04 - Le Concours international de l'U.R.S.S. en 1934

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Le concours International de l''U.R.S.S. en 1934

une rude épreuve pour les moteurs Renault à huile lourde

François Dain.

Préliminaires

Au début de l'année 1934, la Direction de la Société Ano­nyme des Usines Renault décidait de participer avec ses modèles de moteurs « Diesel» : deux moteurs 4 C-96 X 150 et deux moteurs 4 C-125 X 170, au concours international organisé en U.R.S.S.

Suivant notre exemple, une quinzaine de firmes européen­nes envoyaient leurs engagements.

Officiellement, il s'agissait d'effectuer avec ces moteurs des essais au banc dans une usine de la région de Moscou, puis des épreuves en exploitation, après les avoir montés sur des véhicules russes.

Ces véhicules seraient probablement des tracteurs agri­coles qui participeraient à des labours dans les «Tcher­noziom» Q:erres noires très fertiles de la région de Rostov sur le Don) (1).

Après quoi un classement serait établi. Le constructeur dont les moteurs auraient réalisé les meilleures performan­ces recevrait une commande très importante.

Ces indications sommaires étaient données par la Repré­sentation commerciale pour l'U.R.S.S. en France, qui pré­cisait qu'un programme détaillé serait fourni à son arrivée à Moscou à l'ingénieur qui serait chargé par les usines Renault de les représenter pendant les quelques semaines que dureraient ces travaux (2).

Désigné pour cette mission par le grand patron qu'était

M. Serre, il m'était difficile de refuser.

Cependant, j'en mesurais son caractère aventureux ... Mon­ter des moteurs Renault sur des tracteurs russes!... avec quels moyens ? .. Quelle mairi~d'œuvre ?.. Les faire mar­cher avec quel gas-oil? Quelle hUile ?.. Faire des labours ? ..

Mon anxiété était accrue du fait que notre matériel n'avait pas encore atteint, à cette époque, une fiabilité absolue. Nous en étions au début de l'application du moteur « Die­sel» à l'automobile. Le premier camion Renault à moteur 4 C-125 était sorti en prototype en 1930, et le premier camion à moteur 4 C-96 en 1932. Des modifications impor­tantes se succédaient qui mettaient en cause la construc­tion, la mise au point...

Ainsi, par exemple, sur les moteurs 4 C-125 expédiés en

U.R.S.S. au début de l'année 1934, il faudrait, pour les met­tre à jour, remplacer les bielles par des modèles garnis de cuivre-plomb au lieu de régule, les pompes d'injection pour l'injection rapide, les soupapes pour acier de meilleure tenue.

Ces travaux ne pourraient être exécutés que dans des ate­liers bien outillés, avec une main-d'œuvre expérimentée. Pourrais-je trouver là-bas l'aide nécessaire?

je me posais beaucoup de questions à ce sujet, mais aussi pour d'autres raisons : quelles seraient les conditions de vie dans ce pays dont on parlait beaucoup, mais dont on ne savait rien, dix-sept années seulement après la révo­lution d'octobre 1917?

La curiosité et l'enthousiasme de mes vingt-huit ans avaient aussi influencé mon acceptation.

Ces préliminaires étant posés avec les éléments connus ou supputés, poursuivons maintenant notre relation.

(1)

En fait. comme on le VeTTa par la 8uite, le8 véhicule8 n'étaient pas de8 tracteur8 mais de8 camion8 de 5 tonne8 de charge utile Qui devraient relier M08cou à Ti/lis et retoùr Tiflis-M08cou. 80it 5 000 km par le8 pi8te8 à traver8 l'Ukraine et le Cauca8e.

(2)

Le8 QuelQue8 8emaine8 ont duré 5 mois.

En route pour Moscou

Nous sommes en mai 1934, le temps presse; les mot.eurs sont partis en février. Il reste à expédier par mer les pièces pour les modifications et les rechanges et l'outillage spécial indispensable (~).

Une date et un bateau nous ont été assignés pour ce trans­port, et il faut aussi penser à ma propre expédition : passe­port, visa, vaccination, billet de chemin de fer pour le voyage Paris-Moscou, soit 2 jours et demi et trois nuits, car les liaisons aériennes n'existent pas à cette époque.

29 juin 1934

Le train direct pour liège-Cologne-Berlin-Varsovie-Stolpce­Niegoreloye quitte la gare du Nord à 23 h 35. Les wagons sont pleins de voyageurs de différentes nationalités : Fran­çais, Anglais, Allemands, Belges, Polonais, qui s'expliquent dans leur langue. C'est un brouhaha indescriptible.

Une heure après le départ, chacun se préoccupe de dormir, cependant que le rapide s'élance à travers les plaines du Nord, nous emportant vers la Belgique.

Nous traversons la frontière franco-belge sans difficultés, puis quelques heures plus tard, la frontière germano-belge où chacun doit déclarer l'argent qu'il possède et le présen­ter au douanier allemand. La même formalité sera accomplie à la frontière germano-polonaise où le douanier contrôlera si nous n'exportons pas plus d'argent que nous en avons importé.

Vers 7 heures du matin, nous nous reveillons dans la plaine allemande. De chaque côté de la voie, on ne découvre que cheminées géantes, hauts fourneaux, usines. C'est la région d'Essen, une des plus industrielles d'Allemagne.

Le train file à vive allure, cependant moins vite que sur le territoire français, et vers 6 heures du soir, il arrive à Berlin. La ligne contourne la capitale en passant par les différentes gares de Berlin-Zoologique, Berlin-Silésie, Berlin-Fiedrich­strasse.

Nous sommes le « 30 juin" et nous remarquons au passage une agitation sur les quais des gares, sans en soupçonner la raison. Nous apprenons quelques jours plus tard que le gouvernement allemand avait pris des sanctions graves contre les chefs des troupes d'assaut hitlériennes. Néan­moins, nous passons sans difficultés et poursuivons notre voyage à travers la Prusse.

A part l'arrêt à la frontière germano-polonaise pour la véri­fication des passeports et de l'argent, nous navons pas d'autre incident jusqu'à Varsovie où nous arrivons vers 8 heures du matin.

Après Var.sovie, nous traversons la pauvre campagne polonaise. Il nous semble être dans un autre monde moins civilisé que le nôtre, à la vue des campagnes avec leurs maisons basses en bois et des personnes vêtues misérablement. Les routes qu'on peut voir par la portière sont en très mauvais état; on voit très peu d'automobiles; dans les gares, les voitures qui attendent les voyageurs sont de petits cabriolets attelés d'un cheval et conduits par des hommes à la barbe hirsute qui rappellent les portraits des moujiks russes. Nous reverrons ce genre de voitures en U.R.S.S., dans toutes les villes que nous traverserons.

Enfin, voici Stolpce, gare frontière polonaise avec l'U.R.S.S. Nous approchons de l'autre monde. Le train s'arrête longue­ment. Les soldats polonaiS montent dans le train et nous repartons. A partir de Stolpce, toutes les têtes se penchent aux fenêtres des wagons, car voici la vraie frontière, avec ses poteaux rayés blanc et noir, ses rangées de fil de fer barbelé, ses hautes plates-formes et ses postes dans les arbres, d'où les sentinelles polonaises d'une part, et sovié­tiques d'autres part, se regardent.

Cinquante mètres avant la frontière, le train s'arrête pour que les soldats polonais descendent, puis il repart douce­ment et franchit la frontière conventionnelle. Voici l'arche fameuse décorée de la faucille et du marteau, de l'étoile soviétique à cinq branches, du drapeau révolutionnaire couleur de sang et de banderoles de propagande en let­tres blanches sur fond rouge que nous reverrons partout. Un de nos compagnons de voyage nous traduit quelques­unes des inscriptions : «Prolétaires de tous les pays, unis­sez-vous» -«Salut aux prolétaires de tous les pays ".

Cinquante mètres après la frontière, le train stoppe. Les soldats russes montent dans les wagons, et nous repartons jusqu'à la première gare soviétique : Niegoreloye, cepen­dant qu'une fanfare nous fait entendre un hymne révolution­naire et que de part et d'autre de la voie, des hommes en tenue sportive font des exercices aux agrès de portique ou jouent au basket-bail.

Pour nous tirer de rêves prématurés, un contrôleur vient demander les passeports. Jusqu'alors, toutes les frontières avaient été traversées sans difficultés, les douaniers se contentant d'examiner les passeports. Ici, il faut descendre pour changer de train, puisque la voie russe est plus large d'environ 20 cm que la voie européenne, et pour faire visiter les bagages à la douane.

Sur le quai de la gare, les porteurs soviétiques avec leurs tabliers blancs et leurs plaques numérotées sur la poitrine attendent le moment de monter dans le train. Ils nous évi­tent de porter nos valises jusqu'à la salle de visite, mais tout à l'heure, ils nous présenteront pour prix de leurs services un reçu en bonne forme, ne sollicitant pas de pour­boire, mais l'acceptant joyeusement. A Paris, on nous avait dit: «En U.R.S.S. pas de pourboire! ". Nous devions nous apercevoir plus tard, à Moscou et ailleurs, que le pourboire est accepté comme dans les autres pays et que la part du service : 10 % est prévue sur toutes les notes des hôtels.

La gare de Niegoreloye, construite dans la plaine russe, comprend un hall de visite, une poste, un bureau de ban­que, des guichets pour les billets, un restaurant. Le hall de visite, en bois, est simple mais propre. Aux murs, on voit

(3) Pièces et outillage représentaient deux caisses de 1 tonne chacune.

Restées en souffrance Quelque part dans le port de Léningrad,

elles me parvinrent au mois de novembre.

En conséquence, les moteurs participèrent au concours, sans avoir

reçu les modifications. .

différentes cartes de l'U.R.S.S. représentant les productions de l'agriculture et de l'industrie, des portraits de Lénine et rle Staline que nous reverrons partout au cours de notre voyage, des photographies de paysans conduisant des trac­teurs et des machines agricoles, des jeunes gens faisant de la culture physique, des défilés sur la place Rouge à Moscou...

Les douaniers nous invitent poliment à ouvrir nos valises, examinent surtout les livres, puis demandent si nous avons des armes, des appareils photographiques, quelle somme d'argent nous nous proposons d'entrer en U.R.S.S. ainsi que les objets précieux que nous possédons.

En échange de la déclaration d'argent, ils nous remettent un certificat nominatif indiquant la somme et l'espèce des devises, les valeurs et objets précieux importés.

Au retour, toutes les valeurs et objets déclarés peuvent être exportés dans un délai de deux mois, mais seulement par la personne qui les a importés. Passé ce délai, il faut, dit-on, justifier d'une dépense minimum de 5 dollars par jour envi­ron, ou obtenir un certificat de la Banque d'État permettant d'exporter la somme désirée.

La déclaration d'un appareil photographique fait l'objet d'une inscription spéciale au passeport.

La visite des bagages terminée, nous nous inquiétons de toucher une somme en roubles qui devait nous être remise contre un mandat reçu à Paris. Malheureusement, cette somme n'était pas arrivée. Nous demandons à acheter des roubles avec des francs à la banque. Nous apprenons qu'il n'est pas possible d'acheter des roubles; nous ne pouvons pas non plus en importer. Tout étranger voyageant en

U.R.S.S. ne doit pas posséder de roubles. Il paie partout avec sa monnaie : franc, dollar, mark, etc., mais il ne peut aller que dans les magasins, restaurants ou hôtels qui lui sont réservés et acceptent seulement les devises étrangères. Nous ferons exception à cette règle, car nous recevrons de l'Institut où nous travaillerons une certaine somme en roubles, qui nous permettra de faire des achats où nous

voudrons.

Les classes de chemin de fer 1re, 2e, 3e n'existent pas en Union soviétique. On convient seulement d'appeler wagon­mou de 1 re catégorie les wagons confortables français de 1re classe, wagon-mou de 2e catégorie nos wagons de 2e, et wagon-dur les wagons de 3e. Il est à noter que tous les voyageurs sont couchés pendant les parcours de nuit, ou sur le mou, ou sur le dur.

Nous choisissons le wagon-mou 2e catégorie, ce qui nous donne l'occasion de voyager avec une dame américaine d'une soixantaine d'années, car les conditions de sexe n'in­terviennent pas dans la répartition des lits.

Nous voici donc en place dans nos compartiments. L'arrêt à la gare frontière a duré deux heures et demie. Nous avan­çons nos montres de 2 heures pour les mettre à l'heure soviétique.

Le train démarre, puis roule entre les immenses plaines de la "Russie Blanche ». Nous passons à Minsk. La gare est pleine de gens assis sur leurs bagages. Nous avons remarqué par la suite que toutes les gares d'U.R.S.S. étaient remplies de voyageurs.

Le train marche lentement. Sa vitesse maximum ne dépasse pas 50 à 55 km/h, d'abord parce que le matériel : locomo­tive et wagons, est d'un modèle ancien, puis à cause de la fragilité du ballast qui est non pas en cailloux comme chez nous, mais en sable. Si le convoi marche trop vite, la voie risque de se déplacer. La présence du sable comme bal­last a aussi un autre inconvénient : par temps sec et en raison du déplacement d'air, une poussière de sable pénè­tre à l'intérieur des wagons. Il faut tenir constamment les glaces fermées.

Sur une des grandes lignes, Moscou-Niegoreloye, on a commencé à placer des cailloux de chaque côté des rails, ce qui maintient un peu le sable, mais l'inconvénient signalé persiste sur les lignes secondaires.

Cette absence de ballast en cailloux ne provient pas du hasard. Elle est due au fait qu'il n'existe pas de pierres en

U.R.S.S. ailleurs que dans les montagnes de l'Oural et du Caucase qui se trouvent à 2 000 km de Moscou. Pour le moment, il n'est pas facile de les transporter. Les moyens de communications sont insuffisants et sont entièrement employés au transport des personnes et des marchandises.

Nous verrons plus loin que le manque de pierres a empêché le développement de la construction des routes. Nous en avons beaucoup souffert au COUffi du voyage que nous relaterons, puisque sur les 5 000 km que nous avons par­courus, près de 4 000 ont dû être effectués sur des pis~es à travers champs.

Mais, revenons à notre compartiment...

Nous nous mettons en quête du wagon-restaurant. Le ser­vice est assuré par deux personnes très âgées: un homme et une femme. On nous présente la carte écrite en russe, qui est pour nous complètement incompréhensible ,puisque nous ne pouvons même pas lire, les caractères de l'alpha­bet russe étant, comme vous le savez, différents des nôtres. Avec un architecte français assis à notre table, nous déci­dons de demander une spécialité et nous hasardons : bœuf à la Stroganoff. Le garçon répond affirmativement et envi­ron une heure après, revient avec une casserole contenant une mixture de pommes de terre et de morceaux de viande, copieusement recouverts d'une herbe qu'on retrouve dans tous les plats. Nous faisons aussi connaissance avec le pain noir et la salade de concombres.

Après le repas, il s'agit de payer. La question se complique du fait de la présence d'Américains, d'Anglais, d'Allemands et de Français qui, selon la loi, doivent payer chacun avec leur monnaie.

La note du repas est chiffrée en roubles-or, qu'il faut trans­former en dollars, shillings, marks ou francs. Comme les serveurs ne sont pas au courant de ces transformations compliquées, l'opération ne dure pas moins de deux heures.

De plus, chaque fois que nous présentons un billet ou une pièce de monnaie, il faut les comparer avec l'image repro­duite dans un volumineux album pour voir s'ils ne sont pas faux.

Nous réintégrons le wagon-mou où nous pourrons dormir jusqu'à 8 heures du matin. L'arrivée à Moscou est prévue à 11 h 35. Nous arrivons à l'heure dite. Sur le quai, les por­teurs nous délestent de nos valises et nous nous dirigeons vers la sortie.

Nous prenons la précaution de prendre à la main un cata­logue portant Renault en grosses lettres de façon que la personne qui doit nous attendre à la gare puisse nous reconnaître.

Mais pas plus que nous n'avions trouvé l'argent promis à la frontière, nous ne trouvons de «camarade» à la gare. Après un quart d'heure d'attente, nous nous présen­tons à une interprète d'Intourist qui parle anglais. Nous demandons a être conduits à l'hôtel Novo-Moskowskaia où nous savions qu'étaient généralement hébergés les spé­cialistes étrangers. Une heure après, nous étions à l'hôtel. C'était une bonne solution. Il est en effet impossible d'avoir un taxi sans l'attendre une heure et à des stations obliga­toires qu'il faut connaître.

A l'hôtel, nous pouvons nous expliquer en français. Nous présentons une lettre d'introduction. L'administrateur télé­phone dans une dizaine de directions; enfin, après trois heures d'attente, un employé vient nous chercher.

Nous faisons connaissance avec différents membres du comité qui se chargera des essais de nos moteurs et avec le règlement du concours : c'est à ce moment que nous apprenons qu'il ne s'agit pas de monter nos moteurs sur des tracteurs agricoles, mais sur des camions de 5 tonnes qui parcoureront 6 à 7 000 km sur route, puis subiront 50 heures au banc d'essais.

Nous tenons, dès maintenant, à vous signaler que notre matériel se comporta parfaitement malgré les épreuves très difficiles qu'il eut à subir devant les 15 concurrents étran­gers : allemands, anglais, italiens, autrichiens, suisses, hon­grois, etc.

Nous apprenons que les moteurs 4 C-125 ont été expédiés à Iaroslav, une ville de 500000 habitants située sur les bords de la Volga à 300 km de Moscou, pour être installés sur des camions 5 tonnes. Quant au deux 4 C-96, ils sont dans un Institut à 20 km de Moscou mais on n'a pas pu les monter sur des camions de 3,5 t utiles comme il était prévu.

Le lendemain, nous allons à l'Institut. Il nous faut convaincre les ingénieurs soviétiques que le montage du moteur est possible, bien que la direction bute dans la pompe d'injec­tion, mais il entraîne des travaux très importants: déplace­ment de la direction de gauche à droite, modification de l'essieu avant, en plus, naturellement des traverses support moteur, de la mise en place d'un carter qui permettra de rattraper la différence des diamètres entre le carter d'em­brayage du moteur Renault et la boîte de vitesses russe, lès commandes (4) •••

Quelques jours après, c'est le départ pour Iaroslav. Je garde de ce voyage effectué de nuit, par le train, un souvenir inou­bliable qui mérite cette parenthèse.

Accompagné de deux gardes du corps, de stature impres­sionnante, je suis conduit à la gare, où, malgré quelques heures d'avance, une foule de voyageurs est déjà là et attend, assise sur les bagages. Tout en m'inquiétant de savoir comment je vais pouvoir trouver une place, je cher­che à m'asseoir comme les autres, mais mes compagnons ne sont pas d'accord. Brandissant des papiers, clamant des paroles que je ne comprend pas, l'un d'eux me prend sous son bras, l'autre se chargeant de ma valise et je me retrouve au premier rang, au bord de la voie.

Le train arrive, bondé. Il est à peine arrêté, que je me sens saisi par les pieds et sous les bras, introduit par la fenê­tre d'un wagon, projeté à l'intérieur, recueilli par les occu­pants ahuris, mais pleins de compassion et d'égards pour moi, surtout quand ils constatent que je suis étranger et de surcroît « franzouski ». L'embarquement a duré quelques secondes sans qu'aucune parole n'ait été échangée.

Revenu de mes émotions après quelques minutes, je tentai de revoir mes protecteurs, en jetant un œil par la fenêtre. Ils étaient déjà partis; pour eux la mission était remplie. A l'usine de Iaroslav, les moteurs 4 C-125 sont montés sur les camions russes. Les traverses avant et arrière pour supporter le moteur ont été fabriquées sur place, comme pour les autres moteurs participant au concours. Au pre­mier examen, le travail est fait correctement sauf qu'à l'avant le moteur repose directement sur la traverse sans interposition d'un bloc caoutchouc pour amortir les vibra­tions, et ceci nous amènera quelques déboires au cours des essais sur route.

Il reste à ajuster un carter intermédiaire qui rattrape la dif­férence des diamètres entre le carter d'embrayage Renault et le carter de la boîte à 4 vitesses russe, l'adaptation d'u·n manchon en acier pour assurer la liaison entre le moyeu d'embrayage Renault et l'arbre primaire de la boîte de vites­ses russe, qui sont différents quant aux diamètres et au nombre de cannelures, les commandes d'accélérateur, d'embrayage et de freinage ...

Ces travaux sont menés activement grâce aux nombreux ouvriers qui s'affairent autour de chaque véhicule et après une mise au point sommaire, nous partons le 15 juillet pour Moscou, avec les véhicules. ..

Ce premier voyage de 300 km est rempli de péripéties. Un des chauffeurs, en sortant de Iaroslav, emboutit un tram­way. Nous empruntons une route complètement défoncée sur laquelle les radiateurs cassent successivement. Nous roulons un jour et demi et une nuit, en nous arrêtant tous les 10 km pour remettre de l'eau dans les radiateurs. Nous avons aussi des difficultés avec le gas-oil très impur qui encrasse rapidement les filtres. Enfin, nous arrivons à Mos­cou où nous restons quelques jours pour la préparation de notre grand voyage.

L'installation des moteurs 4 C-96 n'est pas terminée mal­gré tous nos efforts. Nous convenons, avec le directeur du concours, que dès qu'elle le serait les deux camions pren­draient part aux épreuves.

(4) Malgré le travail de nuit, les deux camions montés avec moteurs 4 0-96 ne turent pas prêts pour prendre le départ des épreuves sur route.

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Fig. 1 -Le circuit Moscou-Tiflis.

Essais sur route

Puis le 24 juillet, à 7 heures du matin, c'est le départ de Moscou. Le but du voyage est de relier Moscou à Tiflis à l'aller et Tiflis-Moscou au retour dans le minimum de temps. Le parcours total se compose de 5 000 km dont 1 000 km de routes défoncées et 4 000 km sur des pistes utilisées d'ordi­naire par des chars de paysans, dans les champs. De plus, il comprend la traversée dans les deux sens des monts géants du Caucase en empruntant des routes étroites et extrêmement dangereuses à plus de 2 000 m d'altitude (Figure 1). Les conducteurs sont des chauffeurs russes qui ont de la bonne volonté mais ne connaissent rien au moteur à huile lourde. Par désir de s'instruire, ils cherchent constamment à démonter. Nous avons beaucoup de diffi­cultés pour leur parler autrement que par le truchement de la jeune interprète: Natacha.

Les camions sont chargés de 4 000 kg de gueuses de fonte et pèsent au total 9 000 kg. Ils sont montés sur des pneu­matiques haute pression de 40 X 8 gonflés à 6,5 kg et car­rossés en «bâché».

75 véhicules et 300 hommes prennent le départ, ce matin du 24 juillet (Figure 2). A 1 a km de Moscou, la file s'arrête. C'est là, que nous sera donné le départ officiel après les discours d'usage et les vœux .des 2 000 personnes qui sont venues nous souhaiter bon voyage. Toutes les grandes nations sont représentées par leurs meilleures usines. La

CIRCUIT MOSCOU· TIFLIS

SYMBOLES

_ Chal,lssée à gros pavés (aux abords des villes) __ Chaussée tout venant cylindrée (entre les précédentes)

= Chemin de terre ~ Points de ravitaillement en carburant

NOTA : Les chiffres figurant auprès des agglomérations

indiquent les distances, en kilomètres, à partir de MOSCOU.

lutte sera difficile. A la heures, le vice-commissaire du peu­ple délégué donne le signal du départ. La longue file des véhicules s'égrène sur la route défoncée pour la première étape de 200 km. Prennent le départ :

Pour la France Renault, Compagnie lilloise des moteurs; Pour l'Allemagne Man, Bussing, M.W.M., Deutz; Pour l'Angleterre Croosley, Thornycroft, Beardmore; Pour l'Italie Fiat; Pour l'U.R.S.S. Institut Nati ; Pour la Hongrie Lang, Ganz; Pour l'Autriche Graft-ù-Stift ; Pour la Suisse Saurer.

Parmi tous les concurrents dans la catégorie 5 tonnes, nos moteurs sont les moins puissants : 4 cylindres 65 CV contre tous les autres à 6 cylindres et de puissance variant de 90 à 100 CV.

Pourtant, nous avons la même charge que les autres et nous ferons le même travail à quelques kilomètres près de vitesse moyenne horaire.

Nous traversons la banlieue de Moscou caractéristique par ses maisons construites en bois et couvertes de chaume. Les agglomérations, d'abord nombreuses, deviennent plus rares, à mesure que nous nous éloignons de la capitale.

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Aller -Moscou-Toula -Toula-Orel -Orel-Koursk -Koursk:Kharkov -Kharkov-Artiomovsk -Artiomovsk-Rostov -Rostov-Ticaretskaya -Ticaretskaya-Piatigorsk -Piatigorsk-Vladicaucase -Vladicaucase-Tifl is

La première étape s'accomplit sans difficultés. Nous arri­vons à Toula, célèbre par sa fabrique de samovars. Nous sommes accueillis par une musique militaire. Le parc est formé sur la grande place (Figure 3). Nous faisons les pleins d'huile et de gas-oil (Figure 4), en présence des contrôleurs qui ne quittent pas le véhicule et notent impitoyablement tout ce qui peut être fait sur le châssis et le moteur, même la Simple ouverture du capot et le resserrage d'un écrou.

Nous quittons ensuite la place pour nous rendre à l'hôtel cependant que le parc est gardé militairement et que per­sonne ne peut y pénétrer sans l'autorisation signée du directeur du concours, ce qui est une bonne mesure.

Bien que nous soyons dans une ville de 200000 habitants, nous trouvons l'hôtel sale mais il est encore confortable à côté de ceux que nous connaîtrons par la suite. Là, nous avons des lits (des punaises aussi), mais après ces 200 km faits dans les camions sur les routes défoncées, nous dor­mirons parfaitement.

Comme nous n'avons rien mangé depuis le matin, nous allons au " restaurant fabrique-cuisine ". Nous avons le plai­sir de rencontrer en chemin une auto-pompe Renault sur châssis M.v. livrée depuis 7 ans, dont le conducteur est enchanté.

Le lendemain nous continuons notre route jusqu'à Orel (180 km). La route est toujours en aussi mauvais état. Aussi les radiateurs fuient de plus en plus; nous les remplaçons dans la nuit.

LES t::TAPES

200 km Retour -Tifl is-Vladicaucase 210 km

180 km -Vladicaucase-Grosney 200 km

160 km -Grosney-Piatigorsk 290 km

230 km -Piatigorsk-Moscou 1 810 km 2510 km

200 km (Même chemin qu'à l'aller)

240 km

200 km Essais dans la région de Moscou 2000 km 2000 km

400 km (300 km par jour)

280 km

210 km 2300 km Total général : 6810 km

Nous n'insistons pas davantage sur le logement et la nourri­ture qui laissent nettement à désirer. Voici, pour exemple général, l'emploi du temps d'une journée. Lever à 6 heures, déjeuner avec thé, pain, quelquefois viande ou poisson. Rendez-vous au parc à 7 heures. Le départ est donné à chaque camion séparément. Le temps, comprenant le démarrage et le franchissement d'un espace de 10 m au départ, est noté chaque matin pour chaque véhicule. Nous avons dans cette épreuve un avantage marqué sur tous les autres concurrents, grâce à notre système d'injection directe. Nous roulons toute la journée; la longueur des étapes varie entre 180 et 350 km. Vers 2 heures de l'après-midi, nous mangeons dans le camion un morceau de pain noir avec saucisson et fromage qu'on nous a distri­bués le matin.

Nous arrivons à l'étape vers 6 heures du soir. Dans les villages ou les villes où nous couchons, nous sommes géné­ralement bien accueillis. A l'entrée du village, une fanfare civile ou militaire installée dans un camion nous attend et nous précède pour faire le tour de la ville comme la parade du cirque.

Après quoi, nous formons le parc sur la plus grande place qui ne tarde pas à être envahie par la foule, puis a lieu un meeting pendant lequel 6 à 8 personnes hommes ou fem­mes, prennent la parole. Chaque discours est coupé par les accents de "l'Internationale". Après le meeting, nous mesurons les consommations et préprarons les camions pour le lendemain.

Nous nous rendons ensuite à l'hôtel pour nous nettoyer, puis au restaurant où a lieu généralement un banquet qui commence à. 10 heures et demie 11 heures du soir pour se terminer à 2 heures du matin. Le banquet est bien servi en vins. Les Russes commencent, pour se mettre dans l'am­biance,. par vider deux verres de vodka. Nous sommes invités à les imiter et nous nous exécutons, non sans avoir préalablement remplacé la vodka par de l'eau qui a la même couleur.

Les discours recommencent à la fin du repas et sont sui­vis par les toasts. N'importe qui, à n'importe quelle table, se lève et porte un toast. On ne s'entend plus parler.

Comme nous ne sommes pas oubliés dans les discours et dans les toasts, nous devons y répondre. Nous prenons donc la parole, en français bien entendu, quelquefois à la tribune. Une personne parlant médiocrement notre langue traduit... ce qu'elle veut, mais cela n'a pas d'importance, personne n'est plus capable de comprendre. Il est 2 heures ou 3 heures du matin.

A 6 heures, nous recommençons. Souvent, nous sommes sollicités par des reporters qui veulent connaître nos impressions. La propagande tient une grande place dans le concours. Dans un petit camion, on a installé une machine

Fig. 3 -Une ville-étape. Parc de véhicule gardé militairement.

d'imprimerie qui édite chaque matin un journal : «La Route », où sont notés les accidents de la veille.

L'étape suivante partant d'Orel nous amène à Koursk; notre emploi du temps est analogue à celui que nous avons relaté ci-dessus. De Koursk, nous repartons le lendemain pour Karkhov, à 230 km, ancienne capitale de l'Ukraine (la capi­tale actuelle est Kiev).

Nous pénétrons dans l'Ukraine. De part et d'autre de la route, nous découvrons des champs immenses de blé et de tournesols. Le terrain est très vallonné et représente exactement ce que nous appelons les montagnes russes.

Fig. 2 -Une équipe parmi les 300 participants. Au deuxième rang du bas : Natacha, l'interprète. Au centre haut : l'ingénieur Renault.

Fig. 4 -Ravitaillement en gas-oil.

Karkhov est une belle ville. Nous sommes logés conforta­blement dans un hôtel «Intourist ». Nous avons un jour d'arrêt pour vérifier le matériel.

Jusqu'alors, nous avons eu une route défoncée, mais en sol dur, sur laquelle nous ne risquions pas de nous embour­ber. Après Karkhov nous n'avons plus de routes. Nous emprunterons la piste à travers champs jusqu'au pied du Caucase. Cette piste a été tracée par les voitures hippo­mobiles qui la première fois sont allées au hasard. Quel­quefois, la piste se perd dans les champs et nous roulons au jugé; d'autres fois, il y a plusieurs pistes et nous ne savons pas laquelle prendre.

Les chars et tombereaux des fermes ont creusé de pro­fonds sillons. Les roues des camions s'enfoncent dans le sol. Nous ne marchons qu'en 1 re et en 2e vitesses.

Nous sommes partis de Karkhov pour rejoindre Artiomovsk (200 km). Nous roulons dans un nuage de poussière et il fait 300 à l'ombre.

Le 30 juillet nous repartons en direction de Rostov en cir­culant sur une piste analogue à celle de la veille. Encore 240 km à parcourir dans les mêmes conditions. Heureuse­ment que le terrain est sec car avec la pluie et la boue, nous ne pourrions pas avancer.

Plus nous approchons du sud, plus la température aug­mente. A Rostov, où nous sommes à 50 km de la mer d'Azov, l'atmosphère est irrespirable. Nous sommes dans la région paludéenne du Don. Notre colonne compte beaucoup de malades, surtout ceux qui ont déjà eu la malaria.

Nous partons le 1er août de Rostov pour une étape de 200 km dans les mêmes conditions. Nous sommes arrêtés longuement par des ponts cassés qu'il faut réparer (Figure 5). Les ponts sont tous construits en bois et on ne peut les franchir qu'à 3 ou 5 km/ho Souvent il n'yen a pas et on traverse la rivière à gué dans 60 cm d'eau (Figure 6). Nous arrivons à Ticaretscaya à minuit, après avoir traversé de nuit plusieurs rivières, grimpé des côtes de 15 %, fran­chi des terrains qu'en France nous aurions cru impraticables

Fig. 5 -Pont et chaussée sur le parcours.

et être restés plusieurs fois en panne d'éclairage. La terre des pistes est encore plus molle. Nous sommes dans les " Tchernoziom» (terres noires). Par endroits, la piste est transformée en marécage que nous mettons des heures à franchir (Figure 7). Nous emportons un mauvais souvenir du pays des cosaques. Cette étape est l'une des plus dif­ficiles que nous avons faites. Hélas! des difficultés plus grandes nous attendent. Nous allons subir la pluie qui va rendre les pistes complètement infranchissables.

Le 2 août, nous partons de très bonne heure pour une lon­gue étape de 400 km. Si tout va bien, nous devons arriver dans la nuit à Piatigorsk, une station touristique située au pied des contreforts du Caucase. Malheureusement, la pluie tombe abondamment peu de temps après le départ. En une heure, la piste est transformée en fleuve de boue. La colonne ralentit sa marche et bientôt s'arrête. Les roues patinent, s'enfoncent, creusent des trous. Les véhicules à moteur Renault passent derrière cinquante camions concur­rents dans des sillons très profonds. Les roues sont enter­rées jusqu'à l'essieu. Nous sommes bloqués. Il est impos­sible d'avancer. Avec la pelle, nous dégageons les roues, mais nous n'avons ni cailloux, ni planches. Le seul remède est d'attendre que le terrain sèche.

Cependant, la pluie tombe toujours. Nous sommes mainte­nant dans une steppe désertique; une caravane de cha­meaux passe près de nous. Une avant-garde est partie à pied pour reconnaître le terrain. Deux heures s'écoulent, puis voici qu'ils reviennent, marchant dans la boue, jusqu'à mi-jambe. A un kilomètre de là, la piste est meilleure. On pourrait y circuler, de l'avis des paysans, sur un long par­cours, mais elle est fréquemment coupée par des mauvais passages marécageux dans lesquels un gros camion ris­que fort de s'enliser.

Nous décidons de repartir. Un par un, les camions franchis­sent le mauvais passage, poussés par 30 hommes (Figure 8). Les roues patinent, le conducteur perd tout contrôle de la direction, et le camion fait des tours complets sur lui-même, absolument comme si nous roulions sur de la glace. Heu­reusement, le terrain devient plus dur, mais par endroits, nous éprouvons de très grosses difficultés pour traverser les marécages. Plusieurs camions restent embourbés, qu'il faut tirer à la remorque. Les moteurs, conduits par des chauffeurs impitoyables, tournent à plein régime et peinent énormément. Dans la nuit qui arrive, c'est un bruit infernal, des véhicules qui semblent gémir et agoniser. Quelle dure épreuve avant celle des pentes escarpées du Caucase!

Nous marchons au pas à côté des camions et à la moindre menace de patinage, nous plaçons sous les roues des plan­ches déclouées de la carrosserie. Nous arrivons à Piati­gorsk complètement exténués. Pourtant nous n'échappons pas au tour de la ville et au meeting particulièrement bril­lant : le commissaire-adjoint à l'industrie lourde qui se repose à Piatigorsk est présent.

A Piatigorsk, il n'y a pas de place pour nous coucher. Aussi à 22 heures, nous partons à la recherche d'un hôtel que nous trouvons à Yessansouki à 25 km de là. Après une toilette sommaire, on nous propose de retourner à un ban­quet qui a lieu à Piatigorsk. Nous n'en pouvons réellement plus. Nous dînons sur place et nous mettons au lit sans tarder.

Le lendemain 4 août, de bonne heure, nous reprenons notre marche en direction de Vladicaucase dont nous sommes à 280 km. Nous sommes dans les contreforts du Caucase. Le terrain est un peu desséché, mais bientôt la pluie reprend. Nous connaissons les mêmes ennuis que la veille, mêmes passages, mêmes manœuvres. A très faible vitesse et en franchissant successivement toutes les embûches, nous arrivons vers 19 heures à Vasniesienk, petit village construit dans la montagne. Nous sommes arrêtés dans une rampe de 10%. En attendant que le terrain sèche, nous coupons des branchages. A 23 heures, un par un, chaque

Fig. 6 -Franchissement d'un gué.

véhicule poussé par une trentaine d'hommes arrive au som­met de la côte. Nous reprenons notre marche, mais la des­cente est très rapide et très dangereuse car la piste ser­pente à flanc de montagne avec de nombreux virages. Par suite de l'état gras du sol, les pneus ripent et nous passons bien près du ravin dont la profondeur est de 150 m environ. Il est minuit. Nous ne sommes éclairés que par les phares peu puissants des véhicules; il est plus prudent de repren­dre demain matin notre marche sur Vladicaucase pour éviter les accidents. Nous passerons la nuit dans les camions.

Cinq heures : nous avons descendu la rampe, traversé une rivière où l'eau arrivait aux trois quarts de la hauteur des roues et nous voici de nouveau arrêtés par un marécage. Nous y restons jusqu'à 10 heures. Nous partons à la recon­naissance d'une autre piste qui nous allonge le parcours de 40 km mais elle n'est pas meilleure que la première. Comme le terrain est un peu plus sec, nous continuons notre parcours par la première piste.

La marche est très lente. Nous traversons une rivière et sommes encore arrêtés. Il nous reste 80 km avant d'arriver à Vladicaucase. Les moteurs marchent toujours parfaite­ment. Cependant, peu après, l'un d'eux nous semble vibrer anormalement. Un grave accident s'est produit : une des pattes de fixation du moteur sur la traverse avant est cas­sée. Cette traverse constituée par un fer en U de 100 mm de hauteur s'est déformée par suite des chocs énormes encaissés sur les mauvaises routes et les pistes; il en est résulté la rupture d'une patte. Les essieux avant sont tous faussés; les roues ont du faux carrossage. C'est dire l'im­portance des efforts absorbés. Il nous faut immédiatement remédier à cette avarie, bien que l'avant du moteur ne tra­vaille pas beaucoup; la deuxième patte ne tarderait pas à casser et le moteur risquerait de tomber. Nous restons sur place pour faire une réparation sommaire, et nous permettre d'atteindre Vladicaucase, cependant que la colonne reprend sa marche. Nous sommes dans un village à demi barbare habité par les lngouchs, qui vivent d'élevage et de pillage. Notre camion est bientôt entouré par les indigènes. Un

Fig. 7 -Aménagement d'un passage difficile.

Fig. 8 -Sortie d'un marécage avec l'aide de l'équipe.

groupe d'une douzaine de cavaliers arrivent au galop. Ils montent des chevaux superbes, quelques-uns sans selle. Ils ne nous inspirent pas grande confiance avec leur poi­gnard à la ceinture. Ils portent tous la barbe, le bonnet d'astrakan, la blouse caucasienne serrée à la taille. Ils s'ex­pliquent dans un jargon caucasien difficile à comprendre. Ils nous manifestent leur étonnement de voir de si grosses voitures sans chevaux. Pour travailler tranquillement, nous faisons une distribution de cigarettes. Après deux heures de travail, nous avons placé une fiche en cornière entre le moteur et la traverse, qui empêchera le moteur de tom­ber. On trouve dans cette région des vieillards qui se disent tous centenaires. L'un dit avoir 109 ans. Nous n'avons natu­rellement pas de moyens de contrôle.

Nous ne sommes plus qu'à cinquante kilomètres de Vladi­C3ucase et nous repartons. Nous ne tardons pas à retrouver la colonne constamment arrêtée par les traversées des rivières et des marécages. A 20 heures, nous arrivons à Vladicaucase. Nous avons mis 8 heures pour franchir 50 km. Nous sommes à 300 km de Tiflis. Nous apercevons la crête neigeuse du Kasbek, le plus haut sommet du Caucase : 5 080 m, après l'Elbrouz. On nous a parlé d'une longue côte à 18 %, mais nous l'évitons en prenant la route mili­taire géorgienne très accidentée, très pittoresque, mais très dangereuse (Figure 9).

Nous passons la journée du 6 août à Vladicaucase, et nous en profitons pour régler les freins des véhicules, bien que nous ne puissions pas espérer avoir un freinage efficace; li y a pas de servo-moteur de freinage, les freins à pied et à main sont directs sur roues arrières, il n'y a pas de freins à l'avant; les tambours sont mal ajustés, les garnitures sont de mauvaise qualité et des fuites d'huile aux presse­étoupe de pont arrière sont impossibles à étancher.

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Fig. 9 -Route stratégique de Géorgie.

Le lendemain à 6 heures du matin, nous nous mettons en route pour traverser le Caucase. La pente croit progressi­vement depuis la sortie de Vladicaucase qui est à l'altitude de 580 m. Nous gravissons des pentes de 10 à 12 % et plus. Le long de la voiture en marche, à l'ombre nous rele­vons plus de 350. Nous sommes en queue de la colonne avec nos moteurs 4 C-125 et nous remontons successive­ment presque tous les camions de même tonnage qui sont arrêtés pour remettre de l'eau dans les radiateurs, pour refroidir les moteurs ou réparer. Un camion à moteur alle­mand avance très lentement dans un nuage de fumée, un autre moteur allemand a ses chambres de précombustion brûlées, un moteur anglais a coulé sa ligne d'arbre et ses bielles. Nous sommes en période de fonte des neiges. Les torrents grossis dévalent des hauts sommets envahissant la route. Enfin le 7 août à 14 heures, 13e jour après notre départ, nous sommes en vue de Tiflis, au point culminant du col, à 2200 m d'altitude, 60 km après Vladicaucase fran­chis en 8 heures, et nous sommes au voisinage des ne·iges.

La longue file des véhicules s'arrête. Nous devons prendre des dispositions sérieuses pour descendre à Tiflis qui n'est qu'à 400 m d'altitude. Bien que très accidentée, la montée s'est bien effectuée, mais la descente est périlleuse car la route est construite en lacets à flanc de montagne avec des virages brusques dont certains ne peuvent être pris en une seule fois. Les camions descendent un par un à 3 minu­tes d'intervalle, frein à main serré, en 1re vitesse; un conducteur, une cale à la main se tient prêt à intervenir en cas de danger. Le ravin qui longe la route a plus de 300 m de profondeur.

Nous vivons, dans la descente, des moments terribles d'an­goisse. Grâce à une extrême prudence, aucun accident ne se produit.

A 9 heures du soir, nous sommes aux portes de Tiflis. Une grande joie éclaire tous les visages déprimés. Nous faisons à Tiflis une entrée triomphale, acclamés par la foule.

Nous restons 4 jours à Tiflis. Nous devons travailler jour et nuit pour consolider par une console forgée la fixation d'un moteur. Nous nous apercevons qu'une des pattes de fixation du deuxième moteur est criquée et nous devons apporter la même modification. Nous vérifions aussi la bonne marche des moteurs, réglage des injecteurs, vidange d'huile, nettoyage des filtres, etc.

Le dernier jour, des conférences, meetings, sont organisés en notre honneur et il nous reste très peu de temps pour connaître la ville. La chaleur est accablante. Plus de 40° à l'ombre. Certains quartiers sont infestés par la malaria.

A Tiflis, le comité à l'intention de continuer au-delà. Il est question d'aller à Érivan puis à Téhéran, en Iran. La diffi­culté d'approvisionnement en combustible en route fait abandonner cette idée.

Le 11 août, nous quittons Tiflis en direction de Moscou. Dans l'ensemble, nous retrouvons les mêmes difficultés au retour qu'à l'aller. L'itinéraire est sensiblement le même, sauf un crochet de 200 km par Grosney après Vladicaucase. Nous ne citerons dans le retour que les faits les plus importants.

Le Causase est franchi une deuxième fois. Les côtes sont plus accidentées qu'à l'aller. Par contre, les descentes sont moins dangereuses. Notre marche est retardée par la pluie qui dès le départ gêne la visibilité.

La piste prise de Piatigorsk à Vladicaucase à l'aller est détrempée et totalement impraticable. Nous faisons un détour par Grosney, ville importante pour ses puits de pétrole. Notre deuxième étape est Vladicaucase-Grosney (200 km). Malheureusement, la piste assez bonne au départ de Vladicaucase se perd dans les champs. Nous essayons de passer et dans l'espace de quelques minutes, tous les camions sont enfoncés dans la boue jusqu'aux moyeux. On donne à chacun liberté de manœuvre. C'est comme un sauve-qui-peut général : 75 véhicules dans la nature cher­chant à franchir ce lac de boue. En première vitesse, les moteurs à plein régime, on voit des camions faire des tours complets sur eux-mêmes. Nous arrivons à Grosney à 10 heures du soir.

Le lendemain, nous partons pour Piatigorsk, longue étape de 290 km. Nous arrivons à 2 heures du matin après de nombreux ennuis dus à la boue. Malgré toutes ces péri­péties, nos moteurs marchent toujours parfaitement.

A partir de Piatigorsk, nous suivons le même itinéraire qu'à l'aller jusqu'à Moscou. Nous passons à Rostov, Artiomovsk, Kharkov, Koursk, Toula, A 15 km de Toula, nous visitons la maison de Léon Tolstoï. Nous sommes reçus par la nièce du philosophe qui, dans un français parfait, nous fait les honneurs de la maison.

Enfin, le 25 août, nous arrivons à Moscou. Une grande réception nous est faite sur la place Rouge. Les membres du gouvernement nous souhaitent la bienvenue du haut du mausolée de Lénine. Nous avons parcouru près de 5000 km, dont 4000 km sur pistes de terre. Les moteurs ont terriblement souffert, les hommes aussi, qui sont visi­blement amaigris et déprimés. Pourtant, la satisfaction d'avoir accompli convenablement cette première partie de notre mission compense les fatigues de ce pénible voyage.

Nous envoyons le 26 août le télégramme suivant à l'usine:

« Camions moteur huile lourde 4 C-125 rentrent à Moscou 25 août après le parc,ours Moscou-Tiflis-Moscou. Marche parfaite sur tout le parcours -Dain ".

Nous restons, quelques jours, dans l'attente d'une décision du comité, car les essais sur route doivent être prolongès jusqu'à avoir fait 12000 km. Nous devons effectuer les parcours suivants : Moscou à Nijni-Novgorod, et retour, Moscou-Léningrad et retour, Moscou-Kiev et retour.

En attendant le programme des futurs parcours, nous fai­sons des essais pour le freinage, la consommation, les accélérations, puis des parcours de 300 km par jour autour de Moscou.

Les moteurs 4 C-96 dont le montage est terminé participent à ces essais.

Nous partons chaque matin pour accomplir 300 km. Pour augmenter les avaries, le comité organise ce parcours sous forme de course. Nous partons tous en même temps, le dépassement sur route est permis; c'est à celui qui arri­vera premier à Moscou. Nous avons au départ 40 km de route goudronnée; ensuite, des parties empierrées en gros cailloux ronds mal ajustés qui rappellent les anciennes voies romaines, ou en cailloux en mauvais état. Après quel­ques jours, nous assistons à l'agonie .de certains moteurs qui coulent des bielles, et aussi des châssis : tous les essieux avant sont faussés, un, même, a cassé par le milieu en pleine marche, des ressorts qui cassent, des radiateurs qui fuient, etc.

Il n'est plus possible de poursuivre les essais sur route.

Essais au banc

Les essais sur route sont arrêtés et les moteurs démontés pour être passés au banc d'essais. Nous avons parcouru, environ 2000 km, autour de Moscou. Au banc d'essais, nos moteurs accomplissent 50 heures d'endurance, après le relevé des caractéristiques.

Après les essais au banc, nous démontons les moteurs en pièces dètachées, pour mesurer l'usure des parties frottan­tes. Sur nos moteurs, cette usure a été trouvée négligeable. Nous discutons ensuite la facilité de construction, de répa­ration, d'entretien.

Puis, les moteurs sont remontés et placés sur les châssis, qui seront mis en exploitation dans des garages.

Résultats

Quelques mois après la fin du concours, la Direction de la

S.A. des Usines Renault recevait un volumineux album, imprimé en caractères russes, qui donnait les résultats comparés, pour toutes les épreuves.

Il n'y eut pas de classement général qui eut été d'ailleurs difficile à établir étant donné le nombre de paramètres à considérer, et du fait que les moteurs étaient tous diffé­rents, notamment par leur cylindrée. Mais, à défaut de clas­sement, chaque constructeur eut un prix pour un critère particulier. Par exemple, Renault fut classé premier pour la faible consommation de combustible aux 100 km, et pre­mier pour la facilité de construction et d'entretien, et reçut une belle coupe en argent et cristal et un sous-main, tout cuir, contenant à l'intérieur un tracé de l'itinéraire Moscou­Tiflis-Moscou (Figure 10).

Et c'est ainsi que se termina le concours international des moteurs à hUile lourde en U.R.S.S. en 1934.

De mon côté, j'éprouvais une grande satisfaction de voir cette mission menée à bonne fin. Certes, toutes les péri­péties du voyage m'avaient permis d'apprécier la valeur de l'expression commune: «en baver comme un russe JO mais j'avais vécu une aventure exceptionnelle au milieu de la population, partageant ses conditions de vie, de travail, dans les institutions nouvelles.

J'étais heureux de rentrer en France après une si longue absence pour retrouver ma famille, mes amis, mes cama­rades de Billancourt.

Le mois de novembre se terminait, l'hiver s'annonçait la neige tombait sur Moscou.

•*•

Mes souvenirs s'étaient estompés jusqu'au jour de l'année 1968 où je recevais un appel téléphonique de mes collè­gues de la Direction des Méthodes chargés de l'exécution des contrats que la R.N.U.R. avait signés avec l'U.R.S.S.

« Nous venons de terminer une réunion de travail avec les ingénieurs russes. La personne qui les accompagne connait les usines Renault de longue date pour avoir été l'interprète d'un M. Dain dans un concours de moteurs. Elle serait heu­reuse de le saluer. Peut-être est-ce l'un de vos parents? JO.

« Effectivement, je le connais très bien : c'est moi! JO.

Le temps de descendre un étage du bâtiment A et Natacha était dans mon bureau. J'étais profondément ému; trente­quatre années s'étaient écoulées depuis notre épopée; elle me dit qu'elle avait alors seize ans et qu'elle était mainte­nant mère de famille, mais elle avait très peu changé.

Je lui retrouvais sa gentillesse naturelle, son sourire qui m'avaient apporté quelques fois un réconfort dans les moments difficiles.

Comme un éclair, mes souvenirs se retrouvèrent dans ma mémoire. C'est en les rassemblant avec les éléments de mon rapport de mission que j'ai pu vous écrire ce récit d'une page d'histoire des usines Renault de l'année 1934, un récit qui s'annonce comme un roman d'aventures, et s'achève comme un conte de fées.

François DAIN