05 - A bâtons rompus

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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A bâtons rompus

Paul GRËMONT

L’HÉLICOPTÈRE

Il est parfois difficile de réaliser les idées les plus simples. Personne ne s'en étonne après coup, et pourtant!

Je m'étais dit, un matin, qu'il serait amusant de promener au-dessus de Paris une «4 CV» suspendue à un hélicop­tère. On avait déjà vu des banderolles publicitaires remor­quées par un avion mais jamais encore une voiture en vraie grandeur. M. Lefaucheux s'enthousiasma pour cette idée et l'on convint qu'on ferait cela un dimanche pendant le Salon de l'Automobile aux environs du Grand Palais.

Les choses se compliquèrent lorsque je m'adressai à l'armée qui disposait seule à l'époque d'hélicoptères assez puissants. J'eus beau dire que j'avais vu au cinéma des canons transportés de la sorte, on me renvoya gentiment de bureau en bureau. On me pria même d'alléger la voiture en enlevant le moteur, ce qui ne se verrait pas. Je le fis mais je n'avais toujours pas l'autorisation. Le temps passait, la date du Salon approchait, si bien qu'au cours du traditionnel déjeuner de la presse, la semaine précédente, M. Lefaucheux me fit signe pour me présenter à un journaliste belge qu'il avait à sa table et à qui il venait de parler de l'événement publicitaire qu'on préparait en grand secret. L'homme voulait des précisions afin d'envoyer de Bruxelles un photographe. Force me fut d'avouer que j'étais au point mort, n'ayant pas encore pu trouver l'appareil. « Qu'à cela ne tienne, s'écria le journaliste belge, j'ai de bons amis à la Sabena qui vient d'inaugurer une ligne régulière d'hélicoptères entre Bruxelles, Paris et Cologne. Je vais leur en parler et je suis sûr qu'ils seront enchantés de s'associer à cette expérience ». Il me sauvait la face et, dès le lendemain, je pris contact avec la compagnie qui ne fit en effet aucune difficulté. On me pria de confectionner, sur leurs plans, une sorte de trapèze accroché à un câble et on prit rendez-vous sur l'héliport de la porte Balard pour le dimanche suivant.

Mais la préfecture de police n'avait pas non plus répondu à notre demande de survol de la capitale. J'assurai que toutes les précautions étaient prises, qu'il n'y avait aucun danger, mais personne ne voulait signer un papier. Sur une vague autorisation verbale je pris donc le risque de m'en passer et fis savoir discrètement la veille à quelques jour­naux qu'ils feraient bien d'envoyer un photographe sur le pont Alexandre-III.

Il faisait un temps merveilleux, ce dimanche d'octobre. Tout le monde était dehors. Je retrouvai mon hélicoptère à Balard, mais le pilote me parut moins sûr de lui que ses patrons. Il ne me cacha pas qu'il se bornerait à survoler la Seine afin que, s'il arrivait quelque chose, il puisse aussitôt larguer la voiture. Comme de son côté la préfecture avait exigé le survol à une certaine altitude, je fis remarquer que cette précaution était bien inutile car la voiture manquerait cer­tainement son objectif et irait tomber sur les quais noirs de monde. Bref, comme vous le voyez, il y avait tout pour me rassurer...

L'hélicoptère décolla enfin sans effort, la «4 CV » se balan­çant doucement dans le vent et je demeurai sur le terrain à attendre dans l'angoisse. Mais tout se passa bien : les Parisiens, le nez en l'air, virent passer la voiture dans le ciel, sans grand étonnement je dois le dire, car il en faut plus désormais pour remuer les foules. J'eus mes photos dans la presse le lendemain et M. Lefaucheux me dit en souriant: « Vous voyez que ce n'était pas si sorcier! ».

lE FIICIHIIER

Quelle erreur de juger sur les apparences! La vérité est tout autre mais le monde est ainsi fait et n'en veut pas démordre. C'est ainsi que jadis, les farfelus de la publicité avaient la réputation de vivre au milieu de jolies filles. Cela tenait à un fichier...

Comme tout. fichier, ce fichier contenait des fiches : les fiches des modèles professionnels qui acceptaient de poser dans nos voitures au tarif syndical. Ces aimables personnes ayant l'habitude de déménager souvent, afin d'être sûrs d'en trouver 3 ou 4 pour une prise de vues, nous devions nous assurer d'une réserve importante de fiches à jour. Bien entendu, chaque fiche comportait une photo remise par l'in­téressée, photo prise parfois dans une tenue légère s'il leur arrivait de poser pour des soutiens-gorge ou des savons pour le bain ... En femmes de métier s'adressant à des photo­graphes de métier elles n'y voyaient pas de malice et je dois à la vérité de dire que c'étaient presque toujours des filles sérieuses, jeunes figurantes ou artistes débutantes, qui recherchaient un complément bien légitime dans le modeste cachet que nous leur octroyions.

Ce fichier traînait parfois sur une table de notre studio et certains visiteurs avaient pris l'habitude de le consulter d'un doigt négligent. Ils entraient alors dans mon bureau, un sourire égrillard sur les lèvres, me disant : «Vraiment, Grémont, quel beau métier vous avez! ". J'avais beau dire que je n'assistais pas aux prises de vue et que je ne les connaissais pas personnellement, on ne voulait pas me croire et la réputation légère du service s'en trouvait de jour en jour mieux établie. Je finis par enfermer le fichier dans mon coffre et l'on me reprocha de garder pour moi les bonnes adresses!

Avant d'en arriver là, nous avions connu auparavant une période artisanale où nous faisions appel à de jolies secré­taires bénévoles que nous installions confortablement sur les banquettes de nos voitures. Hélas, nous avions dû renoncer rapidement à cette procédure économique qui soulevait des jalousies dans les services de la part des autres dactylos et même auprès de leurs patrons qui préten­daient qu'ils ne pouvaient plus ensuite leur faire la moindre observation. De plus, le résultat était assez navrant et cer­tains dépliants publicitaires de l'époque ne se distinguent guère par l'élégance, l'allure ou le sourire niais de jolies filles peu photogéniques...

J'en excepte une seule qui montrait volontiers ses jambes en s'installant au vofant, surtout lorsque le directeur commercial, secrètement averti, passait par hasard dans le studio pour s'assurer que la prise de vues répondait exac­tement à son argument de vente. Cela dura plus d'un an, jusqu'au jour où l'on dut convenir qu'on l'avait un peu trop vue sur nos annonces. Elle se reconnaîtra peut-être dans cette évocation car c'est toujours une excellente secrétaire d'un directeur qui n'est plus celui de l'époque ...

PORTE DE VERSAllllES

Avez-vous jamais reçu 3000 personnes à dîner? Moi, si une fois. Ça fait du monde 1. ..

A Paris, ne cherchez pas, il n'y a pas d'autre salle assez grande que le grand hall de la Foire de Paris. Pensez éga­Iement, si vous faites cela au mois d'octobre, pendant le Salon de l'Automobile (qui se tenait alors au Grand Palais), qu'il est bon de réserver la date un an à l'avance car vous devrez mobiliser ce soir-là tous les «extras" disponibles, ce qui interdit toute autre réception le même jour.

Ceci dit, c'est vraiment un beau spectacle, 300 tables fleu­ries, alignées sous les oriflammes suspendus aux cintres, qu'envahissent peu à peu 3000 agents dont la physionomie fait aussitôt reconnaître les tables de Bretagne ou celles du Roussillon. Sur une estrade, le grand orchestre joue des airs de folklore tandis qu'à l'extérieur l'immense parking accueille 1 000 voitures et 100 cars. Il ne fait pas très chaud, la nuit, en octobre, mais des radiants diffusent, au garde à vous dans les allées, une chaude ambiance que les vins du terroir rendront bientôt superflue.

Le spectacle des coulisses est plus impressionnant encore. Les cuisines du palais des Congrès étant distantes de plus de 500 mètres, un convoi de camionnettes délivrent derrière une tenture les 750 poulets rôtis qu'il faut découper à la chaîne et passer un instant sur des tables chauffantes avant que les 300 serveurs ne pénètrent à la file indienne dans la salle. La revue de détail des habits et des gants blancs aura précédé leur entrée en scène. Une autre, plus sévère, suivra le dîner pour s'assurer que l'argenterie ne s'est pas égarée dans la profondeur des poches! Les sommeliers rendent compte des bouchons, mais une inspection des abords fera pourtant découvrir à minuit de nombreuses bouteilles de Beaujolais planquées sous les tentures...

Cependant, le ton monte dans la salle, des refrains sont repris en chœur jusqu'à l'heure des discours. Ce soir-là, un des ministres invités eut la maladresse de déclarer que les agriculteurs françaiS avaient quelques raisons de choisir les tracteurs allemands, plus robustes et plus économiques! Ce fut un beau chahut de réunion publique et M. Lefaucheux fut forcé de rappeler à l'auditoire que la bienséance exige qu'on « n'engueule" pas ses hôtes! Je ne pense pas qu'au fond de lui il ait été si mécontent de cette conduite de Grenoble qui répondait à ses objectifs. Mais on ne renou­vela pas l'expérience d'une manifestation aussi nombreuse, s'achevant sur le spectacle pittoresque de 3000 convives hilares, alignés le long des bâtiments de la Foire, les w.c. de fortune n'ayant pas une capacité suffisante pour accueil­lir tout ce monde, à l'issue d'un banquet bien arrosé.

UIN BAINQUET

Les banquets ne bénéficient pas toujours de cette « chaleur traditionnelle» qu'on leur prête habituellement... Je me sou­viens notamment d'un déjeuner officiel qui rassemblait la haute direction au grand complet et qui se déroula dans un silence de mort.

C'était à l'occasion des 24 Heures du Mans, vers 19 ... L'année précédente, des pilotes amateurs, engagés à titre individuel, sans le soutien de la marque, avaient failli rem­porter leur catégorie dans les petites cylindrées. Ce que voyant, M. Lefaucheux avait décidé qu'une équipe officielle participerait à la prochaine épreuve et que Renault serait vainqueur, cela ne faisait de doute pour personne. Tout fut donc mis en œuvre, les voitures fignolées, les meilleurs pilotes sélectionnés... et tout l'état-major convié à passer la nuit dans les stands, chronomètre à la main.

Las, au bout d'une heure, la première voiture abandonnait et de bonnes raisons techniques étaient aussitôt données aux journalistes de la tribune de presse. La seconde voiture s'arrêtait à son tour et l'énervement gagnait les techniciens, cependant que le speaker était prié d'annoncer au micro qu'il s'agissait d'un incident fortuit. La nuit commençait à tomber sur le circuit lorsque les deux dernières voitures, sans doute trop poussées, disparaissaient elles aussi discrète­ment de la course. Dans la consternation générale et pour esquiver les condoléances des petits concurrents ravis, les directeurs présents avec leurs épouses s'apprêtaient à regagner Paris sans tambour ni trompette, lorsque le patron fit savoir que rien n'était changé au programme du lende­main et que le dîner prévu après la course aurait lieu quand même.

C'est ainsi que tout le monde se retrouva dans un château des environs et que, dans l'ordre protocolaire d'un plan de table minutieusement combiné, on écouta le discours de

M. Lefaucheux déclarant que la préparation des prochaines 24 Heures commencerait dès le lendemain et que, cette fois, on gagnerait.

Sur ce, on attaqua les hors-d'œuvre en s'efforçant de trou­ver avec ses voisins des sujets de conversation anodins. Maintes fois, au cours du repas, un ange passa dans la salle à manger et, dès le café, on entendit des moteurs mis en marche discrètement sur le parking jusqu'au moment où, chaque invité prétextant un retour difficile par les routes encombrées, il ne resta plus au château que les malheureux responsables qui ne pouvaient plier bagage aussi rapi­dement.

Et personne, le lendemain, ne parla à l'usine du joyeux banquet du Mans.

SURCOUF

Pour lancer la «Frégate », il fallait un marin. On s'avisa qu'un descendant du baron Surcouf habitait près de Saint­Malo et qu'il serait peut-être flatté de se voir livrer la pre­mière «Frégate ». M. Griveau, notre concessionnaire de Saint-Malo, ayant obtenu son accord, toute l'opération publi­citaire fut montée sur ce thème: édition d'estampes d'épo­que, exposition de marine du premier Empire aux Champs­Élysées, appariteurs habillés en corsaires pour la remise de la voiture au baron Surcouf en présence de la presse et des actualités cinématographiques, dîner chez Lapérouse comme il se doit... Un peu réticent au début devant les flashes et les projecteurs, notre victime se prit bientôt au jeu : gonflé de cette soudaine célébrité, il aurait dit tout ce qu'on voulait... Mais le clou de la manifestation fut le retour en Bretagne en grande pompe, accompagné d'une armada de «Frégate» toutes neuves où avaient pris place les journalistes. Nouvelles photos sur le port devant la statue du grand ancêtre sabre au clair, face au large et à l'Angleterre... Vint enfin le grand dîner auquel assistaient les autorités locales. Un poète du cru, en costume de barde breton, dit des vers, le maire célébra Surcouf et la vieille cité corsaire. Bref, l'ambiance était telle, qu'avec discrétion le directeur régional de la Régie Renault crut bon de s'abs­tenir d'ajouter un nouveau discours à tous ceux qu'on avait entendus depuis 2 jours. C'est alors que Le Rouzic, qui « couvrait» le reportage pour la radio, se leva au dessert en déclarant à peu près : «Monsieur le Baron, vous atten­dez un mot de remerciement de Renault. Puisque Renault se tait je me dois, au nom de la Bretagne, de vous dire tout J'honneur que vous nous faites... ». Son improvisation, alimentée de nombreux toasts, dura 20 minutes dans l'hilarité générale sans que l'on sut, Surcouf tout le premier, s'il se moquait du monde ou s'il était sincère. Jamais on n'entendit meilleure réplique au canular célèbre des «Copains» de Jules Romains ... Les lampions s'éteignirent fort tard dans la nuit, Surcouf rejoignit sa Malouinière, la tête gonflée de souvenirs et... la Régie Renault adressa le lendemain la facture de la «Frégate» au concessionnaire, estimant qu'il

était largement rétribué par cette publicité gratuite!

Doit-on ajouter que, peu de temps après, Surcouf reçut la visite de l'agent d'une marque concurrente lui offrant de reprendre la voiture à son prix, à seule fin sans doute de laisser entendre qu'il n'en était pas satisfait. Mais Surcouf fut assez honnête pour refuser hautement, bien qu'il n'ait pas encore reçu le siège couchette annoncé sur le cata­logue et qui avait emporté sa décision ... mais que la Régie ne fabriquait pas encore!

Doit-on ajouter en outre que « notre baron» n'était peut-être pas le bon, car Renault reçut par la suite des lettres véhé­mentes d'un autre Surcouf, démontrant qu'il était le seul héritier du titre, le grand Surcouf n'ayant eu, en tout état de cause, que des filles ! .. Il est vrai que ce dernier n'habi­tait pas Saint-Malo, ce qui n'aurait pas fait notre affaire.

IMOTIIVATIIOINS

Je fus, pendant un temps, un fervent disciple du docteur Oichter qui, le premier, appliqua les méthodes de la psy­chanalyse au domaine commercial. Je prétendais, entre autre, que les consommateurs sont parfois inhibés (le mot n'est pas trop fort) par des barrières psychologiques dif­ficiles à franchir et qu'on perd son temps à lutter contre de telles résistances. Il est préférable d'aller dans le sens des préjugés pour essayer de les réfuter par la bande. J'en eus la preuve, un jour, à propos de la «Frégate ».

En 1957 nous avions réalisé quelque petits films d'entracte, de conception très classique, montrant la voiture en action sur la route dans de beaux paysages de montagne, sur la corniche de la Côte d'Azur, etc. On me rapporta, dès la première semaine de programmation, que les gens riaient dans la salle aux Champs-Ëlysées. Le film ne comportant aucun gag, pour en avoir le cœur net je lançai, le même soir, tous mes collaborateurs dans les cinémas de Paris où passait le film. La réaction n'était pas partout la même mais ce phénomène d'hilarité se déclenchait, dans les quartiers élégants, lorsqu'on voyait la «Frégate» arrêtée derrière un passage à niveau, démarrer en flèche dès que la barrière était levée. Une petite enquête effectuée parmi les spec­tateurs à la sortie amenait des réflexions du genre: «Vous exagérez. Vous prenez la « Frégate» pour une Mercedes! ». Pourtant le film avait été tourné, je le jure, sans aucun truquage, à la vitesse normale de 16 images par seconde. Bien sûr, la direction commerciale mettait en accusation le réalisateur du film qui n'avait pas su exprimer l'argument qu'elle tenait à faire valoir, à savoir que la «Frégate» était une voiture brillante, une grande routière. Je proposai alors de faire l'expérience d'une enquête psychologique en profondeur, sous forme d'interviews de groupe. Je n'in­siste pas sur la technique très simple de conversations à bâtons rompus avec une vingtaine de personnes que nous avions invités à passer la soirée au cinéma sans leur révéler l'objet de notre enquête. Très vite, les gens en arrivaient à parler de la voiture plutôt que du film en cause, plus ou moins influencés il est vrai par l'opinion des leaders qui se révèlent toujours dans un groupe. La conclusion de ces propos fut, sans conteste, que nous avions voulu trop prouver et pris, par conséquent, une position défensive contre les critiques habituelles dont souffrait la «Frégate ». Notre conviction de constructeurs, persuadés que ces cri­tiques n'étaient pas fondées, venait buter contre l'attitude adoptée, une fois pour toutes, par une certaine clientèle, imperméable de ce fait à toute argumentation.

Je prétendais depuis longtemps qu'on ne peut réfuter le parti pris injuste et sectaire d'automobilistes qui n'étaient sans doute jamais monté dans une «Frégate ». Lorsque je questionnais mon fils de 11 ans, élève de 6e au lycée Janson de Sailly, il me répondit: « La Transfluide ? " Oh, tu penses bien que tout le monde est contre ... » -« Mais toi, tu sais tout de même que c'est une bonne voiture et tu la

défends devant les copains» -« Bien sûr, je la défends, mais je n'en pense pas moins» -«Mais enfin, pourquoi? Tu sais que nous dépassons tout le monde sur la route» -«Oh! non, pas tout le monde: dimanche dernier, une « OS » nous a doublés... » Que dire pour le faire changer d'opinion puisque, de toutes façons, l'avis de ses camarades avait plus d'importance que son expérience personnelle?

C'était justement le problème que nous avions à résoudre. Sans les ricanements soulevés dans le public par ce petit film nous aurions sans doute continué à nous battre en vain pour les performances (bien réelles) de la «Frégate ". On voulut bien admettre, après cette enquête, qu'on ne pouvait désormais que s'incliner devant une réputation bien établie et qu'il fallait faire valoir aux pères de famille que la « Frégate" était la plus sûre des grandes routières, ce qu'ils étaient prêts à admettre, sans pour autant s'en montrer flattés dans leur vanité de bons conducteurs.

C'est ainsi que, lorsqu'on décida d'arrêter la fabrication de la «Frégate ", bien des gens la regrettèrent, avouant alors, mais alors seulement, que c'était au fond une excellente berline, robuste et confortable. Elle avait bien payé ses insuffisances du début et l'entêtement que nous avions mis à réfuter des motivations contraires.

PREINEZ lE VOlAINT

Il est devenu courant de confier une voiture d'essai à un client en puissance pour la durée d'un week-end afin qu'il puisse apprécier ses qualités en toute liberté. A l'occasion d'un salon de l'automobile, on permet même aux jeunes débutants de faire un tour de circuit au volant d'une vraie voiture. " n'en a pas toujours été ainsi : il y a peu de temps encore, un essai comportait un luxe de précautions, soigneusement définies dans le manuel du vendeur et, s'il était interdit d'effrayer le client par une virtuosité excessive au cours de l'essai, il était également interdit de lui confier le volant.

La «Frégate» ayant injustement souffert, pendant de nom­breuses années, d'une réputation de voitures aux reprises insuffisantes, on imagina d'inviter le public à faire un essai de cette voiture à Montlhéry en compagnie des champions de rallyes du moment. Après un tour chronométré sur la piste de vitesse on abordait le très difficile circuit routier où la « Frégate» bien conduite, étonnait tous ses passagers par sa tenue de route excellente dans les virages en épin­gles à cheveux et par ses accélérations en côte.

Un matin, un homme d'un certain âge se présenta en décla­rant : «Tout cela, c'est bien joli mais vos voitures d'essai sont truquées. Moi je possède une «Frégate» qui est un veau. Je voudrais donc faire un tour avec ma propre voiture conduite par qui vous voudrez ». Le défi était lancé.

François Landon, chef du service compétitions, le releva en demandant seulement à notre client grincheux de prendre le temps de vérifier, en sa présence, l'état des freins et des amortisseurs, la pression des pneus et le réglage du carbu­rateur. Un quart d'heure après, Landon prit lui-même le volant, le propriétaire à ses côtés et moi, assis à l'arrière avec son fils pour souligner, chemin faisant, les difficultés du circuit... Ce fut extraordinaire : Landon jonglait avec le levi'er de vitesses, faisait tourner le moteur au maximum de sa puissance et, sans se permettre aucun dérapage contrôlé, il sortait des virages bien en ligne, en pleine accélération. Notre homme, cramponné à la poignée, ne disait plus mot. Après un quart d'heure de ce cirque, il descendit de « sa » voiture en avouant honnêtement: «J'ai mon permis depuis 20 ans et je dois reconnaÎtre que je ne sais pas encore conduire! C'est une voiture merveilleuse. Vous m'excuserez d'en avoir douté. Combien vaut le dernier modèle? Je vais tout de suite vous signer un bon de commande ... ».

Combien existe-t-il de jolies conductrices qui croient encore qu'une boîte de vitesses, cela sert seulement à démarrer et, qu'une fois lancé en 4e, on y reste quel que soit le profil de la route? Mais pourquoi, dites-moi, la boîte automatique a-t-elle tant de mal à se répandre? C'est sans doute que trop de conducteurs s'estiment compétents à l'égal de notre automobiliste chevronné de Montlhéry.

lES GRAINDS RAIIDS

Je suis tout de même trop jeune pour avoir vécu, autrement qu'en spectateur, les grands raids de l'époque héroïque : Croisière Noire, Croisière Jaune Paris-Addis-Abeba Paris­Tombouctou et naissance de la Transsaharienne. Ce~ expé­ditions étaient effectuées avec des véhicules à chenilles ou à 6 roues, spécialement conçus. Plus tard, ce sont des véhicules de série dont on prétendit prouver la robustesse en les lançant, sans grande préparation, sur les pistes des nouveaux continents. Il faut avouer d'ailleurs que, le plus souvent, l'initiative et tous les risques en revenaient à des . aventuriers ayant bien de la peine à rassembler les concours nécessaires et que les constructeurs aidaient à peine de leurs conseils s'ils ne les décourageaient pas totalement. Au retour, par contre, nous étions trop heureux d'exploiter à des fins publicitaires les récits et les films des voyageurs en leur accordant quelques subsides et en les faisant connaître du grand public. Les explorateurs furent ainsi très à la mode pendant quelques années, le circuit de confé­rences «Connaissance du Monde» leur permettant de couvrir leurs frais et de préparer un'e nouvelle expédition.

Six jeunes scouts qui avaient déjà descendu en canoë le Mississipi, comme le père Marquette au 18e siècle, entrepri­rent le raid Terre de Feu -Alaska en utilisant nos robustes « Colorales ». Le chef de l'expédition, Jean Raspail, excellent conférencier et bon écrivain, poursuivit par la suite une carrière de découvreur de terres vierges et de peuplades ignorées. Un de ses compagnons, le jeune Berrier, partit plus tard en... explorer le Tibesti, rapportant de belles photos. Le mécanicien de l'équipe, le Lyonnais ... fut embau­ché chez Renault et devint chef d'après-vente.

Longtemps après, une équipe de 4 jeunes femmes entreprit le même raid Terre de Feu -Alaska avec des «R 4» mais bénéficia de l'aide active d'un réseau commercial qui s'était implanté entre-temps en Amérique latine. Cela ne diminue en rien le mérite de ces faibles femmes qui surent se tirer d'affaires sur les pistes impossibles du Mato Grosso, au centre du Brésil. Leur dynamisme et leur séduction firent le reste jusqu'après leur retour en France où des rivalités entre elles firent un peu jaser les fervents supporters des

«4 Elles ».

La réputation de Mahuzier fut un peu ternie lorsqu'on apprit qu'il avait continué de tourner jusqu'au bout la séquence d'un de ses porteurs noirs tombé à l'eau parmi des croco­diles avant de lui porter secours. C'était pourtant un explorateur professionnel, d'une race exceptionnelle, puis­qu'il emmenait avec lui dans ses voyages, sa femme et ses 6 enfants à qui il faisait la classe chemin faisant. Nous lui prêtâmes à plusieurs reprises des camionnettes tôlées 1 000 kilos dont il montrait chichement le comportement dans ses films à la stricte mesure de notre concours...

Mais l'itinéraire le plus fréquenté à l'époque fut sans conteste celui d'Alger au Cap. Il y avait un record à battre dans les deux sens et nous engageâmes des véhicules de différents modèles dans un rallye officiel qui prit parfois l'allure d'un tour de force de dépannages. Chaque matin la radio diffu­sait les résultats de l'étape et parfois, faute de renseigne­ments précis, je brodais des commentaires épiques que je téléphonais à l'aube au speaker de service afin que Renault ne soit jamais oublié. Le film du rallye fut tourné en réalité au retour, dans les passages les plus durs repérés à l'aller. L'état des crues avait varié, mais on pouvait toujours trouver d'autres rivières à traverser en bac. Le potopoto du Congo, le sable du Sahara, la tôle ondulée du Niger... tout fut utilisé pour dramatiser le parcours avant l'arrivée triomphale de notre caravane. au grand complet à Capetown, la seule vue véritablement tournée pendant le rallye. Nous avions pris la précaution d'offrir une place à bord d'une voiture à un excellent journaliste, Bucchianeri, dont la plume exaltée et colorée fit merveille dans le récit de nos aventures.

L'année suivante, voulant reprendre le record une nouvelle fois, nous corsâmes la chose en partant de l'extrême nord de la Norvège afin de baptiser le raid «du Cap Nord au Cap de Bonne Espérance », ajoutant ainsi aux difficultés africaines les rigueurs de la neige et du froid. Ce fut une organisation très lourde, couronnée elle aussi d'un plein succès, mais les temps avaient changés et il en fallait plus désormais pour étonner les gens!

Paul GRÉMONT