01 - 16 juin 1905 : retour à la compétition

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16 JUIN 1905 RETOUR A LA COMPÉTITION

1905! Septième année d'existence de la marque. Que d'événements heureux ou malheureux ont déjà jalonné sa route! En moins d'une décennie, elle a acquis une solide notoriété qui lui permet de rivaliser avec les plus grands constructeurs. Dans de nom­breuses compétitions elle a su s'im­poser. Certes, un deuil cruel l'a frap­pée : Marcel Renault a perdu la vie sur le chemin de Bordeaux, le 26 mai 1903, au cours de ce Paris-Madrid si meurtrier, que les courses de ville à ville furent définitivement interdites.

Un moment désorientée, l'entreprise a repris sa marche en avant. Louis Renault a dû décider de ne plus cou­rir lui-même, ses responsabilités l'obli­geant à ménager sa propre vie. A-t-il pour autant renoncé à la pàrticipation de ses voitures? Ce serait mal le connaître que de répondre affirmative­ment. Car, en ce début de siècle, la course pour un constructeur, est une nécessité vitale. Elle constitue le meil­leur banc d'essai et par conséquent elle est la source de tout progrès tech­nique. Elle est aussi la publicité -qu\n soit vainqueur ou non -et par consé­quent la certitude de vendre plus. Être présent dans les courses s'im­pose à tout constructeur désireux d'allier la réussite technique à la réus­site commerciale. A cette raison évi­dente il est naturel d'en ajouter une autre : Louis Renault a besoin de prendre une revanche.

Il est donc plausible de penser qu'au lendemain même de la disparition de Marcel Renault, l'idée de la participa­tion aux grandes manifestations du sport automobile ne l'avait pas quitté. Seule, la décence lui imposait une cer­taine discrétion. Pendant près de deux ans, la maison-mère ne parut plus dans les grandes épreuves tradition­nelles. Cependant, contrairement à l'opinion généralement admise, la mar­que resta présente dans de nom­breuses courses.

Regard vers les États-Unis

Bien entendu, il s'agissait de manifes­tations secondaires auxquelles partici­paient les propriétaires des voitures engagées ou encore des «distribu­teurs" (on dirait, aujourd'hui, des agents de la marque). Pour ceS der­niers il s'agissait d'acquérir une noto­riété personnelle qui, ajoutée à la qualité du produit offert, permettait de fructueuses affaires.

Ces batailles locales connaissaient un grand succès et la presse sportive en donnait de larges échos. La maison­mère ne pouvait naturellement que se réjouir des classements honorables des voitures qui sortaient de ses ateliers, sans préparation particulière.

Mais il semble bien que l'étincelle jaillit des États-Unis. De là-bas pro­venaient des bruits qui alarmaient les constructeurs français. On disait que les américains avaient mis au point

«Toute une catégorie de véhicules capables, non seulement de faire d'excellentes performances, mais en­core de battre tous les records du monde" (1).

De fait, Barney Oldfield, surnommé «le roi des pistes américaines», sur

son bullet de Winton demeurait invaincu malgré la présence d'une Mercedes 90 CV qui, propriété du milliardaire W.K. Vanderbilt était pré­sentée comme la voiture la plus rapide du monde. Le 29 janvier 1904, aux courses de Floride, qui se déroulaient entre Ormond et Dayton sur une plage de sable durci, longue de 23 kilo­mètres, Barney Oldfield l'avait emporté une nouvelle fois sur la Mercedes, accomplissant la distance en 46 s 2/5.

Ce qui, dans cette dernière confron­tation, réjouissait les constructeurs de Billancourt, c'est qu'une Renault y avait participé se classant 3e de sa catégorie. Strictement de série, elle appartenait à un riche américain,

M. Brokaw qui la faisait piloter par son chauffeur français Maurice Bernin. Comme beaucoup de ses compatriotes fortunés, M. Brokaw tenait à briller dans le sport automobile. Il avait fait confiance à Renault dont les agents locaux poussaient activement leurs ventes. Il comprit rapidement que pour vaincre en compétition, il fallait une voiture particulièrement étudiée et nul ne pouvait mieux la concevoir que Louis Renault. Et, le marché conclu, Billancourt se mit à l'œuvre : Dès septembre 1904, parfaitement au point, Bernin en prend livraison mais aupa­ravant elle avait été admirée par quel­ques journalistes. «Le nouvel engin que nous sommes allés examiner à l'usine fait bonne impression, écrit Maurice Chérié (2) ; c'est naturellement

(1)

«L'Auto» -28 janvier 1904.

(2)

Dans «La France automobile» ­21 septembre 1904.

de la mécanique impeccable, comme celle à laquelle nous ont habitués, depuis longtemps déjà, les ateliers que la victoire a si souvent prise en amitié. Le moteur est de 60 à 90 CV avec 4 cylindres, à soupapes commandées; un décompresseur placé sur les sou­papes d'échappement facilite la mise en marche. L'allumage se fait par accumulateurs et bobines, quoique la disposition du moteur permette l'allu­mage par magnéto à bougies. Le grais­sage se fait sous pression. Le radia­teur, en forme de cercle, est composé de trois rangées concentriques de tubes à ailettes, au centre desquelles tourne le ventilateur et qui aboutissent, à leur partie supérieure, dans un minus­cule petit réservoir. Le ventilateur est commandé directement par le moteur au moyen d'une courroie et chasse l'air de tous côtés à travers les ailettes, assurant ainsi le refroidissement par­fait. On a conservé le refroidissement par thermosiphon, et ce ne sera pas l'une des démonstrations les moins curieuses de son efficacité que de le voit: fonctionner sur un moteur de cette puissance. L'embrayage métallique est à spirales; le dispositif en est nouveau et a été spécialement étudié au point de vue de la douceur et de l'absence de glissements. La direction, fortement inclinée, est irréversible, du type employé par la maison sur toutes ses voitures. La barre d'accouplement se trouve derrière l'essieu. Inutile de dire enfin que la troisième vitesse est en prise directe et que la transmission se fait par cardan, principes essentiels dans la construction des voitures Renault. Comme pneumatiques il y a des 820/120 à l'arrière et des 810/90 à l'avant. Le poids de la voiture est de 950 kg environ. Quant à la vitesse, elle avoisine les 150 kilomètres à l'heure. Nous aurions voulu avoir à ce sujet des données précises, mais rien n'a transpiré des essais officieux qui ont été faits dernièrement. Tel est l'en­gin qui, à l'heure actuelle, vogue vers l'Amérique, sous la conduite du méca­nicien de M. Brokaw, emportant un peu de cet espoir tenace que nous avons d'aller vaincre les américains sur leur propre terrain ».

La première èpreuve dans laquelle se présente le nouvel engin est la coupe Vanderbilt, qui se dispute le 8 octobre à Jericho et Hampstead, sur un circuit de 46 kilomètres à parcourir dix fois. Succès de la construction française : Heath sur Panhard-Levassor est pre­mier, suivi d'Albert Clément sur Bayard­Clément. Mais Bernin n'est pas à l'arri­vée : il a été mis hors course par

150

suite de la perte d'une goupille dans le cardan. Ëchec navrant. Cependant, le 22 octobre il prend sa revanche sur la piste de Brighton Beach en battant Sartori. Sept jours plus tard à New York, match de 16 kilomètres sur piste, les américains l'emportent. Revanche de Bernin le 24 novembre à Eagle Rock dans le championnat du mille en côte. Enfin, le 30 janvier 1905, dans une nouvelle édition de la coupe Vanderbilt, c'est le succès : Bernin se place deuxième à trois minutes de Fletcher sur De Dietrich.

Comme on le pense, le comportement de Bernin et de sa voiture avait été suivi attentivement par Louis Renault. Les résultats obtenus ne pouvaient que le conforter dans sa décision de faire une «rentrée sensationnelle» (3). Et l'occasion se présentait : pour la sixième et dernière fois, la coupe Gordon-Bennett mettrait aux prises les meilleurs représentants du sport auto­mobile mondial.

La coupe Gordon-Bennett

«Désireux d' e ncoura g e r /'industrie automobile, j'ai créé un prix interna­tional destiné à être disputé par les divers clubs automobiles du monde entier». Ainsi s'exprimait James Gordon-Bennett dans une lettre de novembre 1899, adressée aux automo­biles-clubs de huit nations : France, Allemagne, Angleterre, Autriche, Bel­gique, Ëtats-Unis, Italie et Suisse. Il ajoutait : «l'ai décidé que la première course sera courue sur les routes de France et j'ai demandé à l'Automobile­Club de France de l'organiser en fonc­tion du règlement joint ~.

Ce richissime américain, propriétaire notamment du «New York Herald" était venu en France, dès 1887, pour lancer une édition continentale de son journal. Acquis à toutes les grandes entreprises, membre fondateur de l'A.C.F., il avait, dès le début, pressenti l'essor que prendrait la nouvelle loco­motion. En créant le prix qui ne tardera guère à porter le nom de «Coupe Gordon-Bennett", il offrait à l'automo­bile son premier grand moyen de pro­grès technique.

Le règlement joint à la lettre du nova­teur déterminait les conditions de parti­cipation et de déroulement de la

course. Les principales dispositions en étaient les suivantes :

-Participants: Tout club automobile étranger reconnu par l'Automobile-Club de France; mais, dans le cas où plu­sieurs clubs d'un même pays seraient admis, un seul pays ne pourrait être représenté que par trois voitures au plus.

-Voitures : Chacune devrait peser plus de 400 kg et porter au moins dèux voyageurs côte à côte, d'un poids moyen minimum de 70 kg par voyageur. Elles devraient être entière­ment et dans toutes leurs parties construites dans les pays des clubs représentés.

-Distance à parcourir : La course aurait lieu sur route en une seule étape, sur une distance de 550 kilomètres au moins et de 650 kilomètres au plus. Elle serait disputée dans le pays déten­teur de la course.

-Récompense: Une coupe représen­tant une automobile de course conduite par le génie du Progrès, la Déesse de la Victoire debout sur le siège. Ciselée par le joaillier parisien Aucoc, aucun club ne pourrait la posséder, seule­ment la détenir.

La première épreuve eut lieu le 14 juin 1900, sur le parcours Paris-Lyon. Cinq concurrents prirent le départ (3 français, 1 belge et 1 américain). C'est Charron sur Panhard qui l'em­porta à la vitesse horaire moyenne de 62,107 km ; Girardot, également sur Panhard se classa deuxième. Quant aux autres participants, ils avaient abandonné : de Knyff et Winton à Orléans, Jenatzy à Moulins. Deux concurrents à l'arrivée, quel piètre résultat! Mais un enseignement à tirer: « C'est... la démonstration péremptoire et définitive que l'automobile n'est pas un sport dangereux, puisque Charron a pu aller sans causer de dégâts de Paris à Lyon en 9 heures, sans que nul ne fût prévenu de son rapide

voyage» (4).

(3)

Selon le8 terme8 d'un communiqué de pre88e (Archive8 R.N.U.R.J.

(4)

George8 Prade : «La vie au grand air»­24 jUin 1900.

Devant le peu de succès rencontré, l'AC.F. organisa la deuxième épreuve en même temps que Paris-Bordeaux, le 29 mai 1901 et porta le poids des voitures à 650 kg. Cependant, les auto­mobiles-clubs étrangers se dérobèrent et la France se trouva seule. Sur les trois partants, un arrivant : Girardot sur Panhard. «La tâche est-elle trop dure pour les maisons étrangères, plus qu'elle ne le fût pour une maison fran­çaise? interroge Georges Prade (5). Il faut le croire surtout qu'elles n'ont pas l'élan, la spontanéité de notre t-empérament. Elles me paraissent sur­tout craindre par trop la défaite. C'est par la défaite plus encore que par la victoire qu'on s'instruit, et tous les grands constructeurs français vous diront que c'est en étant battu qu'on apprend son côté faible, qui dans la victoire disparaÎt ».

Le défi est relevé par l'Angleterre pour la troisième épreuve, qui se déroule le 26 juin 1902 sur Paris-Innsbruck en même temps que Paris-Vienne. Edge sur Napier se présente, seul contre les français, et il gagne. La Coupe passe en Angleterre. Aussitôt, en France, c'est l'indignation. On accuse Edge de s'être fait aider par des pas­sants pour remettre sa voiture sur la route. On accuse la commission spor­tive de l'AC.F. d'avoir mal choisi les marques engagées. Bref, toute une campagne de presse se développe dont le résultat est de donner un regain de vigueur à la Coupe. La défaite française n'aura pas été inutile.

Conformément au règlement, la qua­trième édition doit se disputer dans le pays détenteur. Mais l'Angleterre a toujours interdit les courses de vitesse sur son territoire et il faut, à l'Automobile-Club de Grande-Bretagne, déclencher une campagne d'opinion pour qu'enfin l'autorisation soit accor­dée... mais à condition que la course ait lieu en ... Irlande. Douze concurrents sont au départ le 2 juillet 1903 : trois allemands, trois anglais, trois français, trois américains. Pour la première fois, il s'agit d'une véritable confrontation internationale. A l'arrivée, les français de Knyff, Farman et Gabriel figurent dans le groupe de tête mais c'est l'allemand Jenatzy, sur Mercedes, qui est premier à la vitesse horaire de 79,162 kilomètres contre 76,910 à de Knyff. La Coupe passe en Alle­magne. Cependant, pour les français une consolation : sur 12 partants, cinq seulement ont terminé le parcours et parmi ces derniers l'équipe française au complet.

C'est donc en Allemagne sur le circuit du Taunus, que le 19 juin 1904 se déroule la cinquième épreuve en présence de l'Empereur Guillaume II. Cette fois, six pays sont représentés : Angleterre, Allemagne, Autriche, Bel­gique, France et Italie. En Angleterre comme en France il a fallu procéder à des éliminatoires pour désigner les représentants nationaux. Pour les fran­çais, un seul but : ramener la Coupe. L'objectif est atteint par Théry qui remporte l'épreuve sur Richard-Brasier, à la vitesse horaire de 87,245 kilo­mètres. Inutile de décrire l'enthou­siasme qui saisit le monde sportif français. Le retour de Théry à Paris qui s'effectue par la route est l'occa­sion de manifestations où les cris de «Vive Théry!» se mêlent aux «Vive la France! ».

Une polémique ardente

« Après avoir donné un si grand effort pour remporter la Coupe, la France ne pouvait plus nier sa valeur et recon­naissait implicitement en ce trophée, le signe certain d'une supériorité industrielle qu'il faut prouver chaque année en risquant dans une lutte uni­que, toujours aléatoire, la réputation établie par dix ans de travaux suivis. A ce jeu, /'industrie française s'expose plus que toute autre, car sa victoire, en prouvant une fois de plus une supério­rité déjà établie, lui rapporte bien moins qu'une défaite ne lui ferait perdre» (6).

Voilà donc le problème qui se posait à l'industrie française au lendemain de la victoire de Théry. Il va être l'occa­sion d'une polémique ardente : d'un côté, ceux qui veulent modifier le règle­ment de la Coupe; de l'autre, ceux qui souhaitent la suppression pure et Simple de l'épreuve.

Parmi les premiers se trouvait le mar­quis de Dion qui réclamait une limita­tion de la puissance des voitures -sans doute parce que venu tardivement à la construction de voitures de moyenne puissance, il désirait participer à une compétition dont la préparation comme le déroulement rencontraient chaque année une audience de plus en plus large.

En face se regroupaient la plus grande partie des constructeurs et les jour­nalistes sportifs. Leurs arguments reposaient sur une constatation : les

courses constituent une «réclame vivante» (7) d'un pays. Elles symbo­lisent sa puissance. La France a une industrie automobile qui dépasse l'en­semble des industries du monde. Elle doit donc gagner si elle ne veut pas ternir son image, et pour quel profit? « Chaque pays, en battant la France, peut espérer prendre une partie de sa production; la France, en battant cha­que pays, ne peut espérer prendre qu'une part dix fois moindre,. (8). En conséquence, dans chaque épreuve, notre pays doit avoir un nombre de représentants en proportion de sa puis­sance industrielle.

Or, la Coupe Gordon-Bennett n'admet que trois véhicules par pays, ce qui oblige chaque automobile-club à des choix souvent contestés. En France, par exemple, pour la première épreuve, les trois conducteurs sont choisis par voie de scrutin et tous les trois sur Panhard. On crie au favori­tisme d'autant que les élus sont ou directeur (de Knyff) ou agents géné­raux (Charron et Girardot) de la marque. Pour la deuxième épreuve, l'AC.F. désigne de nouveau Charron et Girardot, mais remplace de Knyff par Levegh sur Mors; deux marques sont donc admises. En 1902, l'AC.F. déSigne les coureurs de trois marques: Panhard, Mors et C.G.v. En 1903, seuls sont en lice Panhard et Mors. Il faut attendre 1904 pour qu'un peu plus de justice soit obtenu : devant l'accrois­sement du nombre de constructeurs candidats, l'AC.F. doit se résoudre à organiser des éliminatoires. Elles ont lieu le 20 mai 1904 et rassemblent dix marques, dont neuf présentent chacune trois voitures et une, deux.

Tout en leur donnant un apaisement, la désignation des trois conducteurs admis à disputer la Coupe n'apportent pas aux constructeurs une totale satis­faction. En effet, les dépenses considé­rables engagées -certains parlent de 400000 francs (9) -le sont seulement pour courir les éliminatoires, donc sans la certitude de participer à la Coupe.

(5)

«La vie au grand air» -Il .iuin 1901.

(6)

Léa Robida «La nature» -1er semestre 1905.

(7)

(8) Selon Georges Prade «La vie au grand air» -5 janvier 1905.

(9)

De francs 1905.

Il suffit d'un regroupement des cons­tructeurs mécontents suivi d'une péti­tion pour que l'A.C.F. étudie la ques­tion. Le 28 décembre 1904, son Comité prend deux décisions importantes : création d'un Grand Prix annuel et suppression de la Coupe Gordon­Bennett. Pour cette dernière cepen­dant, un sursis : elle serait courue pour la dernière. fois en 1905. Défini­tivement mis au point, le programme de cette année comporterait donc les éliminatoires à disputer le 16 juin et la Coupe le 5 juillet. Ainsi prenait fin la polémique qui avait, pendant plusieurs mois, passionné l'opinion.

Des virages et des rampes

« Il faut considérer deux choses dans cette grande épreuve : le côté sport et le côté spectacle, écrivait Paul Meyan (10). Étant donné que /'intérêt sportif guidera tous les spectateurs, c'est du sport qu'il faudra leur donner. Or, le sport ne s'accommode ni des neutralisations ni des passages à niveau. Un circuit de ce genre existe­t-il en France? Je le crois; mais il faut le chercher dans des régions peu habi­tées et par conséquent présentant peu ou point de ressources ».

Voilà donc les membres de la Commis­sion sportive de l'A.C.F. allant à la recherche du circuit idéal. Plusieurs itinéraires sont ainsi visités mais aucun ne semble les enthousiasmer. Reste une proposition à examiner, celle des frères Michelin qui avancent un tracé proche de Clermont-Ferrand. C'est elle qui sera retenue. Son adoption semble indiquer une nouvelle orientation dans l'objectif assigné à la course. Car il s'agit d'un circuit de montagne dans lequel la solidité des différents organes des voitures, la rigidité des châssis, le fonctionnement des freins, seront décisifs.

«Tracé dans les hautes vallées de la Sioule et de la Miouse, le circuit em­prunte de Clermont-Ferrand à Pont­aumur, la route nationale de Limoges et de Clermont-Ferrand à Bourg-Lastic, la route nationale de Tulle, réunissant ces deux routes par une traverse départementale de Pontaumur à Bourg­Lastic. Partant des Quatre-chemins près Clermont-Ferrand, à 446 mètres d'altitude, la route aborde brusquement la chaÎne des Puys par la côte de la Baraque pour la franchir au col de Moreno, entre les puys de Monchier et de Laschamps, à l'altitude de 1065 mètres. Ensuite commence une série de montagnes russes, la route coupant successivement, d'Olby à Laqueuille, toutes les ravines où ruissellent les eaux des puys de Sancy et de l'Aiguil­lier, la Sioule, le Sioulet, etc.

A Bourg-Lastic, par un rapide virage, /'itinéraire qui était descendu à 700 mètres, remonte à 825 à Herment, pour redescendre à 529 à Pontaumur, par une route un peu ondulée et assez étroite. De Pontaumur à Pontgibaud,

la route recommence à traverser des

vallées, heureusement plus larges que

d'Olby à Laqueuille, en s'élevant cepen­

dant par instant jusqu'à 780 mètres.

A Pontgibaud elle n'est plus qu'à 667

mètres d'altitude. Elle recoupe encore

ensuite la chaÎne des Puys entre ceux

de la Nugère et de Louchadière à

l'altitude de 870 mètres, dans la forêt

de Volvic, et rejoint ensuite les Quatre­

chemins, en redescendant peu à peu

par une série d'échelons.

Cet itinéraire, qui sera parcouru quatre

fois dans chaque épreuve, est des plus

durs pour une voiture de course, à

cause des lacets et virages nombreux

qui obligeront les concurrents à de

nombreux débrayages et à des coups

de freins brutaux, et à cause des côtes

fréquentes et raides qui fatigueront

rapidement les changements de vitesse,

toujours légèrement établis des voi­

tures de course, qui ne marchent ordi­

nairement jamais sur un autre cran

de vitesse que le dernier» (11).

Long de 137,444 kilomètres, le circuit sera donc difficile et dangereux tant pour les hommes que pour les voi­tures. Mais qu'en pensaient les frères Michelin? "Pauvre circuit 1 Comme on le met à mali Sur la foi de ren­seignements plus ou moins exacts, il s'est créé autour de lui une légende le représentant comme une véritable course à l'abÎme. Pensez donc 1 Le tournant de la Remise à Rochefort 1 Affreux, épouvantable, unique au monde 1 Impossible de le prendre en une fois 1 Il faut reculer, avancer, et encore 1... Pour le virage de Laqueuille, il faut être neurasthénique et avoir des idées de suicide fermement arrêtées pour consentir à l'aborder en automo­bile. Pas un ponceau, pas un dos . d'âne qui n'ait été catalogué aussitôt comme difficulté presque insurmon­table; quant aux rampes, c'est tout juste si un solide funiculaire pourrait s'y risquer. Rassurez-vous, chers lec­teurs, et surtout soyez bien persuadés que le Circuit d'Auvergne vaut mieux que sa réputation. C'est tout simple­

ment un circuit de Montagne» (12).

(10) «La France automobile» -26 novembre

1904.

(11) Léo Robida «La nature» -1er 8eme8tre

1905.

(12) Le8 lundi8 de Michelin -217-lund'.

Quoi qu'il en soit, des travaux préala­bles étaient cependant nécessaires. La voie ferrée coupant le circuit en trois endroits il fallut construire des ponts. Celui de Vauriat, long de 125 mètres, constituait un véritable ouvrage d'art. La route fut élargie, cylindrée et les virages relevés. Enfin, contre la poussière on employa un nouveau produit, le Pulveranto.

La minutieuse préparation des Renault

Tout en construisant la voiture que Brokaw lui avait commandée, Louis Renault mettait au point les modèles qu'il présenterait au 7e salon dont l'ouverture était fixée au 9 décembre 1904. Comme à l'habitude, la marque, dont c'était d'ailleurs un des traits caractéristiques, les préparait minu­tieusement «Tous ses modéles, dont il est inutile de vanter la construction très soignée, ne sont livrés qu'après une mise au point irréprochable, ce qui les différencie de pas mal de leurs congénères. Mais ce dont il faut louer les frères Renault, c'est de n'appliquer leurs innovations d'une façon définitive qu'après les avoir sérieusement étu­diées et essayées sur la route. Ce souci est poussé à un tel point que, dernièrement-encore, M. Louis Renault entreprenait un voyage de quelque 6000 kilomètres à travers l'Autriche, l'Allemagne et la Hollande sur les che­mins les plus variés, ce qui lui per­mettait de modifier certains dispositifs, d'améliorer certains détails avec cette certitude que seule peut donner l'école de la route" (13).

Parmi tous les modèles exposés au Salon c'est certainement la 20 chevaux qui constituait l'attrait principal. « Il est certain que l'une des voitures les plus admirées est la nouvelle 20/30 chevaux Renault frères qui s'offre aux regards admiratifs des visiteurs comme la digne héritière de la 14 chevaux de 1904, accueillie dès son apparition avec le succès que l'on connait. A vrai dire, les silhouettes de ces deux châssis n'offrent pas un aspect bien dissem­blable; ils sont bien de la même famille, avec leurs lignes simples et harmonieuses, leurs organes ramas­sés, compacts, comme s'ils ne vou­laient rien laisser échapper de leurs secrets mécaniques, certains qU'ils sont qu'on n'aura jamais à les démon­ter pour une réparation quelconque.

La différence la plus marquante nous est montrée par l'emploi de la tôle emboutie qui, maintenant, remplace le châssis en tubes, bien que ces der­niers n'aient jamais faibli à la tâche qu'on leur avait imposée. Le nouveau châssis se rétrécit à l'avant et relève à l'arrière; mais il conserve une rigi­dité absolue parce que le nombre des rivets est réduit au minimum et grâce aussi à une disposition spéciale, très ingénieuse, de goussets et d'entre­toises" (14).

Ainsi, Renault frères confirmait sa répu­tation. Parallèlement, la construction et la mise au point des véhicules devant participer aux éliminatoires se poursui­vaient dans le plus grand secret. Ce n'est qu'en mai 1905, soit un mois avant l'épreuve, que les journaux spécialisés furent informés des caractéristiques des voitures engagées.

«De même que les voitures de tou­risme, la voiture de course de MM. Renault frères présente des particula­rités qui lui sont propres et qui sans être copiées sur les concurrents, sont basées sur des principes scientifiques établis avec l'expérience de la route de

M. Louis Renault.

Le moteur de 70/90 HP est à 4 cylin­dres, réunis deux par deux à 1300 tours. Les cylindres sont munis d'une chemise d'eau reportée en cuivre. Le graissage du moteur est mécanique; il s'opère de la même façon que sur les voitures de série, c'est-à-dir~ par une petite bielle commandée directe­ment par l'arbre à cames. Cette bielle actionne une pompe d'un réservoir placé sur le tablier et refoule l'huile vers les paliers du moteur; en outre, Ur) dispositif spécial très ingénieux assure un courant d'huile continu en utilisant l'huile qui a pénétré dans le carter.

A la partie supérieure de ce carter se trouvent ménagées des gouttières qui reçoivent l'huile entrainée par la rota­tion des têtes de bielles; de ces gout­tières longitudinales, l'huile s'écoule dans des bagues à gorge circulaire, d'où elle est chassée par la force cen­trifuge vers les têtes de bielles en suivant des canaux percés dans l'ar­bre manivelle.

L'allumage est produit par une ma­gnéto Simms-Bosch à bougies spé­ciales Renault; la commande de cette magnéto se fait par un pignon héli­coïdal monté directement sur l'arbre à

cames.

Tous les organes du moteur, engre­nages de distribution, régulateur, etc. sont complètement enfermés dans le carter du moteur, bénéficiant ainsi des projections d'huile et se trouvant de ce même fait absolument à l'abri de la poussière. En outre, un allumage par accumulateurs ayant la particularité d'utiliser la même came de distribution facilite la mise en route; de plus, un décompresseur, agissan t sur les soupapes d'échappement au moment de la compression, permet de faire partir le moteur au quart de tour de manivelle.

A l'extrémité de l'arbre à cames, se trouve le pignon de commande de la pompe qui assure une circulation d'eau très ingénieuse, grâce au dispositif suivant : les radiateurs, en forme de fer à cheval, placés à l'arrière du moteur, sont constitués par deux ran­gées de tubes superposés qui ne com­muniquent que par la partie inférieure du réservoir; l'eau arrive à la pompe qui l'envoie à la partie inférieure des cylindres dans lesquels, grâce à cer­taine disposition spéciale, aucune poche de vapeur ne peut se former. Par sa plus grande densité, l'eau chaude tend à remonter vers la partie supérieure des culasses puis, en conti­nuant son circuit, arrive par la tuyau­terie, dans la première chambre du petit réservoir supérieur; l'eau suit alors les tubes à ailettes extérieurs, puis remonte dans la seconde rangée de tubes à ailettes intérieurs et va ensuite dans la seconde chambre du petit réservoir qui communique avec le grand réservoir, d'où le circuit recommence.

Nous insistons sur ce point d'impor­tance capitale que le réservoir placé à la partie supérieure des radiateurs est constitué par deux chambres abso­lument indépendantes l'une de l'autre, de telle sorte que l'eau ne peut passer de l'une à l'autre, qu'après avoir tra­versé les radiateurs.

La direction est inclinée et à sec­teur à vis sans fin. Sous le volant se trouve placée une manette qui joue différents rôles suivant les positions qu'elle occupe :

1. fermeture complète du carburateur et le moteur n'aspire plus de gaz et forme frein;

(13) (14) Vétéran «La France automobile» ­17 décembre 1904.

2.

admission des gaz, en laissant agir le régulateur;

3.

admission des gaz en supprimant J'action du régulateur.

Cette dernière position joue alors le rôle d'accélérateur. Une autre petite manette permet de régler la quantité d'air nécessaire à une carburation constante.

Les pédales sont au nombre de trois : la première est utilisée pour le débrayage et freinage sur J'arbre de transmission; la troisième est une pédale de frein sur les roues arrière.

Le conducteur a en outre à sa dispo­sition un levier à main, dont le secteur à crans permet de conserver la posi­tion de serrage.

La voiture comporte trois vitesses, avec naturellement la prise directe en troisième vitesse, que les usines de Billancourt ont les -premières adaptées et qu'elles ont portées à un degré de pe;-Fectionnement tel, que les voitures Renault ont bien mérité la réputation de «grimpeuse de côtes» que les connaisseurs lui ont donnée.

La caractéristique de cette voiture est d'être particulièrement basse et pour arriver à la stabilité nécessaire, MM. Renault frères ont placé le châssis en dessous des essieux» (15).

Cette particularité n'était pas em­ployée pour la première fois. En effet, la voiture Perless que Barney Oldfield avait parfois pilotée dans différentes épreuves aux États-Unis, possédait déjà le châssis en dessous des essieux et Renault en avait vraisemblablement été informé par Maurice Bernin (16). Quoiqu'il en soit, l'aspect général de la voiture surprenait car sa carrosserie

«a été spécialement étudiée en vue de diminuer les nuisibles effets de la résistance de J'air» (17). Le roi d'Es­pagne Alphonse XIII, qui assistait au côté du Président Loubet à la pré­sentation des voitures de course au Bois de Boulogne «ne quittait des yeux le sympathique Théry que pour regarder attentivement la Renault menée par Szisz, dont la silhouette imprévue le surprenait et /'intéressait vivement» (18).

(15)

Archives R.N.U.R.

(16)

Voir « Un espion industriel» (De Renault frères à la R.N.U.R., Tome 1, page 234).

(17) (18) Charles Faroux «L'Auto» -2 juin

1905.

Participer pour vaincre

« Les courses d'automobiles ont cessé d'être un jeu qui amusait quelques sportmen pour devenir, à tort ou à rai­son, un véritable critérium de la valeur des voitures en ligne. Une victoire ou une défaite impressionne donc de façon favorable ou défavorable le marché ».

Ces lignes extraites du journal «Les Sports» montrent bien dans quel contexte les constructeurs françaiS se trouvaient placés. Quoiqu'ils pouvaient penser du règlement de la Coupe ou de la qualité du circuit, ils étaient contraints de participer s'ils ne vou­laient pas que leurs concurrents étran­gers prennent le pas sur l'industrie nationale.

A l'instar de Renault frères, ils vont donc se livrer à une préparation sérieuse et soigner tout particulière­ment leurs voitures. Ils sont dix sur les rangs : Richard-Brasier, Renault frères, C.G.v., Bayard-Clément, Hotchkiss, Automoto, De Diétrich, Darracq, Panhard-Levassor et Gobron-Brillié. La puissance des voitures va de 130 CV (De Diétrich) à 85 (Darracq); à l'ex­ception de la Gobron-Brillié, tous les châssis sont en acier embouti. Quant au poids, il varie de 1 007 à 960 kg (Darracq).

Les meilleurs coureurs ont été choisis par les différentes marques : Théry, Caillois et Stead (Richard-Brasier), Girardot (C.G.v.), Clément, Hanriot, Villemain (Bayard-Clément), Fournier, Le Bion, Lavergne (Hotchkiss), Lapertot (Auto moto), Gabriel, Rougier, Duray (De Diétrich), Hémery, Wagner, de la Touloubre (Darracq), Heath, Teste, Farman (Panhard-Levassor) et Rigolly (Gobron-Brillié).

Beaucoup parmi eux ont connu la victoire dans maintes occasions et ils sont tous décidés à vaincre. Soumis à un entraînement intensif ils vont reconnaître le parcours. Dès le 21 avril, l'équipe Darracq est sur les lieux et s'astreint à un emploi du temps serré: deux tours par jour quelles que soient les conditions atmosphériques. L'équipe de Billancourt quant à elle, a été tout spécialement constituée. Son pivot est Szisz, bien connu de Louis Renault puisqu'il a été son mécanicien dans Paris-Vienne. Embauché aux usines le 1er mai 1900, il est devenu contremaître.

Il a été choisi dès janvier 1905 et son engagement dûment confirmé par une lettre de Louis Renault : Billancourt, le 6 janvier 1905

Nous vous confirmons, par la présente, les termes de notre entente pour votre participation à la course des Élimina­toires 1905 et pour la Coupe Gordon­Bennett.

Il est convenu que nous vous accep­tons comme conducteur, que vous vous engagez à conduire une de nos voitures pour ces deux courses, et qu'en aucun cas vous ne pourrez, pendant l'année 1905, accepter aucune autre offre d'une autre maison, quelle qu'elle soit.

Il est entendu aussi que vous courrez à vos risques et périls et que nous ne pourrons être tenus responsables des accidents qui pourraient vous survenir, soit pendant les essais, soit pendant l'une des courses.

Vous devrez vous faire assurer contre

les accidents causés aux tiers. Nous vous garantissons des prix d'au moins la valeur suivante, si vous arri­vez classé dans les Éliminatoires, ou premier à la Coupe Gordon-Bennett. Course des Éliminatoires :

pour la place de 1er 3000 F; -pour la place de 2e 2000 F; -pour la place de 3e 1000 F.

Coupe Gordon-Bennett

-pour la place de 1er .. 10000 F. Nous vous garantissons, en outre, de vous réserver les indemnités kilomé­triques et prix de la maison Michelin.

Nous vous rappelons qu'en cas de force majeure ou de maladie de votre part, nous nous réservons le droit de faire courir une autre personne à votre place ; mais, même dans ce cas, vous ne pourriez COUrIr pour une autre maIson.

Si, pour une raison quelconque, nous ne prenions pas part aux courses élimi­natoires ou à la Coupe Gordon­Bennett, vous ne pourriez réclamer, de ce fait, aucune indemnité.

Enfin, si d'ici l'époque de la course des Éliminatoires, et pendant la course des essais, vous aviez des accidents qui nous feraient craindre pour le résultat final de la course, nous nous réservons le droit de ne pas vous confier une voiture sans que vous puissiez, de ce fait, vous engager à courir pour une autre maison.

Recevez, Monsieur, nos sincères salutations. Louis Renault.

Pour le seconder, Szisz choisit comme mécanicien son ami Dimitriévitch. Comme conducteur de la deuxième voiture, Louis Renault engagea Edmond. Jusqu'à cette date, Edmond avait été le coureur de Darracq et'à ce titre participé à de nombreuses épreuves, dont Paris-Berlin et Paris-Vienne. A partir de son engagement il devait, lui aussi, rester fidèle à la marque, même lorsqu'il résolut de devenir pilote d'avions.

La troisième voiture fut confiée à Maurice Bernin dont les exploits amé­ricains avaient favorablement impres­sionné Louis Renault. Edmond reçut comme mécanicien Rassat et Bernin, Hennin.

Le 29 mai, Louis Renault et Hugé débarquent a Clermont-Ferrand et rejoignent l'équipe déjà en place. Un plan de campagne est mis au point et les ravitaillements sur routes orga­nisés. A quelques jours des Ëlimina­toires tout est en place pour le plus grand combat sportif de l'année.

Une formidable bataille

« C'est maintenant J'auguste silence qui précède les grandes batailles. Dans quelques instants la parole sera aux formidables moteurs qui vont s'élancer sur la route. Nos vaines paroles ou nos espoirs tenaces, nos discussions ou nos convictions ardentes n'y peu­vent plus rien. Tout va être nivelé par les roues des monstres puissants, et il ne nous restera que /'indicible émotion de l'extraordinaire partie qui va se jouer sous nos yeux».

C'est ainsi qu'au matin du 16 juin 1905, s'exprimait Henri Desgranges dans «La vie au grand air ». Il se faisait ainsi l'interprète des sentiments, non seulement des participants, mais aussi des spectateurs qui étaient accourus de toutes les régions de France.

Les Auvergnats, quant à eux, n'avaient pas attendu ce jour pour clamer leur satisfaction. « Dans tous les milieux on a compris, en Auvergne, combien est intéressante la locomotion nouvelle, et cela non seulement du point de vue du plaisir qu'elle procure, mais encore et surtout au point de vue de la richesse nationale qu'elle augmente dans d'énor­mes proportions» (19).

Cependant, pour certains d'entre eux, il faut bien le dire, ce qui importait c'était moins l'accroissement <;le la richesse nationale que la leur propre. « Les paysans dont les champs ou les maisons bordaient la route du circuit avaient compris, depuis un mois, que la manne dorée allait s'abattre sur leur région. Ils ont usé, abusé de cette circontance et haussé le prix de leurs services à des hauteurs inconnues» (20).

Enfin, le vendredi 16 juin arriva. Dès deux heures du matin, le service d'or­dre composé de quatre régiments d'in­fanterie et d'autant d'artillerie, auxquels on avait ajouté un millier de gendarmes, était en place, le circuit devant être interdit à la circulation à quatre heures et demie. Entre temps, des milliers de curieux s'égrenaient tout au long de l'itinéraire. Pourtant pour s'y rendre les difficultés ne manquaient pas.

« ... Pour gagner le point de départ il fallait être animé d'un courage à toute épreuve ou disposer des moyens de locomotion dont la rareté triplait la valeur. Les Clermontois, aux jarrets robustes, que n'effraie pas pendant

La voiture de course de Messieurs Renault frères.

la belle saison J'ascension du Puy de Dôme, se tirèrent à leur honneur de la montée de Laschamps et s'en furent pour la plupart à pied assister au départ des concurrents; les curieux venus d'un peu partout frétèrent des cars alpins, des landaus, des pataches dont les essieux rouillés criaient sous J'effort, ou firent agir leurs plus puis­santes relations pour obtenir une place dans quelque automobile» (21).

Plusieurs dizaines de milliers de per­sonnes se trouvèrent ainsi au point de départ de Laschamps où étaient ins­tallés le quartier des coureurs, des tribunes dont celle de Michelin, des cafés-restaurants et même un salon de thé. De nombreuses boutiques offraient aux spectateurs toutes sortes de mar­chandises, les victuailles côtoyaient les guides touristiques et la confiserie, les souvenirs d'Auvergne.

A six heures précises, le chronomé­treur officiel M. Tampier, donne le départ à Théry; quatre minutes plus tard c'est le tour de Szisz, puis de quatre en quatre minutes les coureurs s'élancent. Edmond démarre à 6 h 44 et Bernin à 7 h 12. Le dernier, Henry Farman sur Panhard-Levassor, quitte Laschamps. Dix minutes à peine s'écoulent qu'un coup de clairon annonce le passage de Théry. Il a bou­clé son premier tour en 1 h 42 mn 52 S; puis suivent Wagner, Szisz, Duray, Girardot, Caillois, Farman et Stead. Le meilleur temps de ce pre­mier tour est réalisé par Wagner (1 h 40 mn 40 s) suivi de Théry (1 h 42 mn 52 s). Szisz est crédité de 1 h 47 mn 47 s, Bernin de 1 h 57 mn 54 s. Quant à Edmond, qui a été contraint par des ennuis mécaniques de s'arrêter quinze minutes à son stand,

(19) Discours de M. Yberty, préSident de l'Aumobile-Club d'Auvergne publié par le

«Moniteur du Puy-de-Dôme ».

(20) (21) Maurice Chérié «La mobile» -24 juin 1905. France auto­

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La n° 2 dans son parc.

il ne peut faire mieux que 2 h 46 mn 29 s ce qui le place à 3 mn 20 s du dernier, Villemain sur Bayard-Clément. Mais la course continue. Théry reprend l'avantage sur Wagner en accomplis­sant le deuxième tour en 1 h 40 mn 25 s, soit à la vitesse horaire de 80,2 km. Malheureusement, Szisz ne réussit que 2 h 12 mn 07 s et perd ainsi tout espoir de remporter l'épreuve. Certes, Edmond est crédité d'un meilleur temps (2 h 00 mn 51 s) mais il ne peut escompter surmonter son handicap. Quant à Bernin, il est hors de course, son moteur chauffant il a dû abandonner.

Désormais la bataille se poursuit entre Théry, Wagner, Caillois et Duray. A moins d'un accident, toujours possi­ble, c'est un de ces trois hommes qui doit l'emporter.

Le troisième tour voit Wagner supplan­ter Théry, grâce à une crevaison de ce dernier. Szisz, en effectuant le tour en 2 h 00 mn 39 s gagne douze minutes sur le tour précédent, Edmond en perd huit. Au quatrième et dernier tour c'est Wagner qui a une crevaison, puis un éclatement, ce qui permet à Théry d'emporter l'épreuve à la vitesse horaire moyenne de 72,555 km, suivi de Caillois, Duray et Wagner; Szisz n'arrive qu'en cinquième position et Edmond en treizième.

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En plaçant deux de ses voitures en tête la maison Richard-Brasier obtenait un très beau succès. Elle le renouvel­lera d'ailleurs, le 5 juillet, toujours avec Théry, en s'adjugeant la Coupe devant la Fiat conduite par Nazzaro. Cette victoire permettait à la France une sortie en beauté. « Elle nous reste, nous J'avons gagnée, écrivait «Le Figaro ». Et maintenant que /'industrie française a affirmé son incontestable et durable suprématie, nous pouvons, sans craindre les ironies perfides et faciles que nous aurait valu la défaite, abandonner cette Coupe dont nous avons, depuis sa fondation, fait tous les frais ».

Raisons d'une défaite

Comment expliquer la défaite des Renault? Il n'a pourtant manqué à Szisz que onze minutes pour réaliser le temps de Duray, classé troisième, et vingt-et-une pour atteindre celui de Théry. L'habileté du pilote est-elle en cause? « Un bon conducteur peut faire rendre plus de vitesse à une voiture qu'un conducteur inférieur, de même qu'un bon jockey avec un cheval de

course» (22), mais Szisz est justement un bon conducteur, tous les spécia­listes le reconnaissent. Alors la voi­ture ? Sans hésitation Charles Faroux, dans « L'Auto », l'affirme: « ... nous ne constations pas sur les Brasier ce

bondissement des roues arrière qui entraÎne une notable diminution d'adhé­rence, préjudiciable à la valeur du ren­dement à la jante. Sous ce dernier rapport, les Renault n'avaient rien à envier aux Brasier, en ligne droite, elles collaient admirablement à la route. Je n'en dirai malheureusement pas autant quant à la manière dont elles prenaient les virages. Il faut, je crois, l'attribuer à J'extrême surbaissement du châssis. J'avais d'ailleurs constaté, il y a trois ans, sur la voiture d'Harry Harkness, établie d'après le même principe ­châssis au-dessous des essieux -un phénomène analogue: il est aisé d'en saisir la raison. L'action de la force centrifuge dans un virage s'exerce au centre de gravité du système matériel constitué par la voiture et ses deux hommes; la résistance à cette force s'exerce aux quatre points de contact du sol et des roues. Par la composi­tion habituelle des forces, on se rend compte que tout se passe comme s'il y avait, en ces derniers points, des forces normales à la direction de la voiture et un couple de renversement tendant à faire basculer celle-ci autour d'un axe parallèle à sa direction. Ce couple a d'autant plus d'intensité que son moment est plus grand, c'est-à­dire qu'est plus élevé son centre de

(22) Selon «The Dai/y Mirror» cité 'Par J.-R. DuZier «La cou'Pe Gordon-Bennett et le circuit d'Auver.qne» -P. CoutY Ed.

gravité. Abaisser celui-ci est donc nécessaire, mais l'abaisser au-dessous

d'une certaine valeur devient dange­reux. On va s'en rendre compte.

L'action du couple de renversement tend à caler les roues extérieures, à contrebalancer les forces de glisse­ment. Pour une voiture trop haute, le couple l'emporte, la voiture verse; pour une voiture trop basse, le couple est insuffisant, la voiture chasse. Il y a une sorte de juste milieu à établir. Il a paru que les Renault des éliminatoires avaient, si l'on peut s'exprimer ainsi, exagéré la solution qu'imposait le circuit.

Nous avons d'ailleurs tous constaté que l'arrière chassait dans les virages, en dépit de l'habileté de Szisz qui s'est révélé conducteur de premier ordre. Peu de véhicules y auraient résisté, car ï ai pu remarquer /'incroyable am­plitude de ces mouvements dans la ter­rible descente qui suit le col de la Moréno. Ceci est tout à l'honneur du mécanisme moteur; en fait, ces Renault étaient tout à fait remarquables et, sur un circuit moins abondant en virages, il nous faudra les installer au premier rang des favorites».

Cette opinion de Charles Faroux est particulièrement intéressante. Cepen­dant, ses remarques sur le comporte­ment des voitures surbaissées ne peuvent être acceptées sans restric­tions. Comme on le sait, actuellement, les voitures sont plus que surbaissées. La solution adoptée par Louis Renault constituait donc une solution d'avenir, mais elle intervenait trop tôt. Il faut bien considérer qu'à l'époque, d'une part, la suspension n'était pas au point pour .la prise des virages à grande vitesse et, d'autre part, que la surface portante des pneus était faible par rapport à ceux utilisés en course aujourd'hui. Enfin, le dérapage contrôlé n'était pas non plus inventé, encore qu'il devait être intuitivement pratiqué par Szisz quand on relève, dans les constatations de Faroux que ... « l'arrière chassait dans les virages".

Quoiqu'il en soit il n'était plus question pour les Renault, battues dans les Éliminatoires, de participer à la Coupe. Par contre, Szisz, du fait de sa cin­quième place, était retenu pour faire partie de la sélection française qui dis­puterait la Coupe Vanderbilt. C'est pourquoi, le 14 octobre 1905, nous le retrouvons aux États-Unis, à Jericho dans l'État de Long Island.

Le circuit, long de 45,600 kilomètres est à parcourir dix fois. Les Richard­Brasier qui ont renoncé sont rem­placées notamment par une Darracq pilotée par Hémery classé neuvième dans les Éliminatoires. Mais, décidé­ment, la chance n'accompagne pas Szisz : une crevaison survenue loin du point de ravitaillement lui fait perdre un temps précieux et lui ôte tout espoir de terminer honorablement. «C'est malheureux pour la maison Renault dont la voiture méritait un meilleur sort» (23). Néanmoins, Hémery l'emporte et c'est donc encore une victoire française.

Un complet épanouissement

La rentrée sensationnelle en course annoncée dès le début de l'année par Renau It frères a été décevante. Mais l'expérience vécue sur les routes d'Auvergne et d'Amérique se révélera fort utile, tant pour les voitures de série que pour la voiture de course qui sera engagée dans le 1er Grand prix de l'A.C.F.

1906 sera pour Renault frères l'année du passage de la voiture légère à la grosse voiture. «Voici une grande Maison, l'une des deux ou trois plus importantes du monde entier, qui a toujours SUIVI la même ligne de conduite. Son idée s'est librement développée, nous assistons aujour­d'hui à son complet épanouissement et il serait bien difficile de trouver dans le Salon (de décembre 1905) un stand qui renferme autant de nouveautés judicieuses que celui de Renault frères. Ils s'étaient longtemps cantonnés dans la voiture légère; les exigences de leur clientèle, dont la fidélité est prover­biale, les ont amené à la grosse voi­ture : leur coup d·essai est un coup de maÎtre, et la nouvelle 35 HP Renault suscite /'enthousiasme admiratif des connaisseurs comme des profanes. Son aspect est d'une élégance carac­téristique, malheureusement trop rare sur les châssis de cette importance. Rien du monstre et cette 35 HP est véritablement harmonieuse... Quand nous aurons ajouté que dans les Renault 1906, toutes les articulations, même les moins importantes, sont à

(23) «L'Automobile» -21 octobre 1905.

«Nous avons d'ailleurs tous constaté que l'arrière de la voiture de Szisz chassait dans les virages-"

cardans, nous n"aurons encore donné qu'une faible idée de la haute tenue mé'canique de ces excellentes voitures, dont la réputation mondiale n'est que la juste récompense de tant d'efforts. Enfin, et pour tout dire, Renault est toujours Renault; c'est un nom syno­nyme de perfection, et on ne voit pas beaucoup de châssis qui puissent seu­lement être comparés à ceux des fines, souples, élégantes et silencieuses voi­tures qui sortent chaque année en si grand nombre des usines de Bil­lancourt » (24).

De fait, à ce huitième Salon de l'auto­mobile qui se tient au Grand Palais, du 8 au 24 décembre 1905, Renault frères présente six types de voitures :

-8 chevaux à deux cylindres, dont 300 châssis ont été commandés par une nouvelle Compagnie de fiacres automobiles;

10 chevaux deux cylindres;

10 chevaux quatre cylindres;

14 chevaux quatre cylindres;

-20 chevaux quatre cylindres et enfin, la 35 chevaux.

L'avenir souriait à Renault frères d'au­tant que ce salon était «J'apothéose brillante de notre première industrie nationale, de la plus grande industrie mondiale» (25). Cependant des nuages commençaient à s'amonceler à l'horizon et viendrait un temps où l'orage écla­terait; mais en cette fin d'année 1905, nul n'y songeait encore.

Gilbert HATRY

(24)

Communiqué de presse 1Jour le 8-Balon (Archives R.N.U.R.J.

(25)

Paul Mevan «La France automobile ».

Palmarès Il Renault frères" entre juillet 1903 et juin 1905

Date Épreuve Nombre de voitures classées Conducteur et classement

11 au 18 juillet 1903 Semaine d'Ostende 2 Montigny (2) Declercq (2)

4 octobre 1903 Course de côte Château-Thierry 1 Péghoux (4)

15 mars 1904 Semaine de Nice 3 de Milio (8) Guidi (13) Gueyrand (19)

18 mars 1904 Rallye papier Cannes 1 Mounier (5)

26 au 28 mai 1904 Meeting d'Arras 3 Franchomme (5) (8) Cordonner (5)

3 au 7 août 1904 Semaine du Dauphiné 2 Goudet (2) Guérin (2)

29 août 1904 Course de côte de Namur 1 Chisogne (3)

22 octobre1904 Course de côte Château-Thierry 1 Drouard (8)

16 février 1905 Coupe de l'A.C. de Cannes 1 Mounier (6)

8 mars 1905 Course de côte d'Alger 2 Homolle (2) Samzelius (4)

4 juin 1905 Coupe Rochet-Schneider 1 Aichele (5)

4 juin 1905 Concours d'Oran 1 Brière (5)

12 juin 1905 Concours de Périgueux 1 Duvieux (2)