07 - Aventures en Régie (2)

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Aventures en Régie (2)

Troisième partie

Tunisie

Le retour en France après ce séjour de deux ans à l'étranger m'avait mûri, et je voyais l'avenir d'une façon différente. J'avais trois mois de congés, mais au bout d'un mois en Bretagne, nous avons décidé de revenir à Paris. Et il y avait le problème du logement à résoudre immédiatement.

Nous avions quitté Paris, Pascal n'avait alors que trois mois, donc notre modeste une pièce· cuisine nous suffisait. Mais déjà, au retour de ma femme et de Pascal, ce petit monsieur, habi­tué à l'espace et aux villas luxueuses, n'a jamais accepté la première nuit de leur arrivée, de dormir dans ce studio.

Il continuait à répéter" non, je ne veux pas, maison pas belle, caqué" (qui voulait dire: maison cassée). Enfin, ma femme est restée dehors très tard dans la nuit jusqu'à ce que ce monsieur dorme. Il s'est tout de même habitué, les jours suivants, mais de toute façon, nous-mêmes qui trouvions ce studio si mignon étions un peu gênés de nous y trouver après ce luxe des deux ans.

Le problème était donc de chercher dans Paris un apparte­ment, neuf de préférence, à la portée de notre bourse. Nous disposions alors de la somme nécessaire nous permettant d'acheter à crédit. Après plusieurs jours de recherches intensi­ves, nous avons enfin trouvé l'appartement idéal. Malheureuse­ment, il coûtait bien plus cher que nous le pensions, mais tout de même nous nous décidâmes à l'acheter.

Cet appartement de 3 pièces se trouvait à la résidence de la Roseraie à l'Hay-Ies-Roses, et entrait dans la catégorie" stan­ding ". Nous avions donc droit à onze ans de crédit seulement. Enfin, en raclant les fonds de tiroirs, et en vendant notre Dauphine, bien entendu, nous avons réussi à apporter le maxi­mum et réduire les traites mensuelles. Nous avions calculé juste, et les traites de fin de mois honorées, il ne nous restait que vraiment le minimum pour vivre.

ell R!jgie

Afin d'améliorer un peu mo~ budget, j'ai repris mon travail à la Régie, un mois plus tôt que prévu. On m'a proposé de suivre un cours de formation pédagogique de trois mois, en vue de devenir momentanément instructeur technique. Ce stage s'est très bien passé, et pour le début de l'année 1962, j'étais affecté comme instructeur chargé de la formation du personnel " concessionnaire et succursale ", détaché dans la direction commerciale de la zone de Lyon.

La zone s'étendait de l'Ardèche à la Suisse. Donc, durant ces trois mois, j'ai sillonné une partie de la France en Renault 4. Le vendredi soir, je retournais à Paris, pour le week-end en famille.

Dès que j'ai eu ce poste, nous pouvions vivre beaucoup plus décemment, car mes frais de mission me permettaient de bien vivre et même de faire quelques économies.

La période momentanée des " vaches maigres" se dissipait petit à petit. Je dis période de vaches maigres, car durant mes trois mois de cours, nous avons eu énormément de difficultés à joindre les deux bouts, à un point tel que nous faisions atten­tion au prix de tous les aliments.

Durant cette même époque, la petite Gigi qui avait trois mois, nous a causé beaucoup de soucis. Les médecins ne trouvaient pas ce qu'eUe avait, et c'est grâce à un jeune débutant travail­lant à la consulta~ion des nourrissons, que nous avons pu l'hos­pitaliser à Bicêtre, pour une pneumonie très avancée. Elle y est restée plusieurs semaines, et comme nous n'avions plus de voi­ture, nous devions aller tous les jours la voir en bus. Enfin, une fois sortie de l'hôpital, son état s'étant nettement amélioré la vie devenait moins pénible.

Vers le mois de juin, la direction Exportation m'a convoqué à Paris pour me proposer une place d'inspecteur technique à la direction régionale de Tunis. Après quelques hésitations de ma part, car il venait de se passer des incidents dans ce pays que je ne connaissais pas et pour lequel je me faisais une idée très fausse, le directeur Exportation m'a proposé d'y aller pour une période de trois mois, à l'issue de laquelle je déciderais moi­même. Ceci me semblait très raisonnable, et le 14 juillet, je prenais l'avion pour Tunis.

j'étais attendu par le directeur de la succursale qui m'a fait visi­ter la ville. j'étais enchanté par ce pays, et le lendemain matin, je téléphonais à l'usine afin de les informer que ma décision était prise et que je restais.

En acceptant ce poste, j'avais l'avantage, premièrement de quitter la France, où à cette époque les affaires de la Régie étaient en régression à tel point, qu'aux vacances il y avait eu 2 000 mises à la retraite, et deuxièmement d'être logé, et donc de pouvoir louer mon appartement de l'Hay-les-Roses, durant notre séjour.

La Régie Renault à Tunis était très bien implantée, bâtiments, surfaces et dispositions nous offraient des possibilités de travail extraordinaires, mais depuis les événements récents survenus à Bizerte, l'organisation avait été perturbée, et en quelques mois, beaucoup de Français ont quitté le pays, nous devions repartir à zéro, et surtout reprendre en main 100 ouvriers qui malgré leur bonne volonté n'arrivaient pas à s'en sortir.

j'ai travaillé pendant un an à la remise en route du service après-vente succursale. La succursale fonctionnait selon les mêmes normes qu'une succursale française, et malgré tous les problèmes journaliers que l'on rencontre dans une grosse affaire, la vie était très agréable.

À la fin de mes trois mois de stage, je suis retourné en France, pour quinze jours afin d'aider ma famille à préparer le démé­nagement. À cette époque, nous étions obligés de faire venir nos meubles. Nous avons donc emménagé pour une période indéterminée en Tunisie. j'avais trouvé une adorable petite maison avec jardin clos, juste au pied des ruines de Carthage. Nous étions à cinq minutes de la plage. Comme en Tunisie, durant la période des grandes chaleurs, c'est-à-dire du 1e, juil­let au 30 octobre, nous ne travaillions que le matin, tous nos après-midi se passaient sur la plage.

Tous les soirs, nous faisions notre tournée systématique des plages, et très souvent nous restions manger des sandwiches tunisiens au Saf-Saf à La Marsa.

Pascal et Gigi allaient à l'école à Dermesh, à environ 500 mètres d'où nous habitions.

Après cette première année en Tunisie, je suis devenu respon­sable du service technique. j'avais donc en plus de l'atelier, la responsabilité du magasin central, et de tous les agents de la Tunisie. L'importance du poste m'a valu d'être promu au poste d'inspecteur technique principal, avec la promesse de passer " A.T.P. 3e échelon" l'année suivante. La progression de ma carrière se faisait donc d'une façon régulière.

À l'issue des deux ans de séjour, j'ai pu prendre mes congés qui étaient de deux mois pour une période de vingt-deux mois. Ma femme et les enfants étaient déjà partis l'année précédente. j'avais remis en état une R 4 et nous avions acheté une grande tente et tout le matériel nécessaire pour un camping confor­table. Nous étions prêts pour des congés agréables.

A Garian, habitations troglodytes.

Nous sommes arrivés à Marseille au début du mois de juillet et notre premier désir fut de passer par l'Ardèche voir les amis qui nous avaient loué une pièce dans leur manoir quelques années plus tôt. Nous sommes arrivés le soir même et sommes restés une semame.

Le camping que nous ne connaissions pas sous cette forme nous convenait parfaitement, et les enfants en étaient ravis.

Après un bref séjour à Paris pour mon travail ainsi que pour visiter mes beaux-parents, nous avons mis le cap sur la Bretagne où nous sommes arrivés quinze jours plus tard. Nous campions au terrain municipal de Plouezec très bien aménagé, et avec une vue magnifique sur la mer.

Nous y sommes restés un mois, et nous commencions à vouloir bouger un peu et aussi nous voulions prospecter la côte du Languedoc-Roussillon avec l'idée d'acheter un petit terrain en vue de construire plus tard.

La descente par la côte Atlantique fut très agréable, en revan­che, nous avons été déçus par la région du Languedoc­Roussillon où nous ne sommes restés qu'une journée et une nuit. Ce pays ne nous convenait pas du tout. Nous avons donc décidé de mettre le cap sur la Provence où nous sommes arrivés le soir même après un voyage particulièrement épuisant. Le lendemain, nous avons commencé notre prospection. En deux jours, nous avions trouvé un très joli terrain en terrasse garni d'oliviers, dans un tout petit village qui s'appelait Pourrière, à 17 kilomètres d'Aix et 40 de Toulon. L'endroit nous a emballé et le jour même, nous avons signé à l'agence.

Huit jours plus tard, nous étions propriétaires d'un terrain de 1 500 m2 et jusqu'à la fin de nos congés, nous avons campé sur notre propriété.

Nous sommes rentrés en Tunisie nourrissant des tas de projets de constructions. J'ai repris le travail avec autant d'ardeur. Le pays me plaisait beaucoup et le travail également malgré le nombre d'heures que je devais y passer.

Tous les soirs, après la fermeture, je donnais des cours de tech­nologie, et c'était bien rare si je rentrais chez moi avant huit heures et demie.

Au mois de novembre, j'ai dù être hospitalisé pour une hernie. Ceci me posait un gros problème, car le directeur de Renault Tunisie n'était pas du tout technicien, et il se montrait fort contrarié par cette intervention. Enfin, la date d'entrée à l'hôpital fut fixée pour un lundi soir à six heures et demie. À six heures et quart j'étais encore au travail. L'opération a eu lieu le lendemain matin à huit heures. Le soir, j'avais déjà le compta­ble et ses dossiers à mon chevet. Au bout du troisième jour, l'hôpital était devenu une annexe de la Régie Renault.

Je n'étais pas indispensable à Renault Tunisie, loin de là ma pensée. C'est surtout le nouveau directeur qui manquait d'assurance dans son travail.

Le vendredi, afin d'éviter toutes les VIsItes, j'ai décidé de reprendre le travail malgré l'opposition du médecin. Mais, j'étais physiquement assez robuste et je suis donc passé outre.

La première semaine s'est bien passée, je prenais garde de ne pas trop me fatiguer, et j'évitais tous gros efforts. Le lundi, j'ai perdu connaissance dans mon bureau, et je me suis retrouvé dans mon lit avec un choc cérébral dù au surmenage intellec­tuel en période de fatigue.

Au bout d'un mois d'arrêt complet, les médecins ont décidé de me faire rentrer d'urgence à Paris. J'ai donc été rapatrié sani­taire au début de l'année 1964, et j'ai dù rester un mois et demi dans une clinique psychiatrique, " Les Orchidées ", à Andilly. J'y étais très bien.

Durant ces coups durs, la Régie Renault fait très bien les cho­ses, et n'hésite pas à tout mettre en œuvre pour la guérison du malade.

La clinique, très luxueuse, était réservée aux malades ayant " craqué" en période d'examen ou alors aux acteurs et chan­teurs. Durant mon séjour aux" Orchidées" j'ai fait trois cures de sommeil. J'étais sous la surveillance permanente des méde­cins. À l'issue de ce séjour, j'étais complètement retapé. Le professeur qui me suivait estimait que cette dépression était imputable davantage à mon aventure en Haïti qu'à mon surmenage en Tunisie, venu se greffer sur les suites de ce choc initial.

Cela faisait déjà trois mois que je ne travaillais pas, et les méde­cins n'étaient pas favorables à une reprise immédiate. La Régie Renault a donc décidé de me faire partir aux sports d'hiver au Cercle des cadres de Faucigny, à Megève. Je devais y rester deux mois. Mais malgré toutes les distractions et le luxe que l'on rencontre dans ce genre de station de neige, l'envie de reprendre le travail me harcelait et au bout d'un mois et demi, j'ai téléphoné au professeur qui m'avait soigné pour lui faire part de ce sentiment. Il attendait cette réaction qui, en fait, marquait la guérison totale.

J'ai donc pris le train le jour même et le lendemain, après une visite de courtoisie au professeur et à tout le personnel des " Orchidées", j'étais à nouveau dans les bureaux du service Export de la Régie Renault prêt à reprendre mes fonctions en Tunisie.

Malheureusement, sans m'en informer, le professeur avait demandé à la Régie Renault de faire le maximum afin que je puisse rester en observation en France pour une période mini­mum de trois ans. Ma femme est donc retournée à Tunis faire le déménagement, et moi je me préparais à une nouvelle affectation.

Durant mon séjour dans ce beau et sympathique pays qu'est la Tunisie, j'ai eu la chance de pouvoir exploiter à fond mes modestes connaissances en archéologie.

J'ai, avec l'aide des Tunisiens, participé à plusieurs fouilles dans les régions de Carthage et de Bizerte. Presque tous les soirs, aux périodes de journées continues, je passais des heures dans les ruines. J'y ai découvert de très beaux vestiges et beau­coup d'objets ménagers, puniques, romains et byzantins.

Quatrième partie

Le Cameroun

Vn peu d'histoire avant de parler de mes cinq ans passés au Cameroun.

C'est la colonisation allemande qui, en fait, a fixé les limites géographiques du pays alors appelé Kamerun, le nom lui­même était déjà ancien.

Lorsque les navigateurs portugais entrèrent dans l'estuaire du fleuve, aujourd'hui appelé Wouri, ils le baptisèrent Rio dos Camaroes : en français : " Rivière des crevettes", dont la pêche est abondante et facile. Ce n'est que vers le 14' siècle que le nom fut déformé en Cameroun.

Le pays fut visité par les Carthaginois au VI' siècle avant 1--C. Hannon, le fameux navigateur découvre une très grande mon­tagne d'où s'écoulent des ruisseaux de flammes. Ce volcan qu'il dénomme le Char des dieux est l'actuel mont Cameroun, dont l'activité se manifeste encore parfois.

Après trois ans passés en France, je fus très heureux d'appren­dre mon affectation à Douala. Le goût du voyage m'avait repris depuis quelques temps, et l'Afrique noire était pour moi un continent si mystérieux que je rêvais de le connaître et cela depuis mon enfance.

Mon départ était fixé pour le 5 mai 1968. Hélas, les longues et désastreuses grèves de ce mois m'ont contraint à retarder mon départ d'un mois. Je suis donc arrivé au Cameroun la première semaine de juin.

L'image que l'on m'avait faite de Douala ne correspondait pas à la réalité. En fait, le pot de chambre de l'Afrique avait pour moi tout le charme que lui trouvait Louis Ferdinand Céline dans son Fort-Gono du " Voyage au bout de la nuit ".

Douala offre encore l'aspect de la cité d'origine coloniale avec ses très belles villas anciennes et son vieil hôpital datant de l'occupation allemande. Mise à part cette chaleur moite que l'on supporte difficilement les premiers jours, la vie n'était pas aussi abominable qu'on me l'avait laissé entendre.

Je me suis très vite adapté à mon rôle d'inspecteur, et ma première mission dont le but était de visiter la succursale de N'Kongsamba, fut fixée pour la semaine suivante.

La ville est située dans le cœur du pays Bamiléké à 200 kilo­mètres de Douala. Les voies de communication terrestres, constituées par des pistes en très mauvais état et surtout très dangereuses à cause des camions qui les sillonnent nuit et jour, nous obligeaient à prendre des précautions. Pour éviter de graves accidents, il était recommandé de rouler doucement.

J'ai donc pris la route à 5 heures pour être sur les lieux de tra­vail à 9 heures. La piste traversait un pays superbe: tantôt la forêt équatoriale, tantôt des plantations de bananiers, caféiers, des champs immenses d'ananas que je voyais à perte de vue. J'étais fasciné par ce décor, et je roulais dans un demi-rêve.

À environ 30 kilomètres de N'Kongsamba, à l'entrée d'un vil­lage appelé Loum, mon attention fut attirée par un petit attroupement qui regardait avec indifférence deux têtes humaines posées sur une caisse en bordure de route. J'ai été pris à ce moment-là d'un haut-le-cœur, et je garde encore la vision des ces deux boules noires sanguinolentes.

Il paraît que 2 voleurs avaient été capturés le soir même et jugés de façon assez expéditive. Cette pratique était courante dans le pays Bamiléké. Comme entrée en matière de ma pre­mière semaine au Cameroun, ce n'était pas très engageant.

Durant un mois, je suis resté au siège à Douala, et j'ai pu m'habituer aux gens ainsi qu'à la chaleur. Je fus adopté par la colonie française et malgré l'incident de Loum, je sentais bien que la vie serait assez agréable.

Au début du mois d'août, j'ai dû commencer mes tournées dans les pays rattachés à la direction régionale. Celle-ci regrou­pait le Tchad, la République centrafricaine, le Gabon, le Congo-Brazzaville et le Congo-Kinshasa (Zaïre).

Je suis donc parti pour Kinshasa le 20 août pour une mission d'une semaine. La tournée devait se poursuivre par le Congo­Brazzaville et le Gabon. Le 30 août, j'ai pris le bac de Kinshasa pour traverser le Congo (tra\'prsée qui se fait en trois quarts d'heure environ).

En approchant de la rive, il me semblait entendre gronder des canons et des rafales de mitrailleuses. Sur la rive, en effet, l'on pouvait apercevoir des militaires en tenue camouflée. L'accos­tage s'est fait sans problèmes et les formalités de police égale­ment. Il y régnait une ambiance fort curieuse qui me faisait penser à des manœuvres militaires.

La concession Renault était située à moins de 500 mètres de là, J'ai donc décidé de m'y rendre à pied,

Dès ma sortie du service de police, je me suis bien rendu compte que j'étais suivi par un groupe de militaires dans une Jeep. En passant devant l'agence V.T,A" je me suis arrêté afin de confirmer ma réservation pour le surlendemain. Tout s'est très bien passé jusqu'au moment où en sortant de chez V.T.A., je me suis fait agresser par les militaires de la Jeep, qui m'ont pris ma valise et m'ont allongé sur le plancher arrière du véhi­cule, les armes braquées sur moi. Ils ont démarré à vive allure et nous avons roulé à peu près une heure et demie dans la forêt.

J'étais totalement meurtri lorsque nous nous sommes arrêtés dans un camp, J'étais un peu rassuré, car en cours de route, je craignais qu'ils ne me fassent descendre pour m'abattre, pro­cédé très souvent utilisé dans ces pays.

Après les formalités d'usage faites à un prisonnier, empreintes, photos, questionnaire, et fouille, je me suis trouvé dans une grande cellule où il y avait déjà plusieurs personnes, toutes congolaises.

J'y suis resté jusqu'à 20 heures. J'étais très fatigué et épuisé ner· veusement, et j'avais surtout grand soif. À ce moment, une autre équipe m'a pris en main, et dans la même Jeep, nous avons refait le trajet du matin. Il faisait absolument noir, et je n'étais pas rassuré. À 22 heures, j'étais de retour à Brazzaville dans la cour de la prison centrale.

Les mitrailleuses crépitaient toujours, et je pouvais entendre les balles siffler. Ils m'ont jeté dans une cellule ou il n'y avait ni lit ni chaise, et je suis resté toute la nuit à contempler la cour de la prison à travers une petite fenêtre fermée de barreaux, et je pensais, bien sùr, à mon ancienne aventure d'Haïti.

Vers 6 heures du matin, la prison était en effervescence. Les rebelles essayaient de donner l'assaut afin de libérer les prison· niers politiques.

À 8 heures, j'ai pu sortir de ma cellule pour aller aux toilettes, et en traversant la cour, j'ai demandé à un employé de prévenir l'importateur de mon arrestation. J'espérais une réaction rapide de l'ambassade par le biais de l'importateur.

Hélas, le soir à 20 heures, il n'y avait toujours rien et je me pré­parais déjà à repasser une nuit semblable à la précédente, lorsqu'un commandant s'est présenté dans ma cellule avec ma valise et ma serviette, en me disant que j'étais libre.

J'ai cru un moment à une plaisanterie, mais c'était vrai. J'ai

même eu droit à des excuses et la raison de mon arrestation :

un mercenaire instigateur de la révolution avait un signale­

ment identique au mien, et ils ont cru pendant ces deux jours

qu'ils avaient mis la main dessus.

" L'erreur est humaine ".

Je me suis donc trouvé dans la rue à 21 heures, une valise à la main. Le couvre-feu était à 20 heures. Les rues étaient parfai­temenent désertes, et je courrais un risque très grave à m'y aventurer. Les patrouilless tiraient à vue sur tout ce qui bou­geait. Je me suis tout de même décidé à chercher où loger, en prenant mille précautions bien entendu.

J'avais à peine fait quelques pas, que je fus abordé par un jeune congolais qui m'a poussé dans une entrée de maison, en me disant que je risquais ma vie en restant dans la rue. je lui ai expliqué ma situation et il m'a demandé de l'attendre quelques minutes. Il est revenu presque aussitôt avec un vélomoteur et m'a proposé de monter à l'arrière. Nous sommes partis par des petites ruelles qu'il connaissait bien, à la recherche d'un hôtel. Tous les hôtels se trouvaient à l'extrémité de la ville. Nous avons totalement traversé la zone dangereuse. Après une heure de cache-cache, je suis arrivé devant un hôtel où il y avait de la place. J'ai chaleureusement remercié mon chauffeur qui n'a pas voulu accepter d'argent.

Une grande partie de mon aventure était terminée et j'étais bien heureux de pouvoir tourner la page. Mais, il me fallait avant tout quitter ce pays, ce qui n'était pas chose facile.

Un avion était prévu pour Libreville le lendemain matin, mais étant donné la situation, il était très difficile de trouver un moyen de locomotion de l'hôtel à l'aéroport, et de toutes façons, il était trop tard pour s'en occuper.

Après un bon bain et un repas très léger, je me suis couché, sans trouver le sommeil malgré une grande fatigue.

Le lendemain, j'étais debout à 6 heures pour 8 heures, j'avais un taxi (négocié pour 30 000 F. CFA = 600 F français, pour 20 kilomètres ça faisait cher, mais des kilomètres, ô combien dangereux 1). Nous avons dù passer plusieurs barrages et à force de palabres, nous sommes arrivés sains et saufs à l'aéroport.

L'avion a décollé avec quinze heures de retard. Lorsque je me suis senti en sécurité, j'ai pu me reposer un peu malgré une très forte tension nerveuse. Nous avont atterri à Libreville à 4 heures du matin et un taxi m'a conduit à l'hôtel Tropicana, situé à proximité de l'aéroport en bordure de mer. J'ai eu la chance d'y trouver une chambre disponible, mais malgré le confort qui y régnait, je n'ai pas pu trouver le sommeil, et je suis parti m'allonger sur la plage sous les cocotiers.

J'y suis resté assez longtemps, les yeux fermés essayant de met­tre un peu d'ordre dans mes idées. Je crois même que je m'étais assoupi lorsque j'ai été réveillé par un choc violent en plein visage. J'ai juste eu le temps de voir rouler une énorme noix de coco qui venait de se détacher d'un arbre d'une trentaine de mètres de haut, pour comprendre ce qu'il m'était arrivé. Déci­dément, la guerre est partout 1

Assommé, je suis retourné dans ma chambre et me suis affaissé sur le lit. Je ne me suis réveillé que le soir pour le dîner. J'avais le nez tuméfié et les yeux noirs. Mes lunettes de soleil n'ont pas été un luxe durant plusieurs jours.

Je suis revenu à Douala le lendemain, et j'ai pu mesurer la gen­tillesse des gens que je fréquentais. Cette aventure n'était plus qu'un bon souvenir quelques semaines plus tard.

Je me suis bien habitué à la vie à Douala. L'ambiance de tra­vail était excellente. Je m'étais inscrit dans un club d'athlétisme et trois fois par semaine, je faisais avec quelques amis un cross de 15 kilomètres. Nous avions une forme parfaite et étions conditionnés pour l'ascension du mont Cameroun (4 112 mètres) que nous faisions une fois par mois.

À ce sujet, je crois qu'il est amusant de raconter une petite anecdote arrivée à mon amiJean-Marc Poncet, le chef compta­ble de la Régie à Douala.

Il avait décidé de faire en ma compagnie une tentative d'ascen­sion. Un samedi, nous sommes partis tous les deux à Buea, ville se trouvant au pied du mont Cameroun, et où je laissais ma voiture pendant la montée. Notre objectif du samedi soir était le premier refuge que nous avons atteint sans trop de problèmes.

L'ascension du mont Cameroun.

A l'extrême droite, René Mobuchon.

Le lendemain matin, après une heure d'ascension, Jean-Marc manifestait des signes de fatigue et nous avons décidé de nous séparer et nous retrouver le soir au premier refuge.

J'ai donc fait l'ascension seul, et Jean·Marc s'est arrêté au deuxième refuge, ce qui est déjà une performance pour un pro· fane. Le soir, comme convenu, nous nous sommes retrouvés au premier refuge et nous avons attaqué le dernier tronçon de des­cente avec beaucoup de souffrance. Nous sommes arrivés à Buéa complètement exténués, et Jean-Marc n'avait qu'une seule hâte: se trouver dans un bain bien chaud, un whisky bien frais à portée de main.

Il nous restait encore une heure de voiture à parcourir avant d'arriver à Douala. Nous roulions depuis à peine cinq minutes, lorsque nous sommes arrêtés par un barrage de police pour contrôle d'identité. Personnellement j'étais en règle. Par contre, mon coéquipier était démuni de papiers. Inutile de vous dire qu'un homme en tenue camouflée militaire sans la moindre identité est d'autant plus suspecté que nous venions du mont Cameroun, qui servait à l'époque de refuge aux mer­cenaires opérant au Biafra (se trouvant sur l'autre versant de la montagne).

À partir de ce moment, l'attitude des militaires a complète­ment changé, et ils nous ont obligés à les suivre jusqu'au poste de police de Buéa. Moi, j'étais partiellement mis à l'écart, mais l'ami Jean-Marc est passé au crible: fouille du sac avec inven­taire, photos avec le sac et tous les accessoires.

Cette petite comédie a duré au moins une heure et demie, et au moment où le chef de poste venait d'enregistrer le procès­verbal, un commandant de la police est arrivé, et chance inouïe, je le connaissais parfaitement pour lui avoir rendu quelques services. Il était de passage à Buéa. En quelques secondes notre aventure était terminée et l'incident clos, mais sans son arrivée, nous étions condamnés à passer la nuit au poste, et à rencontrer les pires ennuis le lendemain.

Je me suis très vite habitué à la vie à Douala. La ville était plai· sante et l'ambiance de la colonie française excellente. Je passais environ deux semaines par mois à l'extérieur, soit dans les dif· férentes villes du Cameroun, soit dans les pays dépendants de la direction générale.

En 1970, j'ai dû faire l'intérim des directeurs des centres de Victoria, N'Kongsamba et Garoua. Le travail était nouveau pour moi, et m'a beaucoup apporté dans le domaine de la ges· tion et de la vente. À l'issue de cette année, j'ai été affecté en tant que responsable du centre de Garoua.

Garoua est une ville typique de 80 000 habitants où la religion musulmane est majoritaire et qui a pour particularité d'être la ville natale du président de la République. Aussi, très souvent nous avions le privilège d'assister aux réunions officielles et de le côtoyer.

J'avais la charge d'une petite affaire, mais qui couvrait un vaste territoire allant de Ngaoundere à la frontière du Tchad dans l'extrême nord. Chaque visite d'agent était une véritable expé· dition, et je devais m'équiper pour des séjours d'une semaine, parfois plus.

Mon premier séjour s'est passé fort agréablement. La petite colonie européenne était assez " vivable", bien que su perfi· cielle. Le soir, après le travail, on se retrouvait au club de la Bénoué pour la traditionnelle partie de pétanque ou de tennis.

Contrairement à mon prédécesseur qui habitait un sordide appartement au·dessus des bureaux de la succursale, j'avais pu me trouver une villa à l'extérieur de la ville. Cette villa avait un hectare de jardin clos qui m'a permis de récupérer quelques bêtes amenées par les chasseurs.

Il Y avait 4 antilopes, 2 servals (sorte de petites panthères), 1 singe " Achille ", 1 âne " Antoine " arrivé un soir pom me demander asile, une chèvre" Louisette " qui était' extrême­ment maligne et toujours prête à faire les quatre cents coups 1 immense bélier " Monique", une poule " Victorine" qui entretenait des relations très louches avec Achille, et " Coco " le perroquet qui régnait en maître.

Cette sympathique famille faisait bon ménage, à l'exception d'Achille et de Monique qui se supportaient mal. Achille s'amusait à se dissimuler sur une branche et à se laisser tomber sur le dos de Monique dès qu'elle passait en-dessous. Il lui attrapait les cornes et là commençait un rodéo très amusant.

Antoine m'était très fidèle, et acceptait difficilement mon absence. Le soir, en rentrant du travail, dès qu'il entendait ma voiture, il arrivait au galop et m'escortait jusqu'au garage. Par contre, dès que je devais quitter la propriété, il se mettait sur le dos en travers de l'allée, et le gardien avait un mal fou à le retirer.

Durant ces deux ans, il fut mon compagnon. Il assistait à mon bain et était bien entendu présent à tous mes repas.

Il adorait la musique classique. Dès qu'il entendait cette musi­que il arrivait immédiatement et collait son oreille à la vitre; aussitôt qu'elle s'arrêtait, il retournait dans sa petite maison.

J'ai également eu durant quelques jours un petit python. J'ai dû malheureusement m'en séparer, car ce monsieur n'accep­tait pas la viande que je lui donnais. Les pythons ne mangent que des bêtes vivantes. En ce qui concerne ces bêtes, je pense qu'il serait intéressant que je parle un peu de la façon dont les chasseurs kirdis les capturent.

Dans le nord du Cameroun, à la fin de la courte saison des pluies, le retour brutal de la chaleur fait crevasser le sol. Ces crevasses qui atteignent parfois 20 ou 30 mètres de profondeur sont les refuges des pythons en période sèche. Ils ne sortent que très rarement, uniquement pour chasser.

Pour les capturer, les jeunes Kirdis s'enduisent le corps d'une huile spéciale, et se suspendent à une barre qu'ils mettent en travers du trou. Ils attendent que le python se décide à les absorber. Au bout d'un moment, il monte et commence son travail et petit à petit le chasseur est happé. Lorsque les jambes sont totalement dans la gueule, le chasseur est retiré du trou, et pendant qu'il fait une forte pression en écartant les genoux, une autre personne, à l'aide d'une machette incise les muscles de la gueule, et la bête se trouve d'un seul coup ouverte en deux. La peau est vendue très cher et la viande, fort comesti­ble, est séchée au soleil pour conservation.

La première année à Garoua a passé très vite, dans des condi­tions très plaisantes, mais à mon retour de congés en 1972, j'ai ressenti un certain malaise dans les relations entre les Came­rounais et les Français. À la Noël, le club fut fermé par décret de la présidence. Ensuite, nous avons rencontré beaucoup de difficultés à nous réorganiser.

Cette nouvelle année fut marquée par la venue, à titre privé, de M. et Mme Beullac, directeur général de la Régie Renault, de M. et Mme Georges, directeur des bureaux d'études. J'ai donc eu l'honneur de les recevoir à leur arrivée à N'Djamena et de les accompagner dans leur visite safari-photos à Waza, Mokolo, Rhumsiki, Mora, la mare aux hippopotames à Garoua, le campement du Buffle Noir et N'Gaoundéré. Nous avons eu une chance particulière de rencontrer à peu près toutes les bêtes vivant dans le Nord.

J'arrive maintenant au passage le plus délicat de mon séjour à Garoua, et qui a failli m'exposer aux plus graves ennuis. Grâce au procureur général de Garoua, je m'en suis sorti sans trop de mal. D'autres en ont souffert plus que moi.

Un matin, à l'ouverture du travail, M. Briones, le responsable de l'atelier de la présidence m'apporte un paquet de la part du commandant français de la base aérienne de Douala qui allait sur N'Djamena, mais qui pour des raisons techniques a dû se poser à Garoua. Ce paquet en carton, mentionnait une réfé­rence de pièces Renault. M. Briones m'a informé que ce paquet contenait des pièces destinées à la réparation d'un véhi­cule de la présidence qui attendait dans les ateliers de Renault de N'Djamena.

Au Cameroun: un laveur de peaux de serpent.

Immédiatement, j'ai cherché un voyageur se dirigeant sur N'Djamena, mais après quelques jours de recherches, ma secrétaire s'est proposée de les y amener, devant elle-même aller voir ses parents dont le père était conseiller technique à la présidence .

En fin de semaine, elle a donc pris la route avec ce fameux paquet. Au passage à la frontière camerounaise, il n'y a pas eu de problèmes, mais au poste tchadien, elle a été questionnée sur le ébntenu du colis. Elle a dit, bien entendu, qu'il contenait des pièces destinées à M. Caille, directeur administratif de Renault N'Djamena. Les autorités ont ouvert le paquet et ont trouvé tout simplement 2 revolvers et 175 cartouches (à noter que les événements commençaient déjà à se détériorer et le tra­fic d'armes était passible de la peine de mort).

Ma secrétaire s'est trouvée en prison, M. Caille, le destinataire du paquet également. Au premier interrogatoire, M. Caille qui ignorait totalement le contenu du paquet n'a pu que rester muet et m a secrétaire a informé bien entendu la police que c'était son patron, M. Mobuchon, qui lui avait remis le colis en mentionnant qu'il avait été remis par M. Briones, et que je n'étais pas au courant du contenu.

La découverte de ces armes s'est faite le samedi soir, malS Je n'en ai été avisé que le lundi matin par un curieux appel télex où l'interlocuteur me demandait de répondre à ses questions par oui ou par non.

L'indicatif du télex était bien celui de Renault N'Djamena et j'étais très surpris de constater que mon interlocuteur me vou­voyait alors que de coutume, nous nous tutoyions.

Première question: " Est-ce bien vous, M. René Mobuchon, qui avez remis à Mme Léger, le paquet destiné M. Caille? " Réponse : " Oui ".

Deuxième question : " Qui vous a remis ce paquet ? "

Réponse: " M. Briones ".

Troisième question: " Qui est M. Briones ? "

Réponse: " Le chef d'atelier de la présidence à Garoua ".

Quatrième question: " D'où détenait-il ce paquet? "

Réponse : " Du commandant français de l'école militaire de

Douala ".

Cinquième question: " Étiez-vous au courant de son contenu ? " Réponse : " Oui, le paquet mentionnait une référence qui cor­respondait à des pièces de train avant ".

Sixième question: " Avez-vous ouvert ce paquet? "

Réponse: " Non ".

Cet interrogatoire commençait à m'inquiéter, et j'ai moi-même posé une question :

" Tu me fais passer un interrogatoire en bonne et due forme ? " Réponse: " Oui. Ici, la police de la garde présidentielle, et le paquet que vous avez remis à Mme Léger et destiné à M. Caille, contenait des objets subversifs, et de ce fait Mme Léger et

M. Caille sont incarcérés pour trafic d'armes, et ne seront libérés qu'après votre arrivée à N'Djamena."

J'étais dans un état de perturbation, tel, que sans réfléchir j'ai immédiatement pris mes dispositions pour partir au Tchad, et quelques minutes avant mon départ, et alors que j'avais averti la direction de Douala de mes intentions, j'ai eu la visite du procu­reur général de Garoua que je connaissais très bien et qui venait me faire part des événements.

Le gouvernement tchadien sollicitait mon arrestation par la police camerounaise, et mon transfert sur N'Djamena. Le pro­cureur a fait jouer la non-réciprocité des deux pays, et a refusé ma sortie du Cameroun en me faisant confisquer mon passeport.

J'était tellement paniqué que je ne savais pas ce qu'il fallait faire. Une jeune femme de 18 ans était dans les prisons tchadiennes et indirectement par la faute de Renault qui était à l'origine de l'expédition du paquet.

Dès que la direction régionale de Douala a été avisée, elle a pu prévenir Paris, qui, par le biais du ministère des Affaires étran­gères a commencé les négociations avec N'Djamena.

L'affaire était extrêmement délicate car il y avait de toute évi­dence trafic d'armes : 2 revolvers et 175 cartouches représen­taient assez de preuves pour être sévèrement accusé. Déjà le gou­vernement tchadien accusait la Régie Renault de trafic d'armes sous couvert de la marque.

À partir de ce moment-là, de longues et très délicates négocia­tions ont commencé entre le Quai d'Orsay et les autorités tcha­diennes. Après deux jours de détention, Mme Léger a pu être libérée et revenir au Cameroun dans un triste état. M. Caille est resté sept semaines en prison et a dû quitter le pays dans les quarante-huit heures.

Le bilan de cette fâcheuse plaisanterie a été très lourd de consé­quences:

M. Briones : un blâme de la présidence,

Le commandant français: cassé et retour en France,

M. Caille, expulsé du Tchad,

Mme Léger, traumatisée, a dû passer plusieurs mOlS en France.

La seule personne qui, malgré son entière responsabilité est sor­tie totalement blanchie dans cette affaire, est le directeur admi­nistratif de Renault Douala. Connaissant les dangers que l'on encourait en transportant des armes, il avait, étant affecté à N'Djamena fait prendre le risque de transporter ses propres armes au commandant de bord français sous le couvert de pièces de dépannage. En ce qui me concerne, cette affaire déplorable m'avait beaucoup affecté nerveusement et c'est sans amertume que j'ai appris mon retour définitif en France pour le mois d'octobre.

Cinquième partie

Le réseau France

1973-1974

À mon retour en France, en octobre 1973 après mes congés, j'ai trouvé l'heureuse possibilité de m'inscrire à un stage de longue durée que je devais effectuer à la direction commerciale de la France. Comme je me reconnaissais énormément de lacunes dans le domaine commercial, j'ai insisté afin de commencer ces stages en débutant comme disait Descartes, " par le plus simple pour monter vers le plus complexe". Une des nombreuses rai­sons qui rendent compte de l'attachement des gens comme moi à la Régie réside notamment dans les réelles possibilités de forma­tion, de perfectionnement et de recyclage mises à la disposition des membres de notre maison où nombreux sont les cadres et même les directeurs qui sortent du rang. Le franc-parler y était de tradition. Il restent à souhaiter que cela dure.

J'ai eu la chance de prendre à son début un cours pour jeunes

vendeurs à la direction commerciale de zone de Rennes sous la

responsabilité d'un cadre commercial.

Ces stages étaient dirigés par des vendeurs confirmés ayant suivi les cours de l'école supérieure de vente et en passe de devenir chef de ventes ou inspecteurs commerciaux.

Je me suis donc retrouvé le 15 janvier sur les bancs de l'école avec pour compagnons, des jeunes dont la moyenne d'âge était de 22 ans. Cela me rajeunissait 1J'avais quarante et un ans et j'avoue que durant la première semaine, j'ai eu quelques diffi­cultés à m'intéger. Enfin, j'ai" joué le jeu" des interrogations écrites et orales, etc., et à partir de la deuxième semaine je fai­sais partie intégrante du groupe. Ils m'appelaient" grand-père" et cela m'amusait beaucoup.

Après trois semaines de cours théoriques, nous sommes allés à Brest, à la disposition du concessionnaire et toujours sous la res­ponsabilité des deux instructeurs de la D.C.Z. pour une forma­tion sur le tas.

Cette formation consistait à faire de la prospection systématique. Le laboratoire commercial de la concession nous fournissait tous les matins un certain nombre de fiches de prospection concer­nant les clients à relancer. Et en outre, si le temps nous le per­mettait, nous devions visiter les clients non fichés.

Lorsque j'ai appuyé sur la première sonnette, je n'étais pas bien à l'aise. C'est un travail que l'on fait à 25 ans sans scrupule mais à la quarantaine c'est nettement moins évident.

Mon premier coup de sonnette s'est concrétisé par la vue d'une ravissante asiatique qui s'est excusée très gentiment. Cette pre­mière journée de prospection s'est dans l'ensemble effectuée assez bien, mais sans résultat palpable, et j'avais un peu honte de

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me présenter le lendemain matin au rapport avec ce maigre résultat. Honte très vite dissipée, car pas une seule vente n'était enregistrée dans l'ensemble de l'équipe:

Au bout du deuxième ou troisième jour, l'atmosphère s'est dége­lée car les" chocs" et les commandes commençaient à apparaî­tre et très rapidemment, j'ai aimé ce métier. J'avoue que ces " visites-clients" m'ont énormément apporté car j'ai eu la chance de pouvoir varier de clientèle et de drainer toutes les cou­ches de la population brestoise, de l'ouvrier de l'arsenal aux quartiers-maîtres, en passant par les immigrés et les officiers supérieurs en retraite du célèbre cours d'Ajot, à Brest.

Toutes ces prospections m'ont mis parfois dans des positions assez cocasses. Je n'en raconterai que quelques-unes.

La première se situe dans le quartier de Recouvrance. Je faisais de la prospection systématique. Je me présente à 8 heures et demie du matin au dernier étage d'un immeuble. Je sonne et quelques instants après j'entends un remue-ménage et des bruits de voix à l'intérieur. Puis, la porte s'ouvre et je vois sortir un homme à moitié habillé me bousculant presque et descendant les escaliers quatre à quatre, une partie de ses vêtementS sur le bras. La jeune femme était très pâle; et lorsqu'elle m'a vu, elle m'a informé qu'elle avait eu très peur car elle croyait que c'était son mari qui était revenu. Quartier-maître, il avait appareillé la veille pour quelques semaines en mer.

Une autre histoire cocasse mais un peu lugubre. Je sonne à un appartement. Une porte s'ouvre précipitamment et je me fais happer par une personne qui me dit: " Venez vite docteur, il est ici "et je me trouve face à un homme allongé sur le tapis les yeux révulsés. Pour faire comprendre à cette malheureuse femme que je n'étais pas l'homme qu'elle avait appelé d'urgence, cela n'a pas été facile. Le lendemain matin à l'entrée de l'immeuble il y avait un avis funéraire.

Une troisième et dernière, car j'en ai tellement vu qu'il me fau­drait un livre complet pour toutes les raconter.

Je venais de sonner à trois étages au moins sans résultat et il n'y avait rien d'aussi démoralisant pour un prospecteur de trouver porte close surtout lorsqu'il se sait observer par le judas. Enfin je sonne et j'entends une grosse voix qui me dit d'entrer. La porte n'étant pas fermée, j'entre sans voir personne. La voix d'homme me dit: " par ici ". Je m'engage dans le couloir et me retrouve face à un homme d'une cinquantaine d'années bien installé à moitié nu sur la cuvette des W.C. J'étais réellement gêné mais presque aussitôt un fou rire me prend au souvenir d'un profes­seur d'expression orale qui nous demandait pour rester à l'aise face à une personnalité, de l'imaginer assis sur un W.C. Le per­sonnage me faisait penser à un bouledogue. Nous avons discuté dans cette situation pendant quelques minutes, ensuite nous sommes passés à la cuisine et j'ai continué mon travail. Lui, tou­jours en hurlant, m'a informé qu'il était d'accord pour acheter une Renault 16, à la seule condition qu'elle soit bleue et livrable sous huit jours. Il n'a pas voulu signer le bon de commande avant que je lui confirme que ce véhicule était bien disponible.

J'ai dû revenir à la concession faire le point des stocks et une heure plus tard, je sortais de chez le client avec mon premier bon de commande paiement comptant et sans reprise.

Après mes trois semaines de formation sur le tas, je me sentais nettement mieux et totalement libéré de ce complexe que j'avais éprouvé à mon arrivée. J'avoue avoir ressenti une certaine appré­hension à rentrer dans le réseau France alors qu'en moins d'une semaine j'étais totalement adopté.

Il Y avait maintenant un mois et demi que je l'avais intégré et j'étais bien" dégrossi" dans le domaine de la vente. Un pro­gramme très complet avait été établi par la direction commer­ciale France, et c'est à la succursale de Nantes que j'ai continué ma formation. Je précise bien: " Formation" car c'était la pre­mière fois que j'avais réellement contact avec la réalité.

Le réseau commercial de la Régie Renault en France est admi­rablement structuré. Du directeur au vendeur, en passant par le service commercial, tout le monde est " bien dans sa peau". D'autant mieux dans sa peau qu'il comprend parfaitement et s'adapte pleinement au jeu rapide et délicat, rigoureux et pas­sionnant de la poussée commerciale avec sa discipline stricte, nécessitée par le prodigieux développement de l'automobile allant de pair avec la concurrence mondiale.

J'ai continué et terminé ces stages à la D.C.Z. de Lille pendant deux mois. Même discipline, même rigueur et toujours beau·· coup de gaîté, mais en ressentant tout de même une certaine crainte et un profond respect pour " Dieu le Père ".

Durant cette année dans le réseau France, j'ai acquis toutes les ficelles nécessaires à la vente, mais aussi et surtout dans le domaine de la gestion. J'ai, à l'époque, fait une timide tentative d'intégration dans le réseau France. Hélas, d'une part mes preu­ves n'étaient pas assez palpables et après cette année d'expé­rience parmi ces équipes extrêmement compétentes je compre­nais mieux les craintes justifiées de la direction générale quant à l'embauche du personnel de la D.A.I., dont la formation spécifi­que, adaptée à chaque pays n'avait rien de comparable avec le système de commercialisation du réseau France.

Sixième partie

La Libye

LIBYE, 13 juillet 1977 -mars 1979.

Longtemps appelée" Royaume du vide" la Libye est certes une création récente, puisque l'État moderne n'a vu le jour qu'en 1951. Auparavant, l'entité libyenne n'était qu'une création arti­ficielle de l'Italie colonialiste qui avait unifié en 1934 trois pro­vinces aux destins longtemps séparés (la Tripolitaine, la Cyré­naïque et le Fezzan). Entre la Tunisie et l'Égypte, un espace de 1 800 kilomètres de largeur et de 1 200 kilomètres de profon­deur n'avait existé qu'en tant que zone de passage, zone d'influence, voire simple champ de batailles, depuis les temps les plus reculés. Seule une étroite bande côtière participait à l'his­toire méditerranéenne. L'apect quasi désertique de l'arrière­pays vouait des immenses étendues à l'indifférence et à l'oubli.

Ce désert libyen a servi durant plusieurs siècles à regrouper tou­tes les tribus indésirables et condamnés de droit commun, alcoo­liques, etc. des autres pays: Algérie, Tunisie, Égypte, Soudan et Tchad. Ce désert servait en quelque sorte de poubelle humaine. Les seules tribus nobles et racées restaient les Berbères troglody­tes dans les montagnes, vivant en marge de la société.

Par la suite, je donnerai quelques détails sur les fouilles que nous avons effectuées, les concernant. En fait, la population libyenne actuelle n'existe. véritablement que depuis deux siècles environ et elle est constituée de ce vague regroupement de familles rejetées et de beaucoup de pauvres types que l'Islam, sauce marxiste, transforme en traîne-savates et en vauriens.

Il est fort possible que l'on puisse trouver mon jugement sévère, mais il n'est hélas que le reflet de la réalité. Maintenant, ayant dessiné en gros l'image de la Libye et de ses occupants, j'aurai plus de facilité à conter mon séjour dans ce pays.

C'est tout à fait par hasard que je me suis trouvé affecté à Tripoli. Cela n'était pas le numéro 1 des pays que je rêvais de conquérir, mais enfin j'en avais tellement vu, que j'ai accepté ce poste de délégué sans difficultés.

Je suis donc arrivé à Tripoli le 13 juillet pour un séjour indéter­miné. Dans l'aéroport, régnait une crasse indescriptible. Les for­malités de douane et de police sont terriblement compliquées, l'on faisait la chasse aux photos pornographiques ainsi qu'à l'alcool. Un voyageur pris avec une petite bouteille d'alcool était passible de 2 500 francs d'amende si c'était la première entrée dans le pays, et une semaine de prison et 5 000 francs d'amende si ce voyageur était déjà venu.

Aussi, c'est après deux heures de formalités que je me.suis trouvé dans la rue. Un membre de la société gouvernementale représen­tant la marque m'y attendait, et le parcours de 20 kilomètres entre l'aéroport et la ville me mit déjà" au parfum" : deux che­vaux écrasés, une dizaine de chiens, un bœuf, des carcasses de voitures accidentées, à perte de vue. D'immenses photos de Khadafi à tous les carrefours, et le tout harmonisé par l'armée.

Tripoli me donnait l'impression d'une ville-chantier, ou d'une ville récemment bombardée. En effet, une grande partie des maisons n'était pas terminées, ou faites en dépit du bon sens, les murs de travers. Mon premier jugement était totalement néga­tif, et j'avais l'impression d'être arrivé dans un pays ayant une absence totale de discipline. Ceci fut confirmé en arrivant à l'hôtel, lorsque l'on m'apprit que j'allais loger dans une chambre occupée déjà par deux clients, alors que l'hôtel était presque vide. C'était une règle. 75 % des chambres étaient réservées au gouvernement. Mon accompagnateur, un peu confus tout de même, m'a fait comprendre qu'il serait très mal vu de m'y oppo­ser, et ceci risquerait d'être interprété comme une critique à l'encontre du régime, ce qui était passible de prison, et quelle prison!

J'ai donc accepté cette situation et me suis trouvé pour la nuit avec 2 compagnons, dont un Libyen membre de la police, et qui était là seulement pour nous surveiller, et un Allemand.

Le lendemain matin, je devais m'installer dans la villa de l'ancien directeur commercial. Je ne me faisais donc pas trop de soucis. Mon accompagnateur m'avait fixé rendez-vous pour 8 heures. Il s'est présenté à midi sans s'excuser. J'ai réglé ma chambre d'hôtel, mais le directeur de l'établissement ne voulait plus me rendre mon passeport et ce n'est que deux heures plus tard que j'ai pu le récupérer.

Je me suis fait conduire à la villa, et j'ai été très agréablement surpris. La villa était correcte dans un quartier relativement pro­pre à environ 500 mètres de la mer.

J'ai pris à peine le temps de poser mes valises et d'aérer la villa, et je me suis fait conduire au siège ou ce qui restait de la Régie. J'ai trouvé des bâtiments totalement délabrés. Depuis la nationalisa­tion de la Régie, une grande partie du personnel avait été rem­placé par des membres du Conseil de la révolution, et ils y régnaient en maîtres.

Le bureau qui m'était destiné était déjà utilisé par un gros métè­que adipeux respirant la crasse, qui s'est présenté en tant que chef du personnel et m'a aussitôt vanté son pays ainsi que le régime.

J'ai eu un mal fou à trouver un local pour pouvoir m'installer. En ce qui concerne le véhicule qui m'était attribué, une R 16, je l'ai trouvé dans un état déplorable. Mon prédécesseur à son départ l'avait fait immobiliser, compteur à 3 000 kilomètres. Je l'ai récupérée 6 mois après, à 65 000 kilomètres.

Tous ces petits problèmes matériels n'étaient pas bien graves, et ce n'était rien à côté de tous les déboires et déceptions que j'ai rencontrés par la suite.

Je suis rentré à la villa le soir, assez déçu de ce premier contact, et pour me changer les idées, je suis parti à la découverte du littoral, pensant trouver des plages semblables à celles de la Tunisie. Malheureusement, l'accès à la mer était interdit et ces plages servaient de décharge publique. Elles étaient garnies de carcasses de voitures, de détritus et aussi de bêtes crevées qui dégageaient une odeur épouvantable. Quelques jours plus tard, j'ai su que Khadafi avait donné l'ordre de vider toutes les ordures en bordure de plage, ceci en vue d'agrandir son territoire.

J'étais venu dans ce pays pour une durée minimum de deux ans. Aussi, j'avais décidé de faire venir ma femme et ma fille qui m'ont rejoint deux mois plus tard. J'ai donc passé ces deux pre­miers mois dans une complète solitude. La colonie française était restreinte en ces mois de juillet-août, et étant donné qu'il n'y avait aucune sortie possible j'en ai profité pour restaurer un peu la villa et le jardin. J'ai reporté mon affection sur un petit chien que j'ai récupéré chez Renault quelques jours après mon arrivée.

Les Libyens haïssent les chiens à un point tel, qu'ils exercent les pires sévices à leur encontre. Un de leur jeu favori, est d'en cap­turer un et de partir à la campagne l'attacher et le battre afin de le rendre fou. Ensuite, ils le lâchent et s'amusent à lui tirer dessus à la Kalachnikof (une carabine à répétition fournies par leurs amis Russes). Un autre amusement était aussi de mettre un mor­ceau de viande juste à l'arrière d'une voiture et lorsque le chien commençait à manger, de reculer et de l'écraser.

C'est à la suite d'un de ces jeux odieux que j'ai récupéré mon petit chien. Il venait d'être écrasé par un " abruti" de chez Renault. Il y avait un attroupement qui riait car la pauvre bête avait l'arrière train écrasé et une plaie au ventre d'où sortait les boyaux. Elle essayait de se déplacer et c'est la raison des rires de ces,sauvages.

J'ai récupéré cette bête au risque d'avoir des ennuis avec le Conseil de la révolution, car ils pouvaient interpréter ce geste pour de la provocation. J'ai donc porté cette bête agonisante chez moi, et comme il n'y avait plus grand chose à faire, je l'ai lavée à l'eau chaude et au savon de Marseille. J'ai ensuite rentré les boyaux et cousu la plaie qui avait au moins 15 centimètres de long. J'ai cousu cette plaie avec du fil à coudre et une aiguille ordinaire que j'avais simplement rougie.

Les pattes arrière étaient également cassées. J'ai mis 2 planchet­tes et bien serré avec une bande. Le pauvre chien ne réagissait même plus, et j'ai eu un mal fou à lui verser un peu de lait entre les dents.

Le lendemain, il était toujours dans le même état, je n'avais plus d'espoir de le sauver. Il est resté dans cet état deux jours et le matin du troisième jour, en me levant, il était sorti de sa caisse les yeux ouverts. Il a bu un peu de lait et le soir, il a mangé de la viande. Mon animal était sauvé 1À partir de ce moment-là, il ne me quittait plus, bien entendu, la journée il restait à l'intérieur de la villa. Je m'étais extraordinairement attaché à cette bête et c'était réciproque.

Durant le premier mois, tout mon temps était consacré au tra­vail qui était terriblement difficile vu la susceptibilité. des Libyens, et mon premier travail fut de faire remettre en état 1 000 Renault 12 stockées dans un terrain vague et sous la sur­veillance de deux gardiens qui, tous les soirs louaient une partie des voitures aux immigrés soudanais et maliens de passage, pour leur servir de chambre.

Les voitures étaient dans un tel état de crasse que nous avons dù remplacer plusieurs sièges et tapis. Au bout d'un mois, les Français commencèrent à rentrer de congés et assez vite, j'ai fait la connaissance des ingénieurs de chez Total, avec qui j'ai très vite sympathisé. Comme ils étaient là depuis un an, ils m'ont tout de suite mis au courant de toutes les ficelles de la vie fran­çaise en Libye.

Déjà la méthode pour faire le vin et la bière ainsi que l'alcool. Comme je l'ai dit, l'alcool était interdit dans le pays, aussi la solution était d'en faire soi-même avec les moyens du bord.

Le vin se faisait en partant de " Jocker " raisin que l'on faisait fermenter. On prenait 10 litres de jus de raisin, 2 kilos de sucre en poudre, 5 litres d'eau. Le tout dans une poubelle plastique réservée à cet usage. On remuait et on ajoutait une cuillère à café de levure de bière. À partir de la première semaine, commençait la fermentation, et au bout d'un mois, on sortait un vin rosé très buvable.

La bière se faisait à partir du houblon médical, du sucre, du bio­malt et aussi une cuillère à café de levure.

Le " Flash" alcool à 90 % se faisait à partir d'eau sucrée fer­mentée, que l'on faisait bouillir dans une Cocotte Minute reliée à un serpentin. Il en sortait un alcool relativement dangereux qui titrait 90 %. Coupé avec 50 % d'eau et mélangé avec de l'anéthol (rentré clandestinement) nous avions un très mauvais Ricard qui faisait l'orgueil de chaque propriétaire d'alambic.

Avec toutes ces occupations clandestines, le deuxième mois a passé très vite et au début de septembre, ma femme et ma fille sont arrivées.

À partir ce moment, ont commencé les difficultés. Les formali­tés à l'aéroport se sont très bien passées. Un membre du Conseil de la révolution les attendait, mais le lendemain matin, un poli­cier est venu me réclamer leurs passeports afin de les contrôler. J'ai mis huit mois à les récupérer, et lorsque j'ai pu, à force de pression les avoir, c'est avec un visa de vingt-quatre heures, c'est­à'-dire plus court qu'un visa d'expulsion normal. Heureusement que nous avons pu trouver un avion qui pariait le lendemain matin en direction de la Tunisie.

Ma femme et ma fille, n'ayant plus de passeport, se trouvaient en position terriblement délicate vis-à-vis du gouvernement, car arrêtées par un barrage, sans papiers, c'était la prison immé­diate.

Ils étaient tellement fous, que si un couple était arrêté n'ayant pas la même identité, c'était également le poste de police pour de longues heures, et la femme risquait gros. Cette aventure est arrivée à mon prédécesseur qui, quelques jours avant son départ définitif, avait fait une petite soirée d'adieu. Une de ses hôtes enceinte et dont le mari se trouvait en mission a demandé au maître de maison de la raccompagner à 500 mètres à peine de là. Ils se sont faits prendre par un barrage de police et se sont retrouvés jusqu'au lendemain midi au poste.

Cette anecdote pour montrer le danger d'être sans papiers en règle.

Ma femme et ma fille étaient donc condamnées à rester cloîtrées à la maison à longueur de journée, et chaque fois que nous sor­tions, nous vivions dans la hantise d'être arrêtés.

Durant ces premiers ,mois, nous avons orgamse notre vie afin d'harmoniser au mieux notre séjour. De temps en temps, nous recevions dans la clandestinité quelques amis, mais surtout jamais de Libyens, même le meilleur était très dangereux et nous en avons eu la preuve aux dépens d'un petit rigolo de coopérant français qui se croyait plus intelligent que les autres.

Ce monsieur, fanatique qui admirait Khadafi et ses idées à un jour invité un Libyen chez lui, et lui a fait boire du vin. Ce même Libyen est revenu le lendemain à la même heure, c'est-à-dire 19 heures et a redemandé du vin. Il est resté jusqu'à 21 heures. Ceci s'est reproduit environ quinze jours de suite, jusqu'au moment où notre coopérant en eut assez. Après une heure de présence de son Libyen, il lui a demandé de partir, car il devait recevoir des gens à dîner.

Le Libyen n'a pas fait de difficultés pour s'en aller, mais à peine une heure après un commando de bérets rouges (milice de Khadafi) a fait irruption chez lui. Ils ont fouillé la maison et ont découvert le vin et l'alcool. Ce qui s'en est suivi se passe de commentaires. Huit jours en prison pour lui et sa femme, une très grosse amende, et l'expulsion en sortant de prison.

Le dimanche, malgré l'interdiction de se baigner, nous allions en bande à une plage se trouvant à 90 kilomètres de Tripoli, dans les faubourgs de Leptis Magna, et là nous étions relative­ment tranquilles. Mise à part une fois, où trois amis et moi­même avons été pris par une patrouille qui a braqué sur nous les Kalachnikofs. Nous sortions juste de l'eau et nous avons dû rester les mains en l'air pendant deux heures. En tenue de plongée, à midi celà n'est pas très drôle!

Enfin, après maintes discussions, nous avons réussi à nous en sor­tir sans trop de mal.

Le parcours de Tripoli à Leptis Magna était des plus dangereux. Le Code de la route, malgré les doubles voies, n'était pas res­pecté. Il n'a jamais été possible de faire comprendre aux Libyens la discipline de la circulation, et très souvent, les voitures allaient dans les deux sens. Les accidents étaient spectaculaires. Le jour­nal officiel annonçait 10 000 morts pour 1977, pour une popula­tion de 1 500 000 habitants, ça fait un peu lourd!

Une partie des accidents était occasionnée par des conducteurs qui en grande majorité ne savaient pas conduire. Comme 91 % des Libyens sont analphabètes, le permis de conduire se passait de la façon suivante: le candidat, après deux, trois jours et nuits d'attente dans une queue interminable, se trouvait dans une salle où l'attendaient 3 policiers. Il était assis sur une chaise fixée au sol, face à un tableau noir, à 3 mètres de lui. Sur ce tableau il y avait 4 flèches: une dirigée vers le haut, l'autre vers le bas, la troisième à droite, et la quatrième à gauche.

Lorsque le policier montrait de la baguette la flèche de gauche il fallait diriger le doigt vers la gauche et ainsi de suite.

Cette séance durait environ 2 minutes et à peu près un sur deux réussissait l'épreuve. Ensuite, il devait attendre pour la photo, et le lendemain, à une heure fixée mais qui n'était jamais la bonne, une grande corbeille contenant les permis se trouvait dans le bureau du chef. Chacun fouillait afin de trouver son permis. Le résultat était cocasse.

Ce permis est également obligatoire pour les étrangers, et il n'était pas rare de voir un Européen se faire recaler à l'épreuve. Je citerai même le cas d'un directeur d'une société française qui a dû quitter le pays à cause d'un refus définitiflors de cette diffi­cile épreuve. Ses fonctions l'obligeant à faire de longues distan­ces en voiture, il lui était impossible de travailler.

Les Européens étaient exemptés de l'épreuve de conduite. En revanche les Libyens devaient prendre 20 leçons. À cet effet, le gouvernement avait fait équiper des" Coccinnelles " WW avec double volant dont un libre. Le candidat s'installait bien entendu en face au volant libre et devait, lorsque le moniteur tournait, braquer le volant dans le même sens. Et durant ces 20 leçons, l'apprentissage se limitait à cela.

Inutile de dire que dès que l'heureux élu était en possession du volant, il fallait faire très attention!

Notre façon de vivre parmi ces sous-développés était très péni­ble, et nous étions totalement coupés de la France. Le courrier mettait trois à quatre semaines pour nous parvenir, et pour télé­phoner, il fallait faire des queues interminables à la poste. Trois ou quatre heures d'attente, et bien entendu les conversations étaient enregistrées. Un jour que je téléphonais, une voix m'a demandé d'arrêter de parler pendant qu'il remplaçait la bande! Une autre fois, alors que j'étais en conversation avec ma femme en Bretagne, elle a prononcé " quel pays J". La communication a immédiatement été coupée, et jusqu'à mon retour en France, le numéro de ma femme a été sur la liste noire, et je n'ai jamais pu lui retéléphoner.

Après le retour définitif de ma femme et de ma fille en France (étant personnellement en règle), j'ai pu avec la collaboration d'amis de l'ambassade de France, et de l'hôpital français faire de très bonnes expéditions archéologiques dans le pays. Dès que nous avions deux ou trois jours, nous partions dans les monta­gnes du côté de Yeffren Nalut Gioch et de Ghadames faire des fouilles à la recherche de vestiges berbères. Nous avons passé des journées entières parmi ces Berbères, qui contrairement aux Libyens sont des hommes accueillants et racés et surtout travail­leurs. Ils nous ont beaucoup aidés dans nos fouilles des grottes.

Au cours de nos péripéties, nous avons également découvert plu­sieurs sculptures très intéressantes dans la région de Ghariane. Ainsi organisés, et malgré la vie infernale que les Libyens nous faisaient vivre, nous arrivions à occuper nos loisirs de façon enri­chissante.

Nous devions, malgré tout, faire extrêmement attention, car nous étions à chaque instant à la merci d'une désagréable sur­prise de leur part. Par exemple, je cite le cas de deux personnes en mission, descendues dans un hôtel sur le bord de la mer. Après dîner elles sont descendues prendre l'air. Elles ont été arrêtées par la police et emprisonnées durant un mois, car elles étaient, paraît-il à proximité d'une base militaire.

En Libye avec un berbère.

Je cite également la tragique aventure survenue à un jeune couple de Français, qui en visite à Ghadames, à la frontière algé­rienne, ont sauté dans un champ de mines, qui n'était pas signalé. La femme est morte, et le mari invalide à vie. Seul le petit garçon enroulé dans une couverture à l'arrière de la voiture n'a pas été blessé. Je garde un souvenir détestable de cet État ou plus plutôt pays sous-développé-riche, dirigé et peuplé de fous orgueilleux.

Et j'arrêterai mon récit sur une histoire à peine croyable qui m'est arrivée dans le courant de la deuxième année. Dans le cadre de la promotion des méritants du Comité de la révolution, il avait été décidé que le chef d'atelier ferait un stage de 3 semai­nes en France. Aussi, en collaboration avec le responsable des stages à la Régie Renault, il avait été décidé d'un séjour d'une semaine dans un atelier de succursale à Paris. Les deux autres semaines réservées à l'école après-vente. Le départ fut fixé et toutes les consignes données à l'heureux candidat quant à son séjour en France: hôtel, voiture, etc.

Hélas, le standing de l'hôtel 2 étoiles ne correspondait pas aux désirs de monsieur. La Renault 14 que nous avions mise à sa disposition également, et c'est furieux qu'il s'est présenté à la succursale le lundi matin. Sa colère fut à son comble lorsque le responsable technique après lui avoir fait les honneurs des servi­ces, lui a présenté une blouse afin de ne pas se salir.

La susceptibilité de notre Libyen était telle que ce geste lui sem­bla une provocation. Il prit la blouse, la roula en boule et la jeta au visage du responsable de l'atelier en lui disant qu'il n'était pas un chien.

En fin de matinée, il avait quitté les lieux, et le surlendemain était de retour en Libye. Ce retour précipité a compliqué consi­dérablement la fin de mon séjour. Les gros ennuis ont com­mencé immédiatement. La vente des véhicules se faisait par let­tre de crédit irrévocable et confirmée. Aussi, nos véhicules ne quittaient l'usine qu'après réception des fonds. Mais cette fois-là, étant donné l'importance ainsi que l'urgence de la commande, la direction de zone de la Régie Renault à Paris a pris le risque de les faire descendre à Marseille et de les faire embarquer.

J'étais moi-même d'accord, vu que j'avais assisté à la demande

de transfert de fonds, et que la lettre signée du ministre donnait

l'ordre de transfert à la banque.

Quelques heures avant le départ du bateau prévu le lendemain du retour du chef d'atelier, j'ai téléphoné à la Régie les infor­mant de son retour. Le responsable de la zone m'a fait part de son inquiétude concernant la lettre de crédit qui n'était pas encore arrivée.

Étant certain du transfert, je l'ai rassuré mais je suis tout de même retourné voir le secrétaire d'État afin qu'il me rassure. Celui-ci m'a accueilli très froidement en m'informant qu'il avait annulé la demande de paiement et m'a simplement dit qu'étant donné la façon dont la Régie traitait les Libyens en stage en France, il en découlait que nous ne voulions pas travailler avec eux. Je lui ai fait connaître la gravité de sa décision, mais il n'a rien voulu entendre.

Heureusement, ce soir-là 'j'ai pu contacter la Régie très rapide­ment afin de bloquer le bateau. Les voitures sont restées stockées six mois à Marseille, compte tenu de l'équipement spécial réservé à la Libye, il ne nous était pas facile de les commerciali­ser dans les autres pays.

Enfin, après six mois de négociations, nous avons réussi à leur faire accepter le stock. J'ai donc écourté mes congés en Bretagne afin de descendre à Marseille m'assurer que le reconditionne­ment de ces R 5 qui avaient légèrement souffert de l'air marin, soit bien fait.

En passant à Paris, j'ai rencontré le Libyen venu donner l'accord d'expédition, et le soir j'ai dû l'accompagner avec d'autres per­sonnes au dîner-spectacle du Paradis Latin.

À 21 heures, nous étions donc à ce spectacle qui commençait par une absurdité de Jean-Marie Rivière. Il sabre une bouteille de champagne et malheureusement pour moi, ce soir-là il a raté son coup : le goulot de la bouteille a éclaté et une partie est venue se planter dans mon arcade sourcilière droite, occasion­nant une ouverture de l'os frontal.

Une doctoresse qui se trouvait à la table voisine a pu retirer le morceau de verre, et me donner les premiers soins en m'infor­mant qu'étant donné la gravité de la plaie, la cicatrice ne serait pas très belle et que l'œil resterait de travers, mais que la chirur­gie esthétique pourrait y remédier.

J'étais donc dans un triste état, mais je suis tout de même des­cendu à Marseille le lendemain matin. Jean-Marie Rivière m'avait signalé une clinique de chirurgie esthétique à Marseille, et effectivement, après une trentaine de points de suture et quelques jours d'hospitalisation, je me suis retrouvé à peu près normal.

Le travail a été très bien fait, mais j'ai perdu 5/10e de l'œil droit.

Je suis retourné en Libye la mort dans l'âme. Ce régime et cette mentalité me sortaient des yeux! C'est le cas de le dire! Heureu­sement, qu'il ne me restait plus que trois mois à vivre dans ce pays, car à mon passage à Paris, j'avais eu la joie d'apprendre mon affectation pour l'Irak.

Je pensais donc continuer mes fouilles clandestines à mes

moments libres, mais plusieurs Français avaient quitté le pays, et

les sorties devenaient de plus en plus dangereuses.

Au mois d'août, deux infirmières françaises de 50 ans avaient été violées dans un square public en plein jour, par de jeunes voyous de 16 ans. Bien entendu, elles se sont fait expulser pour" provo­cation". La femme d'un diplomate a subi le même sort, et à peu près au même moment mais à l'unanimité elle avait été plus qu'imprudente... Pour les Libyens le viol c'est" quand la femme dit oui trop tard ".

La fin de l'année s'est terminée péniblement, et j'ai profité de mon retour en France pour faire un crochet de reconnaissance en Irak afin de régler différents problèmes avec la personne que j'allais remplacer.

Je suis retourné en Libye au début du mois de janvier, tout heu­reux de savoir qu'il ne me restait plus qu'une semaine à y vivre. Je devais être en poste à Bagdad au plus tard le 15 janvier. Comme les dossiers de la Régie étaient en règle, apparemment rien ne pouvait gêner mon départ. Malheureusement, c'était bien mal connaître les Libyens. Ils ont bloqué mon passeport deux mois pour des raisons inconnues, et ce n'est qu'au début du mois de mars que j'ai pu quitter ce pays qui est devenu l'un des plus ignoble" fouille m ..... " de la Méditerranée!

Je pense qu'ils auront été odieux, ces Libyens, jusqU'à la dernière minute. À l'aéroport, une heure avant le départ, ils m'ont fait vider mes caisses où j'avais 2 très belles amphores romaines qu'ils ont cassées sous mes yeux en riant aux éclats.

Ma conclusion finale se passe de commentaires, mais je ne leur pardonnerai jamais d'avoir empoisonné mon chien.

(à suivre)

René MOBUCHON