09 - A propos de 1938

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A propos de 1938

Depuis juillet 1936, l'agitation dans les ateliers était pratique­ment endémique, mais cependant localisée. Au printemps 1937, pour la première fois, une grève de caractère politique paralysa les usines. Elle s'expliquait par les graves incidents qui s'étaient produits à Puteaux.

En octobre 1938 -nous étions alors à un mois des accords de Munich -, des renseignements firent prévoir le déclenche­ment prochain d'un mouvement spécifique à Renault ; ce mouvement devait comporter l'occupation totale de tous les ateliers. D'après nos renseignements, des organisations politi· ques et syndicales, étrangement confondues, souhaitaient pou· voir donner à ce mouvement une présentation professionnelle. Elles attendaient, soit une occasion, soit des instructions. Cette grève devait constituer un test important de la façon dont les travailleurs répondraient à l'appel de leurs organisations. Elle servirait aussi de détonateur et d'entraînement pour une géné­ralisation du mouvement dans le pays. Renault, à cette époque, était considérée comme l'usine" témoin" des mouve­ments sociaux.

Une grève paralysant les ateliers était, pour l'entreprise, parti­culièrement inopportune et néfaste. L'année 1937 s'était soldée par de mauvais résultats financiers pour les usines. 1938 se pré­sentait avec un équilibre instable. Une grève générale détrui· rait tous les efforts entrepris, notamment pour mettre sur pied un financement permettant d'échapper partiellement à l'impé· ratif saisonnier qui était alors celui de l'industrie automobile.

Durant les derniers jours d'octobre, j'ai rencontré à deux reprises, clandestinement naturellement, deux responsables du syndicat C.G.T. de la métallurgie. Mon but était de les dissua· der -même si mes espoirs étaient faibles -de lancer une opé· ration qui serait néfaste pour toutes les parties en cause : pour la C.G.T., compte tenu de la lassitude de l'opinion publique et de celle du personnel, voire de son hostilité, donc difficulté d'entraînement et perte d'autorité en cas d'échec; néfaste aussi pour notre entreprise, que les résultats financiers avaient ren· due fragile. Ces deux interventions -comme on l'a vu -ne furent pas couronnées de succès. Elles me confirmaient dans la foi que nous devions apporter à nos informations. Elles trou· blèrent mes interlocuteurs qui ne pouvaient deviner mes sources d'informations. Il fallait se rendre à l'évidence: l'agita­tion larvée, mais permanente, dans certains ateliers de Renault et d'ailleurs, avait pour but de transformer les entreprises en lieux et prétextes à une agitation politique, et de garder les activistes en éveil.

En ce qui concerne les usines Renault, les conséquences des accords Matignon, mais avant, et bien plus, l'application trop hâtive de certaines lois sociales, avaient engendré une situation préoccupante dans l'entreprise. Certains hommes au pouvoir, et non des moindres, étaient parfaitement conscients du dan­ger, au point de vue de la situation générale du pays, d'une législation sociale trop rapidement et trop globalement entre­

prise depuis juin 1936. A l'automne 1936, et plusieurs fois ensuite au cours de ces deux années, je fus reçu par Léon Blum, dont l'accueil était toujours d'une rare courtoisie (on dirait, presque amical) et dont l'intelligence, particulièrement vive, permettait un dialogue clair et exempt d'apriorisme. Au cours de ces entrevues, je pus dire au président du Conseil que tout homme sensé et responsable n'avait pu qu'approuver la création de contrats collectifs -la législation sociale de la France était en retard de plusieurs décennies sur celle de l'Alle­magne. Par contre, l'application, sinon le bien-fondé, des autres dispositions sociales appelait de sérieuses réserves. Les congés payés, une sorte d'augmentation de salaires, devaient pouvoir s'absorber sans trop de difficultés et dans un délai rela­tivement court. Par contre, l'application brutale de la loi de 40 heures engendrait une transformation des conditions de tra­vail trop profonde pour que la vie de l'entreprise n'en soit pas affectée. Aussi ai-je proposé à Léon Blum que, par dérogation de la loi, mais dans le cadre de celle-ci, l'industrie automobile soit autorisée, pendant une durée de trois à cinq ans, à effec· tuer un horaire de 2 000 heures sur l'année, et soit délivrée ainsi de l'application rigide de la loi de 40 heures. Il n'y avait pas besoin d'être grand connaisseur des problèmes industriels pour savoir qu'aucune entreprise ne pouvait surmonter une telle mutation des conditions de travail, sans avoir, au préala­ble, procédé à des investissements, et préparé une productivité accrue. L'ignorer, c'était condamner l'entreprise au dépérisse­ment, et, par conséquence, les travailleurs à la désillusion, et, peut-être même, à terme, au chômage. Léon Blum accueillit ma suggestion avec beaucoup de faveur; il la transmi_t à ses collaborateurs, notamment à M. Spinasse, ministre de l'Econo­mie, avec lequel j'eus plusieurs entretiens. Malheureusement, tous ces projets se perdirent dans les services. L'embauche bru­tale de personnes supplémentaires étrangères à notre industrie se traduisit par une baisse de productivité, et par une agitation permanente. Le parti communiste trouvait là un terrain d'exception. Il faut se rappeler que l'Espagne vivait le drame affreux de la guerre civile. Les échos de ces tragiques événe­ments étaient profondément ressentis en France. Les travail­leurs étaient soumis à des propagandes incessantes, souvent divergentes, suivant qu'il s'agissait de leaders communistes ou de leaders socialistes, mais toujours harassantes.

C'est dans ce contexte que devait se produire, d'après les ren­seignements qui m'avaient été donnés, une grève dans les ate­liers des usines Renault. La perspective de cette agitation paraissait d'autant plus dangereuse que l'encre des accords de Munich était à Deine séchée. BeaucouD de Francais estimaient que le répit qu'i nous était donné de'vait être ~mployé, avec toute l'énergie dont nous pouvions faire preuve, à nous prépa­rer à un affrontement devenu -on le voyait bien -inévi­table. Le gouvernement, d'ailleurs, avait suspendu l'applica­tion de la loi de 40 heures dans les usines ou ateliers travaillant pour la Défense nationale.

Arriva le mois de novembre. Le 21 et le 22 novembre, nous fûmes informés qu'un mouvement serait très prochainement déclenché à Billancourt. Dans les mêmes jours, le 21 ou le 22 -je ne peux le préciser -, je fus convoqué par M. Pomaret, ministre du Travail. Celui-ci m'annonça, lui aussi, le prochain déclenchement d'une agitation sociale de nature politique. Renault serait-il le premier objectif ? Les informations du ministre corroboraient les miennes. M. Pomaret ne cachait pas sa grande préoccupation. Toute agitation sociale, en ce

moment, serait néfaste pour notre pays, aussi bien par le désor­dre engendré à l'intérieur du pays que par l'image de désunion que celui-ci donnerait à l'étranger. Tandis que j'étais dans son bureau, M. Pomaret, sur sa ligne directe, appela M. Daladier, alors président du Conseil, ministre de la Guerre. Une conver­sation s'établit entre eux. Il raccrocha. Le gouvernement, me dit-il, ne tolérerait aucun mouvement de grève avec occupa­tion d'usines dont l'origine était manifestement politique.

M. Pomaret me pria de garder le contact'avec lui, et de l'infor­mer des premiers symptômes d'une agitation. Avant de le quit­ter, je lui demandai comment il fallait comprendre la phrase qu'il venait de prononcer "Le gouvernement ne tolérerait. .. ". Il me répondit que M. Daladier venait de lui confirmer sa volonté, si de telles grèves éclataient, de ne pas les laisser se développer, en les brisant même, en quelque sorte; il lui indiquait également que la police procéderait immédiate­ment à la dispersion des piquets de grève extérieurs aux usines, et même, dans le cas de grandes entreprises, à l'évacuation des ateliers. Le président Daladier venait de l'informer que des unités de gardes mobiles faisaient route vers la région pari­sienne pour faire face à toutes ces éventualités. Le même jour,

M. Pomaret m'appela fort tard, à mon domicile personnel. Les renseignements concernant une agitation prochaine se préci­saient, me dit-il. Plus que jamais, il désirait être informé de tout incident ou mouvement se produisant à l'usine. Il me communiqua le numéro de sa ligne personnelle pour faciliter les contacts. Il me dit que, en cas d'absence, improbable, je devais joindre M. Parodi, chef de cabinet.

Durant cette même semaine, M. J. Bonnefon-Craponne rece­vait des renseignements venant de diverses sources, et, notam­ment, du commissaire de police de Billancourt. Ils concluaient tous à la probabilité d'une occupation très prochaine de nos ateliers.

Les événements alors se précipitèrent. Trois responsables syndicaux, membres du parti communiste, demandèrent, le 24 au matin, à me rencontrer. Le prétexte d'un entretien immédiat avec moi était de discuter des conditions dans lesquelles seraient soumises, à l'avenir, les candidatures à la fonction de délégué. Le prétexte était mal choisi, au surplus, puisque les dispositions, dont on ne prévoyait pas d'application immédiate, consistaient simplement à reproduire les condi­tions requises par un décret-loi pour faire acte de candidature

à la fonction de délégué. L'entretien ne fut pas long. Nous en connaissions les uns et les autres la conclusion. Laissant rapide­ment de côté le motif invoqué pour une demande de réception immédiate, les trois délégués abordèrent de multiples sujets dont, évidemment, ni eux, ni moi, n'étions mandatés à discu­ter, et à l'examen desquels je ne pouvais me prêter. Je le leur fis remarquer. J'attirai leur attention sur l'inopportunité d'enga­ger un mouvement en cette fin de novembre, alors qu'il n'exis­tait aucun motif le justifiant, mouvement irréfléchi et aventu­reux. Je n'avais aucune illusion sur mes chances d'être entendu. Aussi, c'est sans surprise que j'appris qu'un certain nombre de membres de la section syndicale des usines se répandaient dans les ateliers pour tenter de faire débrayer, notamment au moment de la reprise du travail après déjeuner.

Des piquets de grève, composés, me dit-on, souvent de per­sonnes étrangères au personnel des usines, occupèrent bientôt les portes de l'usine. L'occupation des portes, en effet, précéda l'occupation des ateliers. Dès que l'occupation des portes parut se généraliser, j'appelai M. Pomaret, comme il l'avait demandé. Ce fut M. Parodi qui me répondit. Quelques minutes après, M. Pomaret m'appela. Le ministre du Travail tint à me rappeler la décision du gouvernement, et à me confir­mer l'intention du gouvernement de procéder à l'évacuation des ateliers. Toutefois, compte tenu des contraintes imposées aux services de sécurité consécutives à l'arrivée, à Paris, dans l'après-midi, du Premier ministre britannique, cette action ne serait probablement pas engagée avant la fin de la soirée, sans doute, même, à une heure plus tardive.

M. Pomaret me rappela son désir d'être tenu au courant du développement de la situation. Plusieurs communications télé­phoniques furent échangées, dans l'après-midi, entre le minis­tère du Travail et moi-même, avec, comme interlocuteur, soit

M. Pomaret, soit M. Parodi. C'est ainsi que je pus informer le ministre du Travail du fait que des femmes avaient été expul­sées par des piquets de grève, et que beaucoup d'ouvriers en avaient profité pour quitter l'usine. Ces départs, à mon sens, portaient témoignage de la lassitude d'une grande partie du personnel devant la répétition des grèves, et surtout devant leur caractère politique.

Pendant le même temps, M. J. Bonnefon-Craponne gardait un contact étroit avec le commissariat de police de Boulogne­Billancourt, et envisageait avec celui-ci la manière dont inter­viendraient les forces de l'ordre. C'est ainsi que M. J. Bonnefon­Craponne indiqua au commissaire de police qu'une porte n'avait pas été occupée au bâtiment 1-10, et qu'on pouvait pénétrer dans l'usine par son bureau.

Dans une de mes conversations avec le ministre du Travail, je lui fis part de mon appréhension sur les conséquences d'une évacuation par la force publique. Je lui suggérai, à nouveau, de prendre contact sans tarder avec la Fédération des Métaux, alors qu'il en était encore temps, en ne cachant pas la décision du gouvernement. Rien ne pouvait plus être tenté en ce sens, me dit-on. C'est dans ces conditions que j'ai envoyé un pneu­matique au ministère de l'Intérieur, au préfet de police et au maire de Boulogne-Billancourt, demandant que soit rendu libre l'exercice de notre entreprise. Il est parfaitement exact que c'est moi, et moi seul, qui ai pris la décision et la responsa­bilité d'adresser le dit pneumatique, lequel était juridiquement indispensable pour justifier une intervention des forces de l'ordre, en cas d'incidents graves.

La chronologie des faits qui se sont déroulés par la suite, telle qu'elle est rapportée dans l'article de M. Hatry, n'appelle de ma part aucune observation. Peut-être faut-il ajouter que, dans certains ateliers, les affrontements entre les forces de l'ordre et ceux qui y étaient alors furent particulièrement rudes. Ce fut notamment le cas à l'entrée des ateliers des essais spéciaux, et près du bâtiment d'artillerie.

Pour la petite histoire, un petit épisode intervint dans la soirée. Un incident qui, dans la tragédie que nous vivions, ne man­quait pas d'un certain humour. Dans la soirée, à une heure que je ne peux préciser -je crois, 22 heures, 22 h 30 -, M. Mori­zet, sénateur-maire, et M. Costes se présentèrent à l'usine, c'est-à-dire à la porte de l'usine. Comme le dit M. Forichon, dont je ne discute absolument pas le récit, l'accueil réservé par la police au sénateur et au député fut plutôt froid. La police et

certains agents de maîtrise ne voyaient pas comment pénétrer dans les ateliers. Devant l'insistance des visiteurs, deux échelles furent dressées sur le mur bornant la rampe menant à l'île Seguin. M. MorÏzet entendait, par ce moyen, tourner les portes occupées par les piquets de grève, et pouvoir prendre contact avec les grévistes. Sans doute dut-il oublier qu'il n'était guère dans une tenue adaptée à ce genre d'intervention. En effet, il arrivait de l'Opéra où une réception était donnée en l'honneur de M. Chamberlain. Il n'avait pas eu le temps de se changer. Son habit, sa pèlerine, sa canne à pommeau et son chapeau, produisaient, incontestablement, un certain effet. M. Morizet, avec beaucoup de confiance, gravit donc les échelles pendant que M. Costes restait prudemment en bas. Hélas, sa confiance devait disparaître bien vite, car, lorsqu'il émergea au-dessus du mur, il fut accueilli par une pluie de boulons, accompagnée de mots fort peu aimables. M. Morizet ne pouvait faire qu'une chose, c'était de redescendre. C'est ce qu'il fit. M. Costes, lui, en avait profité pour disparaître. L'intervention de M. Mori­zet, si anormale qu'elle puisse paraître, avait peut-être eu tout de même une heuJ;euse conséquence : prise de conscience par un certain nombre d'occupants de la ferme volonté du gouver­nement de mettre fin à leur action. Peut-être a-t-elle contri­bué, ainsi que le discours de M. Forichon, à déterminer un grand nombre d'ouvriers à quitter les usines par une voie restée libre, celle du pont rejoignant le Bas-Meudon. En effet, le Bas­Meudon dépendait de la préfecture de la Seine-et-Oise, laquelle n'avait pas été alertée, ni par la préfecture de police de Paris, ni par le ministre de l'Intérieur. Grâce à ce manque de coordination administrative, nombreux furent ceux qui purent

quitter l'usine par cette voie.

Les ateliers furent investis par la police les uns après les autres, avec plus ou moins de difficultés. Toutes les personnes qui s'y trouvaient firent l'objet d'interpellations des représentants de l'ordre. Ces personnes étaient, pour la plupart d'entre elles, conduites dans le hall des véhicules industriels, où M. Lange­ron, flanqué de ses deux adjoints, avait établi son poste de commandement. Avant d'être mises en liberté, ces personnes, pour la quasi-majorité d'entre elles, devaient décliner leur nom, leur qualité, leur adresse.

Aux environs de minuit, l'évacuation était totale. j'ai parcouru l'ensemble des ateliers avec divers collaborateurs: MM. Gril­lot, Metas, Bonnefon-Craponne, et d'autres, dont je ne me souviens plus. Les dégâts étaient faibles, mais le désordre consi­dérable. La remise en route du travail était impossible avant inventaire. Avenue Édouard-Vaillant, des camions, munis d'un matériel de soufflerie en quelque sorte, avaient dispersé des gaz lacrymogènes dans les ateliers de la fonderie d'alumi­nium, de l'étirage des ressorts et de l'emboutissage à froid. Ce procédé, utilisé pour la première fois, paraissait efficace, car on voyait encore s'en aller, dans l'avenue Édouard-Vaillant, des personnes qui se hâtaient, toussant et pleurant. Le spec­tacle en était affligeant. .

Vers deux heures du matin, il m'apparut que les événements de cet après-midi douloureux ne pouvaient pas ne pas être sanc­tionnés. Je me souvenais, aussi, que l'effectif des usines était trop important. Un témoignage en avait fourni la preuve: la courbe enregistreuse de la puissance fournie par la centrale de l'île Seguin. Cette courbe montrait (mais cela, nous le savions depuis pas mal de temps) à l'ouverture des ateliers, le matin, une progression très lente de la demande d'énergie, ensuite, que la consommation s'abaissait brutalement à partir de Il h 30, et que ce même phénomène se reproduisait dans l'après­midi. Mais, pouvait-on, en même temps, sanctionner une action qui n'avait rien à faire avec la profession, et, par ail­leurs, ramener nos effectifs, au moins partiellement, à un chif­fre plus compatible avec notre production? Un lock-out, justi­fié par l'état des ateliers, devait permettre d'atteindre ce dou­ble objectif. Je fis part de mon idée à divers collaborateurs alors avec moi. J'étais surpris de voir que je les frappais d'étonne­ment, sinon de stupeur. M. Grillot, que j'estimais profondé­ment, et qui, depuis des mois, presque quotidiennement, venait me demander de faire régner l'ordre dans les ateliers et de faire respecter davantage la maîtrise, parut décontenancé, et, finalement, donna un avis négatif. Il en fut ainsi d'autres. Aucun des argume~nts qui m'étaient donnés ne me paraissait suffisamment convaincant pour me faire changer d'avis.

Au premier matin, j'allai avenue Foch informer M. Renault de la situation des ateliers, et lui soumettre ma proposition.

M. Renault, surpris, comme d'autres l'avaient été dans la nuit, se montra résolument hostile à toute action de ce genre. Il crai­gnait qu'elle ne soude une s'olidarité entre partisans de la grève générale, hésitants, voire opposants. Les départs volontaires au moment de l'expulsion des femmes, les départs par le Bas­Meudon, le manque d'agressivité d'un bon nombre de per­sonnes trouvées dans les ateliers, s'inscrivaient en faux contre cette crainte. Il fallait, au contraire, me semble-t-il, soustraire les travailleurs à l'emprise des meneurs. La lassitude de tous, constatée dans l'usine et dans le pays à l'égard d'une agitation permanente, constituait, à mon sens, l'assurance que le comportement du personnel ne serait pas celui qu'il craignait. A la fin de notre entretien, hésitant sur la décision à prendre,

M. Renault me déclara, en effet: " Puisque vous êtes si sûr de vous, faites comme vous l'entendrez, à vos risques et périls". Avant de faire connaître ma décision, je pris contact téléphoni­quement avec M. Pomaret. Celui-ci n'était pas encore tout à fait au courant de l'épilogue de l'opération de la nuit. Je pus le rassurer. Je lui fis part alors de mes intentions, sans lui cacher la position d'un grand nombre des chefs de service, et celle de Louis Renault. M. Pomaret, surpris, me demanda à réfléchir, et me pria de le rappeler dans le quart d'heure qui suivrait.

Qui avait-il consulté? Je n'en sais rien. Tout ce que j'ai pu constater, c'est que ce gouvernement, si ferme, si résolu, pour faire évacuer l'usine par les forces de l'ordre, en prenant peut­être de très gros risques, était sans réaction devant l'opportu­nité de mettre fin à l'agitation sociale permanente qui secouait les usines Renault depuis des mois. La position de M. Pomaret n'était pas plus engageante que celle de Louis Renault. " Un lock-out, me dit-il, est une mesure prise par l'entreprise; elle n'engage pas la responsabilité du gouvernement. C'est donc votre affaire. Informez-moi de ce que vous aurez décidé ".

Ma conviction n'avait pas été ébranlée. Ma décision fut prise. Je laissai au service du contentieux, M. Ramette, et à

M. Bonnefon-Craponne le soin de donner la forme juridique convenable à notre action. Puis je demandai à toute la maîtrise d'organiser la signature de nouveaux contrats de travail dans des conditions telles qu'elle se fasse dans la rapidité, l'efficacité et l'ordre.

Mon but était double : sanctionner les événements extra­professionnels qui s'étaient passés dans nos ateliers, repartir avec un personnel inférieur à celui qui était inscrit dans les usines le 24 novembre. Comme le rappelle opportunément

M. Hatry, 1 868 personnes ne furent pas réembauchées, parmi lesquelles se trouvaient des hommes dont l'action syndicale était difficile à distinguer de l'engagement politique. Ma déci­sion ne fut à aucun moment -je peux l'affirmer encore aujourd'hui -prise sous l'empire d'une revanche des événe­ments de 1936, ou même d'une action contre l'existence ou les pouvoirs des délégués. Tous ceux qui m'ont approché peuvent en témoigner. Ces mesures de lock-out ne furent dictées que par la seule pensée d'assurer à tous ceux qui voulaient travailler un climat de paix et de tolérance, qui ne soit pas continuelIe­ment troublé par des opinions et des circonstances extérieures à nos usines. Ce devoir me paraissait évident.

Il n'y avait donc qu'à attendre la suite. Elle m'apporta heureu­sement les apaisements que j'espérais. A partir de la reprise du travail, le rendement de l'usine augmenta de façon spectacu­laire, et les courbes de puissance tirées depuis la centrale de l'île Seguin redevinrent normales.

François LEHIDEUX