04 - A bâtons rompus

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A bâtons rompus

Le rallye de Monte-Carlo

Je n'ai pas vraiment" vécu" les rallyes d'avant-guerre dont les concurrents, livrés à eux-mêmes, partaient d'Athènes, d'Oslo ou de Glasgow, armés de pelles et de cordes pour se dégager sur les routes enneigées ou se tirer des ravins ... Nourri toutefois de cette littérature héroïque, je participai à l'exploitation" rédac­tionnelle" des aventures de nos concurrents des premiers rallyes de Monte-Carlo après la guerre. C'étaient encore de vrais amateurs, Britanniques pour la plupart, qui suppor­taient, pour le sport, tous les frais de préparation de leur voi­ture et toutes les dépenses en cours de route et après l'arrivée. La principauté de Monaco, outre la publicité faite sur son nom par le rallye, trouvait dans la concentration d'automobilistes fortunés une source de revenus importante. Dans le hall des grands hôtels on retrouvait, en tenue de soirée, les conducteurs arrivés la veille, sales et fatigués, au volant de torpédos grand sport couvertes de boue. C'est alors que s'échangeaient au bar les récits " terrifiques " du parcours dans les Alpes ou sur les routes encores défoncées de Yougoslavie. Les journalistes à l'affût encourageaient ces confidences et en nourrissaient leurs articles, les mêlant de considérations plus techniques sur les performances réalisées au cours de l'épreuve de classement " d'accélération -freinage" qui se déroulait sur le port, dès l'arrivée à Monte-Carlo, devant un public de connaisseurs. Bien des boîtes de vitesses rendirent l'âme au cours de ce gymkhana 1Mais le concours d'élégance du lendemain appor­tait une consolation mondaine aux riches concurrents arrivés à

bon port sans une éraflure sur leurs belles carrosseries.

Quelques propriétaires de 4 CV Renault avaient eu l'audace de s'engager, sans l'aide de quiconque, contre lesJaguar, les Alfa­Romeo, les BMW de l'époque. Ils avaient terminé le rallye en bonne place, à la stupeur générale, de sorte que l'année sui­vante des voitures mieux " préparées " furent confiées à des amateurs " éclairés", pour la plupart concessionnaires de la marque, accompagnés de mécaniciens d'usine. On vit alors les Rédelé, les Pons, les Landon remporter leur catégorie, puis Rosier, en tête à quelques kilomètres de l'arrivée, manquer de peu la victoire absolue. Enfin, Monraisse et Féret, sur Dauphine, remportèrent le rallye, toutes catégories en 1958. Ce fut la fin de l'époque héroïque.

Les grandes marques, qui avaient jusqu'alors limité leur assis­tance à de simples renseignements donnés sur l'état du parcours à chaque contrôle, se virent entraînées par la concurrence à fournir aux équipages des pneus ad hoc, des pièces détachées et le secours de mécaniciens entraînés. Le rallye devint un grand. cirque de professionnels virtuoses se battant en montagne pour gagner les quelques secondes nécessaires et suffisantes. Ce fut le temps des Alpine et des Porsche dont les mérites ne sont pas minces mais ce n'était plus ce rallye touristique hivernal à la por­tée de bons conducteurs lancés à l'aventure avec des mécaniques strictement " de série ". Il en est ainsi désormais de tous les sports où seul le spécialiste peut espérer briller à condition qu'à l'entraînement, le nageur passe 6 ou 7 heures par jour à la piscine, le coureur de fond parcoure 15 kilomètres tous les matins, le skieur dispute une descente olympique tous les dimanches et le tennisman tous les tournois de la saison...

Les risques du métier d'acheteur

Les fournisseurs sont parfois des gens dangereux lorsqu'on tarde un peu trop à régler leur facture. Je me souviens, par exemple, de cet imprimeur qui me relançait depuis plusieurs jours, ayant besoin du montant de sa créance pour honorer son échéance de fin de mois. Bien entendu, notre service ordon­nancement prenait son temps et je ne pouvais lui donner satis­faction. j'eus ainsi droit, un matin, à la grande scène de mélo­drame où notre homme, tour à tour furieux et effondré, finit par sortir un revolver de sa poche en disant : " Je ne quitterai pas ce bureau. Si dans un quart d'heure je n'ai pas mon chèque je me fais sauter la cervelle devant vous... " Prudemment, c'est moi qui pris la porte, le laissant seul avec sa résolution. Nous attendions, derrière la cloison, le coup fatal mais, le silence s'éternisant, je revins avec deux gardiens pour le trouver qui fumait tranquillement une cigarette. Je bondis sur l'arme demeurée sur la table: elle n'était pas chargée 1

Une autre fois, il s'agissait d'un dessinateur qui avait livré ses dessins à la fin du mois de juillet et qui entendait être payé sur­Ie-champ. Je lui rappelai les conditions générales de règlement du bon de commande qu'il avait accepté et je partis en vacan­ces le 1" août ainsi que tout le personnel des usines qui fermaient leurs portes pour un mois. En arrivant le soir près de Paimpol, je trouvai un message de M. Vernier-Palliez, me demandant de revenir d'urgence à Paris. Assez inquiet, je repris aussitôt le train, me demandant quelle pouvait être la raison impérieuse de ce rappel. En arrivant à Billancourt je rencontrai dans l'antichambre de la direction générale mon dessinateur qui s'y était installé la veille en hurlant très fort qu'il ne s'en irait pas tant qu'il ne serait pas payé. Notre secré­taire général, qui assurait la permanence d'été, n'était naturel­lement pas au courant de la question et refusait de signer un chèque sous la menace et sans savoir si la somme était due. La chose se régla au moyen d'une avance sur le montant de la facture. Je repartis en Bretagne et, bien sûr, le dessinateur un peu trop culotté ne reçut plus jamais de commande du service publicité.

Dans un style bien différent, je fus plus tard l'objet de pressions très fortes de la part d'une grande société américaine avec laquelle nous avions traité afin d'incorporer dans un film de Cinérama plusieurs séquences prestigieuses tournées dans les ateliers de montage Renault. Les prises de vue étaient termi· nées, la projection des rushes nous avait donné satisfaction mais le film ne devait sortir à l'Empire, sur le grand écran circulaire, que le mois suivant. Or, le contrat prévoyait le règlement en francs et non en dollars ainsi qu'on nous l'avait tout d'abord demandé. Sage précaution car on pouvait crain­dre à l'époque une dé,yaluation de notre monnaie. En effet, les rumeurs se confirmaient en Bourse et notre société américaine était naturellement anxieuse de toucher rapidement le mon­tant très important de sa facture. On me proposa tout d'abord 2 ou 3 % d'escompte pour règlement comptant mais nos ser­vices financiers exigeaient plus. Un des directeurs américains vint alors spécialement à Paris pour nous faire le grand jeu : déjeuner à la Tour d'Argent, option avantageuse sur une nouvelle affaire, accréditif ouvert dans une banque de New York en vue du paiement d'outillages commandés aux U.S.A... Un protocole fut enfin négocié nous faisant bénéficier d'un rabais important mais permettant à nos cinéastes d'éviter l'incidence de la dévaluation du franc qui survint en effet quelques jours plus tard. Mais quel forcing j'avais eu à subir 1

Mai 68

Au mois de mai 1968, je n'étais pas à la Sorbonne ni à l'Odéon. Je participais cependant aux événements sur un autre terrain : celui des négociations interminables avec les syndicats ouvriers, soutenus par la grève du personnel qui occupait les usines. Les responsables des différentes directions siègeaient en perma­nence sur les chaises inconfortables de la salle réservée aux réunions du comité central d'entreprise, confrontés à des inter­locuteurs qu'ils connaissaient bien mais dont les exigences et le langage prenaient le ton " révolutionnaire " qui était de règle en 1968. " Vous n'avez toujours rien compris l. .. "Ce leitmotiv ironique était sans cesse opposé aux réticences du président affirmant que" l'entreprise ne survivrait pas à de telles reven­dications... " Les heures passaient, de jour comme de nuit, coupées de pauses-jus de fruits car il faisait très chaud dans cette salle, d'où les regards plongeaient dans l'eau fraîche d'une piscine voisine 1 Peu à peu, en dépit des termes violents des délégués ouvriers et du ton malicieux du directeur du personnel, une ambiance assez particulière s'était créée autour de la table, une sorte de camaraderie née du sort commun qui nous réunissait en un dialogue opiniâtre alors que Paris était pratiquement en vacances. Le ton devenait parfois familier, souriant: " Allons, videz votre besace, monsieur Reber. Fouil­lez bien au fond: vous pouvez encore ajouter 2 % l. .. " À la sortie, la télévision attendait les déclarations des représentants syndicaux tandis que la direction pesait les termes d'un communiqué qui arriverait trop tard pour passer sur l'antenne.

De ce fait, les cadres de la Régie souffraient d'un manque d'informations et réagissaient de plus en plus vivement auprès de ceux d'entre eux qui participaient aux négociations mais qui s'affirmaient liés par le secret professionnel. Je dois dire que je mettais une certaine malice à jouer le petit jeu de ceux qui savent et ne peuvent rien dire, même à leurs patrons directs de plus en plus impatients. La direction commerciale avait organisé une permanence très restreinte dans un garage désaf­fecté et minable à la porte de Saint-Cloud d'où partaient les consignes vers les filiales et succursales du monde entier, via l'antenne de Bruxelles reliée à Paris par une navette quoti­dienne. Chaque service disposait d'un P.C. secret dans un bistrot ou un bureau anonyme. Mais c'est dans le garage sans enseigne de la rue Claude Terrasse que les directeurs commer­ciaux se retrouvaient chaque jour de Il heures à midi pour commenter et diffuser les rares informations de la direction générale. Nous gardons le souvenir de séances animées, parfois orageuses, dans un minuscule bureau sonore, envahi de vapeurs d'essence qui montaient du rez-de-chaussée où, derrière le rideau~de fer, on transvasait un carburant illicite dans des jerricans...

Pour moi, mai 68 évoque encore les opérations de paye aux collaborateurs non grévistes. Les responsables administratifs se retrouvaient au magasin des Champs-Élysées où, avec une petite équipe d'employés fidèles et sûrs, ils garnissaient des enveloppes avec des acomptes en billets neufs provenant des caves de la Banque de France. Les caissiers de banques en ont l'habitude mais, pour des profanes, une telle manipulation devient vite affolante. La tournée des P. C., sans garde du corps, comportait en outre des responsabilités : pour passer inaperçu, j'avais pris le parti de transporter tout cet argent dans de petites valises bleues d'Air France d'aspect inoffensif et je pus ainsi distribuer des dizaines de milliers de francs à travers Paris sans autre incident qu'un défilé de grévistes, drapeau rouge en tête, qui malmena ma voiture dans une rue de Billancourt. .. J'ai tremblé un moment qu'ils n'ouvrent mes valises 1

Tout se termina par un bel affolement le jour où, après le fameux discours du général de Gaulle, les partisans de l'ordre remontèrent en foule les Champs-Élysées. On put craindre un moment une contre-manifestation violente à l'Étoile. On se dépêcha donc de fermer le magasin Renault. Avant de partir, on ramassa en vrac les billets neufs qui couvraient les tables pour les enfourner en catastrophe, sans les compter, dans les coffres-forts. Le lendemain, après vérification, il n'en manquait pas un seul 1

Le prix d'un enfant...

La chose s'est passée dans un pays du Moyen-Orient que je ne préciserai pas afin de ne pas provoquer d'incident diplo­matique mais j'en garantis l'authenticité, ayant mené moi­même la négociation.

Traversant en voiture un petit village proche de la capitale, un de nos techniciens ne peut éviter un enfant qui traverse la rue en courant. Il l'écrase. L'enfant est mort. La police arrive et met notre homme en prison avant toute enquête. C'est la règle dans ce pays ... et dans beaucoup d'autres 1

Nous en sommes prévenus quelques heures plus tard et propo­sons une caution pour le faire libérer. Peine perdue... Nous demandons à l'ambassade de France d'intervenir rapidement car nous sommes à la veille du ramadan et si l'affaire n'est pas réglée aussitôt notre conducteur risque d'attendre 40 jours en prison le déclenchement de la procédure 1 C'est du moins ce que nous fait craindre un avocat consulté. Celui-ci ne cache pas qu'à ses yeux, il n'existe pas d'autre issue qu'un arran­gement à l'amiable. Nous ne comprenons pas bien ce qu'il veut dire mais lui donnons carte blanche pour agir dans ce sens. Effectivement, quelques heures plus tard nous voyons sous nos fenêtres un rassemblement d'Arabes qui vocifèrent et soutien­nent un homme qui pleure et s'arrache les cheveux en invo­quant Allah. Cet homme est le père de l'enfant qui vient réclamer une juste réparation pour la perte qu'il a subie. Les palabres avec notre avocat durent longtemps mais finalement l'homme s'estime satisfait, et deux heures plus tard, notre tech­nicien était libéré : il n'y avait pas eu d'accident, personne n'avait rien vu et aucune famille ne pleurait un enfant disparu 1

La dévouée secrétaire

Les études de poste et les définitions de fonction qui en décou­lent ne permettent pas de cerner le profil de la parfaite Secré­taire de Direction, baptisée" Secrétaire Catégorie exception­nelle ". Cette classification" exceptionnelle " est suffisamment éloquente en soi, ce qualificatif ne se retrouvant dans aucune autre activité recensée parmi le personnel E.T.A.M. (employés, techniciens et agents de maîtrise). Certes, sur le plan strictement professionnel, il est possible de définir la bonne Sténodactylographe, selon des critères mesurables de vitesse, de présentation, d'orthographe ou de connaissances linguistiques. Mais une véritable Secrétaire, comment la juger, comment la situer dans la hiérarchie? Son patron lui demande plus ou moins de qualités, lui laisse plus ou moins de libertés, selon son tempérament personnel et la nature de ses fonctions propres. Elle devient alors, en quelque sorte, son reflet et ne peut se comparer à ses homologues d'une autre Direction. Je me souviens d'une étude de poste, effectuée suivant les normes, selon laquelle, après une analyse très poussée des attributions de l'impétrante, la conclusion était que, en fait, c'est elle qui dirigeait tout, son patron n'exerçant que la responsabilité des décisions prises en son absence par sa dévouée Secrétaire 1

J'exagère à peine: une pièce de théâtre américaine, qui connut à Paris un grand succès, nous faisait assister à la carrière fulgu­rante d'un jeune arriviste uniquement préoccupé de flatter et de courtiser la secrétaire de son chef de service, puis celle de son président.

Aussi bien les Secrétaires de cette classe sont-elles fort rares. Je n'en ai connu qu'une dizaine qu'on aurait pu recommander sans réserve. Leur valeur ne tient pas seulement à leur quali­fication mais à leurs qualités extra-professionnelles. Certes, leur expérience, leur éducation, leur mémoire, comptent beaucoup mais cela n'est pas suffisant et il serait plus facile d'en faire un portrait-robot a contrario en disant ce qu'une bonne Secrétaire n'est pas. Avant toutes choses: elle n'est pas bête. Elle n'est pas timide, ou revêche ou enquiquineuse. Elle n'est pas mal foutue, ni d'ailleurs trop provocante. Elle n'est pas envahie de soucis familiaux. C'est ainsi que la bonne Secré­taire est généralement divorcée, veuve ou vieille fille ... , ce qui lui permet de se consacrer à son travail, de se dévouer à son patron, de faire preuve d'autorité dans le petit univers de son entreprise et d'y trouver la revanche d'une vie privée sans répondant. Si, avec cela, elle a bon caractère, si elle a su rester féminine, c'est-à-dire fine, subtile, souple, diplomate, très soignée, d'une élégance discrète appropriée à son âge et à ses fonctions, si elle n'est pas bavarde bien qu'elle détienne les secrets d'État. .. alors oui, c'est une perle irremplaçable qu'on vous enviera et qui vous suivra de poste en poste, attachée à votre réussite autant qu'à la sienne propre. L'image usée des humoristes de l'almanach Vermot, montrant une jolie fille aguichante assise sur les genoux de son patron, ne répond en aucune façon à celle que nous venons d'évoquer, ce qui n'empêche pas les épouses légitimes de se montrer jalouses de l'influence qu'exercent sur leurs maris (en tout bien tout honneur) leurs dévouées Secrétaires. C'est d'ailleurs réciproque 1

Paul GRÉMONT