06 - Lucien Jannin, mon patron

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Lucien Jannin, mon patron

Voilà un homme dont la personnalité a fortement marqué la vie et la modernisation des usines Renault.

Il s'est créé une place bien à lui, indépendante de tout tableau synoptique. Par son intelligence et son savoir, il est devenu le conseil très écouté de M. Louis Renault; par son caractère direct et autoritaire, il est l'ingénieur en chef de cette usine, ayant délégation totale de l'autorité du patron sur tout ce qui est technique, droit de regard sur tout. Jannin est vraiment la présence de Louis Renault dans l'usine.

C'est un Bourguignon grand et large d'épaules, la tête légère· ment penchée en avant sur la poitrine dans un réflexe de penseur et de fonceur, des cheveux et une barbe très noirs. Sa présence physique en impose. Sa voix grave et rapide augmente cette impression.

Il est arrivé à cette situation exceptionnelle, bien que parti d'origine modeste. LucienJannin est né en 1877, à Saint-Julien (Côte-d'Or), petit village à 12 kilomètres de Dijon. Son père, forgeron, meurt à trente-six ans, alors qu'avec sa sœur ils sont encore bien jeunes. Mère et grand-mère ont des difficultés à les élever. L'instituteur, ayant détecté une vive intelligence chez le jeune Jannin, insiste pour qu'il continue ses études. Il est envoyé à l'école des Petits-Potets, à Dijon, pour préparer le concours des Arts et Métiers. Il entre à Chàlons en 1892 pour en sortir troisième de sa promotion, en 1895.

Après son service militaire au 22' régiment d'infanterie, à Dijon, dont il sort sergent, il vient travailler dans des bureaux d'études à Paris. Il se marie en 1904 et aura trois enfants : Louis, Marcel et Denise.

En 1905, il est embauché par M. Montupet pour installer et faire fonctionner une usine du groupe" Engins graisseurs", à Beurey (Meuse).

En 1911, avec sa famille, il vient à Coutances-aux-Forges, près de Saint-Dizier, aux Établissements Champenois, spécialistes de machines agricoles.

C'est en 1913 que M. Maître, un camarade de promotion, le présente à M. Renault qui cherche un technicien pour mettre en route le chronométrage, les méthodes, et qui l'embauche immédiatement.

La mise en place de ces services ne s'est pas faite sans difficultés et donna lieu à des mouvements ouvriers et même à une grève.

À la guerre, il est mobilisé à Verdun mais à la fin de 1914 il est rappelé aux usines, ayant trois enfants, la demande de Renault a été acceptée. M. Jannin a travaillé à la fabrication des matériels de guerre: obus, culasses de canons, chars d'assaut.

Il s'occupe tout spécialement des ateliers du bâtiment de l'Artillerie. C'est à cette époque qu'il devient le conseiller technique de Louis Renault et son adjoint pour toutes les fabrications.

Après la guerre, M. Renault, ayant décidé de moderniser ses usines, l'envoie aux États-Unis. Il y fait un premier voyage en 1924 avec M. Gourdou (forges) et M. Magnée (fonderies).

M. Jannin, le soir, obligeait chacun à faire son rapport pour le joindre au sien qui était transmis chaque jour à Billancourt.

Dans les usines visitées, comme MM. Jannin et Gourdou avaient une barbe, les ouvriers arrêtaient le travail et disaient " Coupez-ça", en américain, sur l'air des lampions. Pour les usines Renault, M. Jannin sacrifia sa barbe dont il était fort fier, afin de visiter les usines dans une meilleure atmosphère. Quelle ne fut pas la surprise de M. Gourdou, et de tous ceux qui le virent à son retour! Pour sa famille aussi, où il aimait se détendre chaque soir. M. Gourdou conservant sa barbe fut interdit de visite.

À ce retour, c'est la modernisation des forges et des fonderies: achats de matériels plus modernes, pilons, presses horizontales, four à mazout à la place du charbon, chaînes de fonderies qui firent l'admiration des vendeurs de machines américaines, laboratoire d'études des sables de moulage et de noyautage, étuves continues pour cuisson des noyaux, etc.

Il est allé une deuxième fois aux États-Unis en 1926, où son fils Louis l'accompagna comme interprète. Toujours le rapport journalier à Billancourt.

C'est à cette époque que fut aménagé l'îlot BB, avec fonderies de métaux non ferreux, bancs de laminage et d'étirage, atelier des ressorts, atelier d'emboutissage et d'assemblages des cadres.

Il supervise aussi l'installation de l'île Seguin -bâtiments à étages, avec chaînes spécialisées par étage -. Les caisses par­tent de l'étage supérieur pour se faire garnir "étage par étage" et arrivent terminées au rez-de-chaussée. Installation rtes ateliers d'emboutissage et de montage des carrosseries. Fabrications spéciales : pneumatiques et carton (Meudon), garnitures de freins et ouate. Construction des deux ponts: usine-île Seguin, île Seguin-Meudon, et de la centrale électri­que moderne de l'île Seguin.

C'est là une activité extraordinaire par le volume des travaux et leur diversité.

En 1930, je reviens chez Renault et suis affecté au service de

M. Jannin en qualité d'ingénieur. Je dois m'occuper des écono­mies de mazout aux forges et aux fonderies. J'ai eu à les réali­ser, mais c'est M. Jannin qui avait trouvé les fours et les brû­leurs qui devaient nous permettre de faire 30 % d'économie et de brûler un combustible à moitié prix, soit 30 % supplémen­taires, en tout 60 %.

Une petite anecdote sur ce combustible à demi-prix. M. Renault faisait visiter ses usines à André Citroën qui, en passant aux forges, lui demanda combien il payait le mazout : Renault 250 francs, Citroën 125 francs. Après enquête, Citroën ne brû­lait pas ce mazout bon marché aux forges mais seulement dans la petite centrale du modelage. M. Renault, informé, ne fut pas satisfait de la réponse -comme il existait un combustible bon marché, il voulait qu'on le brûle. C'est ainsi que le bluff de Citroën nous permit une économie supplémentaire.

En 1934, M. Renault voulant augmenter la branche aviation (à l'époque, Caudron) envoya M. Jannin aux États-Unis pour visi­ter les usines de construction d'avions. Là encore, chaque jour, nous recevions le rapport manuscrit avec croquis -afin de le faire taper et mettre au propre les croquis.

Lors du voyage, après plusieurs visites d'usines, M. Jannin arrive avec son interprète, jeune H.E.C., chez Gleen Martin où Us trouvent un ingénieur français qui connaît ses travaux sur l'usure et la lubrification des métaux. Cet ingénieur lui apprend que son interprète le présente comme un contremaî­tre. M. Jannin en a bien ri car il savait que les questions posées à ses interlocuteurs n'étaient pas celles d'un contremaître mais d'un ingénieur.

C'est à cette époque qu'a été construit le grand hall d'aviation de l'usine 0, le plus grand et le plus beau de France.

Malheureusement, nous n'avions pas de commandes directes mais seulement la sous-traitance des avions Bloch.

Dans des activités purement techniques, le laboratoire avait des machines Jannin sur l'usure et la lubrification des pièces tournantes.

En 1923, quand M. Renault, voulant fabriquer une transmis­sion automatique, eut l'idée d'une turbine à mercure, sans doute le mercure lui paraissant plus mécanique qu'un fluide,

M. Jannin fut chargé de cette réalisation; les difficultés furent nombreuses, notamment l'étanchéité du mercure, toutes sortes de joints furent essayés. Des voitures roulèrent avec de bons résultats, mais la solution n'était pas viable dans le temps.

M. Jannin fit également de nombreux voyages en Angleterre et en Allemagne. C'est lors de ces derniers qu'il constata que les Allemands faisaient de moins en moins visiter leurs usines. Il sentit qu'il se passait quelque chose d'anormal dès 1934. Il en prévint Louis Renault. Il fit des démarches auprès du gouvernement, mais sans résultat.

En 1936, toute la famille eut la fièvre typhoïde. Marcel en est décédé le 31 janvier et M. Jannin le 8 mars. Après la mort de son fils Marcel qui avait hérité de son esprit inventif, ce qui les rapprochait fort, cet homme, qui toute sa vie fut un lutteur, s'abandonna. En apprenant sa mort, tous furent consternés. Je vois encore M. Guillelmon, pourtant peu communicatif, laisser tomber les bras dans un total abandon.

Après cette vue d'ensemble, c'est dans la vie de tous les jours que l'on comprend mieux le pouvoir de cet homme.

Il était à la fois homme d'étude et de réflexion, homme d'ate­lier et homme d'action. Chaque jour à 8 heures, il recevait ses collaborateurs les plus directs: bureau d'études et secrétariat. Puis, pendant deux heures et demie à trois heures, il partait dans les ateliers; il avait divisé l'usine en cinq secteurs, il passait ainsi une fois par semaine dans chaque secteur. Ses conversations avec les chefs de service et la maîtrise lui don­naient des renseignements de première main, qu'il pouvait vérifier sur place, une connaissance de ce qui manquait, de ce qui était nécessaire. Il est certain que l'homme d'atelier dans son propre milieu se sent plus fort pour dire avec exactitude ce qu'il en est, la personne appelée dans un bureau de direction est toujours un peu sur la défensive, même inconsciemment.

Le contact lui donnait un flair particulier pour savoir ce qu'il fallait acheter dans une exposition, sur un catalogue ou lors des propositions des vendeurs de machines. Il voyait tout de suite le nécessaire.

Dès qu'une personne lui apportait un renseignement, il réali­sait immédiatement s'il y avait un intérêt; dans ce cas, il appe­lait sa secrétaire et une note était dictée pour exécution. Cette rapidité de réaction m'a toujours frappé.

Sa fermeté dans l'exécution, que certains lui reprochaient, me paraît une nécessité, étant donné la confiance que Louis Renault avait en lui. Il ne voulait pas démériter. Il avait au plus haut point le sens du service. C'était un souci constant. la qualité du service ; il était inspiré par cette idée que diriger. c'est être capable de servir au-dessus, toujours plus haut.

Pour ses collaborateurs directs, après s'être habitué à cet accueil un peu froid, il était agréable de travailler avec lui. car les questions ne restaient jamais sans réponse. Son exemple vous incitait à donner le maximum dans un climat favorable.

Ce n'était pas un homme de conférences, mais de contacts indi­viduels. Il lui arrivait cependant de tenir des réunions. Là, il était toute écoute aux avis de chacun, qu'il savait mettre à l'aise, avis souvent opposés, inconciliables. Il écoutait toujours et, tout à coup, prenait la parole pour donner sa solution qui était la solution à laquelle se ralliaient la plupart, sauf toujours les" messieurs pas d'accord! ".

Dans sa famille où il aimait se retrouver chaque soir, ce n'était plus le même homme; détendu, c'était un joyeux vivant, aimant taquiner et faire des farces à chacun.

Il était gros mangeur et souvent M. Renault lui en faisait le reproche.

En conclusion, on peut dire :

-Que son intégrité, son esprit de justice à l'égard de tous,

même du patron, lui attirèrent l'estime et le respect de chacun.

-Que son intelligence, son savoir, sa connaissance de l'usine

lui permettaient des décisions rapides appréciées de tous.

-Que son caractère autoritaire, sa volonté implacable dans

l'exécution entraînaient parfois à des contraintes.

En un mot, ce fut un " grand bonhomme ".

Edmée LEPAGE