04 - Mes années à Billancourt

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Mes années à Billancourt

Marcel PERNOT

En mai 1924, j'étais présenté à M. Serre par M. Fouché, ancien officier, commandant en 1917 l'unité de chars où j'étais moi-même affecté comme brigadier-mécanicien-dépanneur en campagne.

Je ne pense pas que M. Serre ait été ébloui par l'annonce de mon diplôme de la communale de Suresnes. Disons que le par­rainage de M. Fouché, accompagné d'une bonne exagération de mes mérites militaires et, j'ose l'espérer, l'impression qui s'est dégagée d'une sérieuse mise sur la sellette par mon futur patron, ont fait que j'ai été embauché d'emblée et rattaché à une section très spécialisée du bureau d'études.

Cette section était formée de techniciens plus spécialement axés sur le matériel lourd : camions, tracteurs routiers et agri­coles, autocars, autorails etc. Ces techniciens étaient capables de répondre à une gamme étendue de sollicitations : relations techniques avec les utilisateurs, interventions à la suite d'inci­dents mécaniques de caractère insolite. Ils devaient représenter la maison en ingénieurs capables de discuter avec des interlo­cuteurs avertis et, au besoin, troquer le veston contre la salopette.

A l'usine, nous participions à la mise au point de prototypes ou de véhicules spéciaux, parfois suivie de démonstrations, auxquelles s'attachait un intérêt sportif supplémentaire lorsque des concurrents nous en disputaient la palme.

Pour ma part, j'ai été chargé d'assez nombreuses mlSSlOns concours militaires en métropole et en Afrique du Nord avec des véhicules sahariens ; concours et rallyes de véhicules à gazogène; rallye Paris-Nice, catégorie autocars, où nous pré­sentions un véhicule 40 CV, 119 kilomètres/heure; démons­trations nombreuses de matériels divers (autobus à Rouen, traction de péniches à Liverdun avec tracteur à gazogène, assistance technique au service contentieux de l'usine au cours d'expertises délicates, etc.).

Je pourrais allonger cette liste. Elle est déjà suffisante pour montrer que la monotonie était exclue de nos attributions.

Je me donnais à ma tâche avec l'enthousiasme du passionné de mécanique que j'ai été depuis que mes yeux se Sont ouverts sur les techniques. Je suis né d'un père ingénieur qui a été le cataly­seur de cette vocation, mais qui n'a pas vécu assez longtemps pour me pousser très loin dans l'acquisition d'un bagage qu'il m'a fallu appréhender seul. Et mes cinq ans de service aux armées ne m'y ont pas aidé.

Un stage prolongé

Dès ma prise de fonction, M. Serre me mit en stage à l'atelier 122 dirigé par M. Cathalot, chargé à l'époque des essais spé-. ciaux poids lourds. M. Serre me précisa que je devais m'inté­grer au personnel ouvrier, suivre ses horaires et endosser le bleu de travail.

En dépit d'une certaine surprise Ue me voyais déjà associé à ce monde studieux entrevu au bureau d'études), j'ai compris ­moi qui croyais beaucoup savoir de l'automobile -que j'avais beaucoup à apprendre. J'avais accès à tous les secteurs d'acti· vité de l'usine ce qui a été, ma curiosité naturelle aidant, la meilleure leçon de choses. Et je ne pouvais pas avoir un meil­leur maître que M. Cathalot avec sa qualification et sa cordia­lité à mon égard. J'ai, de mon côté, fait mon possible pour col­laborer.rt ses travaux, en le secondant lorsqu'il le désirait.

Mon stage s'est prolongé une dizaine d'années avant mon accession au bureau d'études. M. Serre a sans doute pensé que cette formation continue était préférable à un amollissement bureaucratique. Il faut dire aussi que mon chef m'avait confié la charge des carburants nationaux, obscure mini-section du bureau d'études qui ne retenait guère l'intérêt des têtes pensan­tes et que j'ai moi-même acceptée sans enthousiasme.

L'étude des moyens propres à alimenter les moteurs avec des sources d'énergie spécifiquement nationales avait été deman­dée à tous les constructeurs français de matériel lourd automo­bile, par un des gouvernements d'avant-guerre, ce en quoi il s'était montré d'une prévoyance dont le fruit a été récolté avec le bonheur que l'on sait, pendant et après l'Occupation.

Avant la guerre ce ne pouvait être pour l'usine qu'un boulet à traîner et c'est, sans doute, par pur devoir civique que le « grand patron » a accepté cette charge plus apte à grever les frais généraux que fournir des bénéfices.

En ce qui concerne ma « promotion », c'est de notre ami Langeais, en congé de maladie, que je l'ai due et c'est par lui que j'ai appris l'existence d'un certain gazogène en essai qui n'était pas la fine fleur de la technique. J'ai eu, par deux fois, l'occasion de le vérifier, d'abord en démonstration à la Foire de Lyon, puis pendant un concours militaire de camions à gazo­gène à l'issue duquel, seul Renault a été exclu du palmarès.

Orage sur ma tête à l'annonce des résultats! J'étais le chef de mission, et c'était normal bien que je n'y étais pour rien. La tourmente passée, j'ai obtenu de M. Serre l'autorisation de mettre en pratique quelques idées sur les moyens propres à améliorer le fonctionnement de l'engin qui m'avait fait souffrir pendant les trente jours qu'avaient duré les épreuves sur les quatre véhicules engagés, tous refoulés avec une appréciation très désobligeante du colonel Gautsch, directeur des épreuves.

Un deuxième concours militaire devait avoir lieu un mois après. Les améliorations que j'ai apportées dans ce éourt laps de temps ont fait que les tracteurs à chenilles, attelés à des piè: ces d'artillerie en terrain difficile, ont été primés avec les félici­tations du même colonel. Je n'étais pas peu fier de ce résultat qui me valut un sourire satisfait de M. Serre... et la prolonga­tion de mon stage pour les missions futures.

Évocations

Le chef de notre section était un ingénieur, blanchi sous le har­nais au service de l'automobile, M. Delaplace. Nous marquions à son égard le plus grand respect. Son âge, sa gentillesse et sa bienveillance, forçaient notre estime. Pourtant, il n'était pas toujours payé de retour. Il arrivait souvent à sa jeune équipe de contourner la voie hiérarchique en prenant, en cours de mis­sion, directement contact avec M. Serre. En vérité, M. Serre était quelque peu responsable de ces manquements à la disci­pline en dictant directement ses instructions aux exécutants, tant il était désireux d'obtenir, aidé de son autorité, le maxi­mum d'efficacité.

Envers M. Serre, notre comportement était tout autre. Ses ordres étaient sans réplique. Dès l'abord, je l'avais jugé pénétré d'un autoritarisme intransigeant, jusqu'à révision de ce juge­ment. Ayant appris qu'un de mes enfants était tombé grave­ment malade, il m'a spontanément octroyé toute la liberté que pouvait réclamer mon angoisse. Et j'ai reçu des paroles d'apai­sement qui contrastaient avec le ton habituel de son langage.

Je garde de M. Serre le souvenir d'un chef que sa charge obli­

geait à la sévérité, mais je n'oublierai jamais combien il s'est

montré humain quand j'avais tant besoin de réconfort moral.

Par ailleurs, notre patron savait, à l'occasion, reconnaître le mérite. J'ai, personnellement, reçu des témoignages de satis­faction qui sonnaient à mes oreilles comme le « soldat, je suis content de vous » d'un autre meneur d'hommes.

Remontant au sommet de la hiérarchie, il me faut évoquer le souvenir de notre grand patron, Louis Renault. J'ai eu, à Herqueville, l'honneur d'une poignée de main. Jusqu'alors, je l'avais vu de loin, comme tout le monde, passer avec quelques collaborateurs dans l'un ou l'autre secteur de l'usine. Il était à mes yeux, le personnage omnipotent et inacessible régnant sur cet univers d'hommes et de machines. Il est tombé de son piedestal lorsqu'il s'est approché de moi la main tendue, il redevenait un humain et il avait suffi d'un contact et de quel­ques paroles. Combien les dieux ont raison de se cantonner dans leur mystère!

Ce coup de chapeau donné aux trois autorités de qui nous dépendions aux études, je n'oublie pas les personnages de tous rangs qu'il m'a été donné d'approcher. Depuis des personnali­tés de la haute direction, des chefs de service, des chefs d'atelier jusqu'aux compagnons qui ont participé à mes missions, tous m'ont laissé de bons souvenirs. Particulièrement émouvant pour moi a été le gage d'amitié que j'ai reçu de tout le bureau d'études lorsque j'ai été dans la peine. Je n'ai retrouvé nulle part cette ambiance amicale et de rapports cordiaux qui étaient, je crois, propres à la grande famille Renault de Billancourt, et de partout où j'ai promené ma personne, je veux parler des succursales en France et Afrique du Nord.

Il me plaît également d'évoquer une rencontre que j'ai faite un jour de septembre 1926 dans le bureau de M. Serre où j'avais été appelé. Un grand jeune homme blond m'a été présenté en tant que nouveau membre de notre équipe avec pour cliarge de l'initier aux mystères de la mécanique Renault. Cette mission n'a pas été désagréable, tellement peu que nous sommes deve­nus ce que nous sommes encore aujourd'hui après plus de cin­quante ans. Nos retrouvailles en famille sont autant de fêtes, malheureusement trop rares.

Je n'oublie pas les rapports cordiaux, mais de trop courte durée, que j'ai eu au bureau d'études avec mon autre corres­pondant actuel, ni surtout la proposition pleine de risques qu'il m'a faite lorsque j'avais la Gestapo aux trousses. C'est pour moi un grand plaisir d'évoquer ces souvenirs d'une tranche de ma vie active.

Drôles de fêtes

Dans les années trente, Robert Wintenberger et moi étions attachés, comme techniciens, au bureau d'études. En décem­bre 1931, M. Serre nous charge d'une mission dont le déroule­ment est l'objet du récit qui va suivre. Pour notre équipe de techniciens volants et polyvalents, de telles missions étaient monnaie courante. Celle-ci, ~ependant, semble dégager assez d'intérêt, par son action mouvementée à une date insolite de l'année, pour être contée.

D'autres personnages avaient été commandés pour participer, de près ou de loin, à cette mission: les monteurs-mécaniciens, sous les ordres d'un jeune ingénieur, Le Guillanton, ce qui, avec notre chef de section M. Delaplace, devait représenter en gros une dizaine de participants. Aucun ne fut épargné par le caractère intempestif de la date arrêtée pour le démarrage de ce travail. Le lecteur aura, en plus, dans cette anecdote, la confirmation que, si la peur du gendarme est le commence­ment de la sagesse, la carence des agents de l'ordre public peut conduire d'honnêtes citoyens à un comportement capable de semer la panique dans toute population.

En 1931, la ville de Rouen était sur le point d'acquérir des autobus destinés à remplacer les tramways qui ne répondaient plus aux impératifs d'une circulation croissante dans certaines rues étroites de la vieille ville.

Un appel d'offres avait été lancé en direction de plusieurs cons­tructeurs. Le cahier des charges spécifiait, entre autres détails, que ces autobus devraient comporter une superstructure type S.T.C.R.P. (Société des transports en commun de la région parisienne) avec cabine de conduite avancée, que ,les concur­rents devraient présenter chacun deux véhicules 4 et 6 cylindres et que des essais, destinés à départager les concurrents, auraient lieu dans un délai rapproché. Renault engage pour sa part deux prototypes, un TN4 et un TN6.

Le 24 décembre, vers la fin de la journée, M. Serre nous convo­que, Robert Wintenberger et moi, pour nous annoncer que nous étions chargés de la préparation et de la présentation de ces véhicules. Il nous précise qu'il s'agit d'une commande de soixante autobus à disputer à trois concurrents et, un index impératif pointé dans notre direction, qu'il comptait ferme­ment que nous gagnerions la partie. Pour terminer, il nous signale que nous pourrions nous saisir, dans la nuit, des châssis qui étaient en montage à « l'artillerie ", et commencer notre travail.

Sur le moment je crus avoir mal compris. Puis je me raccrochai à l'espoir que notre patron oubliait que la nuit qui allait suivre était la nuit de Noël, la nuit de la réunion sacro-sainte des familles et des intimes.

Hélas 1 Il s'agissait bien de réveillonner, mais d'une autre façon, avec des convives en salopette, dans le cadre grandiose de « l'artillerie » où Le Guillanton s'affairait à poser sur leurs roues les instruments de notre déconvenue. Notre ami avait, lui aussi, des raisons encore plus plausibles que les nôtres de déplo­rer d'être ainsi arraché à ses affections.

Si nos chefs avaient pu mesurer la somme de frustrations qu'ils ont provoquée, .troublant in extremis des projets élaborés de longue date, peut-être auraient-ils retardé de quelques heures le processus de travail? Mais, à tout considérer, il est logique que des responsables optent pour l'efficacité. Quoi qu'il en soit, il n'était pas question pour nous de contester. Nos chefs ne l'auraient pas apprécié et notre conscience professionnelle nous l'interdisait.

Restait à prévenir les familles. Sans doute étais-je le seul à avoir si peu de moyens pour le faire. J'habitais alors une lointaine banlieue, Saint-Germain-en-Laye, sans téléphone et sans moyen rapide de déplacement. C'est, en désespoir de cause, le commissariat de police qui, alerté par téléphone, a bien voulu dépêcher un agent à mon domicile pour y distribuer l'inquié­tude puis la consternation. Ce porteur d'uniforme n'était pas sur la liste des invités !

Ces souvenirs de contrariétés si lointaines pourront sembler puériles à qui n'était pas concerné. Mais que le lecteur essaie de réaliser l'état d'esprit dans lequel nous a mis cette mauvaise surprise, ruinant en un instant, la perspective de petites joies si pleines d'importance. Nous étions dans la condition de soldats en guerre à qui l'on annonce, au moment de prendre le train, que les permissions sont supprimées... (Vieux souvenirs !).

Bons soldats, nos chefs savaient que nous l'étions, et notre dépit refoulé, nous n'avions plus qu'à rejoindre MM. Delaplace et Le Guillanton qui nous attendaient à « l'artillerie ".

Vers le milieu de la nuit, le TN4 sortit le premier de montage. Robert, en bon copain, me le laissa prendre, me donnant ainsi l'espoir de me libérer plus vite. Mais M. Delaplace ne l'enten­dait pas de cette oreille. Il m'invita sans attendre à faire un galop d'essai sur le circuit de Malabry. Passe encore de prépa­rer les châssis, mais nous envoyer sur la route à cette heure!

Jamais je ne mis si peu de temps pour mettre un châssis nu en état de rouler. Le brêlage des berceaux de lestage, la fixation du baquet, les pleins, le gonflage, tout fut bâclé en un temps record. Vite endossée la panoplie du parfait essayeur, à la mode rétro des coureurs types 1910, et en avant pour Malàbry. Autant que le permettait la nécessité du rodage, le circuit fut vite bouclé. De retour à l'usine, Robert était parti à son tour.

Tout semblait donc aller pour le mieux. Fort de cet optimisme et dans mon entêtement, je m'enhardis à demander à M. Dela­place l'autorisation de m'absenter, en jurant mes grands dieux que je serais de retour à la reprise des essais, fixée pour 10 heures.

M. Delaplace n'était décidément pas le Père Noël. Sa réponse

tomba comme un couperet :

« Pas question, Pernot, votre ami Wintenberger est en panne

dans la côte de la Butte Rouge, vous ne pouvez pas

l'abandonner! "

Cette fois, c'en était fait de mes illusions. En avant donc pour la Butte Rouge où je trouvai un Robert aussi navré que moi, sinon plus, d'être la cause, par mécanique interposée, de ce contretemps. Dans ce métier, la mécanique nous a joué bien d'autres tours!

Le dépannage s'est accompli sans aléas, dans la bonne humeur, et nous avons regagné l'usine vers les 2 heures du matin.

Enfin libérés, nous avons rejoint à pied la porte de Saint-Cloud où le café des Fontaines abritait encore des noctambules attar­dés. Attirés par cette ambiance de fête nous avons pris une revanche sur le mauvais sort en faisant un mini-réveillon à deux, ce qui n'a pas manqué de nous dérider, s'il en était besoin.

J'ai enfin pu prendre le chemin de Saint-Germain. Je ne comp­tais plus y trouver mes invités, mais j'avais besoin de me retrou­ver chez moi pour un trop court repos et une douche répara­trice. Je pris mille préc!lutions pour que mon intrusion dans son sommeil ne cause pas de nouvelles émotions à mon épouse. Elle me décrit la déception de tous et j'ai cru comprendre que les dirigeants des usines Renault n'avaient pas été spécialement encensés par nos convives ...

U ne véritable course de vitesse

Comme promis je me trouvai à l'heure convenue à l'usine. Toute notre petite troupe était sur le départ pour Rouen. Étaient présents: M. Delaplace, M. Clouet, directeur de la

S.C.E.M.I.A., société sous-traitante pour Renault,

M. Pédexès, metteur au point détaché par les carburateurs Zénith, Robert Wintenberger et moi.

A Rouen, nous avons commencé les essais préliminaires, tou­jours sans perdre de temps, après un déjeuner rapide. Robert avait comme passager, M. Clouet; et moi, M. Delaplace. Les essais se faisaient en exploitation simulée et nos passagers contrôlaient les temps et décomptaient les secondes aux points d'arrêts. Mais le tableau de marche n'avait pas tenu compte des difficultés de circulation dont les tramways étaient les prin­cipaux responsables. Quelques incidents déterminèrent nos managers à reporter sagement la suite des essais à 22 heures, fin du service des trams.

Dès 22 heures, jusqu'à 2 heures du matin, nous avons roulé sur la ligne circulaire du tramway et la ligne de Bihorel. Il s'agis­sait de fignoler la mise au point de nos machines et l'entraîne­ment de leurs conducteurs sur le terrain même où devaient se dérouler les essais officiels. Il est certain que ce fut un atout dans notre jeu vis-à-vis de nos concurrents apparemment absents de ces essais préliminaires.

Vers la fin de notre randonnée nous sentions la fatigue nous envahir. Le froid pénétrait à la longue nos « parapluies de chauffeurs ", pourtant en tissu épais caoutchouté. Et le man­que de sommeil de la dernière nuit se faisait sentir. J'admirais notre vénéré maître, M. Delaplace ; sa fatigue était telle qu'il lui arrivait de s'assoupir au grand détriment du décompte des secondes aux arrêts. Aurais-je voulu l'inciter à se reposer, qu'il aurait pris ma sollicitude pour une offense. J'avais aussi une pensée pleine de remords pour les Rouennais qui n'ont pas dû nous bénir dans leur nuit d'après-fête.

Pédexès, durant nos essais, était passé d'un véhicule à l'autre pour parfaire ses réglages. Son travail terminé, il aurait pu regagner son hôtel, mais il a tenu à rester des nôtres jusqu'à la fin. Il aurait mérité une citation à l'ordre de la «bonne humeur ". Comme son nom ne l'indique pas, il était le type même du plus parfait gavroche. Son langage était émaillé de saillies et il a contribué à entretenir une ambiance décontrac­tée dans notre petite troupe. Il me revient en mémoire une de ses expressions, digne de figurer dans un lexique d'argot de métiers : lorsqu'un de ses réglages ne donnait pas le résultat attendu, il lançait: « y'a l'bonhomme derrière! ", comme si un colosse, accroché à la traverse arrière s'opposait mécham­ment à sa science de la carburation.

De retour à l'usine, nous avons continué le rodage sur nos cir­cuits d'essais habituels, si bien qu'à l'issue de cette préparation, la mécanique et les pilotes étaient au point culminant de leur forme.

Vinrent les essais officiels à Rouen.

Tout au long des épreuves, chaque véhicule était accompagné d'un commissaire délégué par la municipalité. Ils étaient char­gés d'enregistrer les temps, de décompter les secondes aux arrêts et de noter les incidents de marche.

Comme un départ de course, huit bolides démarrèrent ensem­ble sur la ligne circulaire du tramway_ Apparemment, rien n'avait été spécialement préparé pour faciliter la circulation. Les concurrents se trouvèrent mêlés au flot des voitures et des tramways. Nous devions marquer les arrêts, sans concordance possible avec des véhicules rivés à leurs rails et désespérément lents, que nous devions doubler à chaque rencontre avec la facilité que l'on imagine.

Il en est résulté une telle confusion que, progressivement, les concurrents abandonnèrent la règle du jeu pour se déchaîner dans une véritable course de vitesse où il n'était plus'question d'observer une discipline quelconque. Les arrêts n'étaient plus marqués que d'une façon désordonnée. Tout se passait comme si un accord tacite était spontanément intervenu entre organisateurs et participants.

Ce nouvel aspect de la question n'était pas pour nous déplaire. Nous avons pu donner toute la mesure de la virtuosité opportu­nément acquise au cours de notre entraînement. Tous les coups étaient permis. Les trottoirs ont souvent compensé l'étroitesse des rues. D'un coup d'avertisseur, les piétons se rabattaient, de plus ou moins bonne grâce, contre les façades et souvent en pleine complicité avec nous. Mais peut-être étaient-ils quelque peu impressionnés par ces monstres pétara­dants surmontés d'un équipage drôlement déguisé.

La partie est gagnée

Saint Christophe était certainement avec nous pour qu'il y eut si peu d'incidents à regretter. Le bilan, pour les Renault, s'est réduit à un accrochage avec un tramway d'où Robert s'est sorti par une succession de manœuvres conjuguées des deux véhicu­les. Pour mon propre compte, j'ai décalotté avec précision un bouchon de roue d'une petite voiture encombrante. Le temps d'indiquer à la conductrice, quelque peu affolée, l'adresse de la succursale, et je redémarrais sans autres formalités. Pas question de constat ; la police comme saint Christophe était avec nous et je lui dois d'avoir, un jour, accumulé une impres­sionnante masse d'infractions sans que j'aie vu la couleur d'un seul carnet à souches.

Aucun incident mécanique n'a, par ailleurs, perturbé notre marche. Seule une série de circonstances d'un tout autre ordre a contraint mon passager à des arrêts hors programme non consignés sur sa feuille de route. Ma moyenne s'en est forte­ment ressentie.

Malgré cela, en fin de journée, les chiffres ont été favorables aux deux véhicules Renault. L'éprouvette a donné une consommation de carburant favorable au TN6, et c'est à Robert que sont revenus les lauriers. Nous nous sommes embrassés commes si nous avions marqué un but décisif au foot. ..

Nous nous rappelons cette équipée comme un jeu où il fallait gagner à tout prix. Nous avons usé de toutes les ficelles, utili­sant au mieux le terrain dont nous avions repéré la géographie dans les moindres accidents et reliefs. Et nous avions à notre service des machines dociles parce que bien au point et bien en main. Grâce à quoi, Renault a gagné la partie avec une commande de soixante autobus.

Nos concurrents, et c'était bien normal, n'ont pas bien accepté leur échec. Un ingénieur d'une maison concurrente a trahi son dépit en prétendant que le succès de Renault n'était dû qu'à la « folle témérité» (sic) de ses conducteurs. Alors que nous n'avons fait qu'emboîter le pas. Bien sùr, nous nous sommes donnés à fond et bien amusés, mais de là à nous traiter de la sorte!

A signaler que les TN6 sont devenus des TM6 à la livraison, la Compagnie française des tramways ayant préféré la cabine de conduite à l'arrière du moteur. A noter que notre ami Pédexès n'a pas été récompensé: les moteurs ont été équipés de carbu­rateurs Solex.

Un nouveau champ d'action

J'ai, après 18 ans, quitté l'usine. J'y ai été contraint par l'inquiétude due au peu de cas qui était fait de ma personne après le retour d'exode. Il y avait, au bureau d'études, pléthore de matière grise eu égard à la faible part des études. M. Serre était certainement très embarrassé dans la distribution du travail.

Les carburants nationaux redevenaient cependant une techni­que d'un certain intérêt commercial à court terme et le bureau d'études y trouva matière à combler en partie son inaction. Il était normal que les élites soient, par priorité, lancées sur cette discipline mais je trouvais anormal que celui qui avait planché sur la question et accouché dans la souffrance d'un gazogène exploitable, et consacré par des épreuves officielles, n'ait pas été invité au titre de modeste conseiller. Je suis resté dans une inaction totale et ce n'est qu'après m'être ouvert de cette situa­tion à M. Serre que j'ai été incorporé à l'équipe Serex comme dessinateur.

Un jour, j'ai eu un espoir de changement lorsque M. Serre m'a invité à « jeter un coup d'œil » sur un gazo en étude_ Ma timide intervention ayant été positive j'ai pu y croire... Mais je suis retourné à la planche à dessiner mon essieu avant-

Je n'ai conçu aucun ressentiment contre personne, considérant que la situation de l'industrie dans cette période anormale était seule en cause. Ces faits n'ont cependant pas été sans me conso­lider dans un sens favorable à la proposition qui venait de m'être renouvelée, d'entrer comme directeur technique dans une affaire de transports des Vosges où j'allais trouver un nou­veau champ d'action et des responsabilités.

J'ai souvent regretté l'époque où j'ai eu l'impression à l'usine d'être un rouage, si petit soit-il, de cette grande machine de production.

Marcel PERNOT