05 - Comment la France a adopté l'auto­mobile

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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comment

la france

a adopté l'automobile

~n septembre 1900, Renault Frères souscrit 2 des 400 actions de 500 F qui allaient permettre la fondation du populaire journal l'Auto, ancêtre de l'ÉqUipe actuelle. Renault et les autres constructeurs (comme, bien avant eux, les compagnies de chemins de fer) avaient, en effet, compris /'intérêt de soutenir une presse spécialisée qui répande dans le public une image fa­vorable de l'automobile. La collection des numéros de ce journal a donné lieu récemment à une excellente étude de Nicolas Spinga, intitulée «l'intro­duction de l'automobile dans la société française entre 1900 et 19/4» (Univer­'sité de Paris X -Nanterre, mémoire de maÎtrise d'histoire contemporaine, juin 1973, 187 pages). Son auteur présente ci-après à nos lecteurs quelques-unes

de ses principales conclusions.

Patrick FRIDENSON

Introduction.

Lorsque la première Guerre Mondiale éclate, l'automobile n'a pas vingt ans: mais quelle différence entre ce qu'elle est devenue et ce qu'elle était lorsque l'Exposition Universelle de Paris fut inaugurée en 1900. De 1672 véhicules en circulation en 1899, le parc automo­bile français est passé à plus de 100000 automobiles en 1914. De 4,2 millions de francs en 1899, les expor­tations automobiles françaises sont passées à plus de 150' millions en 1910. Techniquement, l'automobile-type en 1914 n'a plus qu'un lointain rapport avec celle du début du siècle.

38

Tous les départements -excepté la Corse -voient leur parc automobile croître de manière sensible entre 1899 et 1914. Mais, le développement de l'industrie nouvelle se présente avant tout comme un phénomène essentiel­lement urbain : lès 17 départements « urbains» (ayant une population ur­baine supérieure à 45 % de leur popu­lation totale) concentrent 63 % du parc automobile en 1901, 44,5 % en 1913.

La première pénétration importante de l'automobile dans les campagnes s'est effectuée en 1904-1905 : le parc auto­mobile de la France rurale passe de 37 % en 1901 à 48,5 % en 1905.

La France urbaine perdra ensuite défi­nitivement sa suprématie en 1910, date à laquelle elle ne totalise plus que 48 % du parc automobile français.

Au demeurant, l'évolution de la diffu­sion de l'automobile fut beaucoup moins nette entre 1906 et 1913 qu'en­tre 1900 et 1905, puisque le parc auto­mobile de la France rurale s'est accru de 11,5 % entre 1900 et 1905 contre seulement 7 % entre 1906 et 1913.

L'année 1905 est en somme une date charnière : il semble qu'à cette date, une première clientèle de l'automobile soit servie dans les départements ru­raux, de même qu'après 1900-1902 les plus grands centres urbains avaient déjà montré des signes d'essouffle­ment (ce fut le cas de Paris).

Plus on va vers la Guerre et plus l'évolution de la diffusion de l'auto­mobile en France a tendance à se ralentir du fait du manque d'adaptation de l'offre au fur et à mesure que la demande initiale était satisfaite.

Au total, si, à partir du tournant de 1905, la diffusion de l'automobile pro­fite aux campagnes, le mouvement ne connaîtra pas une ampleur suffisante pour bouleverser avant la Guerre l'image automobile de la France qui reste encore profondément urbaine. Ce qui fait que, dans son ensemble, la France est moins motorisée en 1914 que les pays anglo-saxons. A cette date, en effet, la France compte une voiture pour 500 habitants contre 3 en Angleterre (toujours pour 500 habi­tants) et 6,5 aux ttats-Unis.

Quoi qu'il en soit, les bouleversements provoqués à tous les niveaux par l'in­troduction de l'automobile en France furent énormes.

En premier lieu, le développement de l'industrie automobile a bénéficié de l'action d'une minorité agissante très dynamique, regroupée autour d'un organisme puissant -l'Automobile­Club de France, fondé en 1895 -et d'une presse automobile influente dont l'apparition a précédé l'essor de l'in­dustrie nouvelle et dont se détache un titre : celUi du grand quotidien l'Auto-Vélo, fondé en 1900, qui de­viendra en 1903 l'Auto. Leur travail de propagande et de vulgarisation de l'automobile fut un succès incontes­table.

Ensuite, l'opinion publique ne fut ja­mais hostile à l'essor de la jeune indus­trie, mais plutôt aux excès et aux abus qui l'accompagnaient, dus le plus sou­vent à l'inconscience de quelques chauffeurs -véritables dangers pu­blics -et surtout à l'absence de toute législation exhaustive en matière auto­mobile. En un mot, les adversaires de l'automobiliste furent toujours plus nombreux en France que les détrac­teurs de l'automobile.

En dehors d'un petit groupe dissé­miné d'« autophobes» dont l'attitude violente fut toujours inorganisée, l'opi­nion publique -dans sa «majorité silencieuse» -se laissa séduire par le phénomène automobile pour un cer­tain nombre de motifs, qui sont sou­vent très voisins de ceux que l'histo­rien américain Flink, auquel nous nous sommes référés à plusieurs reprises, a découverts lorsqu'il a étudié l'intro­duction de l'automobile aux États-Unis entre 1895 et 1910 dans la presse auto­mobile américaine. De fait, l'automo­bile est apparue très vite comme étant supérieure au cheval à tous les points de vue : économie et efficacité, pro­grès technique et fiabilité, agrément et liberté, et même pour la vie à la cam­pagne.

Économie et efficacité.

Dès 1896, de nombreuses enquêtes, comme celle de P. Meyan, rédacteur en chef de la France Automobile, dé­montraient qu'une automobile revenait moins chère qu'une voiture à cheval.

En fait, en règle générale, ces enquê­tes étaient excessivement optimistes et ne tenaient pas compte sérieuse­ment du coût de l'impôt, des contribu­tions indirectes, des assurances ou plus simplement du fait qu'une voiture automobile ne dure pas vingt ans : sur les voitures fabriquées et vendues entre 1898 et 1908, il en reste seule­ment 40 % au bout de 7 ans, tandis qu'au bout de 14 ans, elles ont toutes disparu (1).

Il faut attendre les années 1900 pour voir apparaître des enquêtes sérieuses sur les avantages et les inconvénients de l'automobile.

Pour aller au marché

Une grande enquête qui s'intitulait « le budget du chauffeur» réalisée en 1901 par l'Auto concluait à la prépon­dérance de l'automobile sur le cheval: « Sur tous les points, écrivait G. Prade, l'automobile a l'avantage au point de vue économique» ou, plus précisément, « à service égal -et l'automobile ga­gnera toujours du temps -la voiture sans chevaux est plus économique que le cheval» (2).

Cette conclusion était tirée de l'en­semble des budgets envoyés par des automobilistes à la demande du jour­nal, tel celui d'un receveur de rentes à Paris, M. Prévost, qui écrivait: « Il ne faut pas moins de trois chevaux pour faire le service que me fait une seule voiture à Paris» (3) et il ajoutait en substance : «alors que l'achat et les dépenses annuelles pour mes chevaux me revenaient à 18700 F, une automo­bile 6 CV me revient tout compris à 17 000 F, soit une économie de près de 2 000 F pour un service beaucoup plus efficace ». En fait, « le chiffre dé­pend et du service qu'on veut obtenir et surtout des goûts du chauffeur» (4), estimait un médecin, M. Camus, pour qui un cheval revenait à 5000 F, tandis que sa voiture lui revient à 2450 F, soit moitié moins cher.

Parallèlement à cette enquête, la ques­tion fut débattue la même année de manière très détaillée par l'Automobile­Club de France.

En premier lieu, le comte de La Valette -membre de l'A.C.F. -estima qu' « une voiture peut durer 5 ans; au bout de ce temps, elle est dépréciée ou détériorée ou inutilisable ou reven­dable à un prix infime. Il faut donc absolument l'amortir en 5 ans» (5).

(1)

P. Fridenson, «Histoire des Usines Re­nault », Paris, 1912, 'P. 20.

(2)

L'Auto. -21 .ianvier 1901.

(3)

L'Auto. -18 janvier 1901.

(4)

L'Auto. -18 janvier 1901.

(5)

L'Auto. -16 .janvier 1901.

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Cette conclusion est d'autant plus re­marquable qu'elle est identique à celle de différentes enquêtes réalisées aux États-Unis à la même époque : la durée de vie d'une automobile améri­caine était alors évaluée à 5 ans (6).

Ensuite l'Automobile-Club de France aboutit à un budget total de 12 000 F par an, comprenant l'amortissement prévu pour 5 ans pour une automobile de 10 CV vendue environ 15000 F; le même calcul effectué pour une 5 CV vendue 5000 F donnait un budget de 4360 F par an.

Ces évaluations sont intéressantes car elles tiennent compte de tous les frais, depuis l'amortissement jusqu'à la tenue vestimentaire du chauffeur en passant par le coût de l'essence, des pneuma­tiques... et même des pannes que pour­rait provoquer un changement de vi­tesse sans débrayer! Elles donnent une idée de l'utilisation normale de la voiture à cette époque, puisque le bud­get est prévu pour 10000 km par an et de la robustesse de la mécanique : le budget prévoit 2000 F d'outils et de réparations tous les ans et un chan­gement de pneumatiques tous les 5000 km.

Que ce soit pour la 10 CV ou la 5 CV, J'Auto estime que les résultats obtenus sont exagérés, «ceux qui firent les comptes étant par trop gentlemen et parisiens, habitués à payer sans comp­ter,,; «du reste, ajoute le journal, la meilleure preuve en est que M. Henri de Rothschild est arrivé à limiter son budget annuel à 5460 F pour une 8 CV". Cette différence de plus de 6 000 F avec le calcul de l'A.C.F. fait dire à J'Auto: «nous sommes encore au régime de /'incertitude" (7).

Dans le domaine utilitaire, l'économie réalisée grâce à l'automobile s'avère identique.

En 1904, l'Auto cite l'exemple de la raf­finerie Say qui possède 18 camions à vapeur de système Purrey et compte bien en ajouter 10 «8). Les ca­mions ont remplacé 250 chevaux et en­traîné une économie substantielle non seulement « au point de vue de la dé­pense immédiate, mais aussi au point de vue du gain de temps". Ainsi, pour aller à Versailles distant de 20 km, les camions ont besoin de 2 heures, tan­dis que les chevaux en mettent 4; enfin, la charge utile des camions per­met de transporter 1 000 tonnes de marchandises par jour, ce qui était impensable avec la traction à cheval.

Parallèlement, un calcul de P. Souves­tre la même année concluait à une éco­nomie de 50 % avec le camion automo­bile sur la traction hippomobile (9). Un industriel de Lille, M. Danel, ayant acheté chez Panhard un camion pou­vant transporter 1 tonne à 25 km/h, dont le prix s'élevait à 7000 F, a pu remplacer 4 chevaux qui lui coûtaient chacun 4 F par jour et dont 2 sur 4 étaient en général malades.

Le fait que l'automobile ne soit pas vulnérable aux conditions climatiques comme le cheval fut un argument de poids dans l'adoption de l'automobile de même qu'aux États-Unis (10). Le moteur n'est pas sensible, comme un cheval, aux éléments extérieurs : en dehors de la panne, s'il y a une défail­lance c'est la faute du conducteur.

Au total, grâce au camion, cet indus­triel de Lille réalisa une économie de près de 2 000 F et, de plus, ajoute-t-il,

«mon service de livraisons qui était irrégulièrement fait avec les chevaux est aujourd'hui, malgré nos affreux pavés du Nord, effectué fort régulière­ment ».

Dans le but de développer l'utilisation professionnelle de l'automobile, l'Auto­mobile-Club de la Sarthe et de l'Ouest, fondé en 1906, proposa en 1912 l'attri­bution d'un prix de 5000 F à l'entre­prise qui, dans l'année, pour son ser­vice de livraisons ou de voyageurs, aurait supprimé le plus grand nombre de chevaux pour le plus grand nombre de CV ((11). Cependant, il faut souli­gner que cette proposition date de 1912 : si l'automobile s'est développée de manière sensible entre 1900 et 1914, elle reste encore très concurren­cée, surtout sur le plan utilitaire, par la traction hippomobile.

C'est la raison pour laquelle les jour­nalistes de l'Auto ne cessent de récla­mer le retrait du cheval des activités professionnelles; ainsi, Andriveaux écrit en 1906 qu'il est véritablement honteux de faire travailler ces pauvres animaux: « l'auto est la meilleure amie du cheval; elle n'a jamais voulu la dis­parition de cette race intéressante dont une barbarie prolongée jusqu'à la fin du XIXe siècle avait usé et abusé en dépit de tout bon sens" (12) ; c'est au moteur dorénavant d'effectuer les tra­vaux pénibles tandis que «le cheval aura l'honneur de porter sur son échine le roi de la création ".

Quelques années plus tard, lors de la suppression de la dernière ligne d'om­nibus à cheval en 1913, l'Auto conclut:

«Les chevaux auront été sauvés par les CV... On a dit de Paris qu'il était l'enfer des chevaux : une fois de plus, la machine aidée par l'intelligence de l'homme aura fait disparaÎtre de la souffrance" (13).

Et le journal triomphe en 1913 lorsqu'il publie les chiffres suivants: en 15 ans, près de 70 % des attelages parisiens ont disparu; au nombre de 13734 en 1898, ils sont tombés à 4548 en 1912, leur nombre diminuant très régulière­ment chaque année à partir de 1900 (14).

Au demeurant, pour ses partisans, l'au­tomobile n'est pas seulement compéti­tive par rapport au cheval; d'après

C. Faroux, elle l'est aussi par rapport au chemin de fer. En 1912 en effet, il compare le coût du km-train et celui du km-auto sur la base d'un voyage Paris-Valence effectué par 5 personnes en Panhard-Levassor 20 HP à 67 km/h de moyenne et aboutit au résultat sui­vant : compte tenu de l'essence et de l'huile, la dépense au km-voiture re­vient à 0,081 F et au km/voyageur à 0,016 F, tandis que le coût du train pour un même voyageur revient au km à 0,11 F en 1re classe, à 0,07 F en 2e classe et à 0,049 F en 3e classe

(15)

Ce calcul qui donne un avantage très net à l'automobile est en fait incomplet car C. Faroux ne tient pas compte de l'amortissement de la voiture. Nous avons ici un exemple de la déformation professionnelle que l'on rencontre par­fois dans J'Auto : il faut absolument prouver les avantages multiples de l'automobile pour favoriser son déve­loppement.

Quoi qu'il en soit, l'économie et la plus grande efficacité qu'autorise l'au­tomobile apparaissent de manière de plus en plus flagrante : le témoignage d'un médecin, le docteur Coup, en 1904, va tout à fait dans ce sens :

« La semaine dernière, réveillé à 2 heu­res du matin pour un assassinat, j'étais à 2 h 20 près de la victime, à 6 km de

(6)

.J. Flink, « America adopts the automobile, 1895-1910 », Cambrid.Qe, Massachussets, 1970, p. 95.

(7)

L'Auto. -16 .ianvier 1901.

(8)

L'Auto. -6 septembre 1904.

(9)

L'Auto. -27 novembre 1904.

(10)

J. Flink, «America adopts the automo­bile », p. 96-97.

(11)

L'Auto. -27 février 1912.

LJ

(12) ....1uto. -6 février 1906.

(13) L'Auto. -10 janvier 1913.

(14) L'Auto. -29 avril 1913.

(15) L'Auto. -9 février 1912.

Méru et à 3 heures rentré chez moi. Cocher, cheval et lanternes eussent été à peine partis... " (16).

Cette possibilité pour le médecin de pouvoir intervenir plus rapidement grâce à l'automobile fut un argument de poids, qui convertit notamment beaucoup de ruraux isolés, à l'au­tomobile.

Progrès technique et fiabilité.

Une automobile en 1914 n'a plus qu'un très lointain rapport avec celle de 1900 : chaque Salon de l'Auto, en effet, voit apparaître de nouvelles amé­liorations techniques qui donnent à la France le premier rang dans le domai­ne de la technique automobile jusque vers 1910-1912.

Ces progrès sont tellement nombreux et si rapides que l'on voit souvent un client commander au Salon de l'Auto une automobile qui, lors de sa livrai­son, 6 mois plus tard en général, sera complètement dépassée par· rapport aux modèles bénéficiant des derniers perfectionnements.

Quoi qu'il en soit, au travers de ces progrès techniques, l'automobile tend peu à peu à se standardiser. Dès 1901, G. Prade constatait que le type du vé­hicule avait tendance à s'unifier :

«Prenez une Panhard-Levassor 8 HP de 1898, -je cite cette marque parce qu'elle créa la silhouette -allongez­la un peu, baissez-la, mettez-lui un ra­diateur à J'avant et vous avez 90 % des voitures exposées au Salon" (17).

Cette unification s'accompagne d'une uniformisation de pOids : les véhicules les plus légers s'alourdissent tandis que les types les plus lourds s'allègent.

Et, vers 1910, la structure générale de l'automobile se stabilise tandis que le nombre de modèles fabriqués par une même marque diminue de 6 en 1910 à 4 en 1914 (18).

Parallèlement, la puissance tend à aug­menter : de 5 CV en 1901, elle passe à 9 CV en 1906, puis à 13 CV en 1910 : à mesure que l'industrie auto­mobile se développe, la puissance des véhicules s'accroît (19).

Enfin, la panne est beaucoup moins re­doutable parce que les types se sont unifiés, parce que les chauffeurs sont plus avertis (20) ; courante en 1898 ou 1900, la panne est presque devenue exceptionnelle vers 1906 ou 1907.

Aussi, paradoxalement, c'est souvent l'ouvrier qui est le plus ignorant des problèmes mécaniques que pose la voiture qu'il construit! C'est la raison pour laquelle, selon la presse auto mo­bile, il faut suivre l'exemple des États­Unis et créer des bibliothèques dans les usines où chaque ouvrier pourra trouver la réponse au problème qu'il se pose. Baudry de Saunier se fera le porte-parole de cette exigence qui, en fait, ne rencontrera que peu d'écho auprès des constructeurs automobiles.

Agrément et liberté.

En dehors des avantages économiques ou pratiques qu'elle offrait et sans lesquels elle n'aurait jamais été adop­tée, l'automobile a séduit pour des motifs très variés.

« Sur le plan urbain, elle est apparue à J'origine comme un moyen qui per­mettrait de soulager les Citadins". Ainsi le rédacteur en chef de J'Auto,

H. Desgrange, constate en 1905 que les automobiles sont devenues très si­lencieuses :

« On n'entend plus maintenant à Paris que le bruit des voitures hippomobiles, le bringuebalement des omnibus de la Compagnie, la ferraille des voitures de laitiers; vous n'entendez plus J'auto­

mobile" (21).

L'esthétique de Paris a gagné aussi à cette transformation : Andriveaux note en 1906 qu'il a rencontré de la Made­leine à la Bastille 177 automobiles et pas une seule de ces horribles voitures hippomobiles lentes et bruyantes; par contre, il a croisé 356 cavaliers et amazones «de tout âge et de toutes conditions sociales" (22).

Grâce à l'automobile, le cheval a re­trouvé toute sa grâce dans les rues de la capitale.

L·Auto du 2·12-1903 (Photo Bibl. nat. Paris)

L'automobile est par ailleurs apparue comme un moyen d'affranchissement qui pourrait avoir dans l'avenir une très grande valeur éducative, illustrée par exemple par cet article paru dans J'Auto en 1906 :

«Si la famille humaine se logeait en des habitations bien ventilées, respirait une atmosphère pure, vivait sobrement, chastement, exerçait ses muscles au

(16)

L'Auto. -10 octobre 1904.

(17)

L'Auto. -12 février 1901.

(19)

L'Auto. -16 novembre 1901.

(20)

L'Auto. -1 décembre 1910.

(21)

L'Auto. -29 mai 1905.

Pour ne pas effrayer les chevaux (22) L'Auto. -6 février 1906.

grand air... elle serait à peu près exempte, autant que les animaux infé­rieurs, de toutes les maladies dont elle est atteinte... ».

" Pourquoi ne verrait-on pas, dans l'au­tomobile, le moyen de réaliser cette mutation? »

"Toutes les routes lui sont ouvertes pour nous emporter loin des villes en­combrées, à travers ces forêts et ces plaines où s'abritent et se réfugient les animaux libres et sains, épargnés par les tares et les corruptions dont sont affligés ceux de leurs congénères que nous avons asservis» (23).

L'automobile devient, en quelque sorte, la « source de toutes les vertus» : elle va permettre un retour à la nature, écrit P. Adam en 1906, sans que ce soit pour autant une régression car, dit-il, l'automobiliste et le cycliste té­moignent à chaque instant" qu'il n'est pas d'antagonisme entre le goût de la nature et l'utilisation des sciences» (24).

L'imagination des partisans de l'auto­mobile est sans limites dès qu'il s'agit de favoriser le développement de l'in­dustrie nouvelle. Quant aux inconvé­nients que pourrait provoquer une croissance trop rapide, ils ne sont jamais envisagés. En fait, il est encore trop tôt en 1914 pour qu'ils se fassent sentir.

Enfin, l'automobile donne à l'homme une impression de liberté et un senti­ment de puissance qu'il n'avait jamais pu ressentir jusqu'alors : «au coin de la route, le vent furieux nous a pris et poussés et dans le ronflement aigu et rythmé des 4 cylindres, à 60 km/h nous voilà partis dans le mistral..., la route est droite et belle..., nous filons comme un express et devant nous filent les feuilles et la poussière qui vont parfois plus vite que nous» (25).

Elle fait de l'homme ce qu'il a toujours rêvé d'être: un dieu bardé de cuir qui disparaît dans la poussière et les rugis­sements de « cette ingénieuse machine qui supprime le temps et l'espace» (26).

Un remède à l'exode rural.

« Les villes, comme des pieuvres géan­tes, attirent, par la diffusion de la presse, par les espérances d'une vie plus large, par les goûts d'une vie plus compliquée, et font naÎtre des besoins nouveaux dans l'âme obscure de nos paysans; les villes attirent le meilleur de nos forces campagnardes; les champs sont désertés et l'âme de rond­de-cuir qui sommeille dans tout Fran­çais, porte les énergies rurales vers les emplois citadins médiocres et sans avenir... c'est de cela que meurt la campagne et c'est de l'industrie auto­mobile qu'elle doit désormais attendre son salut» (2;).

Pour H. Desgrange et le journal l'Auto, Il faut stimuler la recherche agricole par les concours, les Salons, les Expo­sitions, afin de faire pénétrer le moteur dans les campagnes; "l'introduction du machinisme dans l'agriculture est une nécessité, écrit C. Faroux en 1913 lors du concours agricole, par suite de /'insuffisance chaque jour plus consta­tée de la main-d'œuvre» (28).

Ce n'est que par le moteur que l'on retiendra l'agriculteur à la campagne, car l'immigration de main-d'œuvre étrangère (Belges, puis Polonais) n'est pas une solution; en effet, ils rompent trop souvent leurs contrats.

Or l'agriculteur français, estime l'Auto, n'est pas routinier; au contraire, il a parfaitement compris l'intérêt du mo­teur à explosion -la meilleure preuve en est que Renault et De Dion Bouton s'intéressent sérieusement à la moto­culture (28) -, mais il est trop souvent rebuté par son prix élevé et par son apparent manque de mise au point.

C'est pour faire disparaître ces préju­gés. et ces obstacles que la Commis­sion Agricole de l'A.C.F., en liaison avec l'Auto, organise à partir de 1913 différents concours d'appareils agrico­les automobiles. L'agriculture manque de bras? Un seul moteur en rempla­cera plusieurs; de plus, il permettra l'augmentation du rendement des terres et donc, la diminution du prix des pro­duits; enfin, la motoculture, à plus lon­gue échéance, aura pour effet de rete­nir à la campagne « ces jeunes qui ne veulent pas se courber sur la terre et aussi se contenter des maigres salaires dévolus à l'ouvrier agricole» (29).

C'est dans cet esprit que l'A.C.F., à partir de 1913, crée des primes pour récompenser les agriculteurs ayant fait le meilleur emploi de leurs moteurs à explosion, des concours de labourage mécanique, un concours annuel d'ins­tallations frigorifiques (29).

Au total, un effort réel se dessine mais assez tard (1913). Avant cette date, on ne rencontre que des expériences le plus souvent limitées du fait du man­que de crédit et de promotion. Telle fut l'expérience de M. Castelin en 1904, qui expérimenta un treuil automobile permettant le labourage à vapeur dans la moyenne culture (ilO).

Il faut noter aussi les premières expo­sitions de matériel agricole automobile qui eurent lieu à Bourges en 1908 et à Amiens en 1909, dont le succès ­toutes proportions gardées -fut ap­préciable.

Quoi qu'il en soit, il manque encore avant 1913 l'effet stimulant des concours pour que la motoculture puisse pleinement se développer (31).

Conclusion

En définitive, l'adoption de l'automobile en France s'explique bien par les mê­mes préoccupations, d'ordre économi­que, technique, ou moral, qu'aux États­

Unis (32).

Aux États-Unis comme en France, l'au­tomobile est apparue comme offrant des avantages supérieurs au cheval; elle a séduit par l'indépendance et la liberté qu'elle offrait. Elle a donné libre cours à toutes les prospectives d'ave­nir qui envisageaient un monde meil­leur grâce à l'automobile. Grâce à elle, les villes seront plus saines puisque le tétanos disparaîtra en même temps que le cheval. Elles seront aussi plus cal­mes car l'automobile est silencieuse. Enfin, l'automobile supprimera l'oppo­sition entre les villes et les campagnes en rompant définitivement l'isolement du fermier. A la limite même, les cita­dins ne viendront plus à la ville que pour y travailler tandis qU'ils vivront le reste du temps à la campagne.

Pourtant, aux États-Unis, le développe­ment quantitatif de l'automobile et sa diffusion ont vite dépassé les résultats de la France. Le jeu n'était pas égal

(23)

L'Auto. -28 .janvier 1906.

(24)

L'Auto. -29 .ianvier 1906.

(25)

L'Auto. -3 avril 1901.

(26)

L'Auto. -9 octobre 1903.

(27) L'Auto. -18 février 1909.

(28)

L'Auto. -20 février 1913.

(29)

L'Auto. -18 février 1913.

(30)

L'Auto. -9 octobre 1901,.

(31)

L'Auto. -18 février 1909.

(32)

J. FUnk, «America adopts the automo­bile ». chap. III.

entre les deux pays. Les États-Unis l'emportaient par le nombre et la ri­chesse de leurs habitants. En outre, ils étaient un pays d'espace où l'auto­mobile permit plus que partout ailleurs de rompre l'isolement du fermier. Dès lors, une puissante demande ne pou­vait qu'amener les constructeurs amé­ricains à conclure qu'il leur fallait à tout prix entrer dans l'ère de vulgari­sation de l'automobile, ce qui fit dire à /'Auto en 1910 : «Ford peut pro­poser des prix aussi bas parce qu'il produit en grande série, c'est-à-dire à 30 ou 40000 exemplaires, alors qu'en France, produire en série veut dire 300 ou 400 véhicules". Les conditions n'étaient effectivement pas les mêmes en France, d'où une limitation de la dif­fusion et aussi de l'importance donnée par les Pouvoirs Publics à l'automobile. Les constructeurs français n'ont pas su surmonter ce handicap et opter à temps pour la production de masse. C'est la guerre en définitive qui les conduisit à la grande série en précipi­tant l'industrie automobile dans le do­maine utilitaire sur une grande échelle par le biais des énormes commandes de l'Armée.

Nicolas SPINGA

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UNE ANECDOTE

Les grandes firmes sont de petits États souverains, et, comme tous les États politiques, elles ont une «intel­ligence service" qui les renseigne sur l'activité et les projets de la concur­rence. En ce temps-là où chaque Salon de l'Automobile voyait éclore des modèles nouveaux (ce qui n'est plus le cas aujourd'hui), toutes les D.G.R. des grands constructeurs étaient sur les dents bien avant octobre. Les nou­velles voitures étaient préparées dans le plus grand secret, soigneusement camouflées dans des ateliers spéciaux, et chacun cherchait à savoir, par les moyens employés par toutes les poli­ces du monde, ce que pouvaient bien préparer les autres.

C'est ainsi qu'on avait su à Billancourt, et en temps utile, que le quai de Javel allait sortir une 8 CV au Salon pro­chain. Incontinent, Louis Renault avait décidé de sortir aussi une voiture concurrente de même type.

Dans la nuit précédant l'ouverture du Salon, les véhicules étaient amenés au Grand Palais, mais soigneusement bâchés, et découverts seulement sur les stands quelques instants avant l'admission du public.

Le matin de l'ouverture, Louis Renault était sur son stand pour surveiller les derniers détails de l'installation. Lorsqu'on découvrit les voitures de Citroën, dont le stand faisait face au sien, Louis Renault pâlit tout d'un coup. Le concurrent présentait, en effet, dans la gamme des 8 CV, un magnifique coach et le stand Renault n'en comportait pas!

Ce fut un beau hourvari. Le téléphone marcha et vingt minutes plus tard tout l'état-major de la maison était réuni à Billancourt, autour de Louis Renault, fulminant, pâle de rage, qui leur repro­cha véhémentement leur incapacité. Et il conclut en ces termes :

«Demain matin, vous entendez bien, demain matin, je veux qu'il y ait un coach sur notre stand. Débrouillez­vous comme vous voudrez ".

Et ce tour de force invraisemblable fut accompli. En vingt-quatre heures, une armée des meilleurs ouvriers fabriqua, à la main naturellement, une carrosserie qui, certes, n'aurait pas tenu vingt kilomètres sur la route, mais qui, sur un stand, pouvait faire illusion.

(Ph Girardet : « Ceux que j'ai connus ", Paris, 1952, p. 147).