12 - Les sobriquets à l'usine de Billancourt

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LES SOBRIQUETS A L'USINE DE BILLANCOURT

Dans tous les groupes sociaux les sobriquets sont largement, employés pour satisfaire, en général, à un esprit populaire dans lequel la plaisanterie et la malice ont une large part. Ils ont fait l'objet de nombreuses études qui, toutes, sont révélatrices de la psycho­logie des milieux considérés.

D'une enquête à laquelle nous nous sommes livrés, et qui nous a permis d'en recueillir plusieurs dizaines, il résulte que notre groupe social n'échappe pas à cette tradition, bien au contraire. C'est pourquoi il nous a semblé intéressant de les présenter en espérant, toutefois, que les per­sonnes qui penseront se reconnaître, n'en prendront pas ombrage.

Quelles sont les caractéristiques prin­cipales des sobriquets recensés? Pour la plupart, ils sont sans indul­gence pour les tares physiques et morales. Souvent exprimés en termes crus, ils sont impitoyables voire mé­chants. Librement donnés par des loustics. pleins de verve, leur. durée e,st variable. Un meme surnom se retrouve dans des ateliers souvent fort éloignés .. Ies uns des autres et raille des particularités dissemblable.s.

Beaucoup sont connus et admis par leurs titulaires qui les emploient eux­mêmes volontiers. D'autres, par con­tre, restent ignorés des intéressés et, si par hasard ils leur sont révélés, ces derniers feignent à leur endroit une discrétion méritoire.

Une classification sommaire permet de les grouper selon leur provenance en un certain nombre de catégories : particularités physiques ou morales, particularités professionnelles, habitu­des diverses, langage, analogie, ori­gine ethnique, altération ou transfor­mation du nom de famille et anec­dotes.

PARTICULARITES PHYSIQUES

OU MORALES

Ils sont les plus nombreux. Pour carac­tériser l'aspect général de l'individu on relève: le Gorille, Double Mètre (grand), Corde à Nœuds (grand et maigre), Rase Motte, Le Basset (petit), Fa Dièse (petit, donc près du «sol,,). Le maigre est dénommé La Carotte, Fil de Fer, Ver de Vase (petit et fluet) ; le gros Bouboule, Nounours, Babar, Pataud, Pou pou, Le Gros Bill, Quasi­modo (gros et difforme). Papillon est donné à une personne qui porte cons­tamment, en guise de cravatte, un noeud du même nom, La Goupille à celui qui se vêt habituellement d'une grande blouse fendue comme l'est une goupille, Hollywood à un ouvrier «tiré à quatre épingles» ce qui le fait ressembler à un jeune premier de cinéma, Dix Heures Dix à un autre

dont les pieds, lorsqu'il est immobile, rappelle la position des aiguilles d'une montre et enfin Bichette, pour une femme dont les gestes et le comportement rappellent ceux d'une biche.

Du système pileux proviennent Le Rouquin ou Le Barbu (très fréquent), pour les chauves: Le Chevelu, Mon­genou, Bouclette, Pierre à Huile et Verre de Lampe (ces deux derniers désignant un crâne brillant). Une barbe rousse vaut à son propriétaire le sur­nom de Barbe d'Or, un moustachu est tout simplement Moustache ou Le Phoque (à cause de la rareté du poil). Si ce dernier est abondant, il donne naissance à Barbe aux Yeux (sourcils très épais) ou Poil dans les Ozors (poils dans les oreilles).

Chaque détail du visage est impitoya­blement raillé. Pour le teint voici: La Cerise (nez rouge), Candelabre (face glabre), Trompe la Mort (pàle) ; pour les yeux: Lataupe (vue basse), la Grenouille (gros yeux), Nœilnœil (borgne) ou Le Bigleux (atteint de strabisme). Ne nombreuses dents en or appellent Gueule en Or.

Les boiteux peuvent être: Jambe de Laine, Quille en Bois, Pied d'Alli (jambe artificielle en métal), Penche à Droite. Deux boiteux travaillant dans le même atelier sont appelés l'un Petit Papatte, l'autre Grand Papatte.

Un ouvrier qui souffre atrocement de

rhumatismes et oein!=' à marcher,

devient Vilbrequin: La Java est des­

tiné ; un infirme dont la démarche est

«dansante", Poitrine d'Acier à 'un

autre dont la poitrine fait penser à

un cadre de bicyclette, une variante

se retrouve en Poitrine de Vélo. Quant

à Coppi, Pompidou, Gugusse et Ton­

ton Cristobal ils consacrent des res­

semblances avec des personnes

connues.

Parmi les surnoms provenant de parti­cularités morales, on peut citer : La Môme Thermomètre et L'Escaladeuse (femmes aux mœurs légères), Le Sacristain (homme très pieux), Le Juif (religion), La Vierge Noire (grande femme célibataire à l'aspect sévère et toujours vêtue de noir), Joséphine (homme qui sait tout sur Napoléon), Le Martien (est persuadé que des êtres humains vivent sur Mars), Yon­yon (né sous le signe du Lion), La Perruque (travaille pour son compte pendant la journée), La Fouine (curieux «met son nez partout»), Radar (voit « venir de loin »), Pisse Vinaigre (mau­vaise humeur perpétuelle), La Limace (nonchalant), Sacha la Cravatte (hâ­bleur), Joinville (se vante de «sortir" de l'école du même nom), La Cou­leuvre (paresseux), Tombe du Nid (naïf), enfin Le Moulin à Paroles, Bat les Œufs et Mitraillette pour les bavards impénitents.

Différents sont Bidule et Machin qui sont donnés à des personnes dont on a volontairement oublié le nom. Quant à Louis XI, il désigne une femme d'as­pect froid et sévère, un peu comme on s'imagine qu'était ce roi célèbre, à cause du penchant qu'il avait, parait­il, d'enfermer ses adversaires dans des cages en fer.

PARTICULARITES

PROFESSIONNELLES

Le chef, en général, quel que soit son niveau hiérarchique est rarement dé­signé par son nom, du moins hors de sa présence. Il est Papa, Le Big Chief, le Cador (le petit ou le grand Cador), Le Patron, Le Vieux (affectueux s'il est âgé et péjoratif s'il est jeune), Le Grand, Le Petit (à cause de sa taille ou ... de son esprit), Le Caïman (parce qu'atteint de «boulimie profession­nelle "), Le Singe et encore ZébuIon (omniprésent, tourne partout).

L'homme, qu'il soit ouvrier ou em­ployé, n'échappe pas à la règle. Dans cette série se rencontrent: Bébert la Mollette (travaille à la mollette), La Gadoue (manœuvre), La Marmite (tra­vaille au cubilot), Le Gaz (ouvrier de l'entretien qui appelle fréquemment au téléphone le service du gaz), La Carotte (préconise des montages avec une carotte), les Cerveaux d'Acier (équipe de chronométreurs), Picasso (ouvrier qui, après avoir longtemr;>s travaillé à la peinture, a été affecté à un atelier de mécanique), Les Fratel­lini (jumeaux travaillant ensemble), Prime (ajouté au nom du frère cadet pour le différencier de son aîné).'

HABITUDES DIVERSES

Les buveurs reçoivent un surnom qui stigmatise leur passion: Sac à Vin, Trois Etoiles (grand amateur de co­gnac), La Lichette (aime « lécher" un verre), Picolo (prend un verre de vin blanc tous les matins). Pour les amou­reux de l'herbe à Nicot voici La Chi­que, La Vapeur et La Soufflette, ces deux derniers fumeurs de pipe.

Un usager de la bicyclette et qui la monte sur les pédales, se voit bap­tiser Patinette. Un ouvrier qui, tous les matins, fait les poubelles à l'instar des Compagnons d'Emmaüs, devient L'Abbé Pierre. Un spéléologue du di­manche est surnommé La Taupe, un radio amateur F40C (de l'indicatif de son poste émetteur); Pénélope dé­signe une femme qui tricote dès qu'elle a un moment de liberté. Les gens pressés qui ne peuvent se déplacer qu'en courant sont Bicyclette, Mara­thon. La Planchette désigne un chef qui a toujours à portée de la main un bloc-note fixé sur une planchette.

Quant à Castor, les titulaires en sont fort nombreux qui ont construit leur maison de leurs propres mains et ne sont pas avares d'explications sur le sujet.

LANGAGE

Il y a d'abord les victimes de tics:

Ecoute j'vas t'dire quelque chose

(commence toutes ses phrases par ces mots), ensuite les bègues: Zazarbre (parle toujours des za...z'arbres qu'il a plantés), De... De ... (à cause de la difficulté qu'il éprouve à prononcer les de).

La Vapeur que nous avons déjà ren­contré désigne également un homme toujours «sous pression" et qui ter­mine ses phrases par: «allez... tsch... ", ce qui fait penser à une machine à vapeur. P'tite Enquête est réservé à un chef d'équipe qui répète sans cesse quand un incident lui est signalé: «J'vais faire une p'tite en­quête! "

ANALOGIE

Dans cette catégorie on trouve Cacao (attribué à une personne dont le nom d'origine flamande commençant par Van fait penser au cacao Van Houten ; Le Pingouin (parce que prénommé Alfred).

ORIGINE ETHNIQUE

Des lieux d'origine, provinces de France ou pays étrangers, proviennent un certain nombre de surnoms. Pour la France: Le Barde ou Le Mao (Bre­tagne), Le Parisien (titi aux traits accentués), La Cigogne (Alsace); pour les pays étrangers: Le Prussien (polo­nais à la rudesse prussienne), Le Petit Suisse, Popoff et Le Cosaque, les Espagnols sont fréquemment Les Espingouins, les Algériens Les Cou­sins ou encore Mon Frère et les Afri­cains noirs, Blanche Neige ou Blan­chette.

ALTERATION OU TRANSFORMATION DU NOM DE FAMILLE

Pour la première partie de cette sene on nous pardonnera d'être peu prolixe. Les surnoms approchent de trop près les noms de famille pour qu'ils soient cités: ils sont du genre La Godasse (Soulier).

Quant à la seconde partie elle a son origine dans l'emploi des initiales des nom et prénom des rédacteurs de notes de service. C'est ainsi, par exemple, qu'une employée appelée Marie Duval signera M.D. L'habitude aidant, l'employée en question ne tar­dera pas à être couramment MD, pUIS à devenir définitivement MD qu'elle écrira phonétiquement Emdé. Nous avons ainsi connu une Esbé. Un autre cas d'adoption nous a été signalé, nous le publions avec l'autorisation du titulaire qui est couramment nommé Rachu. A l'origine sont les initiales du prénom et du nom et la finale du nom, soit RHU (Erachu) devenu, par contraction, Rachu.

ANECDOTES

Un certain nombre de sobriquets ré­sultent d'anecdotes. Il en est ainsi de Leroi ou Le Roi Dec (des ouvriers de l'entretien qui avaient quelques diffi­cultés à faire une réparation se sont vus interpellés par leur chef d'équipe qui. excédé, leur a crié: "Vous êtes tous des c ... c'est moi le chef! " Louis XVI a une autre saveur: Il a failli res­ter à un de nos amis qui, il y a de nombreuses années, faisait une cour discrète (ou qu'il croyait telle) à une jeune personne aux longs cheveux surnommée Marie-Antoinette.

Différent est le cas de Pintard qui désigne une personne qui n'existe pas.

C'est la farce faite aux nouveaux em­bauchés à qui on dit en réponse à une de leur demande: "Va le deman­der à Pintard". Les malheureux, à la recherche de ce Pintard s'adressent à leurs camarades de travail qui, com­plices, répondent: "On vient juste de le voir passer! " ou encore" T'as pas de chance, il vient de partir! ". C'est un peu comme la recherche de la clé du champ de tir qu'on inflige aux jeunes conscrits.

EN GUISE DE CONCLUSION

Notre enquête n'a pu nous faire dé­couvrir tous les sobriquets employés à l'usine de Billancourt et nous espé­rons que nos lecteurs nous en com­muniqueront de nombreux autres. A notre époque où les noms de famille

. sont stabilisés, il est évidemment im­pOSSible qu'un surnom soit susbtitué à un nom. Sauf, cependant dans un cas: celui d'une demande de change­ment de nom formulée selon les lois en vigueur. Et c'est arrivé à Billan­court. Un ouvrier algérien, depuis fort longtemps en France, s'était marié· à une bretonne ce qui lui avait valu d'être appelé Le Breton. Quand, il y a quelques années, ayant acquis la nationalité française, il désira changer son nom patronymique, il choisit jus­tement celui de Lebreton sous lequel il était connu et qu'il avait depuis longtemps adopté. Ce fut, en quelque sorte, un retour aux sources aux­quelles tant de noms de famille ont puisé.

Gilbert HATRY.

" Le Cantonnement Chinois en 1917 "

le chinois

Dans notre langage «Le Chinois" désigne le magasin de vente des soldes et récupérations. Peu de personnes

connaissent l'origine exacte de cette expression; c'est pourquoi nous la donnons ci-après.

Pendant la première guerre mondiale, les Usines Renault, comme d'ailleurs toutes celles qui travaillaient pour

la défense nationale, manquèrent de main-d'œuvre.

Pour pallier cette pénurie, on eut d'abord recours au personnel féminin et ensuite à des militaires spécialistes

rappelés du front et placés en «affectation spéciale". Mais ces mesures se révélèrent insuffisantes. Il fallut faire appel aux ressortissants des colonies que la France possédaient a lors.

C'est ainsi qu'à Billancourt arriva un fort contingent d'ouvriers annamites. Ils furent logés dans des baraquements, édifiés spécialement pour eux, situés rue du Point-du-Jour, face à la rue de Solférino. Encadrés par des militaires, ils étaient accompagnés, chaque jour, jusque dans les ateliers où ils travaillaient. On raconte qu'un jour, mécontents de la qualité du riz qui leur était servi ils refusèrent d'aller au travail (1).

L'emplacement qui leur était réservé fut appelé très rapidement: le cantonnement chinois puis, plus simplement, le Chinois. Pour le personnel de l'usine comme pour les habitants du quartier, tout être qui avait la peau jaune ne pou­vait être que chinois!

A la fin de la guerre les baraquements furent évacués et certains d'entre eux affectés à un magasin où étaient mis en vente des produits de récupération. Leur destination première avait changé mais le nom resta.

Aujourd'hui encore, on dit «aller au chinois" alors que le magasin a depuis longtemps émigré. Sur le terrain de la rue du Point-du-Jour se construit aujourd'hui un collège d'enseignement secondaire dont les futurs élèves ignoreront sans doute la destination première du lieu sur lequel leur école est implantée.

(1) Témoignage de Raymond Mathiot.

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