04 - Souvenirs d'un outilleur (3)

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Souvenirs d'un outilleur - Suite 3

Culasse

L'usinage de la culasse paraît assez simple quand on le compare avec celui du carter-cylindres. Il n'y a pas autant de tolérances serrées et l'alliage d'aluminium se travaille bien, du moins tant que les fondeurs ne laissent pas dériver la teneur en silicium car, au-delà du seuil de l'eutectique, la coulée est faci­litée mais la longévité des outils coupants se trouve fort abrégée.

En forçant un peu sur les conditions de coupe, plusieurs des machines d'origine continuèrent à assurer la production en dépit du doublement de la cadence.

Cependant, de nouveaux problèmes étaient apparus depuis la naissance de la 4 CV : d'abord des adaptations sur camion­nette, engin agricole ou propulseur marin avaient nécessité l'adjonction de quelques usinages, ce qui avait entraîné l'instal­lation, en fin de chaîne, de plusieurs machines monobroches dont le rendement était médiocre et dont l'implantation compliquait les manutentions; ensuite, les pays où nous expor­tions utilisaient des carburants dont les indices d'octane étaient différents, et le taux de compression, c'est-à-dire la profondeur des chambres, devait ètre adapté à chaque cas ; enfin, le pro­blème posé par la tenue des soupapes méritait une très sérieuse attention.

La première opération de la gamme est le fraisage du plan de joint. Pour éprouver les capacités des outils en carbure de tungstène face aux alliages aluminium-silicium, une fraise de quarante centimètres fut montée sur une broche tournant à cinq mille tours par minute et entraînée par un moteur de quinze kilowatts; quant à l'avance de travail, elle fut fixée à cent millimètres par seconde, et au double pour la course de retour. L'on essaya même, avec succès, de travailler à deux cents millimètres par seconde.

Les opérations suivantes s'effectuèrent sur des machines­transferts ; comme il y avait plusieurs types de pièces brutes, ce sont des cames situées sur les plateaux porte-pièces qui autori­sèrent ou interdirent le fonctionnement de telle ou telle unité lors du passage des pièces devant elles. Si notre imagination s'était appliquée au vocabulaire plutôt qu'à la mécanique, nous aurions qualifié ce groupe de machines d'atelier flexible.

L'ébauche de la culasse produit une grosse quantité de copeaux projetés assez loin et souvent de façon malencontreuse sur les blocs trempés où viennent se poser les pièces ; il est facile pour un opérateur, même médiocrement qualifié, de s'assurer de la propreté des appuis, de les nettoyer d'un revers de main ou d'y projeter un jet d'air ou d'eau; le problème se complique lorsqu'il s'agit d'opérations entièrement automatisées. Il fut donc prévu de percer des trous au centre de chacune des surfaces d'appui et de les connecter à l'échappement du vérin déposant la pièce, ce qui a garanti la parfaite propreté des plots.

La dernière opération d'usinage est la reprise de la face infé­rieure en vue d'ajuster le taux de compression en fonction du type du moteur. Un réglage manuel très simple intervient à la fin de chaque rafale de pièces afin de passer d'un type à l'autre, sans qu'il soit nécessaire d'automatiser cette opération.

La chaîne ainsi conçue représente une ébauche de la solution qui me semble la mieux adaptée pour un atelier de grande série doté d'un peu de polyvalence : un début de chaîne très automatisé exécutant les opérations strictement communes à tous les modèles, suivi d'une zone où l'on implante, quand apparaissent les variantes, les machines accomplissant les fonc­tions spéciales et dont la sélection est commandée manuelle­ment au début de chaque rafale de pièces_ L'on peut évidem­ment imaginer des solutions beaucoup plus automatisées, mais leur rentabilité n'est pas assurée à tout coup_

Le plomb tétraéthyle, dont on nous annonce la disparition à moyen terme, n'a pas seulement causé des soucis aux écolo­gistes_ Pendant quelque temps, il a occasionné des dépôts sur les soupapes; dès que la portée n'était plus parfaite, le funeste "coup de chalumeau" pouvait intervenir à tout moment, et la crainte de "griller une soupape" était installée au coeur de chaque conducteur_ La crise avait même pris une forme si aiguë qu'il ne paraissait pas possible d'échapper à l'obligation de garnir les têtes des soupapes d'un dépôt de stellite ; nous avions même dessiné, toute affaire cessante, des tourets pour les opératrices qui, chalumeau en main, allaient avoir à traiter chaque jour plusieurs milliers de soupapes. Heureusement, nous fùmes dispensés de ce travail particulièrement délicat à réaliser en grande série ; en effet, d'une part, le bureau des études put adapter un dispositif dit "rotator", qui faisait tour­ner les soupapes, ce qui entretenait la propreté des deux sur­faces d'appui; d'autre part, les métallurgistes apportèrent leur concours à la résolution de cet épineux problème en modifiant la composition de l'acier des soupapes.

Il fallait néanmoins améliorer le portage des soupapes sur leur siège, qui était contrôlé à l'aide d'une jauge pneumatique d'une redoutable rigueur.

Depuis l'origine de l'ère automobile, la tenue des soupapes a longtemps été un des soucis majeurs des constructeurs et des conducteurs ; le rodage était une opération fastidieuse et fré­quente, ainsi que le réalésage des fùts ; les têtes de soupape portaient une rainure pour permettre leur entraînement à l'aide d'un vilebrequin de menuisier; vers 1935, il existait de petits porte-meule à moteur effectuant un mouvement plané­taire autour d'une broche emmanchée dans le guide-soupape, mais cette rectification ne suffisait pas et le siège devait être fini à l'aide d'une fraise munie d'un guide-avant et entraînée à la main par l'intermédiaire d'un vilebrequin; une tradition intangible voulait qu'un morceau de papier de journal fùt interposé entre la fraise et le siège à roder ; le seul journal employé par les experts était L'Auto, quotidien sportif imprimé sur un papier de couleur jaune (1) ; ce papier était-il vraiment doté de qualités abrasives exceptionnelles? C'est une question que le laboratoire n'a jamais examinée de près, mais je ne crois pas que l'achat du journal ait fait l'objet d'un article du budget de l'atelier 32 que dirigeait Maurice Parmain.

Il ne pouvait être question de perpétuer de pareilles pratiques, plus ou moins apparentées à la sorcellerie médiévale, d'autant plus que la fonte spéciale des sièges insérés dans l'alliage léger de la culasse était beaucoup plus dure que celle des vieux carters-cylindres à soupapes latérales; de toute façon, L'Auto avait disparu, victime de la guerre, et le papier du journal qui lui avait succédé pouvait fort bien avoir perdu, dans la tourmente, ses vertus abrasives en même temps que sa couleur.

Une règle maintenant bien connue dispose que des surfaces qui sont liées par une relation géométrique à tolérance serrée doivent être usinées sur le même poste de travail et même, si c'est possible, simultanément. C'était justement le cas des guides et des sièges, dont la coaxialité était indispensable.

Ce travail est accompli sur une aléseuse à commande élec­trique munie de têtes porte-broche amovibles, dite A.E.T.A. ; chaque embout de broche porte à la fois le grain de lamage du siège et un canon trempé dans lequel coulisse l'outil multi­coupe qui alèse le guide; comme la vitesse de rotation des deux outils est identique, le jeu entre l'outil et le canon est de quelques millièmes de millimètres, ce qui assure, depuis lors, la concentricité indispensable.

Les spécialistes qui rédigeront, ou qui rédigent déjà, le système expert destiné à remplacer l'eXpérience des vétérans n'auront pas besoin d'inclure dans leur programme la référence au papier de journal de couleur jaune!

Corps de pompe à huile

Les difficultés inhérentes à l'usinage du corps de pompe à huile sont de plusieurs sortes: d'abord, la pièce étant en aluminium moulé sous pression, ses parois sont minces et la moindre contrainte les déforme de façon gênante ; grâce à la compré­hension du bureau des études, il fut remédié à ce défaut en ajoutant deux petites nervures sans utilité en service, mais qui servaient à la fois de points d'appui et de serrage; ensuite, plu­sieurs tolérances sont difficiles à respecter : le diamètre des logements doit être tenu à l'intérieur d'une tolérance de classe 7, et celle de leur profondeur est à l'avenant; l'entraxe des pignons est également soumis à de strictes exigences ; à cela s'ajoute la vérification de la portée du clapet sphérique sur son siège conique à l'aide d'une mince couche de bleu de Prusse.

Les fondeurs, de leur côté, firent leur affaire d'insérer dans le moule la bague en laiton, ce qui nous dispensa d'effectuer une opération délicate d'alésage et d'emmanchement.

Toutes les exigences n'avaient pour but que d'assurer le débit et la pression de l'huile de graissage, mais l'ensemble de ces obligations était assez délicat à respecter.

En examinant de près ces conditions, l'on ne pouvait manquer d'observer que les fuites à l'intérieur de la pompe empruntaient trois chemins parallèles, par l'extérieur et par les faces des pignons et par la ligne de contact des dentures ; or, un calcul simple montre que, lorsque plusieurs résistances sont en paral­lèle, si l'une d'elles est faible, il ne sert pas à grand-chose d'augmenter la valeur des autres.

(1) Pour ceux qui n'ont pas gardé le souvenir de cette époque, rappelons que c'est L'Auto,

dirigé par Henri Desgranges, qui organisait le Tour de France cycliste. et que la couleur du maillot du coureur de tête rappelle encore celle du défunt journal.

Il me fallut conduire de laborieuses négociations avec mon ami André Burguière; tout en admettant que mes arguments avaient quelque valeur, il était tenu par la légitime prudence d'un homme responsable d'une bonne part de la qualité d'un véhicule qui allait se trouver lâché sur les routes à la cadence de deux mille par jour.

Finalement, il fut convenu que l'on fabriquerait une dizaine de pièces tenues vers le maximum des tolérances et que l'on essaie· rait les pompes sur des moteurs qui, ayant déjà parcouru une longue distance, auraient pris un jeu suffisant.

La tentative fut concluante, ce qui nous tira une belle épine du pied et nous permit, en particulier, d'aléser les deux logements au mème poste de la machine-transfert à l'aide d'une tête bibroche montée sur up,~lirillet.

Afin de parfaire la por~ du clapet, il fut admis qu'elle serait assurée par un léger matage ; si le diamètre de la bille utilisée à cette fin fut strictement défini, le dosage de l'énergie délivrée par le coup de maillet fut laissé à l'appréciation de l'opéra­teur; peut-être est-ce l'ultime manifestation de fantaisie qui subsiste dans le monde quelque peu déshumanisé de la fabrication en grande série.

En menant toutes ces négociations, qui étaient depuis long­temps le pain quotidien des relations entre bureau des études et Méthodes, nous ne savions pas qu'elles seraient un jour ornées du vocable pompeux d'analyse de la valeur. Dans notre simpli­cité de mécaniciens, nous croyions seulement faire notre métier.

Collecteurs

Les collecteurs sont des pleces de forme compliquée, ce qui leur a valu le surnom de "bêtes à cornes" dans le vocabulaire de l'atelier.

Ce sont des pièces massives que l'on peut fixer vigoureusement sans craindre de leur infliger une déformation nuisible; les usi­nages sont affectés de tolérances modestes ; en bref, ce sont des pièces dont la fabrication ne présente pas de grosse difficulté, excepté le choix des points de départ pour que les divers ori­fices restés bruts se raccordent avec ceux de la culasse sans causer trop de pertes de charge dans les divers flux gazeux.

Il fallait cependant tenir compte de l'existence de plusieurs variantes, telles que volets de réchauffage ou prise de thermo­stat ; comme toutes les pièces étaient tirées du même brut, il suffisait de munir quelques unités des deux chaînes-transferts d'un interrupteur manuel pour obtenir, sans frais, des machines polyvalentes; c'était, en quelque sorte, une préfigu­ration d'une variété d'atelier flexible.

Le collecteur d'échappement se raccorde à la tubulure par un bourrelet biconique. Celui-ci, tout naturellement, s'exécutait sur un tour d'opération; le porte-pièce monté sur la broche pesait une bonne quinzaine de kilogrammes et il me semblait peu rationnel de faire tourner une telle masse pour enlever seu­lement quelques grammes de matière; et puis, j'ai gardé le souvenir vivace d'un grave accident survenu à l'atelier d'outil­lage central, l'A.O.C., pendant l'hiver 1932-1933, au cours duquel un chronométreur avait eu le bras arraché en mettant au point un tour "Bullard" vertical à six broches; la manche de sa blouse avait été accrochée par une bride du montage porte-pièce; depuis ce temps, j'ai toujours craint qu'en dépit des carters de protection les circonstances se reproduisent. Aussi le collecteur est-il usiné maintenant sur une machine spéciale à plateau circulaire munie d'un robuste outil à éclipse et sur laquelle on exécute en outre quelques opérations supplémentaires.

Piston

Une vieille rengaine de potaches atteste l'importance capitale du rôle du piston dans le fonctionnement d'un moteur, et la rigueur des tolérances lui accorde sa caution. Les efforts et les gradients thermiques engendrent des distorsions; les dimen­sions des gorges des segments et des logements d'axes doivent être respectées à quelques micromètres près ; enfin la jupe doit avoir une épaisseur constante, sous peine de se déformer de façon excessive lorsque sa température s'élève.

Depuis 1947, les exigences du bureau des études s'étaient faites plus sévères à mesure que s'élevait la puissance demandée au moteur, et il était temps de remettre de l'ordre dans une gamme d'usinage qui s'était peu à peu compliquée.

Pour exécuter la première opération, on choisit un tour auto­matique multibroche pour ébaucher la jupe et terminer tout le porte-segment, y compris la face supérieure. Le plus difficile fut de réaliser les mandrins expansibles équipant les broches, car il fallait répartir l'effort de serrage entre des points nom­breux tout en respectant les règles de l'isostatisme et en entraî­nant fortement les pièces en rotation; le but à atteindre était d'obtenir, sans ébauche préalable, un porte-segment impec­cable; toutes les pièces constituant un mandrin, corps princi­pal, brides palonnées, culbuteurs, étaient logées dans un espace de quelques centimètres cubes ; je dois convenir que le premier tracé ne donna pas de résultats pleinement satisfai­sants ; ce n'est qu'à la seconde tentative que le but fut atteint et que le tour livra des pistons corrects; si j'éprouve une gêne rétrospective à reconnaître un échec, j'essaie de me consoler en songeant que peu nombreux sont ceux qui, exempts de péché, sont qualifiés pour nous jeter la première pierre.

L'opération suivante s'accomplit sur une machine-transfert qui ébauche les logements d'axe, creuse les gorges des joncs d'arrêt, fraise les rainures d'extraction et perce quelques trous grais­seurs. C'est une machine dont la réalisation ne posa guère de problèmes.

L'alésage des logements d'axe est une opération plus délicate, la tolérance étant de l'ordre du centième de millimètre et celle de l'ovalité cinq fois plus faible. La machine dite A.E.T.A. (aléseuse d'opération à têtes amovibles' et commande élec­trique) porte deux broches à chaque extrémité du banc et tra­vaille en va-et-vient; il faut donc placer et brider deux pièces pendant que les autres subissent l'usinage, et sans transmettre à celles-ci la moindre vibration incompatible avec la preclSlon exigée. Un arrosage abondant empêche l'élévation de tempéra­ture des pièces, car il ne faut pas oublier que le coefficient de dilatation thermique de l'aluminium est double de celui de la fonte. Le bâti est monté sur des blocs de caoutchouc souple afin d'éviter toute vibration extérieure, et les moteurs, fixés au sol, n'entraînent les broches et le système d'avance que par l'intermédiaire de courroies trapézoïdales; c'est une vision étrange, lorsque l'opérateur bloque les pièces, de voir toute la machine osciller sur ses supports cependant que deux broches exécutent une opération de haute précision.

Après cela, il ne reste plus qu'à finir la jupe, et cela n'est pas la partie la plus simple du travail, car la forme à obtenir est pas­sablement compliquée. Le temps n'est plus où, au début du siècle, les pistons en fonte étaient tout simplement des cylindres de révolution. Vers 1925, pour tenir compte de la déformation résultant des efforts transmis par l'axe, on enleva quelques dixièmes de millimètre en face des trous d'axe en tournant successivement les pièces autour de trois lignes de centres diffé­rentes ; la difficulté venait de ce que les trois surfaces s'inter­sectaient sous un angle très faible et que, pour quelques micro­mètres de plus ou de moins, la ligne d'intersection se déplaçait visiblement; cela n'avait pas grande importance, mais l'omni­potent service du Contrôle sautait sur l'occasion pour pousser des clameurs, et il était superflu d'essayer de lui faire comprendre ce qu'était la cotangente d'un angle minuscule.

La légende rapporte que Louis Renault, ;isitant une usine aux U.S.A., constata que les Américains fabriquaient des pistons ovales, et que le collaborateur qui l'accompagnait avait observé philosophiquement : "Nous aussi, nous faisons des pistons ovales, mais ça n'est pas exprès".

Pour la 4 CV, le bureau d'études avait adopté une forme à section elliptique constante, ce qui était assez facile à réaliser puisque, avec un outil creux, on obtenait un cylindre oblique à section circulaire, identique à la forme souhaitée.

Nos collègues de Poissy n'étaient pas plus gâtés que nous, car leurs pistons, à section elliptique tout comme les nôtres, avaient, de plus, des génératrices courbes. Ils durent faire l'acquisition d'aléseuses dont l'outil creux portait un grain cou­lissant radialement pendant l'avance de la table; c'était un mécanisme très délicat et souvent capricieux qui, de toute façon, ne pouvait engendrer que des ellipses d'excentricité constante ; nous imaginions leurs soucis et nous bénissions le Ciel, et le bureau d'études, de nous avoir dispensés de cette épreuve.

Mais c'était trop beau pour durer, et le cataclysme n'allait pas tarder à fondre sur nos chétives épaules: chaque jour ouvrable, je retrouvais mon vieil ami André Burguière pour déjeuner à la Popote des Cadres; la règle, en principe intangible, est que l'on ne doit pas parler de travail pendant ces instants consacrés à la détente; en dépit de la fermeté du président de la table 8, qui était par ailleurs colonel de réserve de l'arme blindée, il nous arrivait souvent d'être en faute, et la sanction prenait la forme d'une bouteille ; pour épargner à nos convives un trépas prématuré pour cause de cirrhose hypertrophique, nous payions une amende forfaitaire mensuelle, et nous étions libres de poursuivre nos conversations, le porte-mine en main, à grand renfort de croquis sur la nappe en papier.

André Burguière me demanda donc un jour de lui faire construire une machine à usiner les jupes des pistons de ses moteurs prototypes. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque, pour essayer une nouvelle forme, la seule solution était de confier à un ajusteur hautement qualifié la tâche de modifier une pièce de série selon des indications sommaires, en se ser­vant d'un grattoir et de toile abrasive fine; en dépit de l'extraordinaire adresse des compagnons, il n'était pas possible d'obtenir des pistons identiques et de savoir si les différences constatées aux essais provenaient de la dispersion des formes ou d'une autre raison, telle, par exemple, que l'irrégularité du refroidissement des fûts.

A première vue, les conditions qui nous étaient imposées ne semblaient pas trop difficiles à satisfaire : les directrices seraient définies par des fonctions harmoniques du deuxième ordre et les génératrices seraient légèrement bombées. Le résultat fut obtenu en combinant le mouvement d'excentriques synchronisés avec une broche et attaquant un palonnier monté sur des lames élastiques, auquel une came apportait une correction supplémentaire liée à la forme des génératrices ; le rapport des bras de levier nous garantissait que les gabarits cor­respondant à une solution particulière seraient faciles à réali­ser, ce qui permettrait de passer sans effort d'une forme à une autre.

La réalisation de la machine s'avançait et l'horizon semblait vraisemblablement dégagé lorsque des nuages y firent leur apparition; le service commercial exprima des critiques rela­tives à un certain bruit de claquements de pistons qui était, paraît-il, perceptible pendant les deux ou trois premières minutes de montée en température du moteur et grâce auquel on expliquait l'allure tombante des statistiques de vente. Pour comble d'embarras, on vit apparaître, venant en droite ligne de Detroit, des pistons de forme bien compliquée: les courbes directrices n'étaient même plus des ellipses, leur aplatissement variait du haut en bas de la jupe, et les génératrices étaient bombées ; un vrai cauchemar de géomètre! Les Américains utilisaient pour cela des rectifieuses très spéciales, mais nous n'aurions pas pu, en cas de besoin, employer. la même méthode, car nos pièces n'étaient pas assez rigides pour suppor­ter impunément l'effort exercé par les meules; de plus, celles­ci pouvaient laisser des particules d'abrasif dans les porosités du métal.

Pendant que nous étudiions la modification de notre veau à cinq pattes, je songeais que, dès que le bureau des études aurait trouvé un piston satisfaisant, nous verrions sans délai arriver une note de service nous enjoignant de le produire en série, et dans les moindres délais.

La perspective n'avait rien de rassurant car la machine à tour­ner les prototypes, qui était encore à naître, ne conviendrait pas du tout pour la fabrication en grande série; â dire le vrai, il n'existait alors aucune machine répondant à la question, et la seule solution consistait à en réaliser une par nos propres moyens.

Je fis part de mes soucis à Pierre Debos qui trouva que je me laissais aller à un pessimisme excessif, à moins que je ne me laissasse conduire par un goût maladif pour la mécanique hors série; à force d'insistance, j'obtins quand même la permission d'engager l'étude, qui fut confiée à Henri Peltier.

Revenant à la charge, je réussis à convaincre mon patron qu'il serait raisonnable de lancer la fabrication d'un tour prototype, car les récriminations du service commercial gagnaient chaque jour quelques décibels.

Ainsi que je l'avais imaginé, la spécification arriva si vite que six tours furent mis en fabrication avant même que le pro­totype fût assemblé. La conception était assez originale car il était, d'une part, équipé d'une alimentation automatique avec orientation du piston et, d'autre part, dépourvu de banc; comme il fallait que la broche tourne vite, on dut réduire l'inertie du porte-outil qui fut seulement animé d'un mouve­ment d'oscillation; le réglage de position du grain fut obtenu par déformation élastique et non par coulissement, et on l'obtint ainsi une sensibilité de l'ordre du millième de millimètre.

Pour réaliser des reproducteurs de très haute preCISiOn, François Pruvot adapta une commande numérique originale sur une rectifieuse classique ; les examens les plus minutieux ne purent déceler la moindre erreur et cependant la forme des pis­tons ne correspondait pas exactement à ce que nous atten­dions ; une seconde vérification des reproducteurs confirma les conclusions de la première ; finalement on comprit que les bos­sages contenant le logement de l'axe jouaient le rôle de masse­lottes et que la force centrifuge déformait la jupe pendant son usinage. Il fallut, d'une part, réduire la vitesse de la broche et, d'autre part, modifier la forme des reproducteurs afin de compenser la distorsion résiduelle.

Il faut croire que la machine est assez réussie car, depuis vingt-cinq ans, elle a été vendue à de nombreux exemplaires dans le monde entier, y compris le Japon et les U.S.A., à des fabricants portant des noms parmi les plus prestigieux.

De son côté, la machine à tourner les pistons prototypes donna satisfaction; peut-être faudrait-il même dire qu'elle travailla trop bien : en effet, André Burguière fut mis en difficulté parce que les pistons étaient tellement semblables que l'on ne trouvait pas de carter-cylindres prototype ayant quatre fûts identiques ; il fallut disperser volontairement le réglage de la machine pour donner satisfaction aux demandes des monteurs. C'est bien la seule fois de ma vie que j'ai entendu déplorer la trop grande précision d'une de nos machines!

Au dernier poste de la chaîne, les pièces sont vérifiées et triées. Comme les exigences du montage ne sont pas compatibles avec la dispersion des machines, il faut que les quatre pistons d'un même moteur aient même masse et même diamètre, les diffé­rences ne dépassant pas, respectivement, deux grammes et cinq millièmes de millimètre.

Une machine, du type transfert, exécute ces mesures, et celle du logement d'axe, les marque de taches colorées correspon­dant à chaque classe, et les range sur des plateaux en fonction de leur diamètre, les quatre pièces d'un même rang ayant la même masse. Je crois me souvenir qu'il y a cinq classes de dia­mètres, et six masses.

Pour transporter de poste en poste les informations relatives à chaque poste, afin d'agir sur les dispositifs de mClrquage et le distributeur final, le système de commande comporte une mémoire électronique sous forme d'un registre à glissement imaginé par Jacques Thilliez.

La mise en service de la machine coïncida, d'une façon impré­vue, avec un resserrement des dispersions. Aucune raison tech­nique ne pouvant expliquer ce phénomène, nous en fûmes réduits à supposer que le contremaître responsable de la chaîne ne pouvait plus jouer de sa persuasion, ou de son autorité, près de l'opératrice jusque-là chargée de la mesure et du triage, et qu'il avait dû surveiller ses réglages pour donner satisfaction à l'inflexible rigueur de la machine automatique.

(à suivre)

Pierre BÉZIER