06 - Souvenirs d'un outilleur

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SOUVENIRS D'UN OUTILLEUR

par Pierre BÉZIER

Réunion du 9 novembre 1945

9 novembre 1945... Pierre Lefaucheux a réuni dans ·son bureau l'état-major technique et commercial de la Régie Renault.

J'ignore pourquoi mon nom est sur la liste de convocation, car je suis encore muni du contrat de projeteur, comme au jour où j'ai abandonné mon porte­mine de dessinateur, le 28 août 1939 très .exactement, pour rejoindre mon régiment d'artillerie.

Pierre Lefaucheux veut entendre les arguments de chacun quant au choix du véhicule à mettre en fabrication et de la cadence de production.

Il nous précise bien, dès le début de la réunion, que nous pouvons parler très librement, qu'il prend la totale responsabilité de la décision et qu'il ne tiendra rigueur à personne de n'avoir pas eu le même avis que lui.

Le choix du véhicule se ramène à une simple alternative. Ce sera la « Juva 4 » ou la «4 chevaux », qui n'a pas encore de nom de baptême et que nous ne connaissons que sous le matricule

106.

La «Juva 4» a été mise en fabrica­tion en 1937 et sa cadence a été por­tée par étapes jusqu'à dix à l'heure, la plus forte que nous ayons connue avant-guerre. Sa fabrication était alors au point et sa remise en route ne sou­lèverait en principe aucun problème nouveau. Cependant, l'outillage a souf­fert des bombardements (Fig. 1 et 2) et, quelle que soit la cadence choisie, il faudra beaucoup de travail pour le mettre en état de produire dans des conditions acceptables.

Pour la «nouvelle», tout est à ré­soudre; on n'y trouve, en dehors de la boulonnerie, aucune des pièces déjà existantes. Seuls les ateliers de fabri­cation des prototypes ont eu commu­nication des plans. Pendant l'occupa­tion, il y avait de sérieuses raisons pour traiter le problème avec beau­coup de discrétion afin de n'éveiller aucune curiosité gênante ou, pire en­core, dangereuse.

Si c'est la seconde solution qui est choisie, les méthodes et l'outillage devront faire leur apprentissage. Rai­sonner par analogie ne sert à rien. L'homothétie ne s'applique pas aux phénomènes de distorsion, et les solu­tions ne sont presque jamais trans­posables par similitude.

Donc, pour nous, le choix de la « nou­velle» entraînerait bien plus d'incer­titudes et de risques. Cela n'était pas fait pour effrayer des gens qui avaient le cœur bien accroché et qui, dans les années précédentes, avaient souvent risqué des enjeux plus lourds que l'espoir du déroulement paisible et harmonieux d'une carrière.

La discussion fut longue; quand il jugea qu'elle avait assez duré, Pierre Lefaucheux en fit une brève synthèse et déclara que c'était la «4 chevaux» qui serait mise en fabrication.

Quant à la cadence, la décision devait se fonder sur les estimations du ser­vice commercial et les prévisions des économistes ou des SOCiologues. Les uns et les autres pensaient que le parc automobile national, fort éprouvé par cinq ans de guerre et d'occupa­tion, était capable d'absorber trois cent mille véhicules de cette taille, et qu'après cela tout se stabiliserait à des valeurs bien plus raisonnables.

Et puis, une autre menace pesait sur nous : Panhard n'était pas resté inac­tif. Avec la collaboration de J.-A. Gré­goire, il se préparait à produire une voiture dont les caractéristiques étaient voisines de celles de la nôtre. Le premier qui arriverait sur le marché attirerait le plus gros de la clientèle et le dernier ne serait plus capable d'amortir ses investissements sur une série suffisante.

La décision était évidemment lourde de conséquences.

Les gens sages proposaient de fixer la cadence quotidienne à cent vingt unités. C'était exactement ce qui était prévu en 1939 pour la «Juva 4 ». Etait­ce une coïncidence, ou la courbe du chiffre des ventes aurait-elle été extra­polée par une horizontale?

Pierre Lefaucheux écoutait les contro­verses sans intervenir. Puis, quand les discussions furent éteintes, il déclara calmement:

« Eh bien! Messieurs, nous en ferons, et nous en vendrons trois cents par jour. C'est à vous de jouer. »

La réunion était terminée, les assis­tants se dispersèrent; les conversa­tions continuant à la sortie du bureau directorial, l'un d'eux me déclara :

« En même temps que des machines pour construire trois cents voitures, tâchez donc de nous inventer un systè­me pour fabriquer trois cents clients. »

Quelques jours plus tard, le Patron m'appela dans son bureau, où se trouvait déjà Jean Louis. C'était pres­que mon premier contact direct avec l'un et l'autre. Tout de suite Pierre Lefaucheux me demanda

« Vous n'avez pas dit grand-chose pendant la réunion de l'autre jour, et je voudrais bien savoir quelles sont vos idées sur les questions que j'ai posées. »

En fait, je n'avais guère pris la parole. Depuis mon entrée aux usines Renault, au début de 1933, mon travail s'était passé exclusivement à l'A.O.C. ou au bureau d'études d'outillages mécani­ques. Or, au cours de la réunion, il avait surtout été question de problè­mes économiques : quantité de maté­riaux disponibles, restriction d'électri­cité et des métaux ferreux, faculté d'absorption du marché. Les seuls points se rattachant à la technique étaient la cadence et le délai de mise en production : jUillet 1947.

« Monsieur, je ne me sens pas com­pétent pour choisir entre la «Juva 4 » et l'autre, mais ce que je crois, c'est qu'il faut absolument travailler à forte cadence.

Si par malheur nous nous arrêtons à 120, nous allons rafistoler les machines et les montages que les bombarde­ments n'ont pas endommagés de façon irrémédiable; nous les compléterons par un équipement du même style. Nous ne ferons pas baisser les prix de revient. Cela raréfiera la clientèle et l'on vous démontrera que l'on a eu raison de choisir la cadence basse.

Dans le cas contraire, nous serons forcé de faire des progrès, les prix diminueront et cela amorcera un cycle favorable. »

« C'est ce que je voulais savoir. Allez-y. »

L'entretien n'avait pas duré cinq mi­nutes.

Mission... Moyens... Décision

Treize années avant, j'avais appris à l'Ecole d'Artillerie de Poitiers, au cours des séances en salle, des services en campagne et des travaux sur le terrain, que tout problème devait se traiter en trois temps Mission­Moyens -Décision.

Fig. 1. -Atelier des pièces de rechange, 3 mars 1942.

Fig. 2. -Atelier des petites presses, 3 mars 1942.

Celui qui se posait au service des méthodes et au bureau d'études d'ou­tillage se schématisait ainsi :

Mission

-Etudier et mettre en route l'équi­pement nécessaire pour produire en une heure 20 collections de pièces.

-Délai : 20 mois.

Remarque : les pièces à fabriquer ne sont spécifiées que d'une façon pro­visoire et des modifications pourront leur être apportées jusqu'à une date indéterminée.

Cette dernière observation ne s'est trouvée que trop justifiée. Les essais des prototypes et de l'avant-série ont montré qu'il était indispensable d'ef­fectuer des retouches et le travail des méthodes n'en a pas été simplifié. En un an nous avons reçu plus de trois cents notes de modification; le dé­pouillement du courrier était devenu un véritable cauchemar.

Moyens

-HOMMES

L'état-major technique avait, en cinq ans, subi des pertes sévères. Les spé­cialistes, dispersés par les hasards de la guerre, de l'exode, de la capti­vité et de l'occupation n'avaient pas tous rejoint le bercail; certains avaient même bifurqué vers l'agriculture, le négoce ou l'artisanat. Heureusement, restait une solide phalange de méca­niciens dont la vocation était demeu­rée insensible aux attraits de la facilité, des hommes dont on dit de façon imagée qU'ils ont été « vaccinés avec une pointe à tracer "

-MACHINES

Pour les machines-outils, il n'en sub­sistait que ce que les bombardements nous avaient laissé. Elles étaient usées jusqu'à la corde, graissées avec des huiles de récupération et entretenues plus mal que bien. Il n'était même pas question de les ôter aux ateliers de production car l'usine devait pouvoir vivoter pendant encore deux ans, au moins, en produisant chaque jour quel­ques dizaines de camions et de «Juva Quatre" utilitaires. Il nous fallait donc acheter ou créer un équipement tota­lement nouveau.

L'Atelier d'Outillage Central (A.O.C.) et l'Artillerie, dernier carré et fer de lance de nos troupes, sur qui allait reposer la charge de fabriquer tout ce que nous ne pourrions pas acheter, n'étaient pas beaucoup mieux lotis.

Il y avait dans leurs rangs bien des vides à combler, et les machines avaient souffert. Le blockhaus des pointeuses, « J'Atelier du quart de poil", avait été touché de plei n fouet dans la nuit du 3 mars 1942, et je revois encore les précieuses «Gene­voises " sous les gravats. On les avait remises en état, et Pierre Neuville pouvait quand même se targuer, à juste titre, d'en obtenir « le centième ".

-FONDS

Nous osions à peine imaginer à quels tours de force devrait se livrer

M. Lions, directeur financier, pour nous procurer les fonds dont nous avions besoin. Un peu de soleil dans ce ta­bleau sombre : nous avions reçu une allocation de dollars du plan Marshall, des dollars à 110 francs, alors que la cote se situait aux environs de 250 ou 300 francs.

Ils allaient nous permettre d'acquérir certaines machines, tours multibro­ches, rectifieuses de vilebrequins et d'arbres à cames, brocheuses, machi­nes à pierrer, machines à tailler et à raser les pignons, équilibreuses, affû­teuses, machines à vérifier, que seule l'industrie américaine était capable de produire et de nous livrer dans les délais voulus.

-MATIERES

Dans le dénuement général, les matiè­res premières faisaient cruellement défaut. A quels trésors de diplomatie et de persuasion devions-nous de dis­poser des bons, qui nous donnaient le droit d'acquérir quelques centaines de tonnes de tôle d'acier ou quelques tonnes d'alliages cuivreux et de mé­taux légers?

En résumé, une lourde tâche nous attendait, plus lourde même que nous ne le supposions, et les moyens en hommes, en machines, en matières et en argent, étaient peu abondants.

L'industrie américaine de la machine­outil était engagée à plein dans la reconversion aux activités du temps de paix. Quant aux constructeurs euro­péens, ils reprenaient la fabrication des machines classiques; aucun ne se souciait de se lancer dans l'étude de machines spécialement destinées aux fabrications en grande série, alors que la mécanique générale offrait des débouchés beaucoup moins aléatoires.

Décision

En conclusion, nous n'avions plus qu'à nous préparer à fabriquer, par nos propres moyens, le plus gros des équi­pements qui nous étaient nécessaires.

Répartition des tâches

Depuis bien des années, le travail se partageait, en bonne logique, entre les méthodes, qui établissaient les gammes d'usinage et spécifiaient les caractéristiques fondamentales des outillages, et le bureau d'études d'ou­tillages mécaniques, chargé de la conception des montages porte-pièces, des outils spéciaux et de certains appareils de contrôle.

Les problèmes, tels que les posaient les méthodes, étaient parfois insolu­bles; il nous fallait alors amener les responsables devant nos planches à dessin pour leur faire toucher du doigt nos difficultés. Les discussions étaient passionnées; cela n'empêchait pas l'amitié et l'estime réciproques entre gens de métier, ce qui avait valu à nos relations d'être qualifiées de

«mésentente cordiale".

Les méthodes étaient dirigées par Emile Tordet, praticien chevronné qui avait fait ses classes chez Brown & Sharpe et que Louis Renault avait sorti du rang pendant la guerre de 1914. Il était assisté par Pierre Debos, arrivé à l'usine en 1935 lors de la dis­persion de l'équipe de Louis Delage.

Emile Tordet, influencé par sa forma­tion d'origine, s'intéressait principale­ment -presque exclusivement pour­rait-on dire -aux tours automatiques et aux rectifieuses, qu'il qualifiait de machines nobles; il laissait la bride sur le cou aux spécialistes du perçage, de l'alésage, du fraisage, du brochage et du taillage qu'il désignait sous le vocable d' «opérations vulgaires". Le traitement thermique était sous l'obé­dience du laboratoire.

Mon métier m'avait bien souvent mis en contact avec son adjoint Pierre Debos dont j'appréciais les exception­nelles qualités. Il savait deviner du premier coup d'œil la technique d'ave­nir parmi la prolifération des inventions fantaisistes capables de séduire les profanes, mais qui ne durent que d'une exposition à l'autre.

Pour les machines à tailler, nous avions appris par ouï-dire les stupéfiants progrès accomplis par Gleason, dans le domaine des dentures coniques, avec ses machines Revex, Revacycle, Cyclex et Formate, qui avaient réduit les temps de coupe dans le rapport de 5 à 1. Pour les tours parallèles, le copieur hydraulique, dont Georges Fischer (G + F) avait été le promo­teur, s'imposait comme la solution évidente.

Les gens sages conseillaient à mi­voix, et souvent dans la coulisse, de s'en tenir aux méthodes éprouvées de l'avant-guerre, alors que les cadences atteignaient le quart de celles que nous voulions obtenir. Cela signifiait qu'il aurait fallu se contenter, pour les travaux de perçage et de fraisage, d'employer des machines de produc­tion (Fig. 3) munies de montages porte­pièces et complétées éventuellement par des têtes à broches multiples.

Une analyse rapide des plans qui nous étaient transmis peu à peu montrait, sans qu'il soit besoin de beaucoup extrapoler, qu'il nous faudrait dans ce cas près de deux mille machines, ser­vies, dans chaque équipe, par autant d'ouvriers spécialisés.

Une solution aussi traditionnaliste ne pouvait évidemment tenter que des gens dont la prudence ressemblait beaucoup à de la pusillanimité.

Fig. 3. -Chaine des carters-cylindres Primaquatre, 1930.

Au contraire, il était évident que les machines spéciales constituaient la seule solution d'avenir.

Afin de répartir au mieux les tâches, il était tout naturel que Pierre Debos se charge de choisir et de comman­der les machines que l'industrie pou­vait nous fournir : tours, brocheuses, tailleuses, rectifieuses, etc., et que le bureau d'études d'outillage conçoive les machines spéciales destinées à effectuer la plupart des opérations de perçage, de taraudage et d'alésage.

Si les machines-outils américaines, grâce à la valeur fictive des dollars­Marshall, étaient d'un prix abordable, celui des équipements qu'on nous proposait pour les compléter était à proprement parler effrayant. De plus, ce n'était pas sans inquiétude que nous envisagions de discuter avec des bureaux d'études situés à des milliers de kilomètres de Billancourt, utilisant un système de mesure différent du nôtre et parlant un langage incompré­hensible à beaucoup d'entre nous. Ainsi, le bureau d'études d'outillages allait avoir à étudier : d'une part les machines spéciales, et d'autre part les équipements des machines classiques. Si nous voulions aboutir dans le délai qui nous était accordé, il fallait évi­demment nous attaquer en priorité au plus gros morceau, c'est-à-dire aux machines, dont l'usinage, l'assemblage

et la mise au point demanderaient le plus long délai.

L'étude des équipements simples se­rait entreprise plus tard, et nous savions par expérience que l'A.O.C. en ferait son affaire en quelques mois. Combien de fois, avant la guerre, n'avions-nous pas participé à ces courses effrénées où l'on nous donnait en mai, ou même en juin, les plans des pièces qui devaient figurer au Salon d'octobre. Pour nous consoler de renoncer à nos courtes vacances d'été -adieu croisières! adieu escalades! -on nous faisait alors valoir combien l'arrière-saison gardait de charme.

Puisque nous entreprenions en priorité l'étude des gros ensembles, un assez long délai allait s'écouler avant que nous transmettions des plans d'exécu­tion à l'A.O.C., et comme les services administratifs avaient tendance à juger l'avancement du travail en fonction du nombre des bons de commande, les graphiques ne prenaient pas une allure rassurante; l'extrapolation d'une courbe confondue avec l'axe horizon­tal a de quoi inquiéter les spectateurs, qui ne voient pas ce qui se prépare dans les coulisses.

Cette façon d'attaquer le travail n'était donc pas du goût du bureau central. Au cours de conférences périodiques auxquelles nous étions convoqués, il

Fig. 5. -Machines à percer les maillons de chenilles de chars (en cours de mise au point à l'A.O.C. en 1938).

n'était pas toujours facile de faire observer qu'entre une machine néces­sitant plusieurs milliers d'heures de fabrication et un petit accessoire qui n'en demandait pas plus de quelques dizaines, il y avait une différence que la seule considération des numéros d'enregistrement ne permettait pas bien de distinguer.

L'atmosphère des réunions était sou­vent houleuse, comme si les cris et les imprécations avaient jamais accéléré le travail.

Les machines spéciales d'avant-guerre

En dépit des clameurs ou des mur­mures, nous avons commencé nos études par les machines spéciales. On peut les définir comme résultant de la juxtaposition de machines élémentai­res groupées autour d'une pièce, ou de plusieurs.

Depuis une vingtaine d'années, les usines Renault utilisaient des unités de perçage, les têtes automatiques TPA 1 et TPA 4 (1) dont les puissances respectives étaient de 1 et 4 kW. Il en existait à peine une cinquantaine dans toute l'usine, installées pour la plupart dans la chaîne des carters­cylindres Juva Quatre et Prima Quatre. Leur commande était purement ciné­matique, leur course se limitait à cent millimètres pour les petites, et cent cinquante pour les grosses. Une came­plateau déterminait leur cycle de tra­vail. Le retour s'accomplissait sous l'effet de ressorts jumeaux. Lorsque le fourreau coulissant portait une tête multiple quelque peu lourde, il fallait ajouter ressorts, contrepoids ou vé­rins pneumatiques et le choc en fin de course était si brutal que les bâtis se fendaient parfois. De plus, la course était courte et le changement d'outils exigeait des manoeuvres longues et fatigantes.

Nous possédions aussi quelques ma­chines à commande hydraulique, mais leur fonctionnement s'était révélé bien délicat, et seuls d'excellents mécani­ciens pouvaient en assurer l'entretien et le dépannage. L'huile avait une fâcheuse tendance à s'émulsionner, et la moindre poussière en suspension altérait le réglage de la vitesse de fonctionnement, au grand dommage des outils.

(1) Têtes de Perçage Autonomes de 1 et 4kW.

Bien que de nombreuses unités hy­drauliques aient été en service dans d'autres usines, la solution ne nous tentait vraiment pas.

En 1935, des têtes de taraudage, dites TT 1 et TT 2 (Fig. 4), étaient venues compléter notre dotation, au grand émoi de tous ceux qui pensaient que le doigté d'un opérateur était irrem­plaçable, et que " ça-ne-marcherait­jamais ".

La formule avait déjà beaucoup servi et sa carrière ne s'est pas terminée là.

La conception des TT 1 et des TT 2 marquait une innovation: les différents mouvements étaient autonomes, et sans liaison cinématique entre eux. Chacun était commandé par un mo­teur dont la mise en marche, l'inver­sion et l'arrêt étaient déclenchés par des distributeurs agissant sur des relais électromagnétiques.

C'était Marcel Blondé, ingénieur au service électrique, qui nous avait gui­dés dans cette voie, nouvelle pour les mécaniciens que nous étions, et j'avais dû m'initier rapidement, rappelant des souvenirs scolaires heureusement en­core assez frais, à la logique de Boole et à la conception des automatismes séquentiels.

En 1937, nous avions étudié de gros­ses machines pour percer des maillons de chenilles de chars (Fig. 5). Dès cette époque, les difficultés inhérentes à la conception des TPA étaient évi­dentes, et j'avais proposé de dessiner de nouvelles unités, mieux adaptées à la résolution de nos problèmes. Mais, de l'Est, venait un bruit de bottes; il fallait parer au plus pressé, et il était trop tard pour faire du nouveau en reprenant le travail à la base.

L'expérience acquise lors de la mise en service des unités de taraudage, nous permit de fonder tout l'automa­tisme de ces grosses machines sur l'emplOi exclusif des contacteurs à commande séquentielle.

Cela n'avait pas été sans étonner les mécaniciens, car chaque machine était équipée d'une dizaine de moteurs. Elle était aussi flanquée d'une armoire bourrée de contacteurs (Fig. 6), au fonctionnement mystérieux, et d'où venait un cliquetis inquiétant.

En fait, la mise en route ne s'était pas accomplie sans incidents et il avait fallu tout le courage de Pierre Neuville,

Fig. 6. -Armoire à contacteurs.

patron de l'AO.C., l'enthousiasme de Gabriel Decaux, responsable des mé­thodes de perçage et de taraudage et la force de caractère d'Etienne Coin­deau, chef des études d'outillage, pour que l'entreprise soit conduite à son terme.

Finalement, les quatre machines avaient remplacé soixante-dix perceu­ses classiques, mais cela n'avait pas convaincu les traditionnalistes qui s'étonnaient que des machines de dix tonnes puissent servir à percer des pièces de deux kilogrammes.

Le hasard a voulu que Pierre Lefau­cheux les voit travailler au cours d'une visite de notre usine du Mans, effec­tuée à la fin de 1939.

Réflexions en Oflag

Derrière les barbelés de l'Oflag XI A. j'avais eu le loisir de mettre de l'ordre dans mes souvenirs de mécanicien, et de préparer des projets pour un ave­nir que nous voulions croire proche.

Afin d'éviter de tomber dans une inac­tion démoralisante, les ingenleurs avaient formé un groupe d'études où des échanges de vues étaient active­ment poursuivis.

J'étais persuadé que l'industrie auto­mobile française devrait, de plus en plus, travailler en grande série, car ce serait le seul moyen de réduire les prix et de lutter contre une concur­rence qui, dès la fin des hostilités, reprendrait toute sa vigueur. L'exem­ple de la période de 1920 ne devait pas être oublié.

Pour résoudre les nombreux problè­mes que cela allait nous poser, il était indispensable que les machines spéciales soient constituées à l'aide d'éléments autonomes normalisés, des­tinés : les uns, à actionner les forets, les tarauds, les alésoirs ou les fraises et les autres, à déplacer les pièces de poste à poste.

Ainsi, le travail du bureau d'études d'outillage se ramènerait à dessiner les montages porte-pièces, les têtes multibroches et les éléments spéciaux utilisés pour joindre les pièces de bâ­tis : soubassements, blocs, équerres, etc.

Pour conjuguer entre eux tous les mouvements, il était exclu d'employer des liaisons cinématiques ; la com­plexité d'un tel problème et les inévi­tables déformations d'ensembles de grandes dimensions exigeaient une solution électromécanique.

Sur des lambeaux de papier, j'avais fait et refait des croquis de machines et des diagrammes de systèmes de commande séquentielle.

Les T.E.M.... et la suite

Après mon retour de captivité, j'avais longuement exposé à Etienne Coin­deau mes vues sur l'évolution de l'ou­tillage, et nous nous étions trouvés en plein accord.

Dès l'été de 1942, il a chargé René Berthelot d'étudier une nouvelle unité d'usinage répondant à un cahier des charges très exigeant.

Il fallut, de bout en bout, concevoir un mécanisme original, car les équi­pements auxquels nous voulions avoir recours n'existaient pratiquement pas: aucun constructeur français ne jugeait utile d'étudier et de fabriquer des mo­teurs-freins. Il fallut donc, avec l'aide du service électrique, étudier un frein spécial s'adaptant sur les moteurs­flasques. Les distributeurs électriques disponibles étaient encombrants et la TELEMECANIQUE ne croyait pas assez à l'avenir de nos conceptions pour qu'il soit utile d'en réaliser de nouveaux, compatibles avec nos besoins. C'est encore René Berthelot qui les étudia, en fonction des schémas élémentaires des différ~nts cycles de travail.

En même temps, Paul Legrand, aidé de Pierre Chauvidan, élaborait une solu­tion entièrement mécanique ; c'était une merveille d'ingéniosité, mais elle était plus compliquée et plus chère que l'autre, car elle ne faisait pas appel aux ressources de l'électromé­canique. Aussi ne fut-elle pas retenue.

Dès que l'étude de la petit unité ­1,5 kW et deux cents millimètres de course -fut achevée, on en mit dis­crètement une paire en fabrication à l'AO.C., et leur mise au point fut ter­minée avec l'aide d'un ajusteur remar­quablement habile, Pogidaeff.

Dans la grisaille de notre vie sous l'occupation, la mise en route des deux premières têtes fut un ensoleil­lement. Pour nous, elles présageaient les temps que nousôttendions, mais nul n'aurait osé rêver que l'usine en emploierait un jour plus de dix mille.

Pendant ce temps, René Berthelot dessinait des versions plus grosses, ayant respectivement 5 et 15 kW à la broche et trois cents millimètres de course (Fig. 7).

Nous étions conscients de l'impor­tance de l'enjeu. C'était une mutation qui s'amorçait et il ne fallait pas man­quer le départ. Nous nous étions donné comme but d'avoir des machines dont la conception resterait valable pendant deux décennies au moins. Trente-deux ans plus tard, les unités sont toujours là; seule la forme du bâti principal a subi des modifications pour s'adapter à l'esthétique de l'époque. Les con­naisseurs appréCieront la valeur du travail accompli par René Berthelot.

En même temps, Jean Berthonnet s'at­taquait à l'étude de plateaux pivotants automatiques, constituant des unités

Fig. 7. -Têtes électromécaniques.

Fig. 8. -Troisième machine-transfert de la chaîne des carters-cylindres 4 ch.

autonomes d'un mètre et un mètre quarante de diamètre ; leur angle d'évolution allait d'un demi à un hui­tième de tour.

Il n'était pas question de construire des prototypes de si gros appareils, qui auraient sûrement attiré l'attention des occupants.

Gamme d'usinage

Dans les conditions ordinaires, l'étude des outillages ne pouvait commencer qu'à partir du moment où les prépa­rateurs du service des méthodes avaient établi les gammes d'usinage, et rédigé de façon détaillée les fiches d'instructions relatives à chaque opé­ration.

Dans les circonstances nouvelles où nous nous trouvions, le procédé s'est rapidement révélé inapplicable aux pièces USinees, principalement sur machines spéciales. En effet, l'étude d'une machine doit tenir compte des exigences de la résistance des maté­riaux et des impératifs de la géomé­trie. En conséquence, la répartition des opérations ne peut se faire avant que les études soient assez avancées.

Alfred Derungs, qui dirigeait le service de préparation, possédait une longue expérience d'usineur, mais il l'avait surtout acquise dans des fabrications de petite série, en particulier chez Delage-Licorne, et Laffly. Il fut con­venu que ses collaborateurs établi­raient en priorité les gammes et les fiches d'usinage relatives aux pièces usinées de façon traditionnelle; pour les autres, nous leur proposerions . des schémas de gammes qui seraient

complétés par leurs soins.

Gabriel Decaux, avec son humour inimitable, avait proposé de faire poly­copier des gammes universelles qui ne comporteraient plus que trois lignes:

- usinage des points de départ;

- passage sur machine-transfert;

- expédition vers la chaine de mon­

tage.

L'étude des machines spéciales

Lorsque le bureau d'études d'outillage entreprit son travail, les principaux élé­ments des machines spéciales etaient étudiés, mais seules les petites unités avaient été essayées. Le plus gros du travail consistait maintenant à dessi­ner les montages porte-pièces et les têtes multibroches.

Ce n'est pas du premier coup que nous sommes arrivés à la conception des machines-transfert. Nous nous étions déjà passablement écartés des voies habituelles et nous étions in­quiets d'entrainer l'A.O.C. dans une aventure encore très risquée. Sur le sol mal remblayé de Billancourt, l'ins­tallation de machines longues d'une dizaine de mètres (Fig. 8) semblait irréalisable à des gens de bon sens.

Dans l'équipe d'André Bellart, qui avait la responsabilité quasi totale de la chaine des carters-cylindres, c'est Jac­ques Dupard qui fut chargé de l'avant­projet d'une série de machines à tambour. Rapidement, il devint évident que nous aboutirions de cette façon à des solutions monstrueuses car, pour loger une douzaine de pièces il faudrait des barillets de dimensions gigantesques. Aussi, arrêtant net le travail sur ce problème, il fut décidé qu'on abandonnait la solution par ma­chines à tambour et qu'André Fliecx commencerait sans délai l'étude des blocs de machines-transfert.

Les pièces justiciables de cette sorte d'usinage couvraient un large do­maine (Fig. 9), depuis les cylindres de freins jusqu'aux carters-cylindres. On résolut d'avoir deux types de blocs ayant respectivement trois cent soi­xante-dix et sept cent quarante milli­mètres de pas; ainsi nous pourrions, lorsque le moment viendrait, utiliser les mêmes éléments pour la fabrication de plus gros organes.

En étudiant les plans des petites piè­ces, nous aperçûmes des similitudes inattendues entre les gammes d'usi­nage d'organes, aussi différents en apparence que des croisillons de car­dans, des moyeux de synchroniseurs, des porte-roulements de pignons de direction, des raccords de canalisations de freins (Fig. 10) ou des pignons fous de boites de vitesses.

Il nous fallait de tout petits plateaux, capables d'évoluer en fonction de divisions irrégulières et de commander des cycles d'usinage les plus fantai­sistes.

C'est Ernest Bruneau qui en fit, en quelques semaines, l'étude complète. C'était un dessinateur d'une rapidité étonnante. Il avait exécuté seul, en cinq cents heures, l'étude complète -ensembles, détails, nomenclatures -de la machine transfert des pom­pes à huile. Je n'ai pas encore entendu dire que ce record ait été battu.

Pendant ce temps, le reste de l'équipe continuait de dessiner les montages porte-pièces et les têtes multibroches.

Fig. 9. -Machines-transferts des boîtiers de direction.

Fig. 10. -Machine à diviseur des raccords

Les dessinateurs d'outillage étaient familiarisés avec l'étude des monta­ges, mais seuls quatre ou cinq spécia" listes avaient eu l'occasion avant la guerre d'étudier des têtes multiples, et un sérieux effort serait à accomplir pour mettre leur expérience à la dis­position de tous leurs collègues.

Le tracé des chaînes cinématiques n'était pas, en soi, très difficile; un peu d'expérience et beaucoup de flair en venaient assez vite à bout; il fal­lait ensuite se livrer à un travail de triangulation d'autant plus fastidieux que la seule machine à calculer, une Brunswiga, commandée par manivelle, était réservée à l'usage de la section des engrenages ou des outils cou­pants, et qu'il fallait se contenter d'employer les tables de logarithmes à sept décimales. Tirant parti de la méthode utilisée en topographie pour effectuer les relèvements au théodo­lite, nous avons imaginé un procédé semi-graphique, grâce auquel la quan­tité des calculs était réduite des trois quarts et que les dessinateurs avaient immédiatement adopté.

Il restait à traiter le problème des pignons à denture corrigée. En effet, les entre axes résultant des calculs n'étaient pas des multiples entiers du module normalisé, et la solution habituelle, en pareil cas, était de définir des pignons hélicoïdaux, dont l'angle d'hélice était choisi en vue d'obtenir le module apparent néces­saire.

de tuyauterie de freins.

Cela promettait un regain de calculs à exécuter, et une variété de réglages dont les tailleurs de pignons allaient faire les frais.

Il y avait bien un procédé de correc­tion de denture, mais il était jalou­sement gardé par un spécialiste du taillage, seul habilité à autoriser une dérogation à la règle sacro-sainte, d'après laquelle le diamètre primitif d'un pignon était le produit du module par le nombre de dents.

Tant que les dentures corrigées étaient restées l'exception, ce monopole de fait n'avait pas été gênant, même s'il causait un petit délai dans la spécifi­cation des pièces; mais, pour nous, l'avenir était constellé de milliers de pignons anormaux et cela présageait des retards insupportables. Dans les notes que j'avais rédigées en captivité, et que j'avais pu soustraire à la curio­sité de nos gardiens, se trouvait une étude assez approfondie des proprié­tés de la développante de cercle et des procédés de génération des den­tures, si bien que nous fûmes en état de présenter à l'approbation du spé­cialiste, des plans dont les caractéris­tiques étaient complètes et correctes. Il a dû se demander longtemps com­ment j'avais pu dérober les « secrets " consignés dans son petit carnet, bien que celui-ci n'ait jamais quitté la poche intérieure de sa veste et qu'il ait dû, je le suppose, le cacher la nuit sous son traversin.

Le lancement des commandes

Le principe de nos machines spéciales présentait un avantage caractéristi­que : très rapidement, l'A.O.C. pou­vait mettre en fabrication des unités normalisées, en attendant que les têtes multibroches et les montages soient spécifiés. Encore fallait-il savoir, avec quelque précision, à combien d'unités se monteraient nos besoins. Dès qu'un dessin nous parvenait, Jean Berthùnnet se mettait à imaginer l'aspect des moyens de fabrication, et nous faisions le compte approximatif des équipe­ments dont nous aurions besoin : unités, carters de têtes multiples, bro­ches normalisées, etc.

Déjà, nous avions obtenu la permis­sion de lancer une commande de 100 TEM 1 et, dans notre optimisme, nous croyions que cela couvrirait le plus gros de nos besoins. Mais à mesure que s'allongeait la liste des ébauches de gamme, les quantités se gonflaient avec une vitesse dont nous demeu­rions surpris.

Après avoir triplé la commande des TEM 1, nous avions mis en fabrication 100 TEM 2 et la TEM 3, sans avoir eu le temps de lancer des prototypes, confiants en la protection de saint Eloi et dans le sérieux du travail de René Berthelot. Notre foi se trouva justifiée, car aucune retouche importante ne fut nécessaire.

Les additions s'allongeaient sur les grandes feuilles où se récapitulaient nos besoins, et c'est au total plus de sept cent cinquante unités qui furent construites à l'A.O.C. et à l'Artillerie, en même temps que cinquante-cinq plateaux pivotants et six cents mètres de machines-transfert.

Peu à peu, les méthodes nous trans­mettaient les plans; la quantité des machines spéciales, petites ou gros­ses, atteignait environ deux cents et les effectifs du B.E.O. étaient progres­sivement passés de trente à soixante.

Pour plusieurs raisons il n'était guère pOSSible d'aller au-delà : d'abord, la place nous faisait défaut; ensuite, la direction était soucieuse de ne pas laisser nos effectifs s'accroître exagé­rément car elle craignait qu'à l'activité fébrile engendrée par la mise en fabri­cation de la « Quatre Chevaux ", suc­cède une période de stagnation, en attendant le lancement d'un nouveau modèle qui compléterait notre gamme; enfin, les chefs de section avaient beaucoup à faire car leurs équipes, fortes chacune d'une dizaine d'hom­mes, comportaient une grosse propor­tion de dessinateurs qui n'avaient encore jamais abordé les problèmes liés à la conception des machines spéciales.

A vrai dire, nous avions tous beau­coup à apprendre sur ce sujet, et les questions pleuvaient dru. Pour tirer le meilleur parti de l'expérience acquise ainsi au jour le jour, une réunion des chefs de section se tenait tous les lundis, au cours de laquelle chacun décrivait brièvement les solutions ap­portées aux difficu Ités rencontrées pendant la semaine écoulée.

Ainsi, la conception des machines de­meura-t-elle assez homogène, mais ce n'était pas avec une soixantaine de dessinateurs que nous aurions pu accomplir la totalité de notre tâche dans le délai qui nous avait été accor­dé ; aussi nous fallut-il avoir égaIe­ment recours aux bureaux d'études extérieurs.

Ils avaient proliféré de façon incroya­ble, et il semblait à première vue que nous n'aurions que l'embarras du choix. Malheureusement, la quantité et la qualité, en cette matière, vont rarement de pair. Leur fréquentation m'a valu les rencontres les plus sur­prenantes et parfOis les plus démo­ralisantes : tel, qui savait à peine tenir un porte-mine se présentait comme projeteur, et de soi-disant ingénieurs n'avaient pas dépassé le niveau de la règle de trois. Ceux-là ne faisaient pas long feu ets,etrouvaient éliminés après un essai sommaire.

Cela n'allait pas toujours sans récri­minations. L'un d'eux, qui était sans doute habitué à d'autres... accommo­dements, ne prétendait-il pas se faire payer, pour un avant-projet médiocre, le prix d'une étude complète? Je lui ai expliqué, avec toute la courtoisie dont je disposais, que j'étais prêt à exécuter personnellement, devant le tribunal des Prud'hommes, le même travail dans la moitié du temps que je lui avais accordé et que je transmet­tais en tout cas son dossier à notre service du contentieux. C'est avec une délectation sans mélange que je relis parfois la correspondance que Jean Ramette a échangée avec lui, et qui se termina, est-il besoin de le préci­ser? par la capitulation sans condition de notre adversaire.

Quels qu'aient été l'expérience et le sérieux des bureaux qui travaillaient pour nous, la vérification de leurs plans constituait pour les chefs de section un supplément de besogne accablant et Maxime Pitre, en parti­culier, n'a sûrement pas oublié les soucis qui furent sa part à cette épo­que. Les semaines de travail attei­gnaient parfois soixante heures pour les dessinateurs, et davantage pour les cadres. Une fois franchie la période de démarrage, les commandes de ma­chines spéciales ont été passées à la cadence moyenne d'une par jour ouvrable.

Dessinateurs et cadres travaillaient dans l'enthousiasme, convaincus de participer à une aventure exception­nelle.

En janvier 1947, il ne nous restait plus qu'à dessiner les montages destinés aux machines-outils classiques et d'autres équipements, tels que les moules de coulée sous pression; cela suffit à nous occuper pendant plus d'un an.

L'automatisation des machines spécia­les allait poser au service électrique un problème d'une ampleur jusqu'ici inconnue, et dont quelques chiffres donnent une idée : deux mille cinq cents moteurs électriques d'une puis­sance totale de cinq mille kilowatts commandés par mille cinq cents relais, et plus de cent kilomètres de câbles.

Le service électrique dut former de toute urgence des professionnels aptes à réaliser des câblages et, plus encore, à lire les schémas et à trou­ver les défauts des circuits en panne. Il fut décidé, en 1946, que toute la promotion des apprentis serait mise à sa disposition et que les autres ateliers en seraient privés pour cette année-là.

Hiver 1946-1947

A la fin de 1946, l'A.G.C. et l'Artillerie commencèrent à monter des sous­ensembles, et deux mois plus tard, quelques machines étaient prêtes pour les essais.

Les dessinateurs passaient à l'atelier une partie importante de leur temps, participant, l'outil à la main, au réglage et à la mise au point des machines qU'ils avaient conçues. C'est une expé­rience que rien ne peut remplacer.

Evidemment, les choses n'allaient pas toujours de manière facile, et je me trouvais plus souvent dans les halls de montage qu'à mon bureau.

Nous étions tous passablement sur­menés et, la fatigue aidant, nous avions tendance à surestimer les dif­ficultés. Dans la demi-conscience des insomnies, je me demandais si nous n'avions pas eu tort de nous écarter si totalement des pratiques tradition­nelles. Nous avions travaillé sans connaître grand-chose de ce que fai­saient nos concurrents, car les revues techniques n'en parlaient guère, et nous n'avions pas eu l'occasion d'aller visiter des usines extérieures. Cet isolement avait-il été funeste ou bien­faisant? Autant de questions qui, pour le moment, étaient sans réponse.

La visite de l'usine Volkswagen

Dans les premières semaines de 1947, j'eus l'occasion de faire les compa­raisons que je désirais depuis long­temps. Pierre Lefaucheux organisa une visite de l'usine Volkswagen. Il se fit accompagner par Jean Louis, Pierre Peltier, Emile Dalodier, Pierre Debos et moi-même. Nous disposions de deux voitures : une Primaquatre qui avait survécu à la guerre, et un proto­type, immatriculé 107. Toute l'Allema­gne étant sous l'autorité militaire, un détachement constitué par des civils n'aurait pu y trouver ni logement, ni nourriture, ni carbu ra nt. En consé­quence, Emile Dalodier reprit sa tenue de lieutenant de vaisseau de fusiliers­marins, sous laquelle il avait terminé la campagne en 1945. Quant à Pierre Debos et moi-même, nous retrouvâ­mes nos galons d'artilleurs.

Ainsi constituée, cette délégation hy­bride arriva un soir à Fallersleben, après deux jours de périgrinations dans un pays où les routes, les ponts et les villes avaient subi les dommages que l'on devine.

L'usine était sous le commandement d'officiers du corps des R.E.M.E. (Royal Electrical & Mechanical Engineers) ce qui correspondait à peu près à l'arme du Matériel.

Nous nous demandions avec un peu d'inquiétude quel accueil allait nous être réservé. Quelque temps aupara­vant, des collègues français avaient essayé d'accomplir la même visite, et s'étaient retrouvés, passeports confis­qués, reconduits à la limite de la zone britannique. Les Anglais avaient soup­çonné que leurs visiteurs tenteraient de récupérer des machines qui leur avaient été enlevées dans les derniers temps de l'occupation. Or, nos alliés étaient très soucieux de garder à leur usine sa capacité de production. Fal­lersleben, en effet, était tout près de la zone russe et ils voulaient abso­lument donner du travail à la main­d'œuvre locale afin que les compa­raisons soient en leur faveur. De plus, les voitures produites étaient en grande partie des modèles militaires destinés à l'armée britannique.

Notre crainte était mal fondée et l'ac­cueil fut cordial. On nous logea dans le quartier des officiers, et rendez­vous fut pris pour le lendemain matin. A l'heure dite, on nous amena au bu­reau du colonel Radcliffe, qui dirigeait l'usine et qui avait, avant la guerre, travaillé dans l'industrie automobile. Sur une maquette superbe, on nous expliqua toute la genèse de l'usine et on nous décrivit, avec force détails et' statistiques, comment elle avait été conçue et comment elle fonctionnait. Les explications étaient si complètes que le temps s'écoulait dans le bureau directorial. Nous aurions bien préféré aller voir les ateliers. Mais il aurait été discourtois de manifester une im­patience de mauvais goût.

Quand l'exposé fut terminé, il était temps de songer à déjeuner. Le repas fut précédé par l'absorption de plu­sieurs verres de gin-citron. Comme je n'ai aucune affinité pour ce genre de mélange, j'en fis profiter discrètement un bouquet de fleurs champêtres qui était à proximité, et qui ne pouvait protester. Le repas fut spartiate mais long, et suivi par une discussion ami­cale autour de verres de brandy. Les fleurs qui avaient bénéficié de mes gin-citron reçurent une nouvelle ration d'alcool. Celle-ci ne pouvait plus leur faire grand mal : entre-temps, leurs pétales s'étaient raccornis et s'étaient bordés d'un liséré brun foncé d'un effet inattendu. Je n'ai jamais su, faute d'expériences systématiques, si elles devaient cette transformation au citron ou au gin.

Après une attente qui nous parut inter­minable, on nous annonça qu'on allait nous conduire à l'usine. Six «cocci­nelles ' étaient rangées devant la porte, et dans chacune prirent place un Français et un Anglais. Au lieu de se diriger vers les ateliers, les voitures firent demi-tour et s'en furent vers la piste d'essai où nous eûmes droit à un parcours en terrain varié avec or­nières, fossés, talus et buttes. Il n'y aurait manqué qu'un oxer et une barre de Spa pour que cela convienne par­faitement à un concours hippique de classe internationale. Le récital d'acro­baties se termina sur un petit étang glacé où l'on nous fit goûter une large variété de dérapages. L'inconvénient d'un étang glacé, quand on l'utilise comme piste d'essai, c'est qu'il est assez facile d'y pénétrer, l'accéléra­tion de la pesanteur aidant, mais qu'il est plus malaisé d'en sortir, surtout lorsqu'on est à bord d'une voiture en version civile, c'est-à-dire munie de deux roues motrices au lieu de quatre. Un conducteur partit donc chercher une dépanneuse, ce qui prit encore un bon moment. A l'instant où la sixiè­me voiture rejoignait la terre ferme, une sirène se mit à mugir; nos guides nous expliquèrent que c'était le signal de la fin du travail, que le courant électrique était coupé, et qu'on ne pouvait évidemment pas nous faire voir l'usine, ce dont ils étaient abso­lument navrés. Pas question non plus de nous la montrer le lendemain; en raison des restrictions d'électricité, l'usine était en chômage ce jour-là, et on ne pouvait décemment nous faire visiter des ateliers vides et des chaî­nes inertes.

D'ailleurs, nous étions attendus le jour suivant à Minden, où le général Gold­pin tenait absolument à nous accueillir.

-Non, vraiment, ON était désolé par ce contretemps aussi involontaire qu'imprévu.

Cependant, Pierre Lefaucheux fut assez persuasif pour qu'on nous ouvrit les portes le lendemain matin de bonne heure, pour une visite sommaire.

Peu après l'aube, Pierre Lefaucheux, avec Jean Louis et Pierre Peltier, fit au pas de chasseur le tour de l'usine, pendant qu'Emile Dalodier visitait la centrale électrique et que j'accompa­gnais Pierre Debos dans les chaînes d'usinage. Cela nous permit à tous deux de nous convaincre que nos con­ceptions étaient valables. Puis nous partîmes tous pour Minden, après avoir exprimé avec insistance nos re­merciements pour l'accueil si libéral qu'on nous avait réservé.

L'histoire eut une suite car, trois ans plus tard, j'ai rencontré dans l'atelier 76 le colonel Radcliffe, entre-temps promu général, accompagné par un civil en qui je reconnus le capitaine du R.E.M.E. qui m'avait «guidé".

Je ne voulus laisser à personne d'autre le plaisir de leur montrer en détail tous les points intéressants de nos machines. A la fin de la visite, qui avait été longue et minutieuse, le gé­nérai me dit :

« Si je comprends bien, quand vous êtes venu nous voir vous n'étiez pas, en matière d'usinage, aussi inexpéri­menté que vous le paraissiez. ,

Et je dus convenir, qu'un lieutenant d'artillerie peut avoir, si j'ose ainsi dire, d'autres cordes à son arc que de savoir tirer le canon.

Il est toujours agréable de fréquenter des gens qui savent entendre à demi­mot.

Création du département 76

Jusqu'en 1939, les départements de l'usine avaient été spécialisés dans la fabrication d'un type d'organe : mo­teurs, boîtes de vitesses, essieux, amortisseurs, ce qui permettait d'ac­quérir une expérience approfondie, et de compléter, par la force de la tra­dition, les informations, parfois som­maires, qui émanaient des études.

Au contraire, il fut cette fois jugé pré­férable de rassembler la fabrication de tous les organes mécaniques dans un seul département, dont le comman­dement fut confié à Paul Pommier.

Le lieu choisi était le bâtiment U 5, sommairement réparé après les bom­bardements, et utilisé alors comme magasin pour des voitures en attente de livraison.

Cette disposition nous faisait perdre un peu le bénéfice de l'expérience et des tours de main acquis par les départements spécialisés. En revan­che, elle promèttait d'instaurer un esprit et des habitudes de travail plus conformes aux besoins du travail en grande série; l'improvisation perma­nente et le débrouillage chronique, imposés à des ateliers dont on avait trop chichement mesuré les moyens de travail, devaient faire place à des méthodes plus objectives et plus ri­goureuses, où il n'y avait plus de place pour le «système 0 ".

Tout en préparant la constitution de ses cadres et le recrutement de son personnel, Paul Pommier prit en char­ge, avec Léon Michelat, l'étude de l'implantation de son futur départe­ment. Disposition des chaînes, empla­cement des magasins et des ateliers

Fig. 11 -Les premiers éléments de machines-transfert arrivent à U 5, mars 1947.

Fig. 12. -Machine-transfert des boitiers de direction, en cours d'assemblage.

Fig. 13. -Machines à poste fixe de la chaine des culasses, en cours de câblage.

auxiliaires, infirmerie, vestiaires, bu­reaux, lignes de montage, moyens de manutention, stocks de pièces brutes ou d'organes terminés, bancs d'essais, tout était à imaginer; l'expérience du passé était d'un faible secours, en raison de l'évolution des cadences de production.

Premières mises en route

Au printemps 1947, les premières ma­chines furent donc mises en route (Fig. 11, 12, 13, 14), ce qui n'alla pas sans incidents ni contretemps. Je pas­sais une grande part de mon temps dans l'atelier, essayant d'apercevoir leurs défauts ou leurs points faibles et d'y porter remède sans trop tarder.

Le sol du département 76 se revêtait peu à peu de sa carapace de béton et la première machine transfert de la chaine des carters-cylindres (Fig. 15) commençait à fonctionner sans trop d'incidents. Un samedi du mois de mars, je trouvai Pierre Lefaucheux en arrêt devant la machine.

« Vous savez, Bézier, elle est complè­tement loupée, votre machine. »

Si j'avais été inquiet, l'air épanoui du Patron m'aurait vite rassuré; ses yeux brillaient comme ceux d'un enfant de­vant un train électrique tout neuf.

«Bien sûr, Monsieur.»

« Et savez-vous pourquoi elle est lou­pée? »

« Parce que vous le dites, et que vous êtes le Patron. »

«Eh bien! je viens de passer une heure près d'elle, et elle a débité 24 pièces alors que je n'en demandais que 20. »

Cela nous semblait une cadence énor­me, et nous ne nous doutions guère qu'une quinzaine d'années plus tard, elle serait multipliée par un coefficient supérieur à six.

Entre mars et juillet 1947, la plupart des machines spéciales furent mises en service. Comme ce travail était trop énorme pour les moyens en per­sonnel de l'A.O.C., du chronométrage et du département 76, plusieurs dépar­tements y prêtèrent la main. A Maurice Parmain, chef de l'atelier 32, où l'on usinait les carters-cylindres des Juva et des camions, échut la tâche de

Fig. 14. -Machine à poste fixe de la chaine des carters de transmission, en début de production.

faire fonctionner la chaine des cylin­dres. Il s'y attela avec tout son savoir, et son enthousiasme n'a jamais fléchi, même quand les ennuis se multipliaient comme si une fatalité malveillante s'était acharnée contre nous.

Les mauvaises nouvelles, c'est bien connu, vont plus vite que les bonnes, et les commentaires officieux sur nos difficultés devaient circuler allègre­ment dans les couloirs.

A la fin d'août, je bouclai ma valise pour aller visiter l'Exposition des ma­chines-outils à Chicago. Deux jours avant mon départ, je fus appelé dans le bureau de Gilbert Liscoat, qui était chargé de coordonner tous les travaux concernant la «Quatre Chevaux ».

Fig. 15. -Première machine-transfert de la chaine des carters-cylindres, en cours d'essais.

Il me fit part de certaines inquiétudes que lui avaient exprimées des infor­mateurs discrets autant que bénévo­les. D'après eux. plutôt que de courir des risques excessifs. il vaudrait mieux rendre indépendants les éléments des machines-transfert. et faire servir cha­cun par un opérateur. Si je croyais raisonnable de faire ce pas en arrière. la Direction ne m'en tiendrait pas rigueur.

L'offre fut déclinée sans hésitation. et trois mois plus tard. les chaînes livraient les premiers mécanismes ­moteurs. boîtes. essieux -usinés sur nos machines. Pour atteindre la pleine cadence. il fallut encore presque un an. mais ceci a été l'affaire du dépar­tement 76.

De tous ceux qui ont pris part à cette aventure. beaucoup sont partis à ja­mais; mais leur souvenir reste vivant dans ma mémoire; d'autres sont en retraite. riches de leurs souvenirs et de la fierté d'avoir osé.

Ils ont transmis le témoin de la grande course de relais.

Pierre BÉZIER