, la paix revenue, une terrible concurrence internationale contre laquelle nous aurons à lutter, peut-être sans la barrière protectrice des anciens droits de douane.

Cette remise en marche de l'entreprise, ces modernisations, ces extensions, c'est évidemment le rôle de votre Direction générale et de ses services de les concevoir et de les exé­cuter. Mais il faut que vous vous intéressiez tous à ces questions dont dépend l'avenir de cette maison et, par conséquent, le vôtre. Seu lement, vous êtes terriblement nombreux et, pour qu'une telle collaboration s'établisse entre nous, il faut une méthode de travail pratique.

Je ne puis malheureusement recevoir personnellement tous ceux qui auraient des suggestions à me faire. Mais vous avez, pour me les transmettre, le canal de vos chefs, celui de vos syndicats. Vous allez avoir enfin, et je veux le mettre le plus vite possible au travail, cet organisme sur lequel je compte beaucoup : le Comité consultatif, au sein duquel j'examinerai, entre autres problèmes, avec mes collabora­teurs directs et avec vos représentants, tout ce qui concerne la remise en route des usines et leur modernisation.

Mais j'en viens à mon...

Quatrième point : celui qui concerne vos propres conditions d'existence

Je sais que la vie est toujours dure pour la plupart d'entre vous, malgré les augmentations de salaires décidées par le Gouvernement; je sais que le ravitaillement ne s'améliore que lentement, que le chauffage sera bien maigre cet hiver et que la question des salaires, ou plus généralement celle de votre pouvoir d'achat, reste au premier plan de vos pré­occupations. Et comment pourrait-il en être autrement tant que vous aurez autant de mal à vous nourrir, à vous vêtir, à vous chauffer. Je compte donc me pencher sur tous les problèmes qui touchent à votre existence matérielle : salaires, cantines, coopérative, cultures collectives, assis­tance sociale sous toutes ses formes, seront étudiés en étroite collaboration avec vos représentants, suivant des modalités que nous aurons à mettre au point avec votre Comité consultatif. La question des salaires en particulier, qui met en cause, dans un régime de prix contrôlés, la possi­bilité même de continuer les fabrications de cette entre­prise, posera de graves problèmes dont vos représentants seront saisis et qu'ils devront m'aider à résoudre en essayant de donner satisfaction aussi complète que possi­ble à vos légitimes aspirations mais sans oublier que cette entreprise est une branche d'arbre sur laquelle nous sommes tous assis. Il ne s'agit donc pas de la scier prématurément. Et c'est ce que vous feriez en compromettant l'équilibre financier de la production.

N'oubliez pas que la Régie n'est pas un arsenal qui exécu­terait des commandes de l'Ëtat au moyen de crédits accor­dés par un ministère. Nous sommes une affaire industrielle qui doit vivre par elle-même en alimentant le budget de l'Ëtat et non en l'appauvrissant. Si nous voulons prouver que la nationalisation est une opération viable, nous devons arriver à des prix bas pour donner satisfaction à notre clien­tèle française, lutter contre la concurrence étrangère et arri­ver, à la fin de chaque année, à des résultats financiers satisfaisants. Il y aura donc, comme dans toute affaire industrielle, un compromis à trouver entre notre commun désir à vous et à moi de hausser les salaires et l'impérieuse nécessité de baisser nos prix de revient.

Mais ces questions de salaires, d'approvisionnement, ne sont pas les seules. L'ouvrier, l'employé, veulent plus et mieux que la satisfaction de ces besoins vitaux. Ils veulent manger et se vêtir, certes, mais ils veulent également vivre dans un cadre sain et plaisant, où ils puissent profiter, eux aussi, des progrès de la technique moderne: cuisine bien équipée, chauffage central, T.S.F., installations sanitaires et hydrothérapiques. Et c'est tout le problème du logement si mal résolu aux usines Renault, qui se pose devant nous et que nous aurons à résoudre dans le cadre général du Plan de reconstruction de la Nation sur lequel le Gouvernement veut concentrer ses efforts dès que les exigences de la situation militaire le permettront.

Aide-toi, le ciel t'aidera, dit le proverbe. Nous aurons donc certainement à participer financièrement et matériellement à la construction de nos logements, et ce ne sera pas la partie la moins intéressante ni la moins importante de notre tâche commune.

Vous voulez aussi travailler dans un cadre propre. Au cours des visites que j'ai faites dans l'usine, mon odorat a déjà été attiré par des cabinets qui répandaient une odeur nau­séabonde. Les douches, les lavabos, les vestiaires ne sont pas ce qu'ils devraient être. Il y a là un vaste programme que je n'ai pas l'intention de régler en un jour mais qu'il faut établir, ce que nous ferons d'accord avec le Comité consul­tatif, et après avoir tracé un plan de travaux et, bien entendu, un plan financier, nous le prendrons par un bout et nous le terminerons par l'autre.

Mais les ouvriers, et les employés de ces usines veulent encore d'autres choses. Ils veulent des distractions intelli­gentes, et c'est tout le problème des sports, des cercles, des " loisirs» en un mot pour reprendre un terme qui date déjà de 1937, dont on s'est beaucoup moqué à l'époque, et qui regagnera toute sa signification dès que nous aurons fini de gagner la guerre.

Ils veulent enfin, s'ils sont capables de monter plus haut, avoir la certitude qu'ils en trouveront ici la possibilité.

En fait, il y avait déjà aux usines Renault une promotion ouvrière puisque des ouvriers, des employés de la maison, bien que ne possédant pas de diplôme, y sont arrivés à des situations importantes en franchissant de nombreux éche­lons de la hiérarchie. C'est très bien en apparence. En réa­lité, vous savez que, dans la pratique, l'avancement ne venait pas toujours, au moins dans les postes inférieurs, récompenser les seules qualités qui comptent pour un chef, à savoir : les facultés d'organisation, la connaissance du métier et l'aptitude au commandement, mais qu'on cherchait trop souvent à renforcer une équipe de serviteurs dociles et fidèles à un seul homme. C'est une question que je veux reprendre dans son ensemble -sans bouleverser bien entendu tout ce qui existe -mais en cherchant dans le recrutement futur, à trouver des hommes valables,· travail­lant dans l'intérêt général et non pour un homme, en tout cas pas pour moi, ni pour un groupe financier ou pour un parti politique.

Nous aurons, pour cela, à mettre sur pied des organismes au fonctionnement clair, permettant d'éviter tout à la fois le favoritisme et le fonctionnarisme. Ce ne sera, certes, pas chose facile mais nous réussirons certainement.

Par ailleurs, la promotion ouvrière et l'avancement à tous les échelons de la hiérarchie ne prendront tout leur sens que si les éléments reconnus dignes de progresser peuvent acquérir les connaissances qui leur sont nécessaires pour remplir correctement des postes supérieurs au leur. Je compte par conséquent, non seulement poursuivre l'appren­tissage des jeunes, mais aussi développer le perfectionne­ment technique et même l'instruction générale des adultes grâce à des cours, des conférences, des stages destinés à tous ceux qui paraîtront susceptibles de rendre à la communauté plus de services qU'ils n'en rendent dans leur poste actuel, en augmentant le bagage de leurs connais­sances.

Pour ne pas vous tenir trop longtemps immobiles dans cette halle un peu éventée, je n'ai pas voulu entrer plus à fond dans le détail du programme qui s'offre devant nous, mes camarades. Je n'ai fait qu'en esquisser les grandes lignes. Mais vous avez compris certainement tout l'intérêt que pré­sente cette tâche magnifique. Non pas seulement pour nous-mêmes. Que sont nos petites vies! Pour reprendre un mot du général de Gaulle, quand de pareils intérêts, de pareilles idées surtout sont en jeu. C'est qu'il ne s'agit pas seulement de faire tourner une usine, eût-elle les dimen­sions de celle-ci et son importance dans la vie militaire et économique du pays. Il s'agit de prouver qu'une entreprise comme la nôtre peut continuer à fonctionner après être passée sous le contrôle de la Nation et tandis que des repré­sentants de son personnel de tout grade participent à sa gestion par l'intermédiaire du Comité consultatif qu'ils constituent. Il s'agit de prouver que ce régime nouveau n'a introduit dans cette maison ni le désordre et l'anarchie, ni le fonctionnarisme et l'ankylose. Il s'agit de prouver que la France n'est à la remorque de personne au monde, qu'elle peut tenter seule une expérience comme celle-ci qui s'inspire évidemment beaucoup de ce qui a été fait ail­leurs mais qui porte, néanmoins, son caractère spécifique­

ment français.

Nos ennemis, nos amis eux-mêmes, vous le savez, nous attendent à ce tournant. Ils veulent savoir si notre pays est redevenu lui-même. La France, et Paris en particulier, ont prouvé qu'ils avaient du courage puisqu'ils ont su, après un lent et difficile travail souterrain de préparation, passer, le moment venu, à l'action et reconquérir eux-mêmes leur riberté. Il s'agit de prouver maintenant que les Français savent s'imposer à eux-mêmes la discipline nécessaire, et quand de grands intérêts sont en jeu, donner non seulement leur sang mais aussi leur sueur, librement, chiquement, à la française.

Pour prouver tout cela, je vous demande quatre choses :

En premier lieu : votre confiance. On vous dira -on vous a déjà dit -que j'étais un suppôt des 200 familles, un réac­tionnaire, un fasciste. Ce n'est pas vrai. Je suis un homme qui vous apporte une certaine expérience de l'industrie et du commandement et que n'anime aucune arrière-pensée, ni personnelle, ni politique, mais qui a simplement le désir profond de réussir avec vous une grande expérience.

Je ne travaille ni pour un groupe financier, ni pour un mou­vement, ni pour un parti politique, mais pour la France et pour le groupe de bons Français que nous constituons ensemble.

Je suis sûr que je serai toujours loyal avec vous. Cela me sera facile. J'essaie d'être juste. C'est plus difficile car la justice, dit-on, n'est pas de ce monde. Mais quand on aima la justice, et c'est mon cas, on arrive en général à la faire régner dans le secteur dont on a la charge.

Je vous demande, en second lieu, de travailler de toute votre activité. Il faut gagner la guerre. Il faut la gagner vite car pour nos camarades prisonniers et déportés, c'est peut­être une question de jours. On attend notre production dans le pays et sur le front. Nous n'avons pas le droit de ména­ger notre peine alors que les vies de tant d'autres sont en danger, derrière les barbelés du front et derrière ceux des camps. C'est à ceux-là surtout que je pense, aux déportés politiques. J'ai été l'un d'entre eux, la tête rasée et les pieds nus dans la boue. J'ai donc acquis le droit de prendre leur défense; c'est elle que je plaide en vous demandant de tra­vailler beaucoup, et fort, car toute heure gagnée peut sau­ver beaucoup de victimes de la barbarie allemande.

Je vous demande, en troisième lieu, de travailler dans le calme, sans rien faire pour empêcher l'équilibre de revenir dans les esprits dès que les nécessaires opérations de l'épuration seront terminées. Vigilance, c'est bien. Énerve­ment, c'est trop. Des hommes dignes de ce nom ont les poings durs, mais ils ont les nerfs solides. Pour être forts, il faut être calmes. C'est pour prévenir toute fausse manœu­vre et tout malentendu que nous avons attendu si long­temps pour donner dans ces usines une existence officielle aux gardes patriotiques. Dès que leur statut sera établi, elles seront mises en place et m'aideront, j'en suis sûr, à faire régner ici le bon ordre et l'honnêteté dont je suis respon­sable.

Enfin, je vous demande de coopérer avec moi à tout ce qui peut, dans tous les domaines, favoriser le perfectionnement et l'amélioration de cette maison, en vous intéressant aux travaux de votre Comité consultatif, en le soutenant dans sa tâche qui sera difficile au début, en lui faisant confiance en un mot, à lui aussi, comme vous me le ferez à moi-même. Mais n'oubliez pas que nous avons devant nous des années de travail et que tout ne peut pas se faire en un jour, qu'il faudra du temps, ne serait-ce que pour agencer et roder les organismes qui doivent m'aider à remplir ma tâche.

J'ai terminé. Je vous ai dit mes craintes et surtout mes espoirs, c'est à peu près la proportion. Je vous le répète: avec vous, je suis sûr du succès; sans vous, l'expérience de la nationalisation des usines Renault rate avant même d'avoir commencé. Le choix est entre vos mains. Je vous le livre, mais je suis sûr de votre décision.

Certes, nous trouverons sur notre route des obstacles et des résistances. Vous et moi, nous en avons vu bien d'autres et nous en sommes sortis. D'un même cœur, par­tons ensemble vers l'avenir et le succès est au bout de la route.

Le 10 novembre 1944

Pierre LEFAUCHEUX