08 - Journal Clandestin - Avril 1941-Février 1942

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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JOURNAL CLANDESTIN

CARNET DE ROUTE ET JOURNAL SECRET

par Fernand Picard

Résumé des chapitres précédents

Après plusieurs mois passés sur le front de Lorraine, Fernand Picard retrouve la Société des Moteurs Renault pour l'Aviation. Juin 1940, c'est l'offensive allemande, puis l'exode et la capitulation. L'accès de l'usine est interdit jusqu'au 15 juillet. Le 31 août, Fernand Picard rejoint Billancourt où il devient adjoint à M. Serre, chef du bureau d'études. L'activité de l'usine est pratiquement inexistante. Au bureau d'étu­des on entreprend l'étude de véhicules pour l'après-guerre et notamment, d'une petite voiture 4 CV à moteur arrière.

A la fin du mois d'octobre, les Allemands passent commande de 2000 vilebrequins destinés à des vedettes rapides. L'horaire hebdomadaire de l'usine, qui était de 24 heures, passe à 30 à partir de décembre; de son côté, la production atteint 70 camions/jour malgré les difficultés d'approvisionnement. Mais ces camions sont, pour la plupart, livrés sans roues ni accumulateurs et doivent être stockés dans les rues de Billancourt et sur les quais.

Pendant toute la période allant d'août 1940 à mars 1941, les militaires allemands ne semblent guère soucieux d'utiliser au maximum le potentiel de l'usine. A Louis Renault qui présente un plan de fabrication destiné à satisfaire par priorité les besoins civils français, les Allemands répondent en interdisant toute fabrication qui n'intéresse pas directement l'armée. Ils refusent la réembauche du personnel et se font chaque jour « de plus en plus dur" comme le note Fernand Picard. Moyen de pression pour obliger Louis Renault et la Direction à «collaborer,,?

G. H.

3

3 avril

10 avril

17 avril

Avril 1941 Février 1942

1941

Le docteur Scheepers, commissaire à l'usine, disait parait-il hier, à M. Renault, ses craintes de voir la guerre durer beaucoup plus qu'il n'avait été prévu. A. mesure que les semaines s'écoulent, ces messieurs crient moins fort que tout sera terminé en juin prochain. Un certain nombre commence même à douter sérieusement de la victoire. A l'usine, la pression est de plus en plus forte pour faire accepter plus de travail pour les armées allemandes. L'horaire de travail a été porté à 35 heures par semaine depuis lundi dernier. Le prince von Urach a demandé de revenir au plus tôt à la semaine de 48 heures, et chargé Grillot de lui indiquer le nombre d'heures de travail qui pourraient ainsi être mis, avec l'effectif actuel, à sa disposition pour de nouvelles commandes.

Nous n'avons encore rien livré sur les commandes de matériel passées en novem­bre dernier. Les premiers vilebrequins de moteurs, qui devaient être livrés à partir du 1°' avril sont toujours accrochés à l'opération de traitement thermique. Roques en est toujours à chercher comment il coulera les maillons de char. A part quelques chefs de service, maintenant catalogués qui «collaborent ", personne n'y met du sien. Nous ne sommes certainement pas à la veille d'apporter au Reich un contre­poids à l'aide que les États-Unis apportent à l'Angleterre.

J'ai assisté aujourd'hui à une conférence où M. Normand, accompagné des repré­sentants des grandes sociétés pétrolières françaises, nous demandait de le rensei­gner sur la valeur technique relative de l'alcool, de l'essence et de l'essence alcoo­lisée. Ce monsieur, qui représente la France à Wiesbaden pour les questions de carburants, nous a exposé très clairement la situation présente. Il est distri­bué actuellement pour l'ensemble de la France, par mois: 22 000 tonnes d'essences de toutes provenances et 10000 tonnes d'alcool. La politique de l'alcool du gouver­nement n'étant pas définie, la distribution des la 000 tonnes d'alcool est faite sans méthode, soit par mélange aux essences, soit au petit bonheur suivant la fantaisie des répartiteurs départementaux. Les Allemands nous fournissent, dans la limite de leurs possibilités, un peu de gas-oil pour les besoins de la navigation et des trans­ports routiers. Quant à la production de charbon de bois, elle décroit plus qu'elle ne croit. La production de mars n'a guère dépassé 10 000 tonnes, alors que 19 000 camions à gazogène sont munis de permis de circulation, ce qui représente une demande d'au moins 25 000 tonnes par mois. Toutes ces ressources réunies ne représentent l'équivalent que de 47 000 tonnes d'essence environ, soit 13 % de notre consommation de mars 1938.

Au cours de la conversation, M. de Peyrecave nous a dit que les Allemands étaient actuellement fort gênés au sujet des pétroles roumains, par l'arrêt de la navigation sur le Danube.

M. Renault mit fin à cette conférence par des exercices inédits qui amusèrent beau­coup nos hôtes. Je me demande quelle impression ont emportée de lui ces ingé­nieurs qui l'ont vu mélanger en quelques minutes, dans un désordre inouï, l'essence, l'alcool, le charbon de bois, le bois, les tracteurs agricoles, le lait, le goudron, les fermes de son domaine et les camions de l'usine.

Les nouvelles qui nous sont parvenues de toutes les directions, montrent une aggra­vation sérieuse de la situation économique par défaut de matières premières. Alouis est de plus en plus inquiet pour l'approvisionnement de l'usine. Les filatures qui nous approvisionnaient en tissu pour les filtres des gazogènes sont arrêtées depuis un mois par défaut de charbon. L'huile de graissage commence à manquer. Ce matin, des camions du département des transports n'ont pu être mis en service, de ce fait.

21 avril

23 avril

28 avril

2 ma;

8 ma;

14 ma;

La maison Ferodo ne peut plus nous livrer de garnitures d'embrayage et de garni­tures de frein par pénurie d'amiante. La fin du mois verra l'épuisement de nos stocks en simili-cuir, dont le réapprovisionnement est impossible par défaut de plas­tifiant et d'huile de lin. Tous nos fournisseurs se plaignent de difficultés au moins aussi grandes que celles que nous rencontrons.

Pour comble de bonheur, les autorités d'occupation demandent que les panneaux d'affichage, à l'intérieur de l'usine, leur soient prêtés pour leur propagande, ayant pour objet l'embauche des travailleurs français en Allemagne. Ils ont aussi l'inten­tion de faire distribuer dans les ateliers, des brochures invitant les ouvriers au départ. Malgré la résistance acharnée de la Direction, il va probablement falloir accepter l'affichage et la distribution des tracts. Espérons que toute cette propa­gande restera lettre morte et que, malgré toutes les promesses, notre personnel préfèrera rester ici, plutôt que d'aller travailler en esclaves dans les usines du Reich.

Nous eûmes aujourd'hui une nouvelle preuve de l'ardeur qu'A. met à collaborer avec les Allemands. Non seulement il se fait le champion de la naissance de l'in­dustrie aéronautique française, pour servir les besoins de l'armée de l'air du Reich, mais il envoie ses dessinateurs et ingénieurs à Augsbourg pour dessiner et étu­dier les prototypes de Messerschmidt. Ce soir, D. et dix dessinateurs ont pris le train pour Munich. Ceux qui auraient refusés étaient licenciés sur le champ.

Visite à l'usine du général von Schnel, grand chef des forces motorisées du Reich. J'ai eu, par M. Serre, des renseignements sur cette promenade à travers les ate­liers. L'accueil fut d'abord extrêmement froid: le général avait attendu deux à trois minutes les administrateurs de l'usine. Au cours de la visite, une conversation put s'engager entre M. Louis et l'officier allemand qui servait d'interprète. Celui-ci n'a pas caché son pessimisme et a dit que la guerre durerait certainement plusieurs années encore. Il a parlé de la nécessité où serait prochainement l'Allemagne, pour nourrir l'Europe, d'arracher à la Russie les greniers à blé de l'Ukraine.

J'ai déjeuné aujourd'hui avec M. Caudron qui vient de faire son premier voyage en zone libre. Comme M. Renault, qui vient de passer huit jours dans sa propriété de Giens, près de Saint-Raphaël, comme Grillot qui rentre d'un voyage en zone libre, il s'est plaint des rigueurs du rationnement, beaucoup plus sévère encore de l'autre côté de la ligne de démarcation que de ce côté-ci. A l'usine, de nombreux ouvriers se plaignent de n'avoir plus de tickets de pain depuis plus d'une semaine. Le ser­vice social est assailli de demandes de nourriture auxquelles il ne peut malheu­reusement pas donner satisfaction.

Situation stationnaire. Les Allemands insistent pour qu'on augmente les livraisons de camions dont ils ont, disent-ils, un gros besoin. Ils parlent même de faire démon­ter les gazogènes, sur les camions destinés à la clientèle civile.

La mise en route des fabrications de maillons de char va bien lentement, comme celle des vilebrequins de moteur. Le cœur n'y est pas et le dynamisme manque. Les ouvriers se rendent parfaitement compte que l'intérêt du pays est de faire traέner en longueur et de n'apporter que l'aide minimum. Les inscriptions qui couvrent les murs de l'usine prouvent que la « collaboration» n'est pas appréciée par l'ou­vrier métallurgiste parisien.

L'ordre a été donné à l'usine, par les autorités d'occupation, de ne plus livrer aux populations civiles de véhicules transportant plus de deux tonnes de marchandises. Les quelque 500 véhicules munis de gazogènes, actuellement en stock, seront modi­fiés pour utiliser l'essence et être livrés à l'armée allemande. L'autorisation de mon­ter des voitures de tourisme avec les pièces usinées en stock est supprimée. Les pièces finies en magasin seront mises à la ferraille.

Marcel Guillelmon qui rentre d'une tournée en Afrique du Nord, nous annonce que les Allemands ont un tel besoin de camions pour leurs opérations en Libye, qu'ils ont réquisitionné les voitures d'Algérie et de Tunisie ainsi que les stocks de carbu­rant. M. m'a parlé ce matin des difficultés d'approvisionnement de Caudron qui deviennent critiques. Malgré toutes les démarches faites auprès de Messerschmidt, la situation ne s'améliore pas.

20 mai

6 juin

10 juin

12 juin

13 juin

16 juin

L'allocation d'huile de graissage des camions neufs qui était pour mai de 7000 kg, est réduite à 3500 kg pour le mois de juin, ce qui, pour un programme de 1 300 véhicules, représente en tout et pour tout 3 litres d'huile par unité. Les pleins en exigent 8 environ!

C., D. et N. se félicitaient de la rapidité avec laquelle ils avaient fait exécuter les outillages de fabrication des maillons Ristcher et ont demandé à M. Serre de mon­trer, aux commissaires allemands à l'usine, l'ampleur de la tâche accomplie. Ils se sont vertement faits remettre à leur place. Comme Tordet leur a fait remarquer, ils mettaient l'an dernier moins d'empressement et d'ardeur quand il s'agissait simple­ment de travailler pour la France. N., penaud, a avoué qu'il recevait quotidiennement des lettres de menaces d'ouvriers qui lui reprochent son attitude pour les travaux allemands.

La situation à l'usine devient critique. Dans tous les domaines, nous manquons de tout. Pour les carburants nous avons dû, pour la troisième fois, modifier le plan primitif. Les véhicules que nous avions prévu avec gazogène à charbon de bois vont être transformés pour employer le gaz de ville. Nous avons de plus en plus de mal à nous procurer du charbon de bois et même du bois. Les huiles de graissage font de plus en plus défaut. Ce matin, Barat a été obligé, après avoir réparti l'huile entre toutes les machines-outils de son service, de donner l'ordre à ses ouvriers de mettre les machines en route sans autre graissage. Bourgeois, chef du département pape­terie, se plaint de n'avoir plus de carton, plus de papiers résistants, plus de colles, plus d'agrafes. Le coton se fait de plus en plus rare. Pour les tôles nous vivons au jour le jour, cherchant dans les stocks de plus en plus minces, des dimensions de remplacement à celles qui manquent.

Sans nouvelle livraison d'huile Loockeed demain, nous arrêtons la chaîne de mon­tage des camions. Pascal-Mousselard m'exposait tout à l'heure ses difficultés pour les huiles mouvement de graissage des machines. En 1939, on consommait 25 tonnes de ces huiles par mois. En janvier dernier la consommation, malgré l'activité réduite, était encore de 17 tonnes. Les allocations qui étaient de 6,5 tonnes en mai ont été réduites à 5,2 tonnes pour juin. De quoi vivre une semaine à la cadence actuelle. C'est sur ce point aussi qu'à la fonderie et au caoutchouc que la crise est le plus aiguë. On compte pour vivre en septembre sur l'arrivée d'un bateau chargé de 5000 tonnes de gommes qui fait route actuellement d'Indochine vers Vladivostok.

La conférence de ce matin n'a été qu'une longue réclamation de matière première. Tous les départements sont gênés. Les stocks baissent d'une manière effarante. Pour le bois, ils sont en dessous de la consommation mensuelle. La Direction a décidé hier de ne plus lancer aucune commande en fabrication qui ne serait cou­verte par des tickets d'approvisionnement. C'est la seule façon d'éviter la fusion de nos stocks, mais c'est sûrement le début de difficultés multiples à l'intérieur des services. Dans l'impossibilité de leur fournir du travail, il faudra mettre du person­nel à pied, arrêter certains ateliers.

Les restrictions commencent à agir, très sérieusement, sur la santé de la population française. Ménard me disait à midi que les apprentis du groupe Caudron-Renault ont tous maigri au cours du dernier mois de 1 à 4 kg, malgré les rations supplémen­taires qui leur sont servies. Les uns maigrissent, les autres s'énervent. Par moment, un vent de révolte souffle partout. Tous serrent les dents et haïssent chaque jour, un peu plus les Allemands qui pillent tout.

Nous avons eu aujourd'hui l'occasion d'apprécier sur des faits preCIS, la nouvelle organisation des « Comités d'organisation ". Le 7 avril, M. Renault décidait de faire étudier et de construire un nouveau tracteur agricole. Nous nous sommes attachés à cette tâche. Le 13 mai, le tracteur descendait aux essais. Le 1er juin, il partait à Saint-Mandé pour y subir les essais d'homologation. Aujourd'hui, après 15 jours, le directeur de la station d'essais nous a informé qu'il était impossible d'homologuer ce tracteur pour des raisons de détail. Il n'est pas parfait, nous le savons mieux que quiconque. Mais est-ce une raison pour en empêcher la construction? Alors que les utilisateurs réclament des machines à tout prix pour les travaux de l'automne. Nous étions prêts. M. T.B. ne veut pas que l'agriculture française ait de tracteurs. Elle n'en n'aura pas. C'est lamentable.

19 juin

22 juin

25 juin

1er

juillet

3 juillet

4 juillet

5 juillet

A l'usine, la révolte gronde. Sommes-nous à la veille d'un mouvement de grève? Grillot nous disait ce matin que les délégués hier n'avaient pas caché le mécon­tentement des ouvriers. Ils se plaignent, de la cherté de la vie, du rationnement, de la baisse du pouvoir d'achat, de leurs salaires, du défaut de lavabos, de vestiaires, de réfectoires, de la mauvaise organisation des cantines, des queues interminables qu'on leur impose en toutes choses.

Enfin voici des nouvelles. Ce matin à l'aube, les armées finlandaises, allemandes, roumaines ont franchi la frontière russe.

Les ouvriers de l'usine s'agitent. Il y a eu lundi un incident. Vers 13 h 25, peu de temps avant l'ouverture des portes, alors que quelques centaines d'ouvriers atten­daient place Nationale, une troupe de soldats allemands en exercice, déboucha en chantant. Ils furent accueillis par des sifflets, des lazzis et les cris de « A Moscou ». Sur un ordre de l'officier qui les commandait ils se turent et ne reprirent leur chant qu'une centaine de mètres plus loin. La Kommandantur a fait faire une enquête et ne se tient parait-il pas pour battue.

Nous avons reçu aujourd'hui, du commissaire allemand, le nouveau programme de fabrication. Nous fabriquerons en juillet 1 200 véhicules industriels, sur ce total, 30 seulement seront réservés au secteur civil: 10 AHR, 10 AHN, 10 AHS. Le reste, tout le reste, sera affecté à l'armée d'occupation où la casse, d'après von Urach « est formidable »

M. Renault nous a dit, ce matin, qu'il n'avait pas dormi de la nuit parce que Scheepers, commissaire en second aux usines, lui avait dit hier soir, que la R.A.F. viendrait bombarder les usines dans la nuit. A tout moment, il lui semblait entendre des escadrilles de bombardiers passer dans le ciel... Il a décliné, définitivement aujourd'hui, la commande des 10000 moteurs Rosenbaum qui lui était proposée.

Cette nuit, une explosion a détruit un four électrique de la fonderie. C'est le deuxième accident de ce genre, dans la semaine. Mardi, un autre four électrique avait explosé. Il est maintenant impossible d'élaborer la fonte à Vilebrequin et les fontes fines. Ces accidents sont techniquement inexpliqués. La seule explication plausible qu'on puisse leur trouver, c'est un sabotage systématique et méthodique des moyens essentiels de production. Sommes-nous au début d'une campagne de destructions? Un plan a-t-il été mis en action, pour entraver ou arrêter la produc­tion? Si oui, les gens qui sont à l'origine sont parfaitement au courant des points sensibles de la vaste usine et connaissent bien ses faiblesses. A ces actes impor­tants de sabotage, de multiples actes de sabotages individuels s'ajoutent : sable et sciure de bois dans les réservoirs des camions à plaque de police blanche, freins déréglés, joints mal serrés... Comment va réagir l'autorité allemande? Comment va se développer dans les prochains jours ce mouvement de rébellion? Les hautes autorités de l'usine prennent ces événements avec beaucoup de philoso­phie. M. Renault, M. Serre n'en n'étaient pas particulièrement affectés. Il est cer­tain que, maintenant, la presque totalité de l'activité des usines est consacrée aux fournitures pour l'armée allemande. Petit à petit, toutes les autres fabrications ont été étranglées. Notre seul travail civil est maintenant constitué par la construction des tracteurs agricoles. Nous nous accrochons sans répit à cette partie du pro­gramme, la seule qui nous intéresse.

Le défaut de cuivre et d'étain commence certainement à devenir critique, pour l'in­dustrie allemande. Nous avons eu, mercredi, la visite de trois ingénieurs nazis qui enquêtaient sur les mesures que nous avons prises pour diminuer la consomma­tion des alliages cuivreux. Le Comité d'organisation de l'automobile nous a annoncé ce matin que la totalité de notre stock de cuivre et d'étain, à l'exception des quan­tités nécessaires pour les trois prochains mois, va être dirigé sur l'Allemagne. On parle, à nouveau, de la réquisition des objets en bronze, laiton et cuivre de toutes sortes. La circulaire que j'ai lue indique: les chandeliers, boutons de porte, casse­roles et bassines en cuivre, cloches des églises...

7 juillet

10 juillet

24 juillet

25 juillet

29 juillet

30 juillet

Nous avons reçu, ce matin, l'ingénieur principal des fabrications d'armement T. qui venait nous demander si, éventuellement, nous pourrions envisager de reprendre, d'accord avec les autorités allemandes, la fabrication de 500 automitrailleuses ZT 4. Il est resté muet à toutes les questions posées quant à la destination du matériel. Il a parlé très vaguement des colonies, de l'aide que I"Allemagne pouvait nous apporter pour nous procurer les matières premières pour assurer cette fabrication. Homme fatigué, sans dynamisme, il nous a fait une triste impression.

Il a été livré aux Allemands depuis le 15 avril, 226 vilebrequins Maybach et c'est tout. Pas encore un seul maillon de chars. La production de camions, elle-même, est entravée par le manque de roues et de bois. Le mois dernier, 880 camions ont été livrés sur une production de 1 320. Les autres attendent sur cales des roues et des ridelles. Il y a pourtant, à I"usine en ce moment, 19800 collaborateurs et ou­vriers travaillant 40 heures par semaine. Le rendement est faible...

Visite à l'ingénieur principal Fisher, de la Direction des Industries mécaniques au ministère de la Production industrielle, qui m'a demandé quelles collections de des­sins de chars nous avions été dans l'obligation de fournir aux allemands. Il a été étonné d'apprendre que, jusqu'à présent, nous n'en n'avions fourni aucune, et que seuls les dessins de la chenillette UE nous avaient été presque pris de force en avril dernier.

J'ai été obligé de recevoir aujourd'hui un commandant de l'armée d'occupation qui demandait quelles modifications, il faut opérer à notre matériel, pour pouvoir l'uti­liser dans le désert. Il a parlé de Tobrouk, de l'Ëgypte. J'ai répondu assez vague­ment, malgré I"impatience que manifestait I"officier qui parlait «d'urgence ».

Les difficultés d'approvisionnement ne cessent de croître. Industriellement, l'aggra­vation est plus sensible chaque jour. Nous allons être sûrement dans l'obligation de réduire encore le programme de construction des camions, bien qu'il soit déjà tota­lement réservé aux troupes d'occupation. M. de Peyrecave disait tout à l'heure que, devant la pénurie de plus en plus grande des matières premières essentielles et la gravité des destructions d'usines allemandes, nous allions être obligés de prendre de plus en plus de commandes de matériel de guerre, au détriment de nos propres fabrications. Il ajoutait qu'il fallait s'attendre, à voir les autorités allemandes devenir de plus en plus rudes, à mesure que les difficultés s'accroîtraient. De fait, on parle de la suppression presque totale des permis de circulation des voitures de tourisme pour économiser l'essence et l'huile de graissage, d'un renforcement du contrôle du marché noir, de la réorganisation des offices de répartition. Par ailleurs, les commissaires à l'usine insistent pour que soient accélérer les fabrications de maillons de chenilles Ristcher. Aucune pièce n'a encore été livrée.

A l'usine, la situation ouvrière semble se compliquer. Ce matin, à I"entrée des ate­liers, un tract signé «L'Union des comités populaires des usines Renault» a été distribué à profusion. Il présentait le « Cahier des revendications des 20000 métal­lurgistes des usines » et concluait: « En 1941, par notre action unanime, par !a grève, nous ferons céder la Direction Renault ». « Pour ne plus fournir d'armes à la machine de guerre hitlérienne, pour arracher nos revendications, défendre notre pain, celui de nos enfants, pour servir la cause de notre pays ». Ce tract a fait une vive impression sur les ouvriers de tous les ateliers. Cet après-midi, l'agitation gagnait partout. Mais ce n'était pas du tout l'atmosphère que nous avons connue de 1936 à 1938. Alors qu'à cette époque une opposition très vive se révélait, que les chefs étaient hostiles à la grève, aujourd'hui il n'y a plus d'opposition et les

chefs ne prennent pas position. Comment va évoluer la situation? Sur le plan pro­fessionnel, satisfaction va-t-elle être accordée aux revendications présentées dans ce tract? Où allons-nous voir se déclencher un mouvement de grève qui pourrait gagner toute la région parisienne et causer de sérieuses complications avec les troupes d'occupation? Monsieur Renault ce soir était calme, mais avait un air désa­busé. Il ne nous a rien révélé de sa pensée.

26 août

29 août

9 septembre

10 septembre

18 septembre

22 septembre

Réouverture de l'usine après dix-sept jours de vacances, dans le calme. Les conver­sations sont animées. Les événements de la dernière quinzaine en font surtout l'ob­jet. Chacun a sa vision, de l'assassinat de l'officier allemand à Barbès, des mani­festations de rues. Leur variété prouve que les Parisiens ont toujours beau­coup d'imagination et confirme la nécessité d'apporter la plus grande circonspec­tion avant de répéter les nouvelles ainsi colportées. Le moral ne semble pas du tout affecté par la brutale répression.

Le plan de sabotage semble entrer en action. Pendant la fermeture des ateliers, le premier poste de compression de gaz a éclaté sans qu'on puisse expliquer les cau­ses de cette explosion. Aujourd'hui, dans l'après-midi, un manoeuvre qui nettoyait les ateliers a trouvé dans les dépôts de bois de l'usine du quai du Point-du-Jour, une bombe incendiaire à retardement. Nous nous trouvons, de toute évidence, devant l'action d'isolés qui appliquent des consignes de sabotage, tentent d'arrêter avec des moyens encore très limités les pl'incipaux ateliers, Jusqu'ici, ils se sont atta­qués aux centres vitaux de l'usine. Avant-hier les fours électriques, hier le ravitail­lement en gaz comprimé, aujourd'hui aux stocks de bois. Il serait étonnant, que le hasard seul agisse avec une telle connaissance des réalités et des points faibles de cette formidable machine qu'est l'usine. Tandis que ces incidents se produisent, la situation des matières premières s'aggrave rapidement. Le magasin des pièces de rechange ne livre plus de pièces contenant du caoutchouc: joints, courroies de ventilateur; ce qui va inévitablement réagir à bref délai sur la circulation automo­bile et les transports routiers

Ce matin, le commissaire allemand aux usines a demandé que nous nous organi­sions pour essayer d'urgence les moteurs de 300 chars de combat FT saisis par l'armée allemande l'an dernier, Les chars FT? les chars qui, construits en 1917 ont contribués à nous faire gagner la guerre en 1918? Oui. En sont-ils là vraiment? Je me demande ce qu'en peut penser M. Serre qui me disait tout à l'heure qu'il avait passé sa nuit de Noël 1916 à étudier ce petit char qui fit un si bon travail sur les champs de bataille de l'Aisne et de la Somme, il y aura bientôt un quart de siècle.

Ici, la suspicion règne maintenant partout. Nous sommes sous le règne de la ges­tapo et de la délation organisée. Les commissaires ont communiqué la liste d'un certain nombre de collaborateurs et d'ouvriers signalés aux autorités allemandes comme « gaulliste » ou adversaire de la collaboration. Le coeur se soulève quand on songe que des hommes de nationalité française peuvent se prêter à une telle besogne d'espionnage et de dénonciation.

J'ai assisté, aujourd'hui, comme représentant des usines, à la présentation aux indus­triels de l'automobile française, de la délégation des ingénieurs allemands pour la réduction de la consommation des métaux non ferreux. La séance fut d'une grande froideur. Il ne fut pas un seul instant question de nous consulter sur le plan de tra­vail qui nous a été présenté. La collaboration est évidemment à sens unique et nous n'avons qu'un droit, celui de nous soumettre.

A la suite de tentatives de sabotage dans les ateliers allemands, réparant les chars Renault, quinze ouvriers ont été arrêtés.

Les difficultés de ravitaillement amènent partout des conflits pénibles, A l'usine, les portions de viande diminuent, les quantités supplémentaires allouées sont rédui­tes chaque semaine. Hier, des ouvriers ont protesté parce que la quantité distribuée ne correspondait pas aux tickets qu'on leur demandait. 45 grammes de viande cuite contre un ticket de 100 grammes. De là à conclure qu'on les volait il n'y avait qu'un pas. Tout cela ne simplifie pas les problèmes déjà singulièrement complexes.

Les commissaires nous ont demandé aujourd'hui s'il nous était possible de trans­former rapidement 1 000 camions 2 tonnes à essence pour utiliser le bois comme combustible. De tous les côtés, la situation se tend et tourne à la catastrophe. On ne sait comment on pourra faire vivre l'usine le mois prochain, sans huile de graissage, sans aciers spéciaux.

24 septembre

27 septembre

2 octobre

16 octobre

22 octobre

Nouvelle aggravation des restrictions à l'usine. Pour octobre, la quantité d'essence allouée est réduite de moitié par rapport à celle de septembre. Nous ne disposons que de 17000 litres de ce carburant alors que la consommation mensuelle d'avant­guerre était de 220000 litres. Pour l'huile de graissage la situation n'est pas moins difficile. Les difficultés sont de plus en plus grandes pour assurer le graissage des machines-outils. Nous frisons partout l'accident. Pourtant on parle de réduire à nou­veau les allocations.

Les commissaires ont été toute la semaine très excités, par la transformation de camions de 2 tonnes, pour utiliser le bois. Hier encore, ils m'ont convoqué pour dis­cuter de cette question. Les délais fixés par l'armée pour la transformation des 600 premiers véhicules est extrêmement réduit. Les 300 premiers doivent être prêts pour le 18 octobre, le reste avant le 31. Ce qui laisse penser que la question des approvisionnements en essence devient aiguë. Je leur ai souligné l'impossibilité de réaliser un travail correct dans de tels délais, et indiqué qu'il était impossible de nous en charger. Ils ont donc décidé de faire effectuer le travail d'adaptation par les garagistes de la région parisienne.

Les observations qui nous sont transmises, sur le matériel utilisé en Russie, indi­quent une formidable usure et casse des pièces essentielles. Le nombre des véhi­cules immobilisés par suite de pannes mécaniques est très grand. Les causes prin­cipales sont le mauvais état des chemins défoncés par les pluies et une circulation intense, la légèreté des camions étudiés pour être utilisés sur de bonnes routes, la qualité sans cesse décroissante des matières premières de remplacement dont dispose l'industrie, enfin un relâchement certain de l'attention du personnel de fabri­cation et de contrôle.

Malgré tout, l'état-major continue de préparer l'invasion de l'Angleterre. A longue échéance, il est vrai. Nous sommes consultés pour fournir 2000 moteurs 6 C 125 à huile lourde destinés à l'équipement de chalands porte-chars. Trois moteurs par chaland. Le plan qui nous est soumis prévoit, la fourniture de 15 moteurs par jour, à partir de janvier prochain. L'affaire est à l'étude.

Il est à nouveau question de réduction de programme. Cette fois ce sont les trac­teurs agricoles et les gazogènes qui sont l'objet des attaques. Il est prévu que le programme de tracteurs 10/20 CV soit réduit pour ce dernier trimestre de 600 à 200, et le programme des tracteurs 25/40 CV de 200 à 20. Quant à la fabrication des gazogènes à bois, elle serait réduite aux besoins du programme des tracteurs, c'est­à-dire réduite de 1 100 à 220. Motif: les ressources en matières premières ne per­mettent plus les fabrications destinées au secteur civil. La main-d'œuvre doit être entièrement consacrée aux fabrications de guerre. M. Renault n'a pas accepté ce programme, il s'accroche, faisant valoir l'énorme besoin qu'a l'agriculture française en tracteurs de faible et moyenne puissances, et essaie de faire comprendre aux autorités, qu'il sera impossible de maintenir l'effectif ouvrier de l'usine, si ce pro­gramme lui est imposé.

Les cinq chefs de service de l'usine du Mans : Janin, Guichard, Vialard, Noël et (X), qui avaient été arrêtés jeudi dernier par la gestapo et transférés à Angers, ont été remis en liberté ce matin. Nous n'avons aucun détail sur les motifs de leur incar­cération, ni sur la façon dont ils ont été traités. Cet événement a produit une vive sensation parmi les cadres de l'usine, tant par la personnalité des victimes, que par l'état d'esprit qu'il révèle.

M. Janin, que j'ai vu aujourd'hui, m'a conté en détail ses tribulations de la semaine écoulée. Il n'a finalement pas su quels soupçons ou quelle accusation lui avaient valu 8 jours de détention dans une humide et froide cellule de prison, comme un condamné de droit commun. Il n'a subi qu'un interrogatoire sommaire, et au moment de lui rendre sa liberté on lui a simplement dit qu'il avait été arrêté sur la dénoncia­tion anonyme d'un Français... Je passe sur les détails matériels de cette semaine de prison : la paillasse pleine de punaises, l'infâme nourriture, le manque de lumière. Je ne veux retenir que les souffrances morales que l'on inflige volontairement aux prisonniers, depuis le manque de nouvelles sur leurs familles, jusqu'aux bruits de fusillades simulées proches de la prison, le matin à l'aube. Et tout cela sur une lettre anonyme d'un employé mécontent, d'un ouvrier congédié ou d'un collègue jaloux.

1. er novembre

5 novembre

1.5 novembre

Sur le plan industriel, c'est de plus en plus la grande misère. Il n'est plus question de technique supérieure, de recherches vers un plus grand rendement; les pro­blèmes de matière première dominent tout. Les mots d'ordre sont: réduire au maxi­mum la consommation d'étain, de cuivre, de nickel, d'aluminium; supprimer l'emploi des aciers spéciaux au nickel, au molybdène, au vanadium, au manganèse. Ne plus utiliser le caoutchouc, le cuir, l'amiante, le coton, l'huile, la graisse. Un retard de quelques heures dans l'arrivée d'un train apportant l'acier de Saint-Michel-de Mau­rienne risque de bloquer l'usine pour plusieurs jours. Les stocks des principales matières premières approchent de zéro. Tous les jours des problèmes inattendus surgissent. Depuis quelques mois nous sommes en pleine crise de ressorts de sou­papes. Nous recevons plainte sur plainte. Hier, c'était la Compagnie d'essais de Wünsdorf qui signalait des ruptures de ressorts sur les camions de 2 tonnes et 3,5 tonnes en essai d'homologation. Aujourd'hui, c'est une division de transport qui écrit de Varsovie qu'elle a eu 40 ruptures de ressorts sur 25 camions. L'enquête montre que le fil suédois utilisé a été fortement attaqué par l'eau de mer au cours d'une traversée difficile, et que pour ne pas arrêter l'usine on a supprimé les opéra­tions de vieillissement. On grippe des couronnes de pont arrière parce qu'on a sup­primé les opérations de cuivrage pour épargner le cuivre. Le défaut de graisse spé­ciale fait casser les galets. Combien de temps cela pourra-t-il durer? Combien de temps trouvera-t-on des solutions de dépannage in-extremis?

Il est des instants où l'on souhaiterait presque au fond de soi-même que la machine s'arrêtât. Et puis, on pense aux vingt mille familles pour qui sa marche est une nécessité absolue; aux petits enfants, aux vieux, aux malades qui n'ont du pain et un maigre feu que parce que tous les engrenages, cahin-caha, arrivent à tourner. C'est évidemment pour eux et pour eux seuls qu'il faut poursuivre cet effort permanent vers des solutions de remplacement. ,4vant tout, il faut vivre 1

Nous avons eu auiourd'hui la visite des ingénieurs de la marine de guerre allemande chargés de traiter l'affaire des 1 500 moteurs à huile lourde de 130 CV dont il est question depuis plusieurs semaines, Cette commission comprenait le Baurat Berggreen, l'ingénieur Zilm de l'amirauté de Berlin, l'ingénieur Senke des chantiers Blohm et Voss de Hambourg, l'ingénieur Wirtz de Daimler-Benz, Jean Auset, un ingénieur français qui fait partie des chantiers de construction navale de Brême et s'entremet entre la marine allemande et l'industrie française.

Aucun détail ne nous a été fourni sur l'utilisation envisagée pour les bateaux qui seront équipés de nos moteurs. Une seule chose était manifeste: la hâte qu'avait cette commission de conclure cette affaire et surtout son acharnement à obtenir des délais de livraison réduits. Aucune difficulté n'arrêtait le Baurat Berggreen, pas plus les difficultés techniques que les difficultés d'approvisionnement en matières premières rares, Il fut convenu, finalement, que les 1 500 moteurs seraient livrés en 10 mois. Les 20 premiers dans le 6e mois qui suivrait l'arrivée des matières, les autres à raison de 50, puis 70, puis 100, puis 160 et enfin 200 par mois jusqu'au solde de la commande. Ce qui, en toute probabilité, nous conduira en avril 1943.

Le mot de la fin est resté à Jean Auset qui, prenant à part Baldenweck, lui a demandé une commission de 5 % sur le montant de la commande. Il a laissé enten­dre que cette somme de 15 millions environ serait répartie entre quelques-uns des membres de la Commission.

J'ai assisté, ce matin, à une réunion au Heeres Wafenant, 9, rue de Presbourg, où a été discutée la fourniture de 200 moteurs 300 CV, 6 cylindres, du genre de ceux qui étaient montés sur les Chars B1. Le capitaine du génie Schneider qui s'occupe de cette affaire parle assez bien le français. Il nous a donné quelques détails qu'il est intéressant de rapporter ici puisqu'ils révèlent le point de vue allemand sur l'évolution générale de la guerre. Les moteurs qui nous sont demandés sont desti­nés à être montés par deux sur des vedettes rapides de 14,50 m de long, 3 m de large et 70 cm de tirant d'eau, construites pour naviguer en mer. 800 moteurs de puissances comprises entre 200 et 300 CV sont commandés à l'industrie automo­bile française: 200 à Somua, 200 à Renault, 20 à Panhard, 200 à Citroën. Les chan­gements de marche sont commandés à Ch. Picker de Maisons-Laffitte. Le tout doit donc permettre de construire au cours du printemps et de l'été prochains, 400 vedettes rapides de 400 à 500 CV. Tout ceci ajouté à la commande des 1 500 moteurs marins de 130 CV qui nous sont demandés par l'Amirauté, marque la volonté très nette du haut commandement allemand d'intensifier la bataille sur mer au cours de l'an prochain.

24 novembre

27 novembre

29 novembre

6 décembre

La pénurie d'énergie électrique s'aggrave et il est question d'imposer de severes restrictions qui risquent de paralyser toute activité. M. Grillot nous disait ce soir qu'on envisageait de faire travailler les usines le dimanche pour étaler la consom­mation sur sept jours, d'interrompre le trafic du métro entre 9 heures et 17 heures, de n'ouvrir les grands magasins et autres commerces que de la à 17 heures.

Avec la pénurie de courant électrique, c'est la pénurie d'essence qui, maintenant, est pour nous la plus grave. Il nous est accordé 10000 litres d'essence pour décem­bre, alors que nous en avions encore 50 000 litres par mois en juillet. Louis et Pas­cal-Mousselard s'arrachent les cheveux en cherchant la solution au problème de la répartition. Ils font des additions, des soustractions, sans hélas parvenir à augmen­ter le contingent alloué. Le programme compte 900 camions. On ne dispose donc en moyenne que de 11 litres par véhicule. Malgré toutes les mesures prises depuis un an pour utiliser les gazogènes, le gaz de ville, le bois et le charbon, c'est notoire­ment insuffisant. Aux protestations qui leur ont été présentées avec menace d'arrê­ter l'usine, les commissaires se sont contentés d'élever les bras dans un g'este d'im­puissance et de répondre: " Nous ne pouvons vous en obtenir plus. Nous n'en avons pas! »

Nous étions convoqués ce matin aux ateliers de la S.T.C.R.P. avec les autres constructeurs d'automobiles pour examiner les tracteurs lourds que l'armée alle­mande voudrait nous faire construire en série. Cette visite était dirigée par le Baurat Kummer qui est chargé spécialement de la fabrication de ces matériels. Les vile­brequins et maillons que nous fabriquons à l'usine sont destinés à ces véhicules. Kummer a expliqué qu'il désirait maintenant que nous nous chargions de la cons­truction d'un matériel complet. Pour nous ce serait le tracteur de 18 tonnes, un énorme engin propulsé par un moteur Maybach 12 cylindres de 200 CV, pesant 15800 kg à vide. Le délai de mise en fabrication qui nous serait accordé serait d'un an, c'est-à-dire q.ue les premiers véhicules devraient sortir en janvier 1943.

Nous avons tourné pendant une heure autour des nombreux tracteurs de une, trois, cinq, huit, douze et dix-huit tonnes, en réparation dans les vastes ateliers de Cham­pionnet. Promenade sans enthousiasme, où chacun examinait la mécanique sans aucun désir de faire plus ample connaissance avec elle. Belle mécanique d'ailleurs, robuste et parfaitement adaptée aux besoins, qui révèle une collaboration étroite entre l'industrie et l'armée que nous aurions dû imiter en temps voulu, une science des transports en tous terrains que notre état-major aurait dû méditer. Cette nou­velle demande, jointe à celles dont nous sommes débordés depuis deux mois, confirme que le grand état-major du Reich ne croit plus à une issue rapide de la guerre. Nous allons certainement être soumis à une pression de plus en plus grande pour prendre des commandes. Il sera difficile, de plus en plus difficile, d'y résister. Espérons que les difficultés d'approvisionnement en matières premières, en huile de graissage, en énergie, nous permettront de faire de l'obstruction systématique.

Je ronge perpétuellement mon frein de travailler pour l'ennemi. Pendant près d'une année j'ai pu consacrer mon activité uniquement aux études nouvelles, travailler pour l'après-guerre, m'efforcer d'utiliser au mieux les combustibles de remplace­cement pour moteur. Depuis septembre il n'en est plus de même. L'usine a été obligée de prendre des commandes pour la fourniture de moteurs marins. Le contrôle allemand sur nos activités est devenu de plus en plus serré. Il me faut assister à des conférences techniques franco-allemandes, fournir aux commissaires des renseignements sur nos matériels, recevoir leurs observations sur les incidents qui surviennent. Je ne le fais jamais de bon gré. Je fais attendre ces messieurs quand ils me convoquent. Je ne leur dissimule jamais les difficultés de la tâche. Je ne perds jamais une occasion de leur dire ce que je pense de leurs ersatz et de leurs méthodes. Il n'en reste pas moins que je travaille pour eux, pour leur machine de guerre. Il est des moments où je prends mon travail -que j'aimais tant -en horreur.

1942

14 janvier

20 janvier

24 janvier

8 février

J'ai eu, aujourd'hui, entre les mains un long rapport établi par la division de trans­port Zbv 993, sur les incidents qu'elle a eu avec nos camions au cours des opéra­tions de la fin de l'été sur le front russe. Il est daté du 31 octobre 1941 et contient des passages significatifs. J'en extrais le passage suivant qui donne une idée des difficultés que rencontrent les transports motorisés dans les régions à demi-maré­cageuses : « On ne peut jusqu'à présent faire un rapport exact que sur 20 véhicules, car en raison du mauvais état des routes, 30 véhicules ont été coupés de la division et qu'il est impossible d'avoir des renseignements à leur sujet". Le rapport entier n'est qu'une longue plainte au sujet des freins bloqués par la boue, des cylindres usés par la poussière, des difficultés d'approvisionnement en pièces détachées, de l'impossibilité de procéder à des réparations convenables en campagne. Nous avons été très heureux d'apprendre que notre matériel avait donné de nombreux ennuis. Notre conscience en a été soulagé d'autant.

Un nouveau rapport de l'état-major allemand, m'a été remis aujourd'hui, qui déplore la mauvaise tenue des camions à gazogène sur l'arrière-front de Russie. Ce rapport se plaint du matériel électrique qui équipe les 5 tonnes à gazobois et signale qu'au cours d'une marche, de Varsovie à Riga, 60 voitures sur 100 sont tombées en panne, dans les 70 premiers kilomètres du parcours, par accident des dynamos.

Les commissaires allemands insistent pour que la production soit poussée au maxi­mum. Au début de la semaine, le docteur Schepeers a demandé à M. Renault que le programme de camions du trimestre soit augmenté de 1 000 véhicules de 3,5 ton­nes. Il n'a pas dissimulé que le besoin en matériel était très grand à la suite de l'usure et des pertes sur le front de l'Est et qu'il était urgent de les compenser. A la demande de matières premières il a répondu que nous n'avions qu'à nous débrouiller sur le « marché noir ». Malgré les stocks qui restent à l'usine, M. Renau!t a refusé de s'engager dans cette voie et exige la matière avant d'entreprendre tous travaux. Devant l'évolution de la situation générale la volonté de résistance du patron s'accroit chaque jour davantage. Il redresse la tête et hausse le ton. Il n'en est pas de même, malheureusement, de tous les industriels français. F. qui depuis le début de l'occupation s'est distingué par sa platitude vis-à-vis de l'armée, a accepté avec joie cette combinaison qui lui était proposée, créant pour tous un dangereux pré­

cédent.

A l'usine, les difficultés se sont singulièrement accrues au cours de la dernière quin­zaine. De tous les côtés on voit surgir de nouveaux problèmes et on se demande de plus en plus si nous parviendrons à les résoudre. Une nouvelle réquisition de 150 tonnes de lingots de cuivre aggrave d'un seul coup la question des métaux non ferreux. Le stock n'est plus que de trois mois à moins que de nouvelles réquisitions ne l'amenuisent encore. Mais de tous les problèmes c'est celui des aciers spéciaux qui maintenant est le plus sérieux. Depuis quinze jours, l'aciérie de Saint-Michel­de-Maurienne est arrêtée, par défaut de courant électrique. On envisage de la remet­tre en route que sur une production de 500 tonnes par mois alors que l'usine en consomme 1 200. Et l'on vient, sur le papier, d'augmenter la production de 10 camions 3 tonnes par jour! Combien de jours encore les stocks permettront-ils de tourner? Dans la course d'obstacles que nous courrons depuis dix-huit mois, nous n'avons encore franchi que des petites haies, voici que les plus sérieuses apparaissent. Et le parcours est encore long, très long. Ce n'est pas le moment de licencier du person­nel pour que les usines allemandes s'en saisissent aussitôt. Plus que jamais nous sommes pris dans l'engrenage infernal. Si nous voulons continuer à tourner pour éviter la désorganisation totale et la décomposition de l'usine, et garder en main les éléments d'une reprise rapide à la fin des hostilités, il nous faut aider l'ennemi, accepter ses commandes. Mais il nous faut aussi essayer de conserver les stocks minima qui nous permettront de démarrer les fabrications de la paix. Or, nous ne pouvons pas concilier les deux points de vue: garder le personnel et la matière pre­mière. Comment sortir de ce douloureux dilemme?

9 février

12 février

17 février

25 février

Nouveau rapport amer et désabusé, de la Zentra-Kraft, au sujet du matériel auto­mobile utilisé sur le front Est. D'abord de la division de transport no 503, une note en date du 23 décembre 1941 qui est pour nous une vraie citation : "On signale de nouveau de gros inconvénients avec les 4 tonnes Renault, de telle sorte qu'il faut qu'on fasse tout de même quelque chose dans cette firme, car sans cela les facul­tés d'utilisation et d'offensive des unités munies de ces voitures seraient mises en sérieux danger ". Le rapport de la 94° division d'infanterie, en date du 18 décem­bre 1941, est plus général. Il se plaint de toutes les voitures de construction fran­çaise trop légères pour les mauvaises routes russes, et de l'usure des moteurs. Ce qui n'empêche pas le GBK d'insister pour que nous augmentions encore notre production de camions 4 tonnes jusqu'au maximum des possibilités. Les besoins sont plus grands que les plaintes!

M. Renault a reçu aujourd'hui la visite du colonel Thalyssen venu de Berlin pour étudier les possibilités de développer la production des camions. Il n'a pas dissimulé que la question des transports sur le front Est était devenue très grave et que de la solution, qui lui serait apportée dans les prochains mois, dépendrait tout l'avenir de la campagne. Il a conclu en disant au patron que la production devait immédia­tement être portée au maximum.

J'ai été à nouveau aujourd'hui convoqué aux Heeres Wafenant, chez le capitaine Schneider, pour y discuter des clauses techniques du marché de 385 moteurs de 300 CV destinés à l'équipement de vedettes automobiles rapides. Cette affaire traine depuis trois mois. Elle parait moins urgente qu'elle ne l'était au mois de novembre lors des premiers pourparlers; et il n'est plus question des premières livraisons qu'en novembre 1942. Les événements ont certainement profondément modifiés les plans stratégiques du grand état-major.

Le ravitaillement devient de plus en plus difficile. Il n'a pas été distribué une seule fois des pommes de terre depuis la fin décembre. Les répartitions de légumes secs et de pâtes alimentaires ont été nettement insuffisantes. Quant aux autres légumes il n'yen a plus sur les marchés. Cette insuffisance alimentaire réagit main­tenant sur la production. A une conférence qui se tenait aujourd'hui pour étudier les moyens d'augmenter la production des camions de 32 AHN à 38 par jour, l'opi­nion des chefs de département sur ce point était unanime. Dans tous les ateliers où les ouvriers ont à fournir un travail musculaire important la fatigue se fait sentir avant même l'heure des repas, et le reste de la journée se passe en allées et venues et fausses manœuvres. Ce serait un crime de demander à ces hommes de travailler, dans les conditions présentes, plus de huit heures par jour. Tordet disait que les temps réalisés étaient maintenant supérieurs de 40 % à ceux de juillet 1939.

Fernand PICARD

(à suivre)