03 - Louis Renault tel que je l'ai connu : «Au cœur du domaine»

========================================================================================================================

Louis RENAULT tel que Je l'ai connu

II -Au cœur du domaine

Louis Renault, Homme d'action, à l'énergie indomptable et communicative, toujours impatient de voir mettre en route une réalisation qui dès lors ne l'intéresse plus, afin de passer à la suivante qui accapare déjà toutes ses pensées, est bien décidé fin 1935 à industrialiser son domaine d'Herque­ville, de plus de 1 500 hectares. Je suis harcelé par lui chaque jour pour développer dans les sept fermes, l'éle­vage et la culture, assisté en cela par deux ingénieurs de «J'Agro", recom­mandés au Patron par M. Dautry, alors directeur des chemins de fer de l'État (réseau Ouest, avant la nationalisation du rail).

Avant d'aborder quelques réalisations reflétant bien, par certaines anecdotes, le caractère du «grand homme", et malgré 40 années de retard, je me dois de remercier des «anciens Renault" encore de ce monde et d'honorer la mémoire des disparus, pour l'aide qu'ils m'ont apportée dans une tâche rendue ingrate par les exigences de tous ordres, les imprécisions, les change­ments de point de vue, les impatiences du Maître et je citerai, m'excusant par avance de mes oublis involontaires et sans ordre de préséance :

-M. Dalodier, qui m'avait proposé pour cette «galère" que fut mon

poste auprès du Patron.

-M. Peltier, alors directeur du B.E. outillage entretien et ses ingénieurs projeteurs: Demarigny, Rustin, Teinturier et Blanc (géomètres), Bourgeois (architecte) et Normand (charpentier) ; pour chaque installation décidée par le «Maître" j'opérais comme ingénieur ès-méthodes, rassem­blant la documentation existante, VISI­tant des installations relevant de la même activité, traçant un avant-avant­projet, que les services de M. Peltier transformaient en projet, puis détail­laient, lançaient en fabrication, pas­saient les commandes de matériel, etc.

-Helbert, toujours si dévoué au Patron dont il connaissait au mieux les exigences de qualité, toujours dans le coup pour ce qui relevait de la méca­nique, de la serrurerie, de la soudure.

-Lavedrine, pour la charpente métal­lique.

-Caldairou, chef du service achat­outillage-entretien et son adjoint POincelet, tous deux si serviables pour rechercher dans des délais et à des prix impossibles les «moutons à cinq pattes" que j'étais chargé de leur réclamer.

-Pascal Mousselard, alors chef du service des produits chimiques, « poussé sans cesse à la contrefaçon ", pour la fournjture au domaine d'Her­queville, de produits chimiques, spécia­lités dans le commerce, entre autres pour le traitement des arbres fruitiers, produits que Louis Renault, sans aucun souci des brevets d'autrui, faisait fabri­quer à l'usine, dans cette usine où, quel que soit le problème posé, on trouvait toujours un homme compétent pour aider à le résoudre, un atelier pour fabriquer ce qui était demandé, et cela constamment dans un esprit d'entraide, dans un esprit «Renault".

-Mademoiselle Maille, sa secrétaire dévouée ayant sacrifié son existence à Louis Renault, lequel, avec ingrati­tude à mon avis, s'est séparé d'elle avant 1944 ; il était recommandé d'être au mieux avec cette éminente per­sonne; un jugement défavorable de sa part ou une moue douteuse devant le Maitre et votre «cote" en était passablement altérée; à Billancourt, auprès d'elle, je m'informais de l'état nerveux de Louis Renault avant de frapper à son bureau; si l'humeur était bonne, j'abordais des problèmes déli­cats, sinon je ne questionnais que sur des banalités ou même je battais en retraite.

Combien de fois, en 3 ans, ai-je fait le voyage à Herqueville en compagnie d'Yvonne Maille, pour y passer le samedi, même le dimanche; au cours des visites du domaine, des entretiens qui suivaient ou précédaient, elle pre­nait en sténo notes sur notes, qui m'étaient restituées en clair le lundi. Pour l'avoir mieux sous la main, Louis Renault lui avait installé un meublé, une gentille maison à proximité du château; avec son autoritarisme et sa conception de la propriété et du prêt, Louis Renault n'hésitait pas, si le besoin se présentait ailleurs, à reprendre dans la maison et sans accord de l'in­téressée, un meuble, un tableau, une lampe... qui allait trouver place dans un autre logis. Cela, c'était Louis Renault.

La production laitière La laiterie-beurrerie

Le domaine d'Herqueville, en ses sept fermes, avec ses 150 vaches laitières produit chaque jour de 1 200 à 1 500

Entrée de la ferme d'Erqueville.

litres de lait suivant les saisons et les périodes de grande lactation (veaux sevrés).

En 1935, ce lait est vendu à une grande société, qui vient le collecter sur place en bidons métalliques de 20 ou 25 litres.

Cela ne convient plus à Louis Renault qui, en industriel avisé, veut fabriquer un produit fini "le beurre" et entend profiter ainsi du bénéfice que procure à d'autres cette transformation. Je suis donc chargé d'étudier un projet d'ins­tallation d'une beurrerie que l'on situera près du Maître, à la ferme d'Herqueville, ferme très moderne, en pierre de taille, le sol de la cour étant macadamisé.

Après avoir étudié dans divers livres la fabrication du beurre, je vais visiter à Juaye-Mondaye, dans le Calvados, une laiterie coopérative moderne afin de matérialiser mes connaissances livresques; cela me permet de faire un avant-projet, avec devis détaillé et un très sommaire compte d'exploi­tation.

Ce dernier laisse clairement apparaître que l'affaire sera "tout juste" renta­ble, le beurre se vendant alors en moyenne, en demi-gros, 12 francs le kilo et encore faudra-t-il trouver des clients!

Attirant sur ce dernier point l'attention du Patron, je me fais il va sans dire, "remettre en place" puisque n'étant pas de son avis; il décide de passer aux actes.

Je transmets donc tous avant-projets nécessaires à M. Peltier directeur du service O.E. à Billancourt, et dès lors Louis Renault sera sans cesse à "cheval sur ce nouveau dada", la beurrerie.

Inutile de dire que les modifications seront fréquentes... leur quantité étant fonction en grande partie des insom­nies du Maître.

- Le lieu d'installation est, nous

l'avons vu, fixé; bien entendu on n'a

pas demandé l'avis du chef de ferme...

-L'opératrice, Marie, employée de la ferme, femme courageuse s'il en fut travaillant 7 jours sur 7 est désignée, bien sûr sans avoir été consultée...

-Le conducteur du véhicule, de même; le Patron a fait étudier par

M. Serre directeur des études, un beau camion laitier, peint en jaune clair, pour le transport des bidons vides et pleins; il profite de l'occasion ainsi offerte, pour y mettre à l'essai un moteur prototype Diesel à vitesse rotation, assez rapide, à culasse « Ricardo" ; combien l'ai-je maudit ce moteur, avec ses nombreuses pannes nous obligeant à des solutions de rem­placement, au moyen d'un parc auto­mobile dont les organes mécaniques n'étaient "qu'innovations "...

Nous avons sans cesse recours à

M. Riolfo, alors directeur des essais spéCiaux à Billancourt, qui délègue "le fils Neuville" pour nous dépan­ner; et naturellement, d'après Riolfo, c'est le domaine qui a tort et ne sait pas se dém...

Rapidement, les études de la beurrerie sont terminées; il faut commander le matériel, écrémeuse, baratte, bidons, machines à paqueter par livres et par kilos, etc. etc.

Le Salon de la machine agricole du printemps 1936 me permet de faire un choix du matériel nécessaire et en particulier de ,,/'écrémeuse" (sépara­tion de la crème et du petit lait), machine essentielle de la beurrerie.

M. Renault accepte de venir avec moi au salon pour ratifier, éventuellement, mes préférences; un après-midi, il prend le volant de son magnifique coupé Primaquatre noir, intérieur en drap bleu marine (il adore cette cou­leur) poignées, boutons ivoire et nous arrivons Porte de Versailles.

A travers les stands nous ne passons pas inaperçus... L'Homme est connu, reconnu: Louis Renault, Louis Renault, Louis Renault chuchote-t-on à droite à gauche, devant, derrière... j'en suis très impressionné; oui « Il " a vraiment une " dimension" pour le moins natio­nale; nous arrivons enfin au stand Alfa-Laval qui a retenu précédemment mon attention; le représentant, l'ingé­nieur Lavaux, (environ 40 ans) averti par mes soins de la visite, nous accueille cérémonieusement.

Présentations, explications très détail­lées, mise en route, Louis Renault à l'air satisfait de l'écrémeuse que j'ai choisie; nous en arrivons à la ques­tion «prix ».

L. Renault -«Je suis Louis Renault, et à ce titre vous allez me faire une réduction de 20 pour cent, comme on me fait partout ailleurs ».

Lavaux (Belle prestance, très maître de lui, courtois mais ferme).

-«Monsieur Renault, j'ai toujours eu des voitures de votre marque, vous ne m'avez jamais fait de remise,

je ne vois pas pourquoi je devrais

vous en faire une; le prix que je

vous ai fait est net et définitif ».

Louis Renault accuse le coup, il ne parle plus; un homme, mieux est, un fournisseur, a osé lui résister; moi, souvent son souffre-douleur, par réac­tion normale, j'exulte intérieurement; pour rompre le silence, je dis que nous allons réfléchir et nous quittons le stand, sans fierté; nous retournons avenue Foch et aucun mot ne sera prononcé dans la voiture durant le trajet; mais je suis sûr que les idées bouillonnent dans le puissant cerveau jamais inactif et que nous reparlerons de cette visite du salon.

En effet, le lendemain à 9 heures avenue Foch, je suis convoqué comme d'habitude.

L. Renault -«J'ai réfléchi, comman­dez d'urgence l'écrémeuse. Com­ment s'appelle ce représentant d'Alfa-Laval, d'où sort-il? ».

-'« Il s'appelle Lavaux, il est ingé­nieur des Arts et Métiers ».

L. Renault -« Débrouillez-vous comme vous voudrez, mais faites-le em­baucher au Commercial, c'est un ordre» ; ce que j'entrepris aussitôt, mais l'affaire n'eut pas de suite,

M. Lavaux préférant ne pas quitter Alfa-Laval.

Cette anecdote reflète bien un élé­ment du caractère si complexe du « Patron» ; son autoritarisme a trouvé face à lui une manifestation de per­sonnalité qui a froissé son amour­propre; mais son intérêt a primé car il a remarqué cette qualité chez son interlocuteur, qualité dont il aurait su se servir.

Revenons à notre laiterie; les travaux sont terminés, l'installation est belle, rutilante, dans une pièce au sol et aux murs carrelés en blanc; l'automati­sation y a été poussée au maximum pour réfrigérer les crèmes (surtout par temps chauds), l'esprit économe de Louis Renault ne m'a pas permis d'ac­quérir l'installation frigorifique que je désirais; j'ai dû réutiliser un vieil appa­reil à froid récupéré dans la démolition d'une vieille maison et nous aurons bien du mal à le faire enfin marcher.

Et un samedi matin, la beurrerie est mise en route; je dois rendre hommage au régisseur du domaine M. Riquier, pour son éminente et dévouée contri­bution à ce démarrage. Le Maître est satisfait, avec joie il plonge les doigts dans la première motte de beurre et déguste un nouveau produit de son domaine; il contemple, souriant, les paquets alignés, d'un kilo, d'une livre emballés dans des papiers sulfurisés blancs, sur lesquels j'ai fait imprimer, comme il se doit à l'imprimerie-pape­terie de l'usine, par les soins d'Azario chef de service, en grosses lettres jaunes, dans un cadre de même cou­leur, « Laiterie d'Herqueville» ; pour me récompenser, le Patron toujours éco­nome, m'offre une livre de beurre 1. ..

Mais tout n'est pas réglé, les difficultés sont encore nombreuses; le domaine a dû informer, avant la mise en route, l'importante Société laitière cliente, que dorénavant il ne lui livrerait plus de lait; la réaction ne se fait pas attendre, le client fait savoir au Patron, par lettre, qu'il possède une impor­tante flotte de camions Renault, mais que désormais Renault est absolument rayé de la liste de ses fournisseurs de véhicules automobiles.

Louis Renault ne sourcille pas et me dit «je l'avais prévu ». Ouf! je respire, je craignais d'être considéré comme res­ponsable de l'incident et on n'en repar­lera pas; mais le client est perdu, cela à ajouter au déficit d'exploitation que j'avais annoncé lors de l'examen de l'avant-projet.

Maintenant il faut trouver des ache­

teurs et ce n'est pas simple d'écouler

à bon prix une production journalière

de 50 à 60 kg de beurre; les diverses

résidences de Louis Renault sont

clientes ainsi que sa famille, ses amis

(qui la plupart du temps oublieront de

régler les factures, mais ne dit-on pas

que l'amitié se paie!!) tout le person­

nel du domaine; quant au surplus, sur

les instructions du Patron, je pars en

démarcheur dans les grands restau­

rants de Paris qu'il fréquente, entre

autres, Prunier rue Duphot, la Crémail­

lère place Beauvau; je laisse de côté

la coopérative Renault car de mauvais

esprit seraient tentés de dire qu' « Il »

exploite encore et à nouveau son

personneL..

Quant à moi, je ne suis pas satisfait de cette réalisation en l'examinant sous l'aspect, non rentabilité, mais le Patron est content, il me l'a dit (c'est si rare) ; et tous les samedis matin la beurrerie sera la visite rituelle, avec la famille Renault et tous les amis, nouveaux visiteurs, et consommateurs ce jour-là «à titre gratuit ».

Parallèlement à la laiterie j'ai dû étu­dier, dans le Calvados, l'élevage du porc, pour utiliser tout le «petit lait» résidu de la fabrication du beurre; chaque ferme aura sa porcherie et rece­vra une quantité de petit lait propor­tionnelle à la quantité de lait qu'elle a fourni.

Nous donnerons ainsi du travail aux fonderies de fonte de Perchat et aux ateliers de mécanique d'Helbert, pour

la réalisation d'auges basculantes, lon­gues d'environ 1,20 m, larges dans le haut de 0,80 m, pesant chacune plus de 100 kg, permettant le remplissage en nourriture depuis l'extérieur de la porcherie sans que l'on soit gêné par les porcs, puis que l'on fait basculer vers l'intérieur par un système à volant et vis. J'avais montré ces auges au Patron au Salon de la machine agri­cole; il m'en a fait commander « une» au fabricant, avec promesse de «suite" (conformément à son habitude) et on les a toutes, moins une, fabriquées à l'usine! ! !

Après de savants (?) calculs de rende­ment d'un tube digestif de porcin, rapport du poids vif atteint au moment de la vente, au pOids de nourriture absorbée depuis la naissance, J al estimé qu'il valait mieux faire du porc de 100 -110 kilos, plutôt que du porc de 150 -160 kilos car jambons et vian­des sont ainsi moins gras et se ven­dent mieux et plus cher, par l'éleveur.

J'en profite pour dire au passage que, contrairement à une idée bien ancrée, le porc est un animal très propre, si les lieux où il est appelé à vivre (trop brièvement pour lui hélas!) ont été conçus dans ce but. En effet, il fait toujours ses besoins au même endroit; en conséquence, dans les porche~es modernes (à l'époque 1936) que nous avons réalisées, les cases compor­taient une partie en briques sur chant (moins froides que le ciment) pour le repos, le repas, le séjour si je puis dire, et une partie cimentée pour les besoins, donc lisse et lavable.

Combien j'étais heureux en voyant Louis Renault, souriant, se promenant dans ses porcheries, alors que les grognements des porcs blancs et roses, remarquablement propres, nous assourdissaient; je songeais au plaisir qu'il aurait en dégustant un petit porc de lait, rôti à la broche, qu'il aimait particulièrement. Ayant besoin de gagner ma vie, je travaillais énormé­ment pour «cet homme» qui m'avait choisi; mon devoir était de lui don­ner satisfaction au mieux; un sourire de sa part, un acquiescement, une tape sur l'épaule, compensaient pour moi largement la vie dure qu'il me faisait mener, ses sautes d'humeur, ses exi­gences, et parfois même son ingrati­tude; ainsi était ma conception de jeune ingénieur de 30 ans de ce qu'on baptise pompeusement aujourd'hui, où le verbiage est roi, la «déontologie ».

Revenons au problème laitier: la beur­rerie fonctionnant maintenant d'une façon satisfaisante, la logique impose de l'utiliser au maximum, ce qui nous conduit à sélectionner et augmenter en importance le cheptel bovin.

Le passage d'une production vente de lait à une production vente de beurre nous amène à un changement de race des vaches; la race hollandaise des fermes d'Herqueville, recherchée à l'origine pour sa production optimum de lait, devra être remplacée par la race normande dont le lait est plus riche en matières grasses (46 grammes au litre, contre 42 à sa concurrente).

Sur la recommandation de l'ingénieur­conseil du domaine, je sollicite

M. Lavoine, sénateur du Calvados, président de la commission d'agricul­ture du Sénat, pour procéder à une revue du cheptel bovin d'Herqueville; dans chaque ferme, les vaches sont alignées à la corde, très propres;

M. Lavoine, Louis Renault, le régisseur, le chef de la ferme visitée, moi-même, passons la revue; le sénateur, informé par le fermier sur l'âge, l'état de santé, etc., de chaque bête, procède avec compétence me semble-t-il et applica­tion; il tâte les pis, les mamelles de bas en haut, de haut en bas, examine les yeux (qui paraissent manifester indifférence ou inquiétude), examine les dents et la décision tombe : à remplacer ou à garder.

Et, quelques jours après, l'entreprise Fleury-Michon (dont on voit encore dans Paris et ses environs circuler les imposantes bétaillères) vient prendre livraison des vaches «condamnées» par le sénateur. Avec peine je les vois partir (une trentaine), car ne suis-je pas un peu responsable de ce changement apporté à leur existence; où iront­elles? chez un nouveau maître, à l'abat­toir? elles semblaient pourtant se plaire à Herqueville...

Mais la productivité commande...

Il faut remplacer les départs, implanter la race normande, beurrière par excel­lence, donc procéder à des achats de génisses capables de devenir mères à bref délai et introduire au domaine des taureaux « normands» eux aussi; une vente aux enchères, de bêtes sélectionnées, inscrites au Herd-Book normand, va avoir lieu à Tôtes, en Seine-Inférieure.

A ma grande surprise, étant donné ma notoire incompétence en la matière, Louis Renault me désigne (quelle mar­que de confiance) pour aller procéder aux achats.

Je suis en possession du petit livre concernant la vente : photos des génisses et taurillons, nom du père, de la mère, du grand-père, de la grand-mère, âges, productions lai­tières annuelles des femelles, compri­ses d'ailleurs entre 4 000 et 4500 litres.

Avec Louis Renault, très sérieusement, nous préchoisissons 25 génisses et 3 taureaux, issus d'ascendants à per­formances moyennes car, le prix entre en compte...

Je prends avenue Foch quelques cen­taines de mille francs en espèces, qui gonflent fortement les poches de mon costume.

Par prudence, pour ne pas commettre d'erreur grossière, je me fais accom­pagner par M. Legendre, chef de la ferme de Fretteville.

Louis Renault m'a fait plaisir en met­tant à ma disposition pour le voyage, un joli prototype, couleur tilleul, de voiture deux portes, qu'il a offert à son fils Jean-Louis, voiture qu'il voudrait, m'a-t-il dit, commercialiser plus tard à 9 000 F! ! ! (n'est-ce pas là le pro­totype de la future 4 chevaux)? Soit dit en passant, cette voiture aura beaucoup d'admirateurs au cours de notre voyage.

A Tôtes, une vaste arène circulaire, avec gradins, est aménagée; très nom­breux sont les spectateurs et les acheteurs éventuels; chaque bête à vendre est présentée longuement au publiC et par haut-parleur, tout son pédigrée est précisé.

Les enchères commencent et je dois avouer qu'il m'est sérieusement néces­saire de m'enhardir pour crier mes annonces; au fur et à mesure des ventes, et de mes acquisitions, les regards convergent sur moi à mon plus grand déplaisir; mais pour le Patron que ne ferais-je pas? et très vite le nom de Louis Renault, acheteur im­portant, court de bouche à oreille.

Enfin, j'ai à peu près pu acheter ce que nous avions prévu : 25 génisses et 2 torillons ; le samedi matin suivant, Louis Renault s'empressera d'aller visiter mes acquisitions avec me semble-t-il un air satisfait; quant aux prix payés il ne s'y attardera même pas...

Son but étant de développer l'élevage bovin (entre autres) il est tout naturel que Louis Renault veuille voir comment se fabrique un veau.

Je ne suis donc pas surpris (j'en ai tellement vu et entendu de toutes sortes avec lui), lorsqu'un samedi matin il me fait part de sa curiosité de voir un taureau saillir une vache; aussitôt, grand branle-bas à Herque­ville et dans les fermes; le téléphone, sous mon impulsion, fonctionne dans toutes les directions : je recherche une vache, se trouvant au mieux, dans les dispositions requises; le Patron et moi attendons -attendons...

Enfin le téléphone sonne : la réponse est positive, un chef de ferme a décelé une vache qu'il présume prête à s'of­frir en holocauste.

Elle arrive dans une remorque, appa­remment indifférente à nos regards.

Elle ne s'offre pas, c'est nous, qui disposant d'elle-même, l'offrons à un beau et vigoureux mâle.

Tout s'est bien passé.

Le taureau, peut-on dire, accuse le coup! La vache, sans même avoir un regard pour lui, sans manifester ni joie ni déception, monte dans sa remorque et retourne, porteuse de ger­mes (nous l'espérons) à son étable.

Louis Renault n'a rien dit, il pense.

A quelque temps de là, il assistera à un vêlage, d'ailleurs difficile, ayant nécessité l'intervention du vétérinaire; il en sera tout remué, et moi de même, devant les souffrances de la mère, l'habileté du vétérinaire, et cet acte merveilleux qu'est une naissance.

Le grand Patron de l'industrie automo­bile française s'est réellement lancé dans l'élevage; il y réussira, comme il réussit dans tout ce qu'il entreprend; sa curiosité est insatiable, il s'instruit sans cesse, sur tout, partout, contri­buant ainsi puissamment à instruire ses collaborateurs.

Élevage du mouton et lance-flammes

Tous les samedis matin, après ses exercices ph Ysi que s aux agrès : anneaux, barre fixe, barres parallèles où il excelle et sa séance de natation dans la piscine magnifique installée sous le château d'Herqueville, je rejoins le Patron à son bureau avant 9 heures.

En principe il est décontracté, aima­ble, en tenue «sport,,; il ne parle pas de l'usine; notre conversation porte sur la culture, l'élevage, les chasses, l'exploitation forestière, l'en­tretien du parc, les parterres de fleurs, le matériel du domaine et bien entendu sur le nombreux personnel d'Herque­ville. Il a des idées sur tout, souvent très bonnes, quelques fois douteuses; nous en avons la preuve dans l'exem­ple qui va suivre.

Ce matin là nous partons à vélo, «il" en a décidé ainsi, pour aller visiter les prés réservés à la nourriture de ses troupes de moutons; il a pris un vélo à pignon fixe et m'a donné un vélo à dérailleur; empruntant l'itinéraire le plus accidenté du domaine, il me fait terriblement souffrir dans les côtes qu'il recherche cyniquement; malgré le dérailleur que j'utilise au mieux, il me distance confortablement avec son pignon fixe; ce succès sur ma jeu­nesse, dû à sa belle musculature et à son entraînement hebdomadaire le met en joie; il rit de ma défaite et me raconte avec humour, car il est fin disert à ses heures, les courses qu'il faisait, vers l'âge de 15 ans, avec Henri Farman, sur le trajet· Paris-Rouen et retour dans la journée du dimanche; pas étonnant qu'il se comporte si bien sur 2 roues.

Revenons à nos moutons; dans un champ en falaise au-dessus de Connel­les, en bordure de la Seine, 2 ouvriers du domaine semblent percer le sol avec des tiges de fer longues d'environ un mètre; en fait, ils arrachent des char­dons, très nombreux dans ces para­ges et bien entendu pas très comes­tibles, même pour des moutons.

L. Renault (furieux) -« C'est du temps perdu, du gaspillage de main­d'œuvre; alors on n'est pas capa­ble de trouver un autre système plus rapide? ".

Je reste coi, incapable de formuler un avis et pas passionné du tout par le problème.

L. Renault -«J'ai une idée; avec un lance-flammes de la guerre 14-18, nous brûlerons durant l'hiver les chardons et aussi l'herbe; la cen­dre ainsi obtenue favorisera la pousse au printemps prochain ».

Mon étonnement, joint à mon incompé­tence, marquent mon septicisme.

«Débrouillez-vous pour trouver un

lance-flammes et procédez à des

essais ».

J'en reste les bras ballants; j'ai telle­ment de projets plus intéressants et plus rentables à réaliser à Herqueville... Mais l'ordre est donné, je dois obéir.

N'ayant aucune relation au ministère de la Guerre, j'ai recours à Monsieur Serre, directeur des études, à Monsieur Restany, chef des études du matériel blindé, que j'estime tous deux très bien placés auprès des militaires, pour me faire obtenir satisfaction; mais les démarches durent des semaines et chaque jour je suis relancé par Louis Renault, critiquant .bien entendu mon incapacité à le satisfaire.

Enfin le jour tant attendu par «Lui» et non par moi arrive; le ministère nous informe avec de nombreuses réserves et réticences qu'un appareil est à notre disposition au fort d'Auber­villiers; abandonnant toute autre occu­pation, je prends ma voiture et je fonce vers le fort; que de formalités, de bureaux, de démarches, de bâti­ments, avant de trouver l'adjudant compétent... pour délivrer l'appareil; bien entendu il n'en connaît pas le fonctionnement, nous sommes en 1937 et 1918 est déjà si loin ... Nous trouvons une vague notice, mais pas de liquide pour charger l'appareil!!!

Dire que je croyais innocemment qu'en France on était toujours prêts pour la prochaine guerre...

En fait, je ne suis qu'un fournisseur de matériel, c'est ce brave Helbert, à l'esprit si inventif et toujours si dévoué qui va remettre au point l'arme terrible qu'est le lance-flammes. Il a tout pré­paré pour le jour de l'essai, mais je n'en avertis pas le Patron, redoutant toujours le grain de sable de la der­nière minute et les quolibets dont nous serions les victimes.

Un après-midi, Helbert, ses adjoints qui ont travaillé la question et moi­même, installons l'appareil rue Gustave-Sandoz, entre les fonderies et le bâtiment des moteurs, le jet étant dirigé vers l'atelier 176 des outil­lages de tôlerie. Le feu est mis, une flamme bruyante et rouge jaillit en forme de tronc de cône long de 150 mètres au moins et d'un diamètre

extrême de 30 mètres; le spectacle

est dantesque :

« Stop! crions-nous, nous allons

ficher le feu à l'usine... » aussitôt dit, aussitôt fait; nous sommes ter­rifiés! ah ! il vaut mieux être der­rière l'appareil que devant; quelle atrocité que cette arme offensive! nos nerfs ayant repris leur calme, nous décidons de réduire le dia­mètre de sortie de la buse et de réduire la pression, ce dont va s'acquitter Helbert.

Et un samedi matin en présence du Patron, sur les pâturages précités d'Herqueville, le spécialiste improvisé de chez Helbert va faire la démons­tration.

Elle s'avère décevante, le jet qui a été très très réduit est encore trop puis­sant; il ne devrait avoir qu'un mètre de longueur pour que, de hauteur d'homme, on attaque chardon par chardon; puis il y a trop d'imbrûlés, recouvrant le pré de combustible ou carburant noirâtre; l'effet est désas­treux; tous nos réglages sont infruc­tueux et nous ne pouvons qu'aban­donner l'expérience.

Louis Renault est très mécontent; de ma part c'est l'échec. S'adressant à moi:

-« Ça n'est pas la peine d'être offi­cier de réserve d'artillerie pour ne pas savoir se servir d'un lance­flammes... ».

Que puis-je répondre? Rien.

La maison du régisseur et le bureau du domaine.

Il me restera à rendre le lance-flammes au fort d'Aubervilliers et à remercier par lettre le ministère de la Guerre.

Et pourtant, combien elle était paci­fique et agricole cette tentative d'uti­lisation qui fut un échec; par contre, hélas! n'échoua pas l'utilisation meur­trière et atroce qui en fut faite ensuite pendant la guerre 39-45 en Europe et dans les îles du Pacifique.

y eut-il relation de cause à effet? Après notre inspection des parcages, Louis Renault me chargea de dévelop­per au domaine d'Herqueville l'élevage du mouton; pour ce, je fis un stage à la Bergerie-École de Rambouillet; ensuite, j'emmenai au domaine, pour une visite de nos troupes d'ovins, le directeur de cette école, homme très charmant et très compétent; en conclu­sion de cette visite, avec l'accord du Patron, je commandai à Rambouillet, 2 magnifiques béliers à pédigrée, pour infuser un sang nouveau à nos troupeaux.

Parallèlement, j'embauchai par avance, 2 élèves de la promotion qui allaient sortir en juillet suivant de cette école de bergers si réputée; et j'insistai bien auprès du directeur sur le désir de Louis Renault, toujours si exigeant:

-les deux premiers de la promotion!

Un samedi, au cours de notre visite­inspection hebdomadaire et inopinée des fermes, nous tombons en arrêt, sous un hangar, devant un homme assis, le dos au mur, dont les jambes écartées enserrent un mouton, se trou­vant dans la même position que lui et qui hurle; la pauvre bête, le berger est entrain de le castrer, avec un couteau multilames, sans doute celui avec lequel il coupe son pain et sa viande aux repas.

Nous sommes horrifiés devant tant de cruauté et si peu d'hygiène; c'est un véritable « dénoyautage sanguinolent" ; les jeunes testicules, ainsi mis à mal, terminent leur carrière pas encore ou à peine commencée; quel gaspillage de semence!

Louis Renault hors de lui, s'en prend vertement au berger, apparemment brave homme, pratiquant sans esprit novateur ce qu'on lui a appris à faire; n'ayant pas eu la chance de suivre à l'usine Renault les cours sur les «moyens d'expression", il bafouille ne sait que répondre, sauf qu'il y a bien quelques morts de moutons de ce fait chaque année.

Comme il faut un coupable, j'apparais tout désigné aux yeux du Patron; en fait, je pense que cette culpabilité concerne plutôt le régisseur ou le chef de ferme ou surtout le vétérinaire habi­tuel du domaine; mais je ne dis mot, moi homme à tout faire, je subis les reproches: oui, j'aurais dû m'intéresser à la pratique de la castration !...

Cet incident contribue à ma formation: un patron, un chef, doit fréquemment aller sur le tas (je saurai en tirer profit pour l'avenir) car il y a toujours une anomalie à découvrir par des yeux neufs et Dieu sait si Louis Renault excelle pour cela; il adore descendre jusqu'au plus petit détail, voire même à s'y fourvoyer dans des solutions compliquées; il adore se plonger dans « J'analyse" mais cela ne révèle-t-il pas, chez lui, ce que j'ai cru discerner, un certain manque «d'esprit de syn­thèse? ".

Louis Renault -« Je ne veux plus voir cela, trouvez une solution»; la

solution je la trouverai à Paris, quelques jours après, en visitant les marchands d'instruments de chirurgie vétérinaire: c'est la pince à castrer, genre de pince d'électri­cien, laquelle sert à briser, près de l'abdomen de l'animal, les canaux déférents ou excréteurs des testi­cules. Aussitôt, je passe commande pour approvisionner les fermes inté­ressées et, pendant que j'y suis, j'achète en plus des pinces pour ovins, des pinces nettement plus grosses pour bovins.

La publicité concernant ces matériels est bien faite, puisqu'allant jusqu'à garantir 98 à 99 pour cent de «réus­sites", c'est-à-dire -oh! cruauté, d'émasculations.

Les mâles de l'espèce humaine, non satisfaits de leur sort, manifestent fré­quemment en scandant le slogan : métro -boulot -dodo! et pourtant, combien leur sort est enviable si on le compare à celui qU'ils réservent aux mâles des espèces ovine, bovine (exception faite pour les sujets d'élite qui sont épargnés et gardés pour la reproduction) et qui se traduit par : castration -engraissement -abattoir.

Une nouvelle fois, Louis Renault est satisfait car une solution moins cruelle a été apportée à une pratique ances­traie; sa curiosité, son caractère observateur ont contribué à supprimer la douleur chez les mâles des élevages d'Herqueville, condamnés ensuite à la stérilité. (à suivre)

Paul POMMIER