06 - Les débuts de Renault en Belgique

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Les débuts de Renault en Belgique

Les relations de Renault avec la Belgique ne datent pas de 1908, comme l'avaient indiqué ici même en décembre 1983 Denise Wafellman et Éric Quackels, et elles n'ont pas commencé par un réseau de vente de châssis en Belgique ; les archives Renault racontent une autre histoire.

Les relations ont commencé en 1900. Au début les partenaires sont différents. Deux Français demandent successivement à Renault Frères les droits de son brevet et même de ses modèles pour la Belgique.

Visiblement les accords n'ont pas été conclus, alors les protago· nistes changent : la maison Renault Frères à Billancourt, en Belgique Lucien Loppart. Celui-ci est" fils d'un ancien fabri· cant de chapeaux de paille de Liège". Il s'est" établi fabricant de vélocipèdes, automobiles et accessoires à Liège, d'abord seul puis en association avec E. Orban-Viot " sous la raison sociale " Loppart et Cie", association qui fut dissoute en janvier 1903. Des analystes financiers qui renseignent Renault le décrivent comme" intelligent et assez actif, mais quelque peu léger en affaires". Ses moyens personnels sont" plutôt restreints". Sa mère est " petite rentière à Liège". Loppart est secondé par son beau-frère Oters (1).

De la fabrication de vélos à celle d'autos, l'itinéraire est clas­sique à la Belle Époque. De même qu'est fort courante depuis 1887 la pratique d'acheter à un constructeur étranger la licence de fabriquer ses modèles (2). Alors le Belge Lucien Loppart s'adresse dès le 3 novembre 1900 aux frères Renault pour leur demander une licence pour la Belgique (3). Les pourparlers sont longs (pour l'époque). Renault Frères veut s'assurer de la fiabilité de son interlocuteur et obtenir les meil­leures conditions financières possibles. Loppart souhaite le maximum de renseignements techniques, y compris la liste des

(1)

Archives de la Régie Renault, Billancourt. Dossier agents 1904-1907. Notes de l'institut Schimmelpfeng, 7 novembre 1905 et 19 janvier 1906.

(2)

J.-P. Bardou, J.-J. Chanaron, P. Fridenson, J.-M. Laux, " La Révolution automobile' ", Paris, Albin Michel, 1977, p. 22, 28, 30, 47, 49, 51, 52.

(3)

Archives de la Régie Renault, Billancourt. Correspondance. Lettre à Loppart, 8 novembre 1900,

fournisseurs de Renault et, inversement, la liste des pièces usi­nées en propre par Renault. Mais l'affaire finit par se faire. Le 23 janvier 1901 Renault et Loppart signent un contrat. Louis Renault remet à Loppart et Cie" en toute propriété le titre et les droits du brevet belge" de la voiturette Renault Frères. Les conditions sont conformes à celles qui avaient été précisées par Claudius Desmurs au nom de Renault Frères dans une lettre du 8 novembre 1900 (4) :

Me~~ieur~ Loppart et Cie 9, boulevard d'Avroy Liège (Belgiqtle)

C'est le premier contrat de licence à l'étranger qu'ait jamais signé Renault. Diverses tentatives ont lieu ensuite avec les États-Unis et l'Allemagne pour y céder le brevet de la prise directe.

En Allemagne Louis Renault consentait aussi à " abandonner plans et dessins servant à la construction des châssis ". Dans ces deux cas les négociations échouent bien que Renault ait" déjà cédé les brevets dans plusieurs autres pays (5) ".

Reste donc Loppart en Belgique. À Liège il joint à ses activités de fabricant celles de " représentant exclusif pour toute la Bel­gique et dépositaire de Renault Frères". Mais malgré un bon début les résultats ne sont pas à la hauteur de ses espé­rances. " Loppart avait d'abord gagné un peu d'argent, mais il en a perdu beaucoup par la suite dans les automobiles, ainsi que Orban-Viot qui le commanditait" (6). Il est vrai qu'à Liège même il pouvait se heurter à forte partie.

Depuis 1899 la Fabrique nationale d'armes de Liège s'est lan­cée dans la construction automobile. Elle a vite fait de pro­duire chaque année plusieurs centaines de petites voitures FN de conception assez conventionnelle (7).

Un autre constructeur naît à Liège en 1900, Nagant, qui fabri­que des voitures de luxe sous licence du constructeur français Gobron-Brillié, ce qui a pu inspirer Loppart.

Alors, en mai 1905, Loppart s'installe à Bruxelles. Là il dirige au 21, rue Simonis " un garage assez important (plusieurs ouvriers) ". Il tente une nouvelle opération. Dès son arrivée à Bruxelles il " a essayé de fonder ici un syndicat pour l'exploita­tion des brevets Renault, mais ce, sans succès (8) ". L'idée pou­vait pourtant paraître séduisante. Louis Renault venait de faire condamner en justice pour contrefaçon de son brevet sur la prise directe le constructeur dijonnais Corre, et était en pourparlers, pour un accord d'exploitation du brevet moyen­nant redevance de 1 % sur le prix de détail de chaque châssis vendu, avec douze constructeurs, accord qui se réalisa le 22 décembre 1905. En Belgique il semble qu'un seul construc­teur accepte de payer la redevance de 1 % début 1906 la S.A. des Ateliers Germain à Monceau-sur-Sambre (9).

(4)

Archive~ de la Régie Renault, Billancourt. Correspondance. Lettres à Loppart, 15 novembre 1900, 3 décembre 1900, 10 mai 1901.

(5)

Archives de la Régie Renault, Billancourt. Correspondance. Lettre de Renault Frères à The Central Automobile Storage and Repair Depot (New York), 21 décembre 1901. Lettre de C. Desmurs (comptable de Renault Frères) au constructeur F. Charron, 10 août 1901.

(6)

Notes déjà citées de l'institut Schimmelpfeng.

(7) J.-P. Bardou et autres auteurs, .. La Révolution automobile ", ouvrage cité, p. 5l.

(8)

Notes déjà citées de l'institut Schimmelpfeng.

(9)

Archives Renault. Correspondance, lettre de Renault Frères des 19 mars et 16 mai 1906. Sur la prise directe voir P. Fridenson, .. Histoire des usines Renault ", t. l, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 61, et G. Hatry, .. Louis Renault patron absolu", Paris, Éditions Lafourcade, 1982,

p. 51-56.

Pourquoi ces médiocres performances de Loppart ? Outre cer­taines faiblesses dans son action industrielle et commerciale personnelle (même s'il a la précaution d'acquérir un domicile à Paris pour faciliter ses relations avec Renault), il faut faire intervenir les caractéristiques spécifiques du marché automo­bile belge.

Il accorde alors sa faveur en priorité aux marques nationales belges. En outre, il reste modeste: la production belge en 1904 ne dépasse pas mille cinq cents voitures, dont une partie est exportée (10). Peut-être entre aussi en jeu l'insuffisance de la production Renault par rapport à la demande : " toute notre production étant déjà vendue pour deux ans, tant en France qu'à l'étranger (Il) ", un agent à l'étranger comme Loppart n'a sans doute pu aVOIr autant de voitures qu'il le souhaitait.

Les relations entre Renault et la Belgique n'en sont pourtant pas restées là. La crise économique que l'industrie automobile mondiale traverse en 1907-1908 rend souhaitable pour les grands constructeurs un effort supplémentaire à l'exportation. Qui plus est, un redoutable rival américain s'introduit en Belgique. Il s'agit de Ford. Il trouve un distributeur pour ce pays, qui vend vingt-quatre voitures au cours de l'année financiêre 1906-1907, ce qui fait de la Belgique le troisiême meilleur marché étranger de Ford aprês la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Les perspectives heureuses qui se dessinent ainsi vont inciter Ford à se doter d'un deuxiême distributeur en Belgique: à l'un l'ouest du pays, à l'autre l'est (12).

Enfin, depuis la fin 1904 Renault Frêres mêne une politique volontariste de renforcement de ses exportations, sous l'impul­sion de Fernand Renault, assisté pour les questions de brevets par Charles Richardière et pour les rapports avec les filiales étrangères à partir de 1908 par Paul Hugé (13).

Renault Frères et Lucien Loppart font donc en 1908 un pas en avant. Nous ne pouvons que l'imaginer, la correspondance commerciale de Renault Frères n'ayant pas été conservée pour ces années et le détail des archives qu'a pu garder Renault Belgique-Luxembourg S.A. n'étant pas connu de nous. Nous ne savons donc pas si l'initiative vient de Lucien Loppart ou de Renault Frères, dont nous avons vu qu'ils étaient en possession sur Loppart de rapports nuancés.

L'idée de base qui préside à leur second accord est d'étendre la distribution des voitures Renault en Belgique déjà assurée par Loppart depuis 1901 en créant d'autres points de vente de façon à constituer une amorce de réseau. À l'agence de Bruxelles vont s'ajouter par conséquent" Charleroi, Anvers et plus tard Mons, Verviers, Bruges (14) ".

Panhard, qui vend des voitures en Belgique depuis 1891, lui non plus ne se contente pas d'un point de vente ; il a une agence à Bruxelles et une autre à Liège (15). J'ai montré plus haut qu'il en va de même pour Ford. En revanche, Peugeot ne décentralise son réseau de vente qu'en 1924 (16).

Il faut dire que le marché belge est tentant. Malgré les droits de douane les plus élevés d'Europe occidentale sur les automo­biles (12 % de leur valeur), les importations belges d'automo­biles étrangères sont multipliées en valeur par 2,2 entre 1907 et 1913. Dans ce même laps de temps, les exportations de voitures françaises en Belgique passent de 15 579 000 francs-or à 40 914 000. La Belgique reste donc le deuxième pays d'expor­tation pour les constructeurs français, toujours derrière la Grande-Bretagne. Mais alors que dans cette période les expor­tations d'automobiles françaises en Grande-Bretagne (et aux États-Unis) diminuent, nous venons de voir qu'elles augmen­tent en Belgique, allant presque jusqu'à tripler (17). D'où l'intérêt du marché belge pour Renault. Mais cette belle exten­sion s'arrête net en 1914, car l'Allemagne en guerre envahit la Belgique.

Les débuts de Renault en Belgique sont donc conformes à la tendance générale avant 1905. L'initiative de l'exportation n'émane pas du constructeur. Elle provient de la volonté pro­pre d'un homme d'affaires étranger intéressé par les mOc\èles français (18). De même le jumelage d'une agence et de l'achat d'un brevet est chose courante à l'époque. La seule originalité de la première expérience Renault est que visiblement la fabri­cation en Belgique de modèles sous licence Rena,ult n'a pas réussi, contrairement à ce qui se passe alors pour d'autres constructeurs ou d'autres pays (19). Il faudra attendre la fin des années 1920, puis la deuxième vague des années 1960 pour que la Belgique devienne une terre d'élection pour l'assem­blage et la production de voitures étrangères. Elle est aujourd'hui" le premier pays assembleur du monde (20) ".

Patrick FRIDENSON

(10) Liure d'or de {'automobile et de la motocyclette: un demi-siècle d'ejjorts et d'inzûative des industriels belges, Liège, 1952. J Iclo<, " l'industrie automobile belge a débuté en 1895 ; elle est aujourd'hui une puissance à l'échelle mondiale", Bulletin de la Fédération des industries belges, 1970, nO 25, p. 99-118. Y. et]. Kupélian,J Sirtaine, "Histoire de l'auto­mobile belge ", Bruxelles, 1980.

(11)

Archives Renault, lettre de Renault Frères, 7 août 1906.

(12)

M. Wilkins et F.E. Hill, American Business Abroad. Ford on Six Conti· nents, Detroit, Wayne State University Press, 1964, p. 27, 28, et 54.

(13)

Entretien avec le regretté Émile Duc, 19 juillet 1972. P. Fridenson " Histoire des usines Renault ", ouvrage cité, p. 53-55 et 66·68.

(14) D. Wafellman et E. Quackels, " Renault en Belgique ", De Renault Frères constructeurs d'automobiles à Renault Régie Nationale, décembre 1983, p. 88.

(15)

M. Flageolet, "Une firme pionnière: Panhard et Levassor jusqu'en 1918", Le Mouvement Social, octobre·décembre 1972, p. 39 et 4l.

(16)

D. Henri, "La Société anonyme des automobiles Peugeot de 1918 à 1930 ", mémoire de maîtrise, Université Paris I, 1983, p. 98.

(17)

J-M. Laux, " In First Gear. The French Automobile Industry to 1914 ", Liverpool, Liverpool University Press, 1976 p. 99, 101 et 209.

(18)

P. Fridenson, "French Automobile Marketing, 1890-1979 ", in

A.

Okochi et K. Shimokawa, Development of mass marketing, Tokyo, University of Tokyo Press, 1981, p. 132.

(19) G. Maxcy, " Les multinationales de l'automobile ", Paris, P.U.F. 1982,

p. 50-52.

(20) C. Mory, " R~pertoire mondial des activités d'assemblage et de produc­tion de véhicules automobiles ", Paris, Chambre syndicale des construc­teurs d'automobiles, 1984, p. 82.