01 - Visite aux U.S.A.

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Visite aux U.S.A.

En avril 1911, pour la première fois, Louis Renault se rend aux États-Unis afin d'y procéder à une « observation directe du phénomène américain» (1).

Après avoir visité plusieurs usines en compagnie de Paul Lacroix, directeur général de «Renault Frères Selling Branch », il se retrouve à Detroit où il rencontre Henry Ford.

Ce premier voyage chez des industriels étrangers sera suivi, durant les années qui précédèrent la Première Guerre mon­diale, de beaucoup d'autres. En octobre 1912, Louis Renault se rend en Angleterre aux usines Wickers de Sheffield; en avril 1914, il est à Berlin chez A.E.G. Parallèlement, des missions d'ingénieurs de Billancourt sont envoyées en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis.

Tous ces déplacements donnent lieu à l'établissement de volumineux rapports et comptes rendus qui sont étudiés par les techniciens de Renault. Ce sont certainement les informations rapportées et les conclusions élaborées qui contribueront à conforter Louis Renault dans sa volonté d'intensifier l'application du taylorisme dont il avait, dès 1908, introduit dans un atelier, un des aspects : le chrono­métrage.

Pendant les années de guerre, avec notamment l'institution de primes liées à la quantité de travail fourni et l'installation de transporteurs destinés à réduire les temps de manuten­tion, les méthodes préconisées par Taylor et ses disciples connaissent un nouveau développement à Billancourt.

Dès 1918, il apparaît avec évidence que l'organisation amé­ricaine va s'imposer aux constructeurs français car «ce qu'il faut surtout changer, ce sont les méthodes de travail et de production qui doivent toutes tendre à intensifier le rendement, hélas trop souvent insuffisant, de nos ateliers de mécanique automobile encore quelquefois imbus de pratiques surannées» (2).

L'exemple de Ford.

Chez Renault, cette prise de conscience est rapide. Le 15 août 1918, le «Bulletin des Usines Renault» donne le ton. «II ne nous sera possible d'améliorer notre production, et par conséquent, de concurrencer l'industrie étrangère,

(1)

Patrick Fridenson : «Les premiers contacts entre Louis Renault et Henry Ford» (De Renault frères à ... Tome 1. P. 247 et suW.J.

(2)

Charles Lordier : «L'automobile après la fluerre» -«La Vie au flrand air» -Mar8 1918. P. 64.

qu'avec l'organisation rationnelle de l'usine et la spéciali­sation du travail ». Certes, «l'ouvrier français a le tempé­rament un peu artiste. Il aime à fignoler son travail, à lui donner un cachet de personnalité. Il voudrait qu'on puisse le reconnaÎtre dans son œuvre»; mais «cette façon de travailler ne peut plus convenir dans l'avenir ... lorsque cette guerre sera finie, l'autre guerre, la guerre économique commencera et, si nous voulons vivre dans notre pays de France, il faudra que nous développions toutes les branches de /'activité humaine... afin que les industriels françaiS puissent écouler leurs produits; pour cela, il n'y a qu'un moyen, c'est de fabriquer à bon marché ". Et le « Bulletin» de donner en exemple le «partenaire» américain : Ford.

A quoi attribuer la prospérité de Ford qui, quoique vendant ses voitures à un prix extrêmement bas, assure à ses ouvriers des salaires élevés? Essentiellement à deux fac­teurs : ses procédés de fabrication et la mentalité de ses ouvriers.

Ces derniers ont compris, explique le «Bulletin» que «la production intensive demandée à l'usine Ford n'est pas de l'exploitation, mais qu'elle est le seul facteur de progrès de l'industrie du bien-être dans la société ». En effet, l'effort de production profite à «deux groupes d'individus» :

10 aux ouvriers qui font le travail pour une amélioration de situation,

20 à la société en général, par la diminution du prix de revient et, par conséquent, du prix de vente du produit fabriqué; ce qui allège les conditions de vie de l'ensemble de la nation ... ".

Quant aux procédés de fabrication, ils ont permis de réaliser de véritables performances. C'est ainsi que pour fabriquer une voiture, le nombre d'heures nécessaires est de 180 à 200 heures contre 2 800 pour Renault. Il est vrai que les voitures ne sont pas comparables, mais cette constatation n'est pas suffisante pour expliquer un tel écart. Et cette production n'est pas assurée au détriment de la qualité, car cette dernière est contrôlée par trois catégories d'inspec­teurs :

-Les inspecteurs de machines dont le rôle est de vérifier si la machine est bien montée, si les outils coupent bien, si les vitesses et avances sont bien celles prévues;

-les inspecteurs d'opérations qui vérifient les pièces après l'usinage;

-les inspecteurs qui vérifient les pièces finies. De plus, chez Ford, il y a une vingtaine d'inspecteurs dont le rôle est de voir, dans les différents ateliers, s'il n'y a pas de temps mal employé et si l'on ne pourrait pas faire le travail plus rapidement.

Et, poursuit le «Bulletin» : «le principe de travail dans l'usine Ford est de faire un atelier ou une section d'atelier par pièce; les machines sont groupées par opération, des transporteurs sont installés entre chaque machine. On économise ainsi toute la main-d'œuvre de manutention en même temps qu'on augmente considérablement la production des machines, en raison de l'alimentation continuelle et bien réglée, ce qui évite toute perte de temps et entraÎne l'ouvrier à produire. Pour le montage, la maison Ford a adopté éga­Iement certaines méthodes intéressantes dont quelques-unes sont tirées des montages en série de serrures ou de montres... En principe, plus le travail est divisé, moins le temps de montage est long, et mieux le travail fait, car

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au bout de quelque temps, les gestes arrivent à être abso­lument précis et presque automatiques... Le principe du montage est de fixer la pièce principale sur le transporteur et de la faire passer devant chaque homme qui y fixe une pièce, de telle sorte que l'organe se trouve monté complè­tement au bout du transporteur... L'application de cette méthode a permis de réduire le temps de montage et l'es­pace nécessaire, dans des proportions considérables. Ainsi, en septembre 1913, le montage d'un châssis exigeait 70 mi de surface et demandait 14 heures d'ouvriers, ce qui ne pouvait être obtenu qu'avec des ouvriers très habiles. En août 1914, avec le transporteur à chaÎne, le châssis est monté en 1 h 33 mn soit 93 minutes au lieu de 840 minutes. L'espace nécessaire n'est plus que de 35 m~ par châssis ".

Apprendre des autres.

Pendant les années de l'immédiat après-guerre, Louis Renault s'emploie à faire connaître «l'exemple américain" et à modeler son organisation sur celle d'outre-Atlantique. Selon lui, en effet, cette organisation est seule susceptible d'assurer une production accrue et, par conséquent, de faibles prix de revient.

Dans un premier temps, il agit sur les mentalités. A cet égard le «Bulletin des Usines Renault» qui paraît chaque quinzaine, à partir du 1er août 1918, sera un véhicule essen­tiel. Dès juillet 1919, les conférences faites en France par l'ingénieur américain Bernard Thompson sur le «scientific managment» seront publiées régulièrement. Ainsi, la maî­trise de l'usine va accéder à la connaissance de l'organi­sation scientifique du travail et les conférences hebdoma­daires aux chefs d'équipe reprendront concrètement les thèmes déjà exposés. En même temps, les suggestions de membres du personnel, ouvrier ou encadrement, seront encouragées et primées. La formation professionnelle sera développée par la création des cours d'apprentissage. Enfin, des ingénieurs seront envoyés dans différentes usines métallurgiques et de construction automobile de France avec, pour mission, de relever les méthodes de fabrication et d'organisation du travail. Ainsi, en 1921 Berliet est visité, puis en 1923 la Société internationale de construction de machines agricoles à Lille; en 1924, Ford à Bordeaux; en 1925, la Compagnie nationale de radiateurs à Dole; en 1926, les Aciéries de Gennevilliers.

Cependant, c'est surtout aux États-Unis que l'effort porte. Entre 1925 et 1928, 9 missions y séjournent, la première de l'après-guerre en octobre 1925. Pendant un mois, Louis Jannin, accompagné de F. Gourdou, et de l'ingénieur Magnée, se rend auprès de quinze constructeurs ou métal­lurgistes.

Louis Jannin s'attache plus particulièrement à l'étude des fabrications de carrosserie chez cinq constructeurs : Toledo Machine Tool, Bliss, Buggs, Fisher Body et Budd. Il prépare d'éventuels marchés d'outillage chez Toledo, de presses chez Bliss, mais relève surtout des croquis de méthodes de fabrication (3). Chez Dodge, il analyse les

(3) Rapport de Louis Jannin -Arch. B.H.U.R.

procédés de montage des châssis que, dans son rapport à Louis Renault, il relate en ces termes:

« Le montage se fait sur deux chaines, la production étant d'environ 450 châssis par chaine et par jour. On commence par monter le moteur et l'axe arrière sur le châssis. Ce travail se fait en trois opérations : le temps pour faire ces opérations est de 1 minute 15 secondes, et l'espace occupé en longueur sur la chaine est de 12 m. La plupart des ouvriers travaillent avec des gants».

« Le montage finition du châssis, y compris la fixation de la carrosserie et de /'installation électrique se fait sur deux

De son côté, F. Gourdou s'intéresse aux ateliers de forge et d'estampage et notera son impression d'ensemble :

«Dans les diverses usines visitées, il règne une activité considérable. 1/ semble que partout l'ouvrier n'a qu'un but ­la production intense -production qui semble résulter de son effort physique, soutenu et raisonné, d'une attention particulière au travail, sachant au maximum utiliser les moyens mécaniques mis à sa disposition pour produire. L'ordre et la méthode règnent partout. Le travail soigneu­sement préparé dans ses moindres détails. L'outillage prévu à l'avance, les directions de transformation calculées pour réduire les pertes de temps au minimum» (4),

Sur le pont de • l'ile-de-France", Christiane et leur fils Jean-Louis.

chaÎnes à mouvement mécanique. Dans certains cas, les ouvriers travaillent assis sur des tabourets à roulettes. Dans d'autres cas, les hommes sont couchés sur le dos et lorsque le châssis passe sur eux, ils effectuent l'opération demandée. Dans d'autres cas encore, les hommes sont cou­chés sur des plates-formes à roulettes et lorsque le châssis arrive sur eux, ils accrochent un taquet qui entraine la plate­forme et leur permet d'effectuer ainsi l'opération qU'ils doivent faire; à un certain moment, le taquet se déclenche et la plate-forme revient à sa position initiale pour reprendre son mouvement avec le châssis suivant. Le châssis reste 40 minutes sur la chaine. Ce temps comprend tout le mon­tage y compris la carrosserie".

Louis Renault, son épouse

Quant à l'ingénieur Magnée, au cours de son enquête sur les fonderies de fonte malléable, d'aluminium et de fonte douce, il n'hésitera pas, abusant sans doute de l'hospita­lité américaine, à rapporter « quelques échantillons de fonte afin de connaître la composition de " leurs" produits» (5).

Les années suivantes Louis Jannin visitera plusieurs fon­deries de fonte malléable (Saginaw), et de cylindres (Indianapolis).

(4)

Compte rendu de F. Gourdou -leT novembre 1925 -Arch. B.H.U.R.

(5)

Compte rendu de l'ingénieur Magnée -1er novembre 1925 -Arch.

B.H.U.R.

Toutes ces investigations faites dans des entreprises concurrentes font prendre conscience à Louis Renault de l'immense effort qu'il est nécessaire d'accomplir en France pour résister à la redoutable concurrence américaine. «II faut, disait-il, augmenter le rendement et la production pour éviter /'importation et l'exode de notre richesse à l'étranger, c'est-à-dire l'appauvrissement de notre pays» (6). Il savait, certes, que si « l'étonnante prospérité de l'industrie automo­bile aux États-Unis est rendue possible par des moyens financiers presque illimités ,,(7), elle reposait aussi sur des principes d'ordre matériel (l'organisation) et d'ordre moral (l'adhésion des ouvriers). Il devenait donc nécessaire, qu'à son tour, il se rende sur place pour mieux pénétrer l'état de la construction américaine.

Sept crayons, deux stylos et deux livres.

L'homme qui s'apprête à franchir l'Atlantique n'est plus le même que celui qu'il était dix-sept années plus tôt. La guerre l'a hissé au premier plan. S'il parle peu en public, il agit par ses relations pour tenter de faire prévaloir ses idées, des idées simples qui s'articulent autour d'un concept souvent énoncé «production intensive". Durant les huit premières années de la décennie, il a accéléré les proces­sus de spécialisation du travail en 1922 ; il a mis en place la première chaîne de montage à Billancourt; il a créé et amplifié pour toutes les catégories de personnel des primes liées à la présence, à la quantité de travail fourni. Enfin, étouffant sur le territoire de Billancourt, il a mûri son grand projet : faire de l'île Seguin une usine modèle, de style américain, une citadelle industrielle. Il a acquis une dimen­sion internationale et, pour ses collègues américains, il est « le fabricant pionnier de l'automobile D. Sa venue au pays de Ford ne pouvait pas passer inaperçue.

Plusieurs mois avant le' départ, la préparation du voyage requiert l'attention des ingénieurs de Billancourt. Chacun, pour sa spécialité, établit une liste de demandes de ren­seignements dont l'ensemble atteindra le nombre de 164, couvrant les procédés aussi bien que les temps de fabri­cation: moteurs d'automobiles et d'avions, boîtes de vitesse, pont arrière, montage des châssis, direction, étirage et décolletage, outillage, emboutissage tôlerie, carrosserie, nickelage, chromage, fonderie d'aluminium, moulage sous pression, ressorts à boudin, machines à bois. Enfin, s'ajou­tent des «questions générales" portant sur : la division en services et subdivisions jusqu'à la plus petite -Rôle et attribution de chaque agent de maîtrise à la tête de chaque division et subdivision -liaison de service à service ­Recrutement, formation, éducation du personnel de maîtrise, le mode de paie des agents de maîtrise et des ouvriers,

etc. (8).

Ce programme, très ambitieux pour un séjour limité à un mois, comportait la visite d'environ cinquante usines situées dans les régions de Detroit, Chicago, Cleveland, Buffalo,

Dès son arrivée à New York

Louis Renault adresse un télégramme

à ses collaborateurs ...

... et écrit aussitôt à son fidèle secrétaire Rochefort.

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Philadelphie et New York. Il ne pouvait être question pour Louis Renault d'assurer toutes ces visites. Il décida donc de se faire accompagner par Charles Serre, chef du bureau d'études et Ëmile Tordet, chef des méthodes, un séjour de deux semaines à Detroit étant prévu pour ces derniers.

Le 18 avril 1928, le paquebot «lIe-de-France» quitte Le Havre. A son bord, Louis Renault, sa femme Christiane, son fils Jean-Louis, la gouvernante de ce dernier, Serre et Tordet. Dans ses bagages Louis Renault emporte notam­ment : 3 gommes, 1 paquet de fiches, 7 blocs de papier, 1 triple décimètre, 7 crayons, 2 stylos, 1 bouteille d'encre et deux livres : «La naissance du Jour» de Colette et «Les t:tats-Unis d'aujourd'hui» de Siegfried (9). Il avait donc prévu de réserver son temps plus à la prise de notes et de croquis qu'à la lecture.

Après une traversée de six jours, fort médiocre si l'on en juge par le texte du télégramme que Louis Renault adresse à Billancourt dès son arrivée, les voyageurs atteignent New York où ils sont accueillis par Marcel Guillelmon, alors en mission aux Ëtats-Unis, Touzé, directeur de Renault Selling Branch, et Villeneuve Fernando, son adjoint.

Une journée de repos, et la tournée infernale commence. Christiane Renault et son fils vont y échapper, pour eux le séjour américain sera placé sous le signe des vacances: ils iront en Californie et pousseront jusqu'à Québec et Montréal.

Durant son séjour à New York, Louis Renault logea au Ritz-Carlton.

Ci-dessus, fac-similé de la facture pour la période du 16 au 18 mai 1928.

(6)

«Bulletm des usine8 Renault» -1er février 1919. (8) Résumé de8 que8tions à étudier -Arch. B.H.U.R.

(7)

«Remarques faite8 dans les usines d'automobiles des État8­Unis par Louis Cuny -Conférence du 21 décembre 1928 -Arch.

B.H.U.R. (9) Voyane de Louis Renault aux U.S.A. -Arch. S.H.U.R.

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Relevé du bâtiment de l'usine Ford qui impressionna tant Louis Renault.

Dès le 25 avril, Louis Renault, Serre et Tordet sont chez Bliss où l'ingénieur Macy donne personnellement à Louis Renault «toutes les explications sur le nombre d'outils et le nombre de passes nécessaires pour l'emboutissage des pièces» (10).

Le lendemain, dans Broadway, c'est une visite des magasins d'expositions des différentes marques. Chez Cadillac nos voyageurs remarquent une tendance affirmée à employer le Triplex. « C'est la Carbide Carbone Chemmical qui s'occupe de lancer la fabrication du verre Triplex. Au lieu d'employer de la glace, il sera employé du verre à vitre ordinaire et la couche de celluloïd sera d'une composition spéciale qui ne jaunira pas à l'usage» (11).

A partir du 3D, toute l'équipe sera à Detroit jusqu'au 6 mai, du 7 au 9 ce sera la région de Chicago jusqu'au retour à Detroit du 1 0 au 12. A partir du 13, Louis Renault fera des incursions à Washington et Philadelphie.

C'est à l'usine de River Rouge que Louis Renault et ses compagnons sont reçus par Henry Ford et son fils Edsel.

« Le bâtiment (où nous pénétrons) fait environ 80 m de large sur 200 m de long. C'est une immense salle où se trouvent réunis les laboratoires, les bureaux d'étude, le bureau de

M. Ford, l'atelier des machines pour l'essai des montages et la fabrication des prototypes, les bancs d'essais et les voitures en expérimentation ... il y a environ 150 dessinateurs et une centaine de machines-outils. Les dessins d'étude rapides sont faits au tableau noir dans le bureau de dessin de M. Ford où il y a une dizaine de dessinateurs ... Dans ce grand laboratoire, il existe un ordre rigoureusement par­fait, aucun papier ne traîne par terre et le parquet est par­faitement ciré. La salle est parfaitement éclairée avec un systéme de rideaux pour se préserver du soleil et une très bonne aération par l'entremise des piliers... M. Edsel Ford nous a montré une nouvelle carrosserie pour la Un colm dans le rayon des études de carrosserie. Dessin dans le genre de Hibbar et Darrin. Voiture très large, surbaissée, tôlée en aluminium» (12).

Ainsi, jour après jour, les trois hommes, tantôt ensemble, tantôt séparés, vont récolter une moisson technique impres­sionnante et également prévoir des achats de machines spéCiales.

Une grande réception.

« Tous les grands noms du monde de /'automobile rendent les honneurs à Renault », ainsi titre la presse des Ëtats­Unis relatant un déjeuner offert à ses hôtes au Club de Detroit par Roy D. Chapin, président de la Chambre natio­nale américaine de commerce automobile et président de Hudson Motors. Parmi les participants, on remarquait : Dubois Young (Hupmobile), Edsel Ford (Ford Motor), Lawrence P. Fischer (Cadillac Motor), Ley Mitchell (Ch rys­1er), H.H. Rice (General Motors), Alfred P. Sioan (General Motors), H. Hills (Packard), A.T. Waterfall (Dodge Brothers),

C.F. Kettering (General Motors), AR. Clancy (Oakland­Pontiac), W.S. Knudson(Chevrolet), John N. Willys (Willys­Overland).

(10) Ra'P'Port de Renault, Serre et Tordet. 'P. 4 -Arch. 8.H.U.R.

(11) lb. 'P. 6.

(12) lb. 'P. 113.

Au cours du repas, Louis Renault qui ne parle pas anglais, fit lire la déclaration suivante:

«Je suis profondément touché par votre accueil amical et me sens très honoré par toutes les attentions dont vous m'avez comblé. Cette réunion des dirigeants de l'automobile en mon honneur est fort agréable et je ne peux trouver de mots assez forts pour vous remercier de la générosité de votre hospitalité.

«Ma première visite à Detroit a eu lieu en 1910, il Y a presque 20 ans. Votre industrie automobile n'en était qu'au début de sa merveilleuse carrière et, d'après ce que l'on pouvait en voir, à l'époque, il eût été difficile d'imaginer une expansion aussi considérable que celle enregistrée ces dernières années, et je suis littéralement époustouflé par les progrès que vous avez accomplis.

«La diffusion de l'automobile parmi les masses populaires, telle que je la constate partout ici autour de moi, m'a fait grande impression, car jamais je n'aurais pensé qu'une telle situation serait possible. Le développement prodigieux de l'industrie dans et aux alentours de Detroit a également été pour moi une révélation et j'admire fortement vos mer­veilleuses usines qui sont un modèle de tentatives ordon­nées, méthodiques, de votre puissante industrie.

« En tant que représentant de /'industrie automobile, je suis heureux de noter votre magnifique effort industriel. Vous avez contribué à d'innombrables améliorations dans le domaine de l'automobile de nos jours, mais votre réussite est l'organisation de votre production en grande quantité d'un bon produit, au moyen d'un outillage spécialisé, et d'une vision du travail, du développement d'un esprit de corps au sein de votre personnel tout à fait digne d'éloges.

Devant les bureaux de la AC Spark Plug Company, de gauche à droite :

Taine G. McDougal, vice-président de AC Spark Plug Company j Louis Renault, W.S. Isherwood, directeur-général de AS Spark,

C. Serre, F. Villeneuve, É. Tordet j W.W. Constantine, General Motors de Londres, H.H. Curtice de AC Spark.

THE CADILLAC CRAFTSMAN Page Three

Louis Renault, European Car Manufacturer, Visits Plant

T OUIS RENAUl.T, whose picture.L appears on this page, visi ted the Cadillac factory last week. He start­ed an automobile plant thirty years ago, and the Renault car quickly achieved prominence as one of the leading quality cars produced in Europe. He is still the owner and head of the Renault factories which are located at Billancourt, a suburb of Paris.

These factories which are among the biggest in Europe have an out­put of about 300 cars daily, cover over 285 acres of ground and employ over 30,000 workmen.

It is fifteen years since Mr. Renault visited the United States of America. At that time the automo­bile industry, already prosperous in Europe, was only just starting in this coun try.

Mr. Renault is amazed and greatly interested in the wonderful progress made by the American automobile Two Thousand W rist Pin Department F-12 Men

industry during this period.

Bushings Turned Out Daily Recall Cass Ave. Plant Days Up and down go the tiny drills

(Continucdfrom pagc 1)

Scotten Avenue Firemen

I

on the L. and G. Presses in the heads and talk saturation point. The Hold A Riding Contest Brass Machine Department (M-47). company, they maintained, was N close proximity to our plant is In the picture bclow, the operator, making too many automobiles. 8000

A. Dalgleish, b"tter known as cars a year-a great production.

the Scotten Avenue Fire Station. On May 15, a ,·ontest was stoged at "Scotty," is drilling holes in wrist Wh en the scheduled production was pin bushings. U"e i'o-inch hole is reached they kept on making partsa local riding academy to determine made and then the bushing is turned and placing them in storage, where which of two, W. Orlofski (cowboy)

and "Al" Koscielny (former U. S.

and three -/,-inch holes are drilled. as at the present time the company An average of two thousand wrist main tains low inventories for pro­Cavalryman) was the better rider of pin bushings are made ready daily. duction and is never far ahead ofthe two.

M-47 under assembling.

Orlofski, the cowboy won ail Department is the supervision of A. Rowan (foreman), No eulogy is necessary to depict points but one (picking hat from the whose assistant is J. R. Deyo. Both the fineness of the old time crafts­ground on the gallop), which was

Dans c The Cadillac Craftsman ", de mai 1928, la visite de Louis Renault et de ses collaborateurs fait l'objet d'un entrefilet et d'une photographie.

«Nous sommes aussi très sensibles en France, à l'accueil France et les États-Unis. Je tiens à vous assurer que Je gar­

très cordial que vous nous faites ici. Soyez certains que derais un souvenir impérissable de mon voyage ici ».

j'éprouverai le même plaisir à vous ouvrir les portes de

mon usine quand vous viendrez nous voir. Roy D. Chapin, Alfred P. Sioan et John N. Willys dans leurs

réponses firent l'éloge de Louis Renault en le «conjuguant

e Je me souviens que durant la guerre nous avons eu l'occa­avec leur désir exprimé d'une association plus étroite entre sion de recevoir dans nos ateliers plusieurs ambassades les industries françaises et américaines s'accompagnantd'ingénieurs de chez vous, en mission soit au sujet des d'une intimité plus grande faite de respect mutuel entre les moteurs d'avion, soit des tanks, et je garde le meilleur

deux nations».

souvenir de leur . séjour chez nous, et il en est de même pour mes collaborateurs. A l'issue de cette réunion, Louis Renault eut un entretien privé avec Roy D. Chapin. Ce dernier, reprenant l'idée

e Avoir été pionnier, en France, de l'automobile moderne,

développée dans son allocution, montra à Louis Renault

m'a souvent fait penser qu'avec vos efforts ici dans le but

tout l'intérêt qu'il y aurait à instituer une collaboration

de l'améliorer, vous et moi avons fait notre part de travail

étroite entre les constructeurs des deux pays dans le but

pour son développement rapide. Je suis très fier de consta­

d'étudier «toutes les questions touchant l'industrie auto­

ter que nos voitures se rapprochent de plus en plus de

mobile, d'une façon générale, tels que les routes, les

notre conception de ce que devrait être une bonne auto­

règlements de circulation". A cet effet, Roy D. Chapin

mobile et, pour notre part, nous essayons de suivre vos

préconisait la création d'un Bureau permanent qui agirait

méthodes de construction et d'organisation.

en accord avec la Chambre internationale de l'automobile. " Ces faits ont une tendance à rapprocher nos peuples et Louis Renault ne pouvait qu'être sensible à cette initiative à augmenter l'amitié de longue date existant entre la américaine mais, prudent, il éluda sa réponse préférant,

écrira-t-il, «la soumettre à son ami Petiet, président de la Chambre syndicale qui, il n'en doutait pas, s'y rallierait» (13).

Quelques jours plus tard, les trois voyageurs se rendent aux usines Cadillac de Plant. Ils y sont reçus par

W.J. Davidson de la General Motors et président de Cadillac­Fischer. Serre et Tordet relèvent les cadences journalières: 500 châssis montés, et la méthode d'assemblage des moteurs. «Les carters sont montés sur des chariots entraέnés par la chaÎne. Ces chariots sont munis d'une petite plate-forme de côté sur laquelle l'ouvrier monte pour exé­cuter son travail. L'aspiration de la pompe est faite dans la crépine rectangulaire; la pompe est attachée sur l'avant du vilebrequin. Les taquets sont à galets et montés dans un guide en aluminium portant 4 taquets et boulonné sur le carter. Le dessous du carter est embouti. Le carburateur n'est pas monté. Le moteur est dirigé sur la salle d'essais, (100 bancs d'essais à dynamo). Les moteurs sont alimentés par du gaz de ville; refroidissement des collecteurs d'échap­pement par injection d'eau comme dans les moteurs marins» (14).

Retour en France.

Salué par de multiples télégrammes qui ne cesseront de lui parvenir durant toute la traversée, Louis Renault retrouve le paquebot «lIe-de-France» le 19 mai avec sa famille et ses collaborateurs. On imagine aisément ce que fut le retour: longues discussions entre les trois hommes, échan­ges d'impressions.

Certes, de grands problèmes avaient été abordés, des pro­cédés techniques dûment relevés et des achats envisagés. Mais Louis Renault avait profité de son séjour à New York pour étudier de plus près l'activité de Renault Selling Branch. La situation financière de la filiale américaine n'était pas brillante et les pertes par exercice s'accumu­laient: 99000 dollars pour l'exercice 1924/25, 84000 pour 1925/26 et 78300 pour 1926/27 alors que le chiffre d'affaires connaissait une relative stabilité allant de 180000 dollars à 216000 pour les trois exercices. De plus, le directeur en place, M. Touzé, désirait, pour des raisons de santé, revenir

en France (15).

A l'origine de ces difficultés, des problèmes de qualité et d'inadaptation. « Un grand nombre de voitures arrivent avec la peinture endommagée et il faut les repeindre avant de pouvoir les mettre en exposition pour les vendre. Les car­burateurs Renault qui donnent à peu près satisfaction en été, ne sont pas assez réchauffés pour les hivers froids d'Amérique et la plupart des voitures doivent être équipées avec des carburateurs américains. Les frais de garantie sont très élevés, la clientèle américaine étant extrêmement

difficile» (16).

Pour redresser la situation, Louis Renault pensait qu'il fallait proposer un produit que l'industrie américaine ne pouvait pas offrir, compte tenu du peu d'importance de la clientèle potentielle. «La conception américaine, les méthodes de travail, la mentalité des ouvriers, sont telles qu'il est certain que la fabrication spéciale et de luxe ne se créera pas en Amérique. Elle ne peut pas suffisamment s'étendre pour que l'Américain s'y intéresse et, de plus, il ne trouverait pas, ou à des prix beaucoup trop élevés et en quantité suffisante, la main-d'œuvre nécessaire pour la fabrication de ces produits hors-série» (17). Vision peu réaliste de la situation, car les

constructeurs d'outre-Atlantique n'hésiteront pas, le moment venu, à imposer à leur clientèle leurs « belles américaines ". Quoi qu'il en soit, de très mauvais jours se préparaient pour Renault Selling Branch.

D'autres idées, plus fondamentales, s'élaboraient dans l'es­prit de Louis Renault, des idées générales pour la protection des industries nationales, des idées particulières sur les réformes à réaliser pour mettre Billancourt à l'heure américaine.

Le 25 mai, les voyageurs arrivent au Havre. Le lendemain, Louis Renault, sa femme et son fils, sont à Herqueville où ils prendront quelques jours de repos et se détendront en jouant au golf, au tennis, ou en tirant quelques bordées sur la Seine. Début juin, c'est le retour à Paris.

« Maintenir nos industries nationales entre les mains de nos nationaux".

Une nouvelle fois, Louis Renault, conscient du rôle qu'il assume dans l'économie française, va tenter de faire par­tager ses convictions sur les problèmes de l'heure, non sous la forme de grandes conférences ou d'articles de presse fracassants, mais comme à son habitude, dans des cercles restreints, quitte à faire parvenir des textes de synthèse aux personnalités les plus marquantes de l'indus­trie et de la politique.

En juin 1928, une occasion se présente: le groupe parle­mentaire de l'automobile l'invite à son déjeuner pour qu'il rende compte de ses impressions d'Amérique. Au cours du débat, il fut amené à préciser ses idées et, quelques mois plus tard, à rédiger une note qu'il adressa à ses interlo­cuteurs. «J'ai /'impression, leur écrivait-il, que certains des points que j'y ai développés seront peut-être de nature à retenir votre attention» (18).

Ces idées, que Louis Renault a longuement mûries et qui lui sont coutumières, forment des concepts simples et de bons sens : le bien-être, générateur de loisirs, en constitue la base. Pour atteindre au bien-être, il faut consommer, pour consommer, il faut produire et «le maximum de bien-être sera obtenu par une production maximum, réalisée dans le minimum de temps et avec le minimum d'efforts ».

Mais «il est nécessaire que ce soit par une production nationale que nous fassions face à nos besoins, car recourir à la production étrangère pour y parvenir, compromettrait notre indépendance et notre sécurité, et entraÎnerait la ruine de notre pays et son asservissement économique».

(13)

Éohange de lettres entre Roy D. Ghapin et Lowis Renault ­Juin 1928 -Aroh. S.H.U.R.

(14)

Rapport de Renault. Serre et Tordet. P. 29/30 -Aroh. S.H.U.R.

(15)

Note de M. GuUlelmon du 17 avril 1928 -Aroh. S.H.U.R.

(16)

lb.

(17)

AN 91 AQ 42 -Impression de M. Renault au sU.iet de l'évolution de l'organisation de la Renault SelHng Branoh -3 mai 1928.

(18)

Lettre à Paul Doumer -8 déoembre 1928 -Arch. S.H.U.R.

Dès son retour Louis Renault adressa quelques roses à Madame Henry Ford. 1\ en est remercié par une lettre signée du secrétaire de Henry Ford.

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Lettre de Paul Doumer, président du Sénat, à Louis Renault accusant réception de l'envoi de la note de synthèse élaborée à la suite du déjeuner du groupe parlementaire de l'automobile.

Cependant, pour que notre production nationale suffise aux besoins, «il faudrait d'abord bien connaître les meilleurs résultats qui ont été obtenus dans toutes les branches de /'industrie mondiale". C'est pourquoi, Louis Renault pense «qU'il y aurait le plus grand intérêt à créer, dans ces pays, des offices français permanents qui auraient pour but d'étudier et de suivre, pour chaque industrie, les meilleures méthodes de production, d'en faire ressortir les résultats, de réunir et de tenir perpétuellement à jour toute la docu­

mentation nécessaire ... Tous les renseignements ainsi recueil­lis, toutes les études faites par chacun de ces offices seraient réunies et groupées en France, dans un Office central de documentation industrielle où tous les intéressés pourraient trouver immédiatement les renseignements les plus complets sur la production mondiale".

Pour protéger l'industrie nationale, il est indispensable « d'établir les barrières douanières nécessaires". Et Louis Renault de citer l'exemple des États-Unis : «N'est-ce pas à l'abri de cette barrière qu'est née /'industrie la plus for­midable du monde? Et si l'Amérique n'avait pas eu le courage de maintenir cette barrière, bien que contraire à /'intérêt apparent et immédiat du consommateur, ne se serait-elle pas complètement épuisée en achetant, dans la vieille Europe, tout ce dont elle avait besoin? D.

« Si la pr,otection douanière est indispensable pour permettre la naissance et le maintien d'une industrie, il faut également, en contrepartie, que les industriels sachent qu'à elle seule elle est insuffisante, et qu'en même temps, il leur appartient de faire l'effort maximum pour produire dans les meilleures conditions de rendement, en incorporant le moins possible de main-d'œuvre et en appliquant le machinisme le plus perfectionné ". Car, « si les industries existantes ne consen­tent pas à faire l'effort de réorganisation qui leur est demandé, il faut susciter, justement par cette vulgarisation des méthodes de production, la concurrence intérieure. 1/ serait même de /'intérêt du pays de subventionner les industries décidées à suivre le progrès... C'est grâce à des initiatives de ce genre et par la vulgarisation des meilleures méthodes de production mondiales, en intéressant la majo­rité du pays à ces questions, les professeurs, les institu­teurs, les ingénieurs, les ouvriers, etc., que nous pourrions arriver à améliorer la production ".

Et, précise Louis Renault : «La réalisation de toutes les réformes sociales est subordonnée à ces vérités d'expé­rience... Il est toujours possible et facile de décider une amélioration s.ociale et de créer des impôts ou des taxes pour pouvoir, semble-t-i1, y faire face. Mais toute amélio­ration des conditions de la vie entraînant forcément et toujours, d'une part un accroissement de consommation et, d'autre part, le désir de chacun de voir diminuer son effort, on risque, si on n'y prend garde, de créer un déséqui­libre entre la production et les besoins à satisfaire et d'aboutir à des restrictions et à une crise. La réduction de la journée de travail, par exemple, si elle n'est pas accom­pagnée d'une organisation et de méthodes permettant de produire autant, sinon plus, en moins de temps, ne peut qu'aboutir à réduire le pouvoir de consommation de la masse, c'est-à-dire à diminuer s.on bien-être, en l'obligeant à se priver, à consommer moins. De même, pour qu'une organisation de retraites ouvrières et d'assurances sociales soit viable et réellement efficace, pour qu'elle atteigne son but qui doit être d'augmenter le bien-être des retraités sans diminuer celui de la collectivité, il ne suffit pas de prélever des impôts. Il est nécessaire que la production des travail­leurs jeunes soit augmentée pour que la cons.ommation nécessaire aux retraités puisse être assurée ».

Pour conclure, Louis Renault préconise une coordination et un renforcement des diverses mesures déjà adoptées et la mise au point, par voie législative, d'une réglementation d'ensemble. Comme mesure immédiate, il demande qu'une «proportion importante du capital des sociétés françaises reste obligatoirement entre des mains françaises et que l'administration et la direction générale de nos affaires ne puissent être confiées qu'à des Français ».

Ce qui peut handicaper notre maison.

Le voyage de Louis Renault aux États-Unis n'eut pas seule­ment pour conséquence d'affiner ses conceptions sur les problèmes généraux de l'industrie, il lui permit aussi de jeter un regard critique sur sa propre organisation à un moment où l'aménagement de l'île Seguin retenait toute son attention. Et, comme toujours, chez cet homme, omniprésent, à qui nul détail n'échappe, son regard va porter sur les objets les plus divers, secondaires ou essentiels.

Ce qui l'avait frappé chez Ford, c'était cet immense bâtiment dans lequel était concentré le «cerveau» de l'entreprise. D'où cette intention qu'il eut de modifier l'organisation inté­rieure du bâtiment A, construit en 1912. «Le but principal que nous avons poursuivi, en prévoyant une installation de nouveaux bureaux, est de permettre de travailler dans des conditions meilleures, de faciliter nos rapports, d'avoir pour chacun de nous nos divers services sous la main et, de plus, tâcher de simplifier autant que possible les rapports et les relations administratives, ceci afin de gagner du temps dans la transmission de nos rapports et de nos accords, et de réduire le personnel. Pour arriver à ce résul­tat, il est nécessaire que nous soyons groupés dans l'es­pace le plus étroit.

« Ford, pour arriver à ce résultat, a fait un immense hall de plain-pied, dans lequel tous les collaborateurs travaillent sans qu'il y ait, à quelque endroit que ce soit, une seule clois.on. Tous les bureaux, même le bureau du directeur général, et même celui de M. Ford, sauf un bureau particulier qu'il a en dehors, sont semblabes, et tous sont à même dans le grand hall, groupés par service.

« On peut donc dire que le cerveau général de toute son organisation est enfermé sous le même toit, et que n'importe quel collaborateur en se levant peut embrasser des yeux l'ensemble de tout le personnel de direction et d'employés.

« Il n'est pas douteux que cette méthode soit des plus inté­ressantes et soit susceptible de donner des résultats et également de simplifier considérablement les rapports. Quoi que les dimensions de cette salle soient très grandes, il ne semble pas, étant donné l'importance des usines, que le nombre des employés soit considérable : en dehors de cette espèce de servo-moteur, il n'existe rien ailleurs.

«Malheureusement, nous n'avons pas le hall souhaitable disponible; mais j'ai choisi pour la nouvelle organisation des bureaux le groupe de bâtiment le plus grand, le plus homo­gène, le plus compact, qui nous permettra de nous rap­procher autant que possible de l'organisation citée ci-dessus.

« Croyant qu'il n'était pas possible immédiatement d'abolir entièrement pour les chefs de service toutes les cloisons, j'ai considéré qu'il serait peut-être nécessaire, pendant un certain délai, de maintenir des cloisons vitrées.

" If est nécessaire que, contrairement à ce qui s'est passé jusqu'à ce jour, tous ceux qui seront intéressés à cette organisation s'en occupent, l'étudient et fassent maintenant leurs objections. Car ce n'est pas quand tout sera terminé qu'il faudra en faire la critique, comme cela est ordinaire­ment l'usage à l'usine» (19).

Cet appel de Louis Renault à ses principaux collaborateurs pour une participation commune à la réalisation d'un objectif qu'il a fixé est assez dans sa manière; car, s'il agit parfois en despote pour imposer ses orientations, il n'est pas hostile à une certaine forme de concertation et de partici­pation quand vient le moment de passer aux actes.

La réflexion de Louis Renault, attisée par ce qu'il a vu aux États-Unis, va peu à peu se préciser. Dans les trois années suivantes, la crise économique, apparue aux États-Unis, va atteindre l'Europe. Certes, «Louis Renault déclare que s'il vient à être touché par la crise... il continuera à tourner tant qu'il ne perdra pas d'argent... Mais au moment où il ne serait plus en bénéfices, il n'y aurait probablement plus, dit-il, que les usines Renault qui travailleraient» (20).

Pour résister à la crise qui menace, il y a le potentiel de Billancourt. «Nous avons l'énorme avantage d'avoir l'usine la mieux installée d'Europe... la technique de notre fabri­cation n'a rien à envier à ce qui se fait ailleurs ... la charge financière est bonne» (21).

Alors «Qu'est-ce qui peut handicaper notre maison? », interroge Louis Renault. D'abord, les improductifs. Ils sont trop nombreux; «alors que dans les usines d'automobiles américaines les improductifs sont de l'ordre de 15 à 20 % au maximum, y compris les services commerciaux, ils sont beaucoup plus élevés à l'usine bien que, cependant, toutes nos fabrications, tous nos services soient groupés ».

Ensuite, «l'avance» : «Nous avons peur de manquer de quelque chose parce que nous ne sommes pas assez ponc­tuels, pas assez disciplinés ». Donc il ne faut plus faire « d'avance ». «Lorsqu'on fait de l'avance, on ne peut pas faire de comptabilité et, de plus, comme on ne monte pas de voitures de suite et qu'on ne voit pas immédiatement le résultat final, souvent on fait des choses imparfaites... Cha­que fois que nous avons fait des pignons d'avance, qu'on ne pouvait pas essayer, et cela peut-être à un moment où la machine était déréglée, on les taillait mal; mais comme il falfait livrer les voitures on les montait quand même et les voitures faisaient du bruit ». Il faut donc faire de la qualité et fournir à la clientèle le type de voitures qu'elle demande.

« Si nous ne remontons pas le courant tout de suite, nous aurons beau faire, nous ne le remonterons pas; il faudrait gagner de 15 à 20 % sur les prix de revient des voitures». Alors, Louis Renault incite ses chefs de service «à faire le maximum de réduction en recherchant ce qu'il y a lieu de faire pour obtenir cette réduction, en examinant si, dans les pièces que vous faites, il n'yen a pas qui pourraient être supprimées ou simplifiées ».

Toutes les constatations faites dans les usines des États­Unis transparaissent dans cette conférence de Louis Renault. Ainsi, ce voyage aura marqué dans l'histoire de Billancourt : les grandes mesures de réorganisation prises au cours des années suivantes et qui aboutiront à la création de dépar­tements autonomes ont vraisemblablement été conçues là Detroit.

Gilbert HATRY

(19)

AN 91 AQ 39 -Organisation des bureaux -Note de Louis Renault du 21 décembre 1928.

(20)

Archives du Crédit Lyonnais cité 'Par P. Fridenson, ouv. cU. 'P. 196.

(21)

Conférence de Louis Renault aux chefs de service -17 novembre 1931 -Arch. S.H.U.R.