09 - DOCUMENT : La libération du commandant Gildas

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DOCUMENT : La libération du commandant Gildas

Pierre Lefaucheux (1898-1955)

fut nommé, en octobre 1944, Administrateur provisoire des Usines Renault puis, en janvier 1945, Président-Directeur général de la nouvelle Régie Nationale. le Il février 1955, il trouve la mort dans un accident d'automobile, alors qu'il se rendait à Strasbourg pour y faire une conférence.

Le 3 juin 1944, le commandant Gildas est arrêté par la gestapo. Le 15 août, alors que la libération de Paris est proche, il est déporté sur le sinistre camp de Buchenwald. Le 3 septembre, il est libéré. Grâce à l'énergie d'une femme: la sienne.

Aventure miraculeuse, parfois rocambolesque. J:pisode à la fois invraisemblable et possible dans l'état de choses exis­tant en cette période. Épisode qui aurait' pu alimenter les conversations ou encore, dix ans plus tard, être le sujet d'un livre, d'un film ou d'une émission de télévision. Mais les héros de l'équipée sont Pierre et Marie-Hélène Lefaucheux. Pierre Lefaucheux qui, en octobre 1944, est nommé Admi­nistrateur provisoire des Usines Renault et, en janvier 1945, Président-Directeur général de la nouvelle Régie Nationale. Et la calomnie de prendre son vol.

Marie-Hélène, volontaire, combattive, va réagir. Pas publi­quement, car elle ne « veut pas cultiver l'amertume ,.. Mais auprès de ceux qu'elle estime le plus, ses camarades de la Résistance et notamment Antoine Avinin, qui a, dès sep­tembre 1940, constitué le groupe d'où naîtront successive­ment " France Liberté ,. puis « Franc Tireur ,.. Et elle va le faire sous la forme d'un récit.

Voici donc les deux textes que nous devons à l'obligeance de Fernand Picard. D'abord la lettre à Avinin, ensuite le récit de la libération de Pierre Lefaucheux.

G. H.

Monsieur A VININ Membre du Conseil National de la Résistance

Mon Cher Camarade.

Vous m'avez prévenue, il y a quelques semaines et je vous en suis très reconnaissante, que vous aviez eu l'écho de propos malveillants concernant l'évasion de mon mari. Je commençai à en chercher l'origine -sans y attacher plus d'importance qu'à une petite histoire politique pas très jolie -jusqu'au moment où je m'aperçus que des versions diverses, mais toutes hostiles à mon égard, étaient répétées par des camarades de la Résistance. Ceci me parut plus grave, car je croyais encore à l'amitié fondée sur tant de souvenirs de travail et de danger.

Il est vrai que je n'ai pas trouvé, parmi les colporteurs de ces gentillesses, de vrais camarades du début, qui aient su ce qu'était en 1940, l'installation sur un toit de l'antenne d'un poste émetteur de fortune -ou la fabrication de faux tampons avec des caractères d'imprimerie collés sur des couvercles de boîtes -ou les transports d'armes, modestes il est vrai, avant tous les parachutages, et qui se bornaient à la recherche des revolvers et de munitions hétéroclites... malS passons.

Je cherchai donc avec plus d'activité les sources de cette affaire, sans réussir à les trouver. Toutes les personnes interrogées me répondent qu'elles n'ont fait qu'entendre ou répéter des propos, qu'elles ne se rappellent pas exacte­ment et dont elles ont oublié les auteurs. J'ai reçu aussi quelques excuses.

Voici, je crois, ce qui se dégage actuellement de plus précis parmi les accusation dont je suis l'objet :

1.

J'aurais caché chez moi, pendant la libération de Paris, un certain nombre d'Allemands de la gestapo. (Une enquête sur ce point me paraît bien facile.)

2.

J'aurais négocié avec les Allemands la libération de mon mari, moyennant la promesse que le train de déportés ne serait pas attaqué par le maquis.

J'ai beaucoup cherché ce qui avait pu donner naIssance à cette histoire. Je ne trouve qu'une chose dans ma mémoire: pendant la nuit du 17 au 18 août, le train dans lequel étaient entassés les prisonniers se trouvant en gare de Bar-le-Duc, un cheminot me dit : «Ne vous faites pas tant de chagrin, peut-être que le maquis viendra les délivrer », et je répondis que si un coup de main était tenté sur un convoi aussi bien gardé, tous les déportés seraient massacrés avant qu'on ait pu ouvrir les wagons. Ce propos a-t-il été répété, cela me paraît improbable. De toutes façons, il faut de l'imagination pour en déduire une combi­naison avec les Boches.

3. J'aurais obtenu des Allemands la liberté de mon mari contre celle de personnalités allemandes, elles-mêmes pri­sonnières. Ce bruit, bien entendu, est totalement faux, mais ces propagateurs n'ayant donné aucune précision, je n'arrive pas à en démêler l'origine.

Évidemment, il m'aurait été facile, dès mon retour d'Alle­magne, de publier un petit récit-réclame dans un des nom­breux journaux qui m'en prièrent à l'époque. Cela aurait eu le seul inconvénient de faire arrêter mes camarades de Nancy encore sous le règne de la gestapo. Plus tard, j'avoue que mon peu de goût pour la publicité me fit négliger cette mise au point. Nous avions, mon mari et moi, donné les détails de l'affaire au colonel Grandval, au Comité directeur de l'O.C.M. et ;\ la Sécurité Militaire. .le ne pensais pas que l'envie ou la méchanceté chercheraient ;1 tirer parti de la chance extraordinaire qui m'était échue -après une série d'épreuves.

Enfin, je ne veux pas cultiver l'amertume. Voici, mon Cher Camarade, le récit très précis de mes faits et gestes. Je mets les initiales des noms, n'ayant pas demandé d'autorisations à leurs propriétaires, mais je vous joins une petite note complémentaire avec ces noms en toutes lettres, permettant toute vérification. Tâchez de trouver un moment dans votre vie surchargée pour lire cette histoire. Trè~ objectivement, et puisqu'il faut me défendre, je crois avoir fait preuve d'un peu d'initiative, de beaucoup de volonté qui m'ont permis d'exploiter une remarquable série de chances. II serait déplacé de parler de courage ù l'occasion de risques pris pour son man.

Mon Cher Camarade. ('J'ovez a ma fidèle amitié.

Mme LEFAUCHEUX

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Récit de Marie-Hélène LEFAUCH EUX

Pendant les deux premières semaines ·d'août, il avait paru possible d'espérer que l'avance américaine et la désorga­nisation des transports en Frahce empêcheraient les Alle­mands d'emmener dans leur retraite les prisonniers politi­ques de la région parisienne. Cet espoir était d'ailleurs contrebalancé par la terreur de voir les S.S. procéder à des exécutions massives, comme ils l'avaient fait dans la prison de Caen, si bien que les malheureuses familles ne savaient ce qu'elles devaient craindre davantage.

Le 15 août, à la première heure, le grand transfert pour l'Allemagne était imminent. J'avais été avertie par la T.C.R.P. (10 autobus avaient reçu l'ordre de se rendre à Fresnes dans la nuit du 14 au 15 août) et par les familles de cama­rades, qui se relayaient jour et nuit à la porte de la prison. Au matin, j'étais sur la route de la Croix-de-Berny. Je vis arriver les autobus qui allaient très lentement et même stationnèrent quelques minutes, avant Bourg-la-Reine, pour attendre une voiture retardataire. Tous étaient bondés de prisonniers et gardés par des schupos, mitraillette au poing. Je parvins à longer les autobus à gauche de leur file, puis à droite et je reconnus mon mari dans la dernière voiture. Il était pâle et très changé. Il me vit et me sourit. Je courus téléphoner à ma belle-sœur pour lui demander de prévenir des familles de prisonniers (1) puis, grâce à mon ami P. qui m'accompagnait, je suivis le convoi en side-car, d'aussi près que nous le permettaient les menaces des schupos.

Quelques femmes parvinrent à suivre très longtemps à bicy­clette ce terrible parcours et je pense qu'elles passèrent par les mêmes angoisses que moi, hantées par la terreur de voir le convoi prendre la route du Mont-Valérien ou, cette hypothèse écartée, celle de Vincennes. Je crus ensuite qu'il allait à la gare de l'Est puis, la gare dépassée, je vis " Drancy " sur une plaque indicatrice et je pensai à une halte dans ce camp. L'idée de Compiègne me donna un instant d'espoir, car je savais qu'une évasion était moins impossible de Compiègne que de Fresnes. Mais les auto­bus, dans Pantin, se dirigèrent vers la gare de marchan­dises. Je ne pus voir l'embarquement des prisonniers. Plu­sieurs camions de détenus rejoignirent le quai; ils venaient paraît-il du Cherche-Midi, de Romainville et même d'Orléans et de Tours. Tous étaient gardés par des soldats qui hur­laient des ordres, le doigt sur la détente de leur arme.

Je passe sous silence l'horrible journée aux abords de la gare. Des cheminots m'emmenèrent chez eux, d'où je pou­vais voir sous un ciel de plomb, la file des wagons de mar­chandises hermétiquement fermés, à l'exception des deux minces ouvertures grillagées de barbelés. Vers la fin de l'après-midi, une amie m'ayant confectionné un colis de vivres, je passai le barrage de sentinelles et entrai sur le quai. Un soldat m'attrapa par le bras en criant qu'il allait tirer. Je me secouai, répondis que cela m'était" gant égal" et j'avançais le long des wagons en disant le nom de mon mari. Un officier me suivait, sans prendre de décision. Tout à coup, une voix me répondit " Lefaucheux, mais c'est Gildas, il était dans le wagon d'à côté ". Je me tournai vers l'officier et lui dis: "Je veux donner ce paquet à mon mari ". Il hésita une seconde et fit ouvrir le wagon par le soldat gesticulant. J'appelai Pierre, lui donnai le colis et l'embras­sai. Puis, je m'en allai, sans regarder l'officier ni le soldat.

Les prisonniers avaient été entassés dans le train vers 9 heures du matin. Le départ eut lieu à 11 h 30 du soir.

Je savais par la S.N.C.F. que le bombardement d'un grand pont, à l'entrée du tunnel de Nanteuil-Sacy imposait un transbordement des prisonniers. Le matin du 16 août, un membre de la Croix-Rouge qui avait une Simca et l'auto­risation de circuler dans une zone de 40 km, consentit à m'emmener à Meaux. De là, je pris une bicyclette et gagnai Nanteuil le plus vite pOSSible (je savais par les employés de Meaux et de La Ferté-sous-Jouarre, que le train avait mis toute la nuit pour venir de Pantin).

Sur le plateau de Nanteuil-Sacy et le long de la Marne, le transbordement était en cours. Les prisonniers, très étroi­tement encadrés avançaient en groupes. La plupart n'avait pas été à l'air pur depuis des mois et des mois; ils étaient blêmes et en loques; je cherchai mon mari en courant dans tous les sens, car les groupes suivaient des itinéraires différents et j'avais une peur désespérée de ne pas le trou­ver ("). Enfin, je l'aperçus.

(1)

En. fait, certains camarades, comme LepercQ et Rebeyrolles, étment demeurés à Fresnes et furent libérés le 18 avec, je crois, 800 internés environ.

(2)

J'aurai.s eu encore bien plus peur si .i'anais su Que la veille, Jarru (Andre Rondeneu) Qui avait retrouvé mon mari dans le wagon à

Pantin, avait été extrait du train par un Boche nommé Wa.Qner ou Lagner et fusillé dans la soirée.

Je me précipitai et fus arrêtée par le bâton qu'un S.S. me fourra sous le menton. Il me fit très mal, car j'avais eu le nez fracturé peu de temps auparavant dans un accident de bicyclette; cela dû se voir, car mon mari eut un geste de colère. Je reculai immédiatement pour ne pas provoquer le drame. J'essayai un peu plus tard de parlementer avec un schupo qui accompagnait la colonne et n'avait pas l'air trop mauvais. Il ne dit rien. Je continuai à suivre les prisonniers pendant environ 3 km, sans perdre mon mari de vue, et au cours d'une halte, le schupo me fit signe, commanda à un soldat d'aller chercher mon mari et me signifia de ne parler qu'allemand. Au bout de quelques secondes, nous parlions français : le soldat chargé de nous surveiller se désintéressait complètement de nos propos, sans d'ailleurs nous quitter des yeux. Cela dura plusieurs minutes, jusqu'au coup de sifflet qui marquait la fin de la halte.

Je ne revis plus mon mari, de nouveau enfermé dans son train. Quelques heures plus tard, un soldat me prit un colis en promettant de le remettre au 5e wagon. C'est le der­nier paquet que me volèrent les Allemands, car il n'arriva pas à destination.

Entre temps, j'avais eu une JOie inesperee : l'arrivée de Claire G. une amie de la Résistance, Claire avec une voiture, un peu d'essence et surtout son amitié et son énergie. Elle cherchait à me rejoindre depuis le matin pour me venir en aide, et aussi pour essayer de trouver une trace de son frère qui avait été interné à Fresnes et dont on était sans nouvelles. Elle allait de groupe en groupe en criant son nom malgré les vociférations des Boches. Nous nous étions vraiment fait remarquer, elle et moi, et nous avons eu très peur pendant la nuit qui suivit, dans le village de Sacy où nous avions trouvé une chambre. Nous avions entendu un Boche monter dans notre voiture; un autre faisait les cent pas devant la maison et nous nous attendions à être arrê­tées. La perspective d'être mise dans le train me paraissait une sorte de soulagement à mon angoisse, mais l'esprit réalisateur de Claire trouvait que cette solution ne menait à rien. Vers 2 heures du matin, le train partit et notre sur­veillance cessa.

Je ne m'étendrai pas sur les souvenirs de ce lent et cruel acheminement vers l'est. Les wagons hermétiquement clos, sans cesse retardés ou déviés par des coupures de la voie, avançaient sous un soleil torride.

Nous suivions de notre mieux. Nous achetions de l'essence

aux Boches isolés, près de camions en panne. Claire d.isait

« benzine " avec autorité en montrant un billet modeste,

mais qui séduisait le soldat: nous avons eu 50 litres pour

500 francs (3).

Deux souvenirs de douceur au milieu du cauchemar que représente encore pour moi ce voyage : la gentillesse d'un cheminot de Bar-le-Duc, qui me laissa passer la nuit dans la gare, près du train, et celle d'une commerçante de Châlons qui nous trouva 35 litres d'essence sans vouloir se faire payer.

En gare de Châlons, les Boches firent ouvrir les wagons pour donner de l'eau et j'aperçus mon mari pendant une seconde. Je l'entrevis encore une fois à travers les barbelés de l'ouverture, en prenant un chemin de terre qui longeait la voie, au départ de Révigny. Mais, je le manquai à plu­sieurs reprises, en particulier à Nancy où les Allemands tirèrent sur la foule qui essayait de voir les prisonniers.

La dernière nuit et la dernière matinée furent marquées d'un espoir que partagèrent sans doute les familles restées à Paris. Une dépêche rédigée de façon assez confuse, éma­nant de la Croix-Rouge, signalait que le train de déportés devait stationner en France jusqu'à nouvel ordre, par suite d'un accord entre le consulat de Suède et les Allemands. J'étais dans la gare de Bar-le-Duc quand cette nouvelle arri­va. Le chef de gare essaya de la communiquer au chef S.S. du convoi qui le reçut avec des hurlements. Il était déjà fou de rage, parce que les gares voisines se récusaient l'une après l'autre pour envoyer une machine de secours. Sa fureur venait de se traduire par un refus de faire ouvrir un wagon dans lequel des femmes s'étaient mises à crier. Cet énergumène voulait évidemment emmener son convoi coûte que coûte. Il fallait tenter de lui faire donner un ordre par un de ses supérieurs, en s'appuyant sur le texte de la dépêche. Je crois vraiment que nous avons, Claire et moi, remué ciel et terre. Nous avons réveillé le sous-préfet de Bar-le-Duc, couru à Nancy, réveillé le préfet, téléphoné au consulat de Suède à Paris pour faire confirmer la dépêche... l'accord était réellement intervenu à Paris, mais nous nous heurtions à la volonté absolue des S.S. du convoi.

Vers dix heures du matin, j'ai eu un rayon d'espoir: le gou­vernement Pétain, en fuite, arrivait à Nancy dans un horrible mélange de voitures boches. Je vis Bichelonne dans le grand café de la place Stanislas et lui demandai d'intervenir auprès des Allemands pour faire arrêter le train; il ne cher­cha pas à me dissimuler que la question lui paraissait sans intérêt et je lui dis que je me vengerais. (Je regrette bien que son procès n'ait pas eu lieu). Je rencontrai aussi Laval qui se promenait sur la place et me dit, plus poliment, qu'il ne pouvait rien. De son côté, Claire essayait de voir Déat. Tout cela affreusement inutile.

Quand j'eus la certitude que le train s'était enfoncé en Allemagne, par la frontière d'Avricourt, le 18 août à 14 h 07, je sentis le besoin de me reposer pour réfléchir. Nous étions très fatiguées, Claire et moi. J'avais de bons amis à Nancy, les D. qui nous reçurent exactement comme si nous avions été leurs sœurs. Ils envoyèrent chercher un docteur pour me faire une piqûre, qui me retapa tout de suite et nous per­mit de discuter ensemble mes projets. Je voulais essayer d'aller en Allemagne pour savoir ce que deviendrait mon mari et tâcher de lui passer des colis. Nous connaissions quelques exemples de prisonniers politiques dont on avait eu des nouvelles par des travailleurs; des contacts n'étaient donc pas impossibles. Je voulais surtout rester du

même côté que lui. La libération de Paris était proche, mais aussi la fin du mois d'août et la paix avant l'hiver me parais­sait moins évidente qu'à la plupart de mes camarades. Il me fallait aller en Allemagne, même si je devais m'y faire arrê­ter, car je m'y sentirais moins séparée de mon mari, donc moins malheureuse qu'en France libérée.

(3) Nous n'avons eu aucune difficulté de papiers. A Vitry-le-François. les Allemands avaient établi un contrôle, mais, dans la pauvre ville détruite, le barrage se voyait de loin, sans qu'il fût cepen­dant pOSSible de bifurquer dans une rue perpendiculaire. Comme nous ralentissions, hésitantes de'vant la décision à prendre, nous avons eu la chance d'être doublées par une voiture qui stoppa devant les soldats. Nous en avons profité pour passer aussi vite que possible. Je craignais qu'ils ne tirent dans les pneus. Mais ils ne firent rien du tout.

Le premier but a atteindre était de me procurer une carte de

travailleuse. Mon ami D. connaissait de réputation un

commerçant belge qui s'était entremis pour obtenir des Aus­

weis de la police. Par ailleurs, le docteur qui venait de me

soigner me parla d'un de ses amis, industriel à Nancy, qui

était en rapport d'affaires avec un entrepreneur de trans­

ports. Cet entrepreneur qui avait eu des camions réquisi­

tionnés par Todt avait réussi à en conserver d'autres, grâce

à des cadeaux d'essence ou de pneus à un Boche de la

police « qui était très puissant ". J'avais trop l'habitude·

depuis des années que je travaillais pour les prisonniers

civils, des « Boches très puissants ", pour ignorer que leurs

histoires se terminaient toujours, pour les pauvres familles,

par la perte de quelques mille francs et la promesse d'un

colis qui n'arrivait jamais au prisonnier. Mais l'entrepreneur,

un Italien qui trafiquait évidemment avec les occupants,

pouvait être un intermédiaire commode pour avoir des pa­

piers de travailleuse, papiers dont la demande était assez

saugrenue en août 1944.

Mes amis D. et le docteur G. me mirent immédiatement en rapport avec l'industriel M. V., auquel ils avaient communi­qué les grandes lignes de l'histoire de mon mari. Je connais­sais la famille lyonnaise de M. V. et je savais que je pouvais avoir confiance en lui. Il me parla de son beau-frère, dépor­té politique dont il était sans nouvelles et pour lequel il comptait utiliser les possibilités d'action de l'entrepreneur de transport. Il me dit, en outre, qu'il connaissaît, par cet intermédiaire, de très nombreux faits et gestes des mem­bres de la gestapo à Nancy et à Metz et qu'il remettait à l'I.S. un compte rendu de leurs allées et venues et des gens qU'ils fréquentaient. Finalement, M. V. me promit de se renseigner sur la façon la plus rapide d'obtenir les papiers que je voulais. Mais, de l'avis général, cela ne pouvait demander moins d'une semaine.

Je sentais que je ne pouvais être absente du Comité Pari­sien de Libération (je faisais partie du Bureau) au moment d'une très probable insurrection. D'autre part, mon amie Claire était anxieuse de laisser plus longtemps seule sa mère qui avait déjà un mari, un fils et une fille déportés.

• Nous repartîmes donc vers le soir, avec de l'essence donnée par nos amis. Aucun incident de route, sinon le fantasmagori­que spectacle d'un parachutage (d'armes sans doute) dans la plaine de Meaux, tandis que des colonnes de Boches en retraite se déroulaient à quelques centaines de mètres. Nous étions à Paris vers 5 heures, à l'aube de la bagarre.

J'entrai à l'Hôtel de Ville le matin même pour ne plus guère

en bouger pendant la semaine qui allait suivre.

Après les journées d'insurrection de Paris, plus décidée que jamais à rejoindre la zone allemande, et malgré les conseils ou les prières de mes amis, j'organisai rapidement mon départ. J'avais cette fois toutes facilités pour ce second voyage, puisqu'il n'était plus question de clandestinité.

J'ai quitté Paris le 27 août au matin, dans une voiture prê­tée par la Croix-rouge, avec une provision d'essence. Madame L. qui avait bien voulu m'accompagner portait l'uni­forme du C.A.V.F. dont elle avait retiré les écussons à croix de Lorraine.

Elle semblait ainsi appartenir aux sections féminines auto­

mobiles. J'avais remplacé mon brassard C.P.L. par un bras­

sard de la Croix-Rouge. Nous avions comme passeports un papier à en-tête du Comité Parisien de Libération pour la première partie du voyage et, pour la zone allemande, un curieux ordre de mission de la Croix-Rouge, rédigé en fran­çais et en allemand, qui nous envoyait à Nancy, afin de prévenir les membres de la Croix-Rouge de cette ville, que les gaullistes avaient à Paris arrêté des personnalités du Comité de Direction. Je pensais que ces papiers étaient un peu insuffisants, mais pas une fois nous ne devions être arrêtées sur la route, mon amie et moi.

Le 27 août, au petit jour, de grands incendies brûlaient encore du côté de la Halle aux Vins, après le bombardement de la nuit. Nous pensions avoir quelque peine à sortir de Paris, mais les bagarres semblaient terminées. On nous avait conseillé de faire un grand détour par Nemours et par Sens. Cet itinéraire, en effet, n'offrit pas d'autres difficultés que celles des crève-pneus F.F.1. Aux environs de Fontai­nebleau, nous avions rencontré l'armée américaine et, tout le long de la route, jusqu'à Troyes, doublé indéfiniment des colonnes et des colonnes d'un matériel magnifique. Des ca­mions de la d.c.a., les énormes machines du génie, tout cela flambant neuf donnait l'impression d'une puissance écrasante et roulait vers l'est dans un ordre impeccable et splendide.

Nous n'imaginions pas, à Paris, que les Américains avan­çaient déjà si loin en Champagne. C'était magnifique de les trouver toujours plus loin devant nous. A Troyes, enfin, nous rejoignions les avant-gardes. Les Allemands avaient quitté la ville dans la nuit, après d'assez sérieuses bagarres qui laissaient quelques traces dans les rues. Les maisons commençaient à pavoiser. J'allai à la préfecture où le Comi­té de Libération de l'Aube était en place, donnant un beau témoignage d'organisation. Les camarades, contents d'avoir des nouvelles de Paris me donnèrent quelques indications pour la suite de notre voyage.

Dans la ville, tous les ponts sur la Seine avaient sauté. Les Américains établissaient une passerelle, nous promettant qu'elle serait prête avant quatre heures de l'après-midi et que mon amie et moi, en qualité de « Free French ", nous traverserions les premières...

Nous avons préféré ne pas attendre dans l'espoir de trouver un pont en amont de la ville et de gagner ainsi du temps. D'autre part, nous ne voulions pas cogner aux arrière­gardes boches, la route que devaient prendre les Améri­cains. Il nous fallut remonter la Seine pendant une vingtaine de kilomètres, pour trouver un petit pont oublié dans la campagne et nous trouver enfin sur la rive droite. Là, nous avons pris des chemins de traverse pour rejoindre la grande route à Bar-sur-Aube. Sur le pont, à l'entrée de la ville, deux sentinelles boches nous regardèrent passer sans nous accorder le moindre intérêt. C'était d'autant plus inespéré, que ces deux soldats étaient les derniers Allemands de la retraite. (Nous nous étions donné beaucoup de mal pour tomber en avant des lignes, mais les Boches se retiraient si vite que le « no man's land» s'étendait jusque-là).

Après Bar-sur-Aube, nous avons eu le merveilleux spectacle de la débâcle allemande, plus merveilleux enc()re après notre revue, au matin, du matériel américain. Maintenant, nous dépassions des files hétéroclites de véhicules en panne. De temps en temps, quelque chose d'encore valide, camion décoré de branches mortes ou vieil autobus parisien, remorquait tout un transport dans lequel s'entassaient des caisses, des bagages, des souris grises, des officiers, des bicyclettes et même des machines à coudre. C'était vrai­ment un spectacle satisfaisant. D'autant plus que, parmi ce désarroi, notre voiture Croix-Rouge n'attirait les regards de personne et que nous étions le soir à Nancy, chez mes amis D., sans autres incidents que les crevaisons de pneus.

A Nancy, je pris immédiatement contact avec le colonel Grandval (Cancel) qui commandait les F.F.1. de la région (et se plaignait du manque d'armes) et avec des membres du Comité de Libération. Ils étaient heureux des nouvelles de Paris. Tous pensaient que les Américains pouvaient arriver très rapidement.

Je n'avais donc que peu de temps pour réaliser mes projets, c'est-à-dire, avant tout, me procurer des papiers pour aller en Allemagne. La piste du commerçant belge s'avérait tout de suite inutile : cet homme prétendait qu'il pouvait faire passer un paquet au camp de Schirmeck, où le convoi du 15 août, affirmait-il, avait été dirigé. Par ailleurs, le bruit courait que les prisonniers étaient à Bitche ou à Écouves. Mon ami D. avait un gazogène et pouvait circuler en Alsace et en Lorraine, mais nous n'avons pas eu à perdre de temps en recherches et enquêtes, car la certitude que le train était allé à Weimar se précisa très vite. J'avais toujours été per­suadée que les hommes échoueraient à Buchenwald et les femmes à Ravensbrück, puisque c'étaient les buts de tous les derniers convois. Les gardiens et les interprètes de Fresnes et de Compiègne le savaient.

Je retournai voir M. V. Pendant mon absence, il lui était arrivé une aventure qui aurait pu mal tourner. Son chauf­48

feur de l'usine avait écrasé 3 Allemands, blessé un et s'était enfui après l'accident. M. V. craignant pour le chauf­feur les suites de l'affaire, l'avait aidé à filer. Appelé lui­même à la gestapo à la place de son employé en fuite, il s'était entendu signifier qu'on le garderait jusqu'à ce qu'il ait dit où se trouvait le responsable de l'accident. Il se voyait déjà en route pour l'Allemagne, quand il avait été relâché grâce aux démarches de l'entrepreneur de trans­ports M. Cet incident renforçait sa confiance, sinon dans M., du moins dans le crédit de celui-ci auprès de la gestapo. Il était plus décidé que jamais à essayer d'utiliser ce crédit en faveur de son beau-frère, qu'il supposait à Buchenwald.

Il me présenta M. auquel j'expliquais que je voulais aller travailler en Allemagne pour envoyer des colis à mon mari, et qui proposa de se charger des papiers à obtenir. M. parut très désireux de me rendre service, ce qui était naturel en août 1944 de la part d'un commerçant qui avait évidemment travaillé pour les Allemands. Je dois préciser qu'il n'a pas voulu accepter l'argent que je lui ai proposé. Il semblait très préoccupé lui-même du sort d'un de ses amis C., anti­fasciste notoire, qui avait été arrêté dans de très mauvaises conditions.

Je me rappelle tous les détails de ma première conversation avec M. V. et M. Tous deux envisageaient leurs possibilités de venir en aide aux déportés qui les intéressaient; je me disais qu'ils étaient bien ignorants des réalités, car je n'avais jamais entendu dire que des démarches de ce genre eussent abouti. Cependant, ils donnèrent un détail qui me surprit : le Boche que connaissait M. avait consenti, moyennant le « prêt" d'une Simca qu'il n'avait pas rendue, à accompa­gner M. à Compiègne : là, il avait fait appeler le beau-frère

de V. et l'antifasciste auquel M. avait remis d'énormes colis et une caisse de provisions pour leurs camarades. Je connaissais quelques personnes qui avaient pu voir leurs prisonniers à Compiègne, mais c'était un exploit très diffi­cile. J'en conclus que le Boche de M. était intéressant et demandai à le voir personnellement.

Mes amis D. et M. V. me conseillaient de l'éviter soigneu­sement, craignant pour ma sécurité personnelle. Selon eux, l'intermédiaire de l'Italien donnerait les meilleurs résul­tats. Mais j'avais bien réfléchi et ma décision était prise; il fallait ne négliger aucune possibilité et pour cela, voir moi-même le Boche et en tirer le maximum. (Je commençais à espérer non seulement des papiers pour moi mais peut­être une autorisation de colis). Les risques étaient nuls pour mon mari dont la situation ne pouvait être empirée; pour moi, ils me paraissaient plus légers que ne le pensaient mes amis. Évidemment, si le Boche était un personnage impor­tant qui allait souvent à Paris, il avait pu entendre parler de moi, du moins de l'affaire de mon mari. Mais, il y avait peu de chance, la gestapo étant une énorme machine très compartimentée, qu'on sût, à Metz ou à Nancy, que j'étais recherchée à Paris. Et puis, vraiment, dans ma situation, les

risques n'avaient pas d'importance.

Je repris donc contact avec la gestapo dès le lendemain 29 août. Je vis un homme jeune, maigre, des yeux ternes avec des lunettes, l'air lent et bête. Mais, je savais par expérience qU'ils peuvent paraître relativement inoffensifs et connaître parfaitement les ficelles de leur métier. J'étais donc exactement dans l'état d'esprit d'un interrogatoire : la sensation qu'il s'agit de gagner une partie contre un pro­fessionnel avec des moyens d'amateur, mais que la cervelle fonctionne plus vite et mieux que d'habitude.

Je demandais seulement des papiers qui me permettraient d'aller en Allemagne. Pourquoi je voulais aller en Allemagne? Pour pouvoir envoyer des colis à mon mari prisonnier au camp de Buchenwald. Pourquoi mon mari avait-il été arrêté? Là, j'ai hésité un quart de seconde à répondre que l'affaire de mon mari était très grave, que j'étais complètement désespérée, qu'on ne pouvait pas me refuser d'essayer d'envoyer ce colis... Je crois que c'est la fatigue au cours d'un interrogatoire qui vous porte à dire la vérité. Heureuse­ment, je dis que mon mari avait été arrêté dans une rafle d'officiers de réserve, que je ne m'étais pas trop inquiétée; en effet, tout le monde avait été libéré, sauf mon mari, embarqué par suite d'une affreuse erreur dans le convoi des déportés de Fresnes. « L'Allemagne ne faisait jamais d'erreurs? ". J'en étais tout à fait persuadée jusqu'à présent. Cependant, mon mari était bel et bien innocent.

Tout cela avait l'air de « prendre» assez bien. Le Boche, toujours lent, assez indifférent. -Soudain, il me dit: « Je peux voir cette affaire, je peux me renseigner ". J'eus l'air de saisir cette occasion de me faire rendre justice et je réclamai énergiquement une enquête approfondie, insistant sur le fait que les recherches seraient faciles, puisque les services de la gestapo de Paris étaient repliés à Nancy. (En réalité, j'avais appris par des camarades de Nancy que le personnel de la gestapo de Paris était à Saint-Dié et je misais sur le fait que le Boche de Metz n'irait pas jusque­là). Il me dit ni oui ni non. J'insistai de nouveau pour mes papiers. Je m'en allai sans rien de précis, mais avec une impression favorable. De nous deux, il me semblait que c'était moi qui avait gagné.

Je dois dire que pendant la nuit, mes réflexions furent plus sombres. Si le Boche allait vraiment à Saint-Dié, ou seule­ment s'il rencontrait à Nancy un policier de l'avenue Foch ou de la rue des Saussaies, il serait immédiatement rensei­gné sur l'activité de mon mari -et sur la mienne -. Cela m'était égal d'être arrêtée, mais ce pouvait être dramatique d'attirer de nouveau l'attention sur Pierre, alors que sa déportation avait paru à tous ses camarades une solution inespérée.

J'étais surtout inquiète d'avoir inventé la rafle d'officiers de réserve; il avait été question de cette mesure et elle n'était pas invraisemblable, surtout à la veille du débarquement, mais c'était une histoire assez facile à contrôler. En somme, j'avais tout de même pris de gros risques. Il est vrai que je ne pouvais pas laisser passer l'occasion qui s'offrait de tenter quelque chose. J'avais déjà trop de regrets d'avoir reculé dans l'affaire de Fresnes (4).

Le lendemain, M. V. me dit que le Boche était retourné à son bureau de Metz. Il avait donné pour moi à M., qui me le lais­sait, un papier orange pouvant servir de passeport pour l'Allemagne. M. avait également quitté Nancy pour Metz, où il avait un domicile et des garages.

Je décidai alors de partir pour Metz. Je ne pouvais pas lais­ser trainer les choses, d'autant que les Américains menaient une guerre éclair. Jacques D. avait pour son usine une voi­ture à gazogène et l'autorisation d'aller à Metz, ville faisant partie du Reich. Je possédais le papier orange. Les forma­li~és de frontière ne prirent que quelques minutes.

A Metz, j'allai à l'adresse de M. Je n'étais pas suffisamment en règle pour descendre à l'hôtel et je voulais avoir M. sous la main car il m'était un intermédiaire indispensable. Il me reçut avec beaucoup de gentillesse. Je manifestai une confiance que je ne pouvais pas éprouver pour un person­nage, dont les relations avec tous les « Todt» de la terre étaient évidentes, mais ses préoccupations pour son ami l'antifasciste était un sujet de conversation, ainsi que son souci de soustraire aux Allemands le plus possible de ses camions.

A la gestapo, après avoir attendu assez longtemps, je me retrouvai devant mon Boche. Aucun changement dans son attitude. Il me dit qu'il s'était renseigné sur l'affaire de mon mari (je n'eus peur qu'une fraction de seconde) et qu'en effet, j'avais dit la vérité. Je le remerciai de ses efforts pour faire la lumière et lui demandai d'achever l'enquête, en fai­sant transférer mon mari à Metz, pour terminer cette affaire. Pas de réponse précise -l'air de plus en plus absent et endormi.

Mais, le soir, M. me dit qu'il l'avait vu et que le Boche avait dans sa poche, signé de son supérieur, l'ordre de transfert de mon mari au Sichereitdienst de Metz.

Je discutai longuement avec M. du meilleur parti à tirer de la situation. Il fallait aller vite. La T.S.F. signalait les Améri­cains dans des lieux qui paraissaient assez fantaisistes, mais nettement de plus en plus proches. La Belgique, Verdun, Bar-le-Duc et même Thionville (ce qui était notoire­ment faux). L'ordre de transfert sur Metz n'avait d'intérêt que s'il était utilisé immédiatement et le Boche, parait-il, en pos­sédait un semblable depuis' plusieurs jours concernant le beau-frère de M. V. Il fallait absolument le décider, non pas à faire exécuter ses ordres, ce qui n'aurait peut-être pas le temps d'aboutir, mais à les exécuter lui-même.

Et d'autre part, cela je ne le disais pas à M., un ordre de transfert arrivant à Buchenwald pour M. de M. dont l'affaire était sans gravité, aurait sans doute été obéi, mais pour mon mari, il était vraisemblable que la direction du camp donne­rait au moins un coup de téléphone pour une confirmation ­peut-être un coup de téléphone à Berlin où se trouvait le dossier. Je pouvais faire exécuter mon mari séance tenante. Si la gestapo de Metz allait en personne s'assurer du prisonnier, le risque était moins grand. Je croyais pouvoir le tenter étant donné la gravité de la situation de mon mari.

Décider le Boche à aller lui-même à Buchenwald ne parais­sait pas impossible à M. Un aller et retour par l'autostrade serait rapide. L'argument de l'injustice à réparer serait insuf­fisant, mais on pourrait lui proposer de lui fournir l'essence nécessaire, non seulement pour le voyage, mais encore pour .évacuer sa famille. Il avait femme et enfants que l'avance américaine devait inquiéter sérieusement. M. me proposa d'organiser tout cela. Je suggérai une offre d'ar­gent, mais M. m'assura que cela ferait tout échouer (il ne chercha pas à profiter de la proposition pour son compte, je dois même préciser qu'il me fallut insister pour lui payer son essence au prix du marché noir).

Je passai ensuite deux journées très dures. Je n'osais guère sortir car il fallait, pour séjourner à Metz, un papier spécial que je n'avais pas. M. avait disparu, préoccupé uniquement de mettre en pièces détachées ses camions que les Alle­mands auraient réquiSitionnés, ou d'en faire remorquer d'au­tres dans des cachettes insoupçonnées. En attendant les brèves apparitions pendant lesquelles je le ramenais avec diplomatie au sujet qui m'intéressait, j'étais suspendue à des radios incohérentes et contradictoires. Les heures qui s'écoulaient étaient infiniment précieuses. Enfin, le soir du 31 août, M. passa me voir pour m'annoncer, dans l'ordre d'importance, deux bonnes nouvelles : tous ses camions étaient planqués et le voyage à Weimar s'organisait très facilement. Le Boche ferait son déménagement familial le lendemain (il mettait femme et enfants en sûreté à Essen !), puis se rendrait à Neustadt où il avait à faire. M. devait l'y retrouver avec une voiture rapide et une provision d'es­sence, le conduire à Weimar dans la journée èt regagner Metz dans la nuit avec le beau-frère de M. V. et mon mari. Le Boche refusait décidément de reprendre l'affaire de l'an­tifasciste dont la culpabilité lui était connue. Ma participa­tion au voyage avait été rapidement évoquée, sans provo­quer de commentaires. M. ne me cachait pas qu'il la trouvait

(4) Pendant que mon mari était à Fresnes, des camarades m'avaient proposé le plan suivant : un gardien français dont on pouvait être sûr connaissait un des soldats de la prison qui acceptait, moyennant 20000 F et un costume civil, d'amener mon mari (je connaissais le no de sa cellule) dans les sous-sols. De là, le gar­dien français l'aurait guidé à l'extérieur, avant de rejOindre lui­même son groupe F.F.I.

Au dernier moment, après de terribles hésitations, j'avais refusé de donner le nom et le no de la cellule de mon mari. Je craignais que le soldat, priS de crainte, ne transmit ce nom à la police et que mon mari fût exécuté immédiatement.

Depuis, .i'ai revu le gardien. Il s'est très bien battu à Antony, mais regrette encore de n'avoir pas réalisé l'évasion. Après coup, .ie pense en effet qu'elle n'était pas impossible.

inutile et osée, mais je voulais absolument faire partie de l'expédition. Je m'imaginais très bien, en effet, le Boche ennuyé par ces kilomètres d'autostrade et l'Italien inquiet pour sa voiture plus ou moins en règle, allant boire un verre avec lui au buffet de Neustadt et rentrant ensuite, en me racontant n'importe quoi ou en me laissant simplement « tomber ".

Nous devions partir le lendemain à midi. A 4 heures, M. n'était pas là. J'étais vraiment désespérée, pensant qu'au dernier moment il avait eu peur de ce raid en Allemagne. A la gestapo, plus personne, que des manœuvres qui clouaient des caisses; le Boche était parti. Je crus vraiment, pendant quelques heures que tout était perdu. Enfin, vers 5 heures, M. revint. Sa voiture était prête, il avait l'essence, nous partions.

Nous avons pris la route de Sarrebrück et, tout de suite plongé dans l'immense pagaille de la débâcle allemande que je n'avais pu qu'entrevoir dans les rues de Metz. Des fites de soldats éreintés, sans armes, ne marchant plus au pas, des camions d'officiers assis sur des caisses, des sou­ris grises dans des autobus de Paris, des prisonniers de guerre (surtout des Russes) évacués en colonnes et d'im­menses charrettes de campagne, véritables échafaudages de mobiliers sur lesquels étaient perchées toutes les fa­milles des paysans venus de l'Est, quatre ans plus tôt, pour remplacer les Alsaciens et les Lorrains dépossédés. Le bétail achevait de rendre à peu près inextricable ce chaos de déroute et de pillage, dans lequel aucune autorité militaire ou civile ne tentait de mettre de l'ordre. Ma voiture avançait lentement, mais je ne me lassais pas de ce magni­fique spectacle. L'énorme pagaille nous était d'ailleurs une garantie de sécurité, car il ne pouvait être question de gen­darmes ou de contrôles de papiers au milieu d'un pareil cataclysme. J'avais demandé à M. de me montrer la ligne Siegfried et nous la traversions en trois endroits : nulle part on n'entrevoyait de défense organisée ou de soldats regroupés. Je me disais, pensant à l'armée américaine, que la guerre était certainement finie : il était impossible d'ima­giner que l'Allemagne survivrait à cette débâcle et tiendrait encore un hiver à ses frontières.

J'arrivai très tard à Sarrebrück. Tout le centre de la ville était écroulé. Sur la place de l'immense gare en ruines, une foule tassée sur ses bagages attendait des trains hypothé­tiques. Impossible de trouver d'autre asile que la paille des centres d'accueil bondés de réfugiés. Je voulais dormir dans l'auto, mais cela ne plaisait pas à l'Italien qu'il ne fal­lait pas contrarier. Il avait un ami garagiste à Sarreguemines. Le garagiste était absent mais, entendant notre français, un vieux monsieur et sa femme s'approchèrent et nous deman­dèrent de venir chez eux. Ils ne parlaient pas français, mais me dirent bien vite « Unser Sohn ist bei de Gaulle ». Ma halte dans leur petite maison fut une trève à ma solitude. L'Italien était allé se coucher tout de suite. Je racontai la libération de Paris et ils se mirent à pleurer de joie. Les pauvres vieux étaient sans nouvelles de leurs enfants : une fille, réfugiée dès 1940 en Dordogne et le fils " bei de Gaulle ».

J'eus beau réveiller M. avant l'aube, l'encombrement des routes était tel que nous n'atteignimes Neustadt par Keiserslautern qu'à 9 heures du matin. Nous étions en retard au rendez-vous. Le Boche n'était pas devant la gare. M. pensait qu'il avait été retardé comme nous, mais à mesure que les heures passaient, il se décourageait et parlait de regagner Metz. J'étais terriblement anxieuse et je savais seulement que, plutôt que de repartir vers l'ouest, ce qui m'éloignerait de mon mari, je resterais en Allemagne, mais sans plus de perspectives que l'envoi du problématique colis. Enfin, à 4 heures, au moment précis où M. décidait de faire demi-tour, la voiture du Boche apparut au coin de la rue. Son occupant paraissait plus indécis que jamais, mais ma présence ne parut pas l'étonner. Il parlait de rentrer à Metz et de remettre Buchenwald à plus tard : je crois que c'est M. qui sauva la situation, en disant que Buchenwald n'était qu'un détour de quelques heures et qu'il y avait du cognac dans notre voiture.

En route vers l'est, je respirai un peu. j'étais seule dans le fond de l'auto. Devant, les deux hommes échangeaient des remarques sur la température. La traversée de Manheim et surtout Francfort me donna des joies pures : jamais je n'avais imaginé des destructions aussi totales. J'essayai de retenir le plus de renseignements possible. Près de Francfort, il y avait trois appareils de chasse sur un terrain d'aviation. Sur l'autostrade, pendant plusieurs kilomètres, une double rangée de moteurs démolis.

En dehors des grands centres, malheureusement, villages et petites villes étaient intacts, avec leur cohue de réfugiés et de blessés. A Fulda, les hommes mangèrent les provi­sions que m'avaient données les Alsaciens de Sarregue­mines et dormirent dans une maison de banlieue, où ils avaient vu briller une lumière. Je passai le reste de la nuit dans la voiture, soulagée d'être seule, de n'avoir plus à dissimuler mon impatience et mon angoisse.

Le lendemain 3 septembre, vers 10 heures, nous étions près de Weimar. Le Boche demanda la route de Buchenwald à un soldat qui, tranquille, répondit que le camp avait été détruit la semaine précédente par un bombardement aérien. Je crois que je n'oublierai jamais la tête du soldat et ce détour de chemin. Je faisais semblant de regarder le paysage par la portière.

Traversée de Weimar, encore intact à cette date, puis d'un bois complètement désert.

La voiture s'arrêta cent mètres environ en avant de barbe­lés qui formaient, je l'appris plus tard, l'enceinte extérieure du camp. Le Boche descendit, chercha ses papiers (qu'il ne retrouvait plus!) et s'éloigna en disant qu'il allait revenir avec les prisonniers.

J'avais tout de suite aperçu, derrière les barbelés, un vaste champ de destructions, bâtiments rasés, arbres calcinés, matériaux qui fumaient encore. Je me disais que si mon mari était parvenu à Buchenwald, il avait peut-être été tué par le bombardement, que le Boche allait revenir et me dire qu'il avait vu son nom sur un registre; je me demandai comment je pourrais tenir le coup devant ce Boche et l'Italien. Peut­être que Pierre était venu là et reparti pour un kommando ; il serait inutile de demander au policier de pousser les recherches plus loin car il voulait visiblement retourner à son bureau et d'ailleurs nous n'aurions pas eu l'essence

nécessaire. En ce cas, il me faudrait obtenir un papier m'au­torisant à passer des colis et m'arranger pour rester sur place.

Il Y avait encore l'hypothèse, très vraisemblable, et qui me paraissait par moments inévitable, dans laquelle le Boche aurait voulu se renseigner avant de prendre livraison des prisonniers. S'il avait donné un coup de téléphone au bon endroit pour s'assurer que l'officier de réserve n'avait vrai­ment pas de dossier, j'allais le voir revenir pour m'empoi­gner et me fourrer de l'autre côté des barbelés. Cela m'était bien égal pour moi, mais j'aurai réussi à apporter à mon mari un souci supplémentaire si l'on nous confrontait. (De­puis notre arrestation de 1942, pourtant sans gravité, je garde un mauvais souvenir des confrontations conjugales). Enfin, si le Boche avait appris quelques détails du dossier ­l'affaire du dépôt d'armes ou l'entente avec les organisa­tions communistes par exemple -il allait faire pendre Pierre immédiatement et peut-être devant moi.

Cette attente dans l'auto dura quatre heures exactement. Au bout de quatre heures, l'Italien qui tourniquait dehors me dit: « Tiens, le voilà qui revient. Il ne ramène qu'un prison­nier. Je crois que ce n'est pas M. de M. " Je me retournai et comme je n'y voyais plus clair, il me fallut quelques secondes pour comprendre que le grand vagabond maigre qui marchait à côté du Boche était bien mon mari. Il portait le manteau que ma belle-sœur avait réussi à lui passer à Fresnes et un chapeau qui lui tombait sur le nez, parce que ses cheveux étaient rasés.

Quand la portière de l'auto s'est ouverte, j'ai dit « Bonjour, comment vas-tu" et lui, de son côté, paru trouver naturel de s'asseoir à côté de sa femme. Je me dépêchai de lui expliquer que son innocence allait enfin être reconnue, car je tremblais qu'il ne crût à une complicité générale et, devant nous, le Boche pouvait entendre tout ce que nous disions. Il est vrai qu'il était occupé à boire du cognac et à déplorer avec M., qui conduisait à toute vitesse sur l'autostrade, de n'avoir pas trouvé M. de M. dont le nom ne figurait pas sur le registre de Buchenwald. (J'appris quelques jours plus tard qu'il avait été libéré à Compiègne même. Je crois que c'était Ur:l vrai « non coupable »).

Mon mari me raconta brièvement qu'on était venu le cher­cher dans une baraque où il s'était caché pour dormir. Il n'aurait pas dû se trouver là et c'était un hasard qu'on l'eût déniché. Il avait cru simplement, me dit-il plus tard, qu'on l'emmenait au crématoire, d'autant plus que ses meilleurs camarades étaient partis en transport dans la nuit précé­dente (rétrospectivement, je tremble encore à la pensée que j'aurais pu le manquer à quelques heures près). Puis, le soldat l'avait conduit dans un local où on lui avait remis ses vêtements personnels et ses affaires -moins l'argent et la montre -deux jours de vivres et l'ordre de suivre le civil à lunettes qui l'attendait.

Toute l'aventure me paraissaît un tel enchaînement de mira­cles, que je ne doutais plus de rien, tandis que M. filait vers l'ouest. Nous étions à Neustadt dans la nuit. Le Boche des­cendit, reprit sa voiture dans laquelle on remit de notre essence et fit monter mon mari à côté de lui. Je demandai à M. de marcher derrière pour ne pas perdre leur auto de vue.

La série des miracles n'était pas finie, car notre plus grande chance nous attendait à Metz, où nous arrivions vers 4 heu­res du matin. La ville était complètement évacuée et dans l'immeuble de la gestapo un ordre attendait le Boche: celui de rejoindre ses services à Neustadt. Il eut l'air assez déso­rienté et surtout préoccupé de trouver l'essence nècessaire à ce trajet. M. lui en promit pour le matin même, ajouta qu'il nous emmenait coucher chez lui et nous dîmes poli­ment au Boche « Bonsoir » en le laissant devant la porte de la gestapo abandonnée.

Au matin, nous nous sommes demandés, mon mari et moi, si nous n'allions pas filer à Nancy à pied. Mais nous étions à la fois si fatigués et si optimistes qu'il nous parut plus simple de nous faire conduire par l'Italien, qui ne voulait pas rester d'ailleurs dans la ville évacuée. Avant de quitter Metz et après avoir beaucoup réfléchi, je demandai à M. de remettre au Boche, en plus de son essence, les 10000 marks que nous avions emportés à tout hasard pour le voyage en Allemagne et auxquels nous n'avions pas touché. Sur le moment, j'éprouvai une grande satisfaction à payer ce Boche, après l'avoir si bien fait marcher.

Je dois dire que plus tard, rentrés à Paris, quand il fallut rembourser les amis qui m'avaient avancé de l'argent avant mon départ, nous avons pensé mon mari et moi que nous aurions bien pu faire cette économie.

Il nous restait à regagner Nancy. Plus question de frontiére, la barrière était levée, le poste vide, les Allemands qui res­taient, occupés à voler systématiquement le bétail de Moselle. Nous étions chez mes amis D. pour déjeuner.

A Nancy, tous nos amis, heureux de récupérer Pierre, nous conseillèrent de ne plus prendre de risques, de nous plan­quer dans un appartement que nous proposait le Dr G. (en prévision d'un retour offensif de la gestapo) et d'atten­dre l'arrivée imminente des Américains. On nous affirmait qu'ils seraient là le lendemain. Mais, j'avais une grande hâte de montrer à mon mari le drapeau tricolore sur Notre­Dame et aussi de revoir ma famille, dont je m'étais tenue éloignée, par mesure de sécurité pendant plusieurs mois. Pendant que mon mari restait étendu sur un lit, mon amie L. et moi, dans la voiture de la Croix-Rouge, partions en recon­naissance pour voir s'il était possible de quitter Nancy. La route de Toul était coupée par des arbres abattus. D'autres chemins, voisins de mitrailleuses en action, nous parurent trop aventureux. Par contre, la direction d'Épinal semblait praticable.

Au retour de notre promenade, j'allai à la Kommandantur avec mon amie, dans son pacifique uniforme. Je vis un offi­cier solitaire, auquel j'expliquai que nous partions en mis­sion pour la Croix-Rouge à Épinal et qu'un industriel de Nancy demandait à profiter de notre voiture. Je venais sim­plement demander un papier nous autorisant à transporter ce Monsieur, car nous ne voulions rien faire d'irrégulier. Je me souviendrai toujours de la réponse de l'officier, hilare, enchanté de la situation : « Mais Mesdames, la guerre est finie, nous sommes en déroute. Plus de papiers mainte­nant! ». Il répétait « nous sommes en déroute" comme s'il ne se lassait pas de cette constatation. Devenu plus sérieux, il ajouta: « Avez-vous des armes? car les soldats sont sans ordres .. ils pourraient vous prendre votre voiture ».

Cet épisode burlesque acheva de nous décider à partir. Route assez facile jusqu'à Épinal. Je me souviens de diffi­cultés causées par l'absence de ponts et aussi de notre étonnement grandissant, devant la présence de soldats alle­mands de plus en plus nombreux et organisés. Nous com­mencions à nous demander si nos amis de Nancy ne se faisaient pas d'illusion sur l'imminence de leur libération (5).

Les paysans interrogés, nous indiquaient tantôt les Améri­cains à quelques kilomètres, tantôt un retour de l'ennemi. Enfin, après Chaumont encore solidement tenu, nous avons pu passer les lignes sans trop d'émotions : deux petits postes successivement nous arrêtèrent et nous firent faire demi-tour; un troisième, plus négligent ou respectueux de notre fanion à Croix-Rouge, nous laissa passer. C'est sur la route de Bar-sur-Aube que nous avons rencontré, avant les Américains, la première voiture F.F.I.

Après une hospitalité de camarades à Bar-sur-Aube, nous retournions le lendemain matin à Paris encore pavoisé ! Mon premier coup de téléphone fut pour Claire. Sa mère me répondit. Claire avait été fusillée la semaine précédente, dans l'Oise, tandis qu'elle essayait, avec sa voiture, d'assu­rer le ravitaillement d'un corps-franc. Claire qui s'inquiétait deux semaines plus tôt de quitter quelques jours sa mère si isolée ... C'est ce drame imprévisible qui marquait la fin de notre brève période des chances heureuses.

(5) En fait, je crois que les Allemands 11 furent encore trois semaines. Quant à Metz, deux jours après notre passage, la ville était de nouveau occupée et les services de la gestapo fonctionnèrent m'à-t-on dit, .iusqu'à la fin de novembre. Nous étions vraiment pasSés au bon moment.