06 - Journal clandestin (Août 1940-Mars 1941)

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Journal clandestin (Août 1940-Mars 1941)

CARNET DE ROUTE

ET JOURNAL SECRET

par Fernand Picard

Dans la première partie de son journal qui porte sur la période allant de novem­bre 1939 à juillet 1940, Fernand Picard relate son retour à l'usine, après plusieurs mois passés sur le front de Lorraine. « Nous sommes loin de la guerre" constate­t-il. Affecté à la Société des Moteurs Renault pour l'Aviation CS.M.R.A.), il va se donner tout entier à sa nouvelle tâche. Cependant tout ne va pas pour le mieux. Les moteurs destinés à l'avion de chasse C 714 n'apportent que des déboires et, sur une commande de 120 appareils, un seul avion est livré à fin décembre. Évidem­ment, il y a des difficultés d'approvisionnements en matières premières, des pro­blèmes de main-d'œuvre et les interventions de l'administration. Mais il y a aussi la « petite guerre» que se livre, à J'intérieur même de l'entreprise, un certain nombre de personnes. « Où cela nous mènera-t-il? " interroge Fernand Picard.

Juin 1940, c'est l'attaque allemande. La décision d'évacuer les usines intervient. Et par tous les moyens, comme le recommande Dautry, ministre de l'Armement « en autos, en camions; en motos, à bicyclette et à pied ". Les machines sont char­gées sur des péniches qui n'iront pas loin. Mais beaucoup de membres du personnel de Caudron. et S.M.R.A. se retrouveront dans la Nièvre et dans la région de Vichy. Le 13 juin, l'exode commence, mais six jours plus tard, les troupes allemandes sont à Vichy et c'est bientôt l'armistice.

Le 2 juillet, Fernand Picard est de retour à Paris où il prend contact avec M. de Peyrecave, administrateur des usines. Les troupes allemandes occupent Caudron comme Billancourt et en interdisent l'accès. Enfin, le 15 juillet, le blocus est levé. Immédiatement la question est posée: faut-il travailler pour l'Allemagne?

G. H.

2 -Août 1940

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Mars 1941

1940

Nouvelle promenade sur les bords du Loing et de la Seine à la recherche des péni­

ches. Tous les ponts sont détruits; à Saint-Mammès, le viaduc du chemin de fer est

dans le Loing. Partout, les troupes allemandes vident les bateaux et dirigent leur

contenu vers l'Allemagne.

Il semble que la grande offensive contre l'Angleterre approche. Les Allemands réquisitionnent actuellement toutes les péniches à moteurs pour les transformer en bateaux de transports de chars. Le marinier Depaepe, de la péniche « Marie » que j'ai vu aujourd'hui, m'a supplié de ne pas faire vider son bateau ... et il m'a donné des détails sur les travaux que la marine allemande effectLf8it sur les péniches : coupe d~ l'avant et construction d'un plan incliné d'accès. M. Renault m'a proposé aujourd'hui, la direction du bureau d'études des usines. Je répondrai demain après consultation de Riolfo, Debos et Asselot.

Visite à Thaler, ingénieur de l'Office des combustibles liquides, chargé d'élaborer le règlement d'homologation qui va être imposé aux constructeurs de gazogènes pour véhicules. Nous avons discuté pendant deux heures. Les fonctionnaires n'ont vraiment rien compris, ni rien appris des événements douloureux qui nous ont secoués depuis deux mois. Ils recommencent à noircir du papier pour brider toute· initiative et tuer tout esprit d'invention. Les voici qui s'attaquent aux gazogènes, au charbon de bois, à la forêt française. Pauvres gazogènes, pauvres forêts.

Nous avons aujourd'hui décollé le premier Goéland, terminé depuis l'occupation allemande. Cet appareil, après de multiples négociations, a été finalement livré avec des croix noires et c'est le cœur bien gros que notre ami Delmotte est monté 'dans ' l'appareil et que nous avons tous assisté à son départ. Nous n'avons plus mainte­nant aucune illusion à nous faire. Tous les avions que nous sortirons désormais seront pris par l'armée allemande. Le gouvernement de Vichy, dans une lettre que nous avons reçu aujourd'hui, nous avise en effet que les 300 appareils qu'il nous autorisait a terminer le seront pour les troupes d'occupation, et nous demande tle nous mettre en rapport avec elles pour déterminer les conditions financières de l'opération. On ne peut être plus clair.

Voilà donc où aboutissent un mois de luttes quotidiennes, au cours duquel nous rejetions toujours vers Vichy les demandes de l'Allemagne. De proche en proche, pas à pas, ils sont arrivés au résultat recherché et nous avons eu aujourd'hui, plus que jamais jusqu'ici, le sentiment de notre faiblesse.

Jusqu'où irons-nous ... Pour ma part, je me félicite de quitter bientôt Caudron-Renault, . malgré l'amitié que je porte à tous pour me soulager un peu de cette misérable

affaire. Et pourtant, était-il possible socialement de faire autrement?

Je quitte ce soir la société Caudron pour revenir aux usines Renault et c'est pres­que avec joie. Je me sens soulagé de penser que je ne travaillerai plus, à chaque minute, pour livrer à l'Allemagne des avions dont elle se servira contre l'intérêt permanent de la France.

Depuis 15 jours, l'atmosphère s'est alourdie. Nos relations antérieures qui étaient amicales jusque dans les moindres détails du travail se sont tendues à l'extrême et, certains jours même, l'orage a failli éclater. Les difficultés viennent de la différence d'attitude envers les Allemands que certains adoptent. B. et B. travaillent avec ardeur, se donnant 100 % à leur tâche, avec plus d'ardeur que lorsqu'ils travaillaient pour notre défense. Admirateurs des nazis, ennemis de l'Angleterre, ils veulent les

2 septembre

20 septembre

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aider pour l'abattre. Haemmerlé, Albert, Lagassié, Delmotte et moi-même, nous n'avons au contraire accepté qu'à contre-cœur et après un abus de confiance mani­feste, la solution présente. Nous pensons que notre seule chance de retrouver notre liberté réside dans la victoire anglaise et, par suite, que notre devoir est de ne tra­vailler que le minimum pour les Allemands, le devoir social nous imposant de fournir un moyen de vivre à ceux de nos ouvriers qui en sont le plus digne.

Entre ces deux courants, Asselot est cahoté et indécis. Il est impossible de connaî­tre sa vraie pensée et je l'estime beaucoup moins personnellement que précédem­ment, de le voir agir en opportuniste. Je ne sais même pas, si au fond de lui-même, il ne souhaite pas la défaite de l'Angleterre. Il ne cache pas son mépris pour de Gaulle, que nous admirons au contraire très fort. Il veut absolument tenir le pro­gramme d'un appareil par jour, qu'il avait donné lorsqu'il était question de travailler pour le gouvernement français. Nous estimons au contraire, que notre devoir est de freiner la production au maximum, d'exploiter toutes les difficultés qui se présentent, d'en susciter au besoin.

Voilà le drame de la direction Caudron-Renault. Cette équipe dont l'homogénéité et l'amitié faisaient l'admiration de tous s'écartèle. Quel drame de conscience! Pour ma part, le voici résolu. Un peu de mélancolie attriste pourtant mon départ, il est d'ordre sentimental, mais j'essaierai de ce côté-là de conserver les amitiés qui me sont chères.

J'ai pris contact avec mon nouvel emploi. M. Serre a été très bien et très chic. Au point de vue général, la situation s'aggrave. Au plan de fabrication que M. Renault leur avait présenté, les autorités allemandes ont répondu brutalement:

1.

qu'elles interdisaient la fabrication des voitures de tourisme Juva et Prima;

2.

qu'elles ne permettaient la fabrication de camions que pour l'armée allemande et pour les camions de 3 à 5 tonnes;

3.

qu'elles interdisaient la fabrication des camions à gazogène et ne permettaient que la transformation des camions usagés;

4.

qu'elles interdisaient la fabrication des automotrices, des autocars et des trac­teurs agricoles;

5.

qu'elles exigeaient la remise de tous les stocks de matière première : cuivre, étain, caoutchouc, aluminium, duralumin.

La situation est donc extrêmement nette; sans souci de la nécessité sociale et humaine, le Reich interdit d'utiliser un seul gramme de matière première à d'autres fabrications que celles qui intéressent la guerre.

A la demande qui lui était faite d'embaucher 4000 ouvriers pour l'ensemble des usines Renault, le prince von Urath a répondu non. Le comte Thun a fait la même réponse pour Caudron. D'autre part, Asselot a été informé qu'après solde des Goélands stockés sur le terrain ou dans l'usine, les autorités allemandes ne deman­deraient que 10 appareils par mois et qu'aucune étude nouvelle ne serait entreprise sans un ordre allemand.

Toute la Journée, des camions de l'armée allemande ont transporté hors de l'usine des balles de latex pour les diriger vers l'Allemagne. Sur les 240 tonnes qui consti­tuaient nos stocks, 160 tonnes ont ainsi pris la direction du Reich. Ainsi se poursuit le pillage de toutes nos richesses. Mais il y a dans la situation présente, plus grave. Un wagon de 10 tonnes de pommes de terre qui arrivait de Bretagne pour le ravi­taillement de la coopérative Renault (1 kg de pommes de terre pour chacun des 10000 sociétaires) a été réquisitionné par les autorités allemandes en gare de Versailles.

A l'usine, les autorités allemandes deviennent de plus en plus dures. Elles ont donné hier l'ordre d'arrêter totalement toutes les fabrications qui n'intéressent pas direc­tement l'armée allemande. Ce qui tend à prouver, une fois de plus, que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes.

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1er novembre

13 novembre

M. de Peyrecave a essayé de redresser le moral des chefs de département, au cours d'une conférence où il a montré nos difficultés morales et économiques. Cette confé­rence fait suite à une série d'observations faites au cours de la semaine passée, à

M. Renault, par beaucoup d'entre nous, sur le manque de direction et d'initiative à la tête de l'usine. Il a repris presque mot à mot ce que j'écrivais ici, le 26 septembre et choisi lui aussi l'attitude nO 3 (ne prendre aucune des attitudes extrêmes -colla­borer avec l'Allemagne ou résister aux demandes allemandes, refuser tout travail ­mais espérer la victoire des alliés sans courir le risque de tout perdre, si par impos­sible, le sort nous était contraire; ne faire pour les troupes d'occupation que ce qu'il est obligatoire de faire, avoir le minimum de contact avec elles), seul moyen de con­server dans nos mains le contrôle et le commandement des usines. Il recommande à chacun le calme et la discipline et est prêt à prendre, quant à lui, toutes les respon­sabilités.

C'est le calme. Nous avons entrepris l'étude de véhicules pour l'après-guerre: une petite voiture 4 CV à moteur arrière, un autocar léger avec moteur arrière, des tracteurs agricoles. C'est vraiment pour moi un réconfort moral de penser que je puis me consacrer de toutes mes forces au travail, sans qu'une seule seconde de mon activité serve aux troupes d'occupation. J'ai repris goût à ma tâche. J'y trouve un dérivatif puissant à toutes nos souffrances présentes.

Nos difficultés industrielles s'aggravent sans cesse. Tous les chefs de départe­ment sont gênés par le manque de main-d'œuvre et de matière première. Les contrô­leurs allemands répondent: « Interdiction d'embaucher du personnel, réduisez votre programme ". M. Renault ajoute: « d'accord pour ne pas embaucher, mais je main­tiens le programme. Débrouillez-vous! "

Ainsi la température monte-t-elle. Roques, en particulier, s'énerve et rue dans les brancards.

Les clients réclament au M,P.R. des pièces de rechange. Les camions s'arrêtent. Et il Y a 18000 ouvriers des usines qui touchent le chômage et errent dans les rues, en proie à toutes les angoisses, toutes les propagandes, tous les découragements.

M. Renault a été aujourd'hui en état d'arrestation par la gestapo, de 11 heures à 15 heures. Cause inconnue. Perquisition au château d'Herqueville.

Les commissaires allemands submergent les services de fabrication de dessins, demandes de prix, propositions... Collaboration. Collaboration. Mais peu d'enthou­siasme de ce côté-ci. Une première commande de 2000 vilebrequins, destinés à des moteurs de vedettes rapides, a été passée après plus de quinze jours d'études et d'hésitation. Délai demandé pour les premières livraisons : 4 mois, c'est-à-dire 1er mars. Nous verrons,

Les journaux ce matin annoncent la nomination de M. François Lehideux, comme commissaire au chômage. Voici maintenant deux mois qu'il a quitté le poste d'administrateur des usines Renault. Espérons qu'il sera plus heureux dans sa nouvelle fonction et surtout qu'il saura mieux s'entourer qu'à l'usine. Je le connais trop peu pour porter un jugement personnel sur lui. Je ne pense pas qu'il ait l'enver­gure et les qualités qu'exigent une telle fonction.

La situation est inchangée. Alors que Caudron continue à consacrer la totalité de son activité à la fabrication des Goélands pour la WL, les usines Renault ne travail­lent que le minimum pour la Wehrmacht. Dans les rues de l'usine, sont stockés quelques dizaines de camions gris, à plaque de police blanche. En dehors de la cour principale, où passent quelques voitures militaires en quête de pièces de rechange, aucun militaire allemand dans l'usine. Les bureaux de fabrication sont submergés de demandes de prix pour la fourniture de vilebrequins, maillons de char, pièces d'aviation. Mais la résistance grignote le temps... les études durent, s'éternisent. Et il faudra certainement beaucoup de temps pour étudier, fabriquer et mettre au point les outillages, trouver des matières premières pour fabriquer les outils et les pièces de vérification et de contrôle. Nous ne sommes pas à cours d'imagination...

15 novembre

23 novembre

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5 décembre

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Raynaud est rentré hier des États-Unis où il était depuis mars dernier. Il est pessi­miste au sujet de la situation intérieure. américaine. D'après lui, la situation serait là-bas la même que celle qui régnait en France en 1937. Lutte des industriels et des milieux ouvriers. Grèves sans cesse renaissantes. Production entravée par de mul­tiples conflits. Lès grosses industries ne songeraient actuellement qu'à équiper puis­samment de nouvelles usines avec les deniers publics. Les milieux ouvriers qu'à augmenter la puissance de leurs syndicats. L'opinion là-bas serait extrêmement sévère à notre égard, du fait de notre trahison de juin.

Haemmerlé m'a rapporté qu'Asselot avait hier eu une explication fort orageuse avec le Dr Thun et Hederer de chez Messerschmidt. Encore quelques semaines, et tous les yeux seront ouverts. Caudron livre maintenant son 50e Goéland aux troupes allemandes. Il y a trois mois que l'appareil quittait Issy-les-Moulineaux.

Nous passerons de l'horaire de 24 heures par semaine (3 jours de 8 heures) à celui de 30 heures lundi prochain. Malgré l'opposition de la plupart des chefs de dépar­tement, M. Renault semble vouloir travailler davantage pour l'armée d'occupation. Crainte de se voir dépouiller de son usine? Désir de gagner de l'argent? De se concilier les bonnes grâces des occupants? Je ne sais quel mobile le pousse. Un fait est certain, c'est qu'il insiste auprès de tous pour prendre des commandes et accélérer la mise en route des fabrications. Personnellement, me voici depuis trois mois absolument au courant de mes nouvelles fonctions. J'ai trouvé en M. Serre, un guide précieux dans cette lourde tâche. Il me signale les difficultés, me dit très franchement son opinion sur les gens avec qui je suis appelé à collaborer, ne néglige aucun conseil pour m'éviter des faux pas. Je lui suis infiniment reconnaissant de cette sollicitude. Je suis heureux qu'il voit en moi un collaborateur et non un_adver­saire. Je fais et ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour l'aider, moi aussi.

Je suis déjà parvenu à créer une autre atmosphère dans les relations entre le bureau d'études et les autres services de l'usine. Les gens viennent en toute confiance me faire part de leurs suggestions, de leurs observations. Je m'efforce de les recevoir avec cordialité, d'accueillir favorablement leurs points de vue s'ils sont justifiés, de leur expliquer dans le cas contraire ce qui me fait les écarter. Je veux faire loyale­ment l'expérience de la collaboration. C'est une chose nouvelle aux usines Renault. J'espère recevoir, et peut-être que de cette expérience sortira-t-il un renouvellement moral des relations de tout le personnel. Pour le moment, les choses vont bien. J'espère que cela continuera et que nous parviendrons à penser tous uniquement à notre travail, et non pas à nous garder des coups que pourrait, à tout moment, nous assener un voisin.

Quant à mes dessinateurs, je n'ai rien à en dire. Je leur laisse certainement moins d'initiative que ne leur en laissait Burguière, mais ils apprécient je crois, l'intérêt que j'apporte à leur tâche, et surtout ma volonté de les voir étudier à fond les questions qui leur sont soumises. Ils savent que je n'hésite pas à endosser la responsabilité totale de leurs travaux. J'espère pouvoir leur montrer bientôt que je ne néglige pas non plus leurs intérêts matériels.

Commander, c'est persuader et non pas imposer sa volonté de force. Ceci n'exclut d'ailleurs pas la fermeté dans l'exécution, ni la continuité dans l'effort. Le premier devoir d'un chef, ce n'est pas de jouer l'obéissance, mais d'imposer sa supériorité morale et intellectuelle, afin d'obtenir de bon gré l'exécution totale de ses desseins. L'exécutant ne se sent plus dès lors un esclave sans responsabilité, mais le colla­borateur de l' œuvre entreprise, à laquelle il participe de toutes ses forces physiques et morales. N'oublions jamais que nous avons affaire à des hommes qui ont une conscience, un amour-propre, une pensée, et qui sont prêts à se consacrer tout entier à leur tâche, pour peu qu'on leur en montre la grandeur.

Il y a eu ce matin un assez sérieux accrochage entre Roques et M. Serre, au sujet de la collaboration. Les maillons de char en furent la cause. M. Serre a dit à Roques quelques vérités dures, mais nécessaires, au sujet de son attitude présente.

J'ai repris aujourd'hui les conférences de perfectionnement des cadres supérieurs de l'usine. Malgré l'ampleur et le poids de ma tâche présente, je n'ai pas hésité à accepter cette nouvelle charge. Je sais que cela me demandera de consacrer un jour par semaine à la préparation de la conférence du jeudi. Je sais aussi que cela

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7 décembre

9 décembre

n'intéressera personne en haut lieu et, que pas plus cette année que l'an prochain, les personnalités de l'usine ne se dérangeront seulement une fois. Qu'importe! L'essentiel est de faire son devoir, et ce temps passé à essayer d'élever au-dessus de leur tâche quotidienne, quelques contremaitres et quelques chefs d' atel ier de l'usine, n'est certainement pas du temps perdu. Ils étaient quarante ce soir. Qua­rante cerveaux qui essayaient de comprendre, d'analyser, d'éclairer leur labeur d'un peu de savoir. Le sujet était abstrait, difficile. Ai-je été assez clair? Assez simple? Assez complet? Ont-ils vraiment été payés de l'heure d'attention que j'ai exigée d'eux? Reste-t-il une notion de ce que je leur ai expliqué? Quelle solitude que celle du conférencier devant un auditoire à qui il cherche à faire suivre un chemin diffi­cile ! Il est des moments où l'on a l'impression de courir seul, très loin, devant un peloton essoufflé et fatigué. Il faut alors s'arrêter. Conter une anecdote pour laisser rejoindre et souffler les retardataires. Essayer de ne plus perdre le contact.

Il est cependant décourageant de songer que personne à la tête de cette vaste usine, ne s'intéresse vraiment à l'éducation et l'instruction des cadres. Les événe­ments passés n'ont donc rien appris, pas plus ceux de 1936 que ceux de 1940?

M. Renault, génial primaire, hait la culture. Il ne comprend que le concret et l'immé­diat. Tous ceux qui l'entourent ont pris la même déformation quand ils ne l'avaient pas au départ. L'ignorance est élevée à la hauteur d'une institution. On reproche quelquefois à celui-ci d'être trop savant, jamais à celui-là de tout ignorer. Comment, avec de telles attitudes d'esprit, peut-on espérer intéresser les directeurs à l'ensei­gnement professionnel? Pourtant, il y a là une œuvre immense au point de vue humain à accomplir. Comme seraient encouragés dans la voie difficile où ils s'enga­gent ces braves gens qui veulent s'instruire, s'ils voyaient de temps à autres à ces conférences « le patron ", M. Serre, M. de Peyrecave, M. Grillot et quelques chefs de département. Courage. Courage.

A l'usine, les Allemands enlèvent actuellement un grand nombre des camions qui y étaient immobilisés, faute de pneus. Nous avons assisté avec Riolfo, aujourd'hui, à un départ. Spectacle navrant que ces camions gris-fer à plaque de police blanche; surtout quand on pense que c'est là le moyen presque unique de vie de la grande usine. La production est actuellement de 40 camions AGK et AGR (22 CV) et 30 camions AGC (14 CV) par jour. Le manque de pneus est actuellement tel, que les autorités allemandes enlèvent les camions, vont les stocker sur chandelles quelque part en France, et retournent les roues garnies de pneus.

J'ai vu Asselot ce matin. Il nous a dit qu'une grande négociation était en cours entre Laval et les Allemands pour remettre en route toutes les usines d'aviation françai­ses, nationales et autres, et les faire travailler au compte de l'armée de l'air alle­mande. Ce qui confirme les bruits entendus à la popote des Ailes, voici bientôt un mois. Déjà, la pression des usines allemandes est très forte pour nous obliger à pren­dre commande de pièces détachées de moteurs. Argus cherche à placer ses Vilebre­quins 12 cylindres, ses soupapes, ses pistons. Maybach ses vilebrequins, pompes à eau et à huile, cylindres, culasses. Tout cela, sans coordination et avec un désordre et une hâte qui rappellent ceux que nous avons connus aux beaux jours de Oautry et Caquot. « Si vous ne prenez pas ces commandes, nous vous enlèverons vos machi­nes pour les faire tourner ailleurs ". Nous risquons d'être bientôt, aussi bien à la

S.M.R.A. que chez Renault, à la tête de commandes importantes et nettement dispro­portionnées avec les moyens dont nous disposons. Que se passera-t-il alors? Argus et Mercedes continueront-ils leur lutte pour avoir la priorité, ou se réconcilieront-ils pour demander des sanctions contre ceux qui auront tout accepté, sans marquer les limites des possibilités?

Je me félicite plus que jamais de m'être retiré à temps de ce guêpier. Je regarde en philosophe ces questions qui remuent déjà la mare aux grenouilles. La discussion à laquelle j'ai assisté ce matin et qui mettait aux prises Asselot et Oebos, était signi­ficative à plus d'un titre. Chacun, sentant venir l'ère des difficultés, cherchait à dégager sa responsabilité future en la renvoyant sur l'autre. Asselot, trop superficiel, se trouvait dans une position délicate que Oebos a exploité un peu durement. Que sera-ce demain, quand les délais de livraison seront dépassés et que les livraisons se feront toujours attendre?

Nous avons appris aujourd'hui par M. Serre, que le comte Poniatowski qui dirigeait les usines Hispano, était emprisonné depuis vendredi pour répondre du sabotage de la production dans ses usines. Ceci rejoint les inquiétudes que je manifestais

11 décembre

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ici samedi. Il est probable que dans le domaine de la production de guerre que les Allemands essaient actuellement de nous faire accepter, nous connaissions les phases que nous avions vécues chez Caudron au cours des mois de juillet, août et septembre. D'abord, la période doucereuse et persuasive, où l'on s'apitoie sur la tristesse des usines arrêtées « Et pourtant cela ne tient qu'à vous. Si vous vou­liez... » Puis, celle des offres massives où les difficultés sont méconnues: « Nous vous fournirons tout ce qui vous fera défaut ". Enfin, celle de l'impatience et de la violence, où les ateliers étant en route, les « clients » parlent en maître et dictent sans pudeur sous la menace de leurs volontés: « Nous fusillerons, 20 ou 30 direc­teurs d'usines s'il le faut. Mais nous réussirons... »

Nous n'en sommes présentement encore qu'à la deuxième phase.

M. Renault m'a exposé ce soir, ce qu'il attendrait de moi pour insuffler un peu de vie à cette machine lourde qu'est la vaste usine. Les paroles de confiance qu'il m'a adressées, m'ont touché plus que l'augmentation de situation qu'il m'a annoncée. Malheureusement, l'organisation manque de souplesse, les cadres dans leur grande majorité n'ont plus le feu sacré. Trop se considèrent maintenant comme des fonc­tionnaires irresponsables. Prendre une initiative est devenu un acte rare. Il faut d'abord rendre à chacun le goût du travail et des responsabilités. Pour cela, il faut rajeunir partout. Le dynamisme ne peut venir que des jeunes.

M. Renault est actuellement fort nerveux devant l'évolution de la situation indus­trielle. Les Allemands deviennent de plus en plus difficiles au sujet des camions que nous fabriquons et qui constituent le plus gros de notre programme. A présent que les opérations terrestres sont en sommeil et suppriment les besoins, ils les trouvent trop lourds et surtout trop coûteux en pneus. Le manque présent de latex, fait que le prix d'un camion se compte maintenant au poids des pneumatiques qui le portent. Le patron préfère fabriquer des camions plutôt que des pièces détachées de sous­marins, d'avions ou de moteurs de char. Il se cramponne à cette pensée. Sa ténacité aura-t-elle raison de la volonté des commissaires. Saura-t-il être aussi convaincant qu'il le fut avec la S.N.C.F. autrefois, avec Dautry et Rochette, hier?

Tout cela ne le rend pas particulièrement abordable. Il retrouve actuellement ses mauvaises humeurs d'il y a dix ans, ses colères qui, au temps de sa jeunesse har­gneuse, faisaient trembler toute l'usine, des directeurs au dernier des manœuvres.

M. Serre m'a ce matin parlé de la matinée orageuse passée hier à Herqueville, par suite d'incidents survenus à deux moteurs de l'exploitation. Hérissé comme un vieux sanglier traqué, il a traversé ce matin les bureaux en proie à de sombres pensées. Quel lutteur! et quelle vie que celle de cet homme qui, depuis quarante-cinq ans, sans un jour de répit, ne cesse de se battre contre les difficultés multiples de la vie. Mais aussi quel exemple!

Les difficultés d'approvisionnement ne cessent de croître. Devrons-nous arrêter une à une toutes les fabrications? Pas d'essieux pour monter les autorails. Pas <le tôles pour les cabines de camions. Pas de fils de cuivre pour les démarreurs et les dyna­mos. Pas de caoutchouc. Pas d'huile de graissage. La situation devient inquiétante et risque de tourner au tragique. Qu'allons-nous faire des 20000 ouvriers, qui chaque jour font tourner les machines et vivre la cité?

Roques, à la conférence d'aujourd'hui nous a exposé les difficultés qu'il rencontre maintenant pour sa fonderie. Pour faire les noyaux, il faut du sable, de l'huile de lin, de la résine, de la dextrine, de l'eau. Il n'y a plus d'huile de lin, de résine, ni de dextrine. D'autre part, Penard a annoncé que le stock de plomb ne couvrait plus nos besoins (10 tonnes par mois) que jusqu'au 15 janvier prochain.

La crise des matières premières s'aggrave de jour en jour. Scintilla· nous informe aujourd'hui, qu'il sera désormais dans l'impossibilité de nous livrer les magnétos Vertex qui équipaient les moteurs de nos tracteurs agricoles. Il est impossible à cette société d'approvisionner les fils de cuivre émaillés, métaux amagnétiques et profilés divers, nécessaires à sa fabrication. Cette défaillance risque d'ent~aver totalement notre fabrication de tracteurs. Si nous ne trouvons pas une solution à cette question dans les quelques jours qui viennent, il nous faudra arrêter cette branche d'activité.

3 janvier

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15 janvier

Les Allemands n'enlèvent pas les camions que nous fabriquons pour eux. Ils ne paient d'ailleurs pas ceux qu'ils ont enlevés. Alouis me disait ce matin que 150 mil­lions de paiements sont actuellement en suspens. Les voitures commencent à en­combrer toutes les rues de l'usine et les quais de la Seine. A se croire revenu au mois de mai dernier. Et il Y a des gens qui sont surpris de l'énervement que

M. Renault montre par moment.

1941

A l'usine, la situation continue à s'aggraver lentement. Étranglement progressif mais sûr. La pénurie de gas-oil nous cause actuellement de constants soucis. Il nous faut rapidemment, sous peine de voir se bloquer les transports de matières lourdes, transformer pour marcher au charbon de bois, les camions, les locotracteurs, péniches.

Quant au caoutchouc, c'est encore aujourd'hui le point le plus grave. Avenue Émile­Zola, depuis ce matin, une centaine de camions de 3 tonnes sont stockés en plein vent sans roues, par défaut de pneus. Et cela me rappelle les 83 Goélands, sans train d'atterrissage, que nous avions laissés sur le terrain d'Issy-Ies-Moulineaux, lors de notre fuite de juin dernier. Les rues et les quais de Billancourt sont encombrés de camions de tous tonnages, dont les Allemands ne prennent pas livraison. Combien de temps cela durera-t-il?

Les transports d'aliments de première nécessité ne se font pas, faute de moyens, et il y a là plusieurs centaines de camions qui ne peuvent être mis à la disposition des transporteurs. Nous sommes décidément en pleine incohérence. Nous manquons aussi d'alcool pour essayer les moteurs que, sur les conseils de la Direction des carburants, nous avons transformés pour utiliser ce carburant. La préfecture de la Seine nous refuse des livraisons, sous prétexte que les quantités allouées au dépar­tement ont été réduites de 3800000 litres à 1 800000 litres par mois. Thaler, que j'ai vu aujourd'hui à ce sujet, tombe des nues et s'emporte contre les fonctionnaires de la distribution, mais se dit incapable de nous faire accorder un seul litre de ce carburant.

Le défaut de charbon devient si grave qu'on envisage de fermer les usines. On nous a annoncé aujourd'hui que les usines Citroën fermaient à partir de lundi, pour quinze jours. Nous sommes couverts à l'usine jusqu'au 17 de ce mois. Si de fortes arrivées de combustible ne se produisent pas d'ici là, nous serons amenés à pren­dre la même décision.

Asselot m'a demandé d'assister aujourd'hui à une conférence de la Société des Moteurs Renault pour l'Aviation, où devait être examiné la demande présentée par le Dr Zürcher, représentant de la société Argus, de fabriquer des moteurs Argus AS 410. La Generalluftzeugmeister demande que la fabrication soit organisée pour assurer la livraison de dix moteurs en avril 1942, 20 en mai, 75 en août pour arriver à 200 moteurs par mois à partir de janvier 1943. Le moteur est un moteur 12 cylin­dres en V, de 12 litres de cylindrée.

Ce programme est aussi loin des possibilités que l'étaient ceux que nous présen­taient fin 1939, M. Caquot, avec l'aggravation que constitue l'impossibilité de se procurer des machines-outils américaines, et les difficultés sans cesse accrues d'approvisionnements en matières premières.

Ainsi, il n'est plus question d'une guerre courte, et le Reich cherche à organiser la production aéronautique française. Pour contrebalancer le potentiel de production américain, c'est évidemment peu de chose, surtout avec l'état d'esprit de résistance qui nous anime tous. Les délais de démarrage seront très longs, et le plafond ne pourra être très élevé. Nous verrons à l'épreuve quel sera le coefficient de réduc­tion que la réalité infligera aux prévisions de ces messieurs. Je serais fort étonné si la S.M.R.A. dépassait une production de 75 moteurs 6 Q Renault et 60 moteurs AS 410 Argus par mois, vers avril ou mai 1943.

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23 janvier

L'approvisionnement en charbon reste le problème le plus important de l'heure. L'usine consomme actuellement 2 500 tonnes de charbon par semaine. L'Oise et les canaux du Nord sont pris par les glaces. Toute navigation est suspendue sur la Seine. On ne peut plus compter sur les transports par fer. D'après M. de Peyrecave, les Allemands nous ont pris jusqu'à maintenant les 9/10 de nos moyens de trans­port sur rails. La question est grave. De nombreuses usines déjà ont été obligées de fermer leurs portes. Si cette période de froid continue encore quelques jours, toute l'activité industrielle se trouvera bloquée et il se pourrait même que les cen­trales électriques et les usines à gaz se voient dans l'obligation de s'arrêter.

Les nouvelles qui viennent de tous côtés laissent entendre que des événements importants pour le cours de la guerre sont en préparation. Mégret nous annonce qu'au Mans, les autorités allemandes lui ont réquisitionné les 10 camions de l'usine de Pontlieue avec des conducteurs. Il doit tenir le matériel en état de partir dans la demi-heure qui suivra l'ordre de départ; il lui a été précisé qu'il y avait le plus gros intérêt à avoir des conducteurs français, car le matériel serait abandonné sur place une fois parvenu à destination.

Riolfo m'annonce d'autre part, que 600 chauffeurs de la T.C.R.P. ont été requis avec 5 jours de vivres. Ils doivent se tenir prêts à partir.

Asselot nous a invité aujourd'hui à déjeuner pour fêter en une réunion amicale sa nomination officielle à la Direction générale du groupe Caudron-Renault. M. de Peyrecave, dans une allocution fortement pensée et exprimée avec beaucoup de force et d'élégance, a dégagé tout l'espoir que peut éveiller pour la reconstruction du pays des cérémonies comme celle-ci, où se montre toute la force de l'esprit d'équipe. Il a félicité Asselot d'avoir pu grouper autour de lui un tel faisceau convergent d'amitiés. Et c'est un point indiscutable, que la grande réussite d'Asselot, est d'avoir su émousser les pointes de tous ceux qui l'entourent et de leur avoir imposé -avant qu'elle ne devienne amicale -une collaboration confiante.

L'entreprise était à l'échelle des possibilités humaines. Nous avons connu chez Delage un semblable esprit d'équipe. Peut-être plus profond encore, puisqu'il a survécu à l'affaire.

J'ignore s'il serait possible d'obtenir un pareil résultat dans un monde aussi vaste, aussi divers que les usines Renault. Nous en avons parlé un moment avec Jean­Louis. Pour réussir dans cette entreprise, il faudrait d'abord que M. Renault cesse d'opposer en toute occasion les hommes les uns aux autres, et essaie de cultiver les qualités de chacun plutôt que leurs défauts.

On ne peut rien construire de durable et de grand dans l'opposition perpétuelle des hommes. La jalousie et l'intrigue constituent alors des clans en lutte ouverte. Les hommes, étant ce qU'ils sont et seront toujours -plus enclins à réussir par l'intrigue que par le travail -le but de toute organisation est d'ajouter les qualités et de neu­traliser les défauts des éléments qui la constitue.

Indiscutablement, Asselot a su être un chef. Il a su imposer sa volonté à ses colla­borateurs. Avec Ménard, ils constituent les deux hommes marquants de l'équipe Caudron-Renault. Ceci n'atténue en rien les remarques que j'ai déjà pu faire dans le passé, à leur sujet, en d'autres domaines.

Les journaux parisiens annoncent des importants entretiens entre industriels alle­mands et français au sujet de la collaboration, et insistent sur l'influence de

F. Lehideux dans ces conversations. Je me souviens nettement de la position qu'il prenait, en juillet dernier, au cours des conversations de la popote Renault. A-t-il changé à ce point? Ne cherche-t-il qu'à gagner du temps?

Les difficultés à l'usine ne cessent de s'accroître, dans tous les domaines. Financiè­rement, la situation est toujours la même, les Allemands doivent toujours 200 mil­lions, qU'ils ne parlent toujours pas de payer, sur les camions qui leur ont été livrés. Par suite du manque de pneumatiques, ils ne prennent toujours pas livraison des camions qui sortent maintenant. Ce soir, 1 800 camions, sur chandelles de bois encombrent les rues intérieures de l'usine, les quais de la Seine et les espaces dis­ponibles. Pourquoi ne payent-ils pas? D'après M. de Peyrecave, leur compte à la Banque de France est créditeur de 36 milliards de francs. Qu'attendent-ils? Que notre trésorerie soit totalement épuisée? Que le franc baisse un peu plus?

30 janvier

1er

février

11 février

Au point de vue des approvisionnements, la situation n'est guère plus réjouissante; il n'est plus question que de réglementation et de produits de remplacement. J'ai passé ces derniers jours à étudier les aciers de substitution aux aciers nickel-chrome. Le défaut de nickel commence à se faire cruellement sentir. Malgré son activité réduite, l'usine consommera ce mois-ci 2600 tonnes d'acier. Sur ce tonnage, les aciers au nickel-chrome représentent un fonnage de 720 tonnes, ce qui exige 19 tonnes de nickel. Nous avons pris des décisions héroïques et réduit de 50 % le pourcentage de nickel dans l'acier, en attendant de le supprimer totalement. Attendons les conséquences.

Pour l'amiante, le mica, le cuivre, l'étain, le coton, même chanson ... Les électriciens se prennent la tête dans les mains. Nous avons aujourd'hui décidé de supprimer toutes les opérations d'étamage. Ce sont des tonnes de fer que nous livrons à nou­veau à l'oxydation après des mois de lutte. Mais pourquoi se lamenter. Il n'est plus question de qualité. L'essentiel, maintenant, c'est de vivre au ralenti, de maintenir le maximum d'activité possible pour limiter la misère et le chômage.

Riolfo me rapporte aujourd'hui que le commandant Lavirotte, qui s'occupait des fabrications de chars à l'usine avant juin, continue ses études techniques. Il a de­mandé à l'usine de lui livrer les moteurs 6 et 12 cylindres 300 CV, étudiés début 1940. D'après lui, nous allons assister cette année-ci à une paix de compromis, que suivra une nouvelle course aux armements, puis dans un délai de quatre à cinq ans, une nouvelle guerre. Il ne veut pas cette fois-ci être en retard.

La file des camions s'allonge sur les quais de la Seine. Aux camions sans roues et sans accumulateurs destinés aux troupes d'occupation, s'ajoutent maintenant les camions à gazogènes commandés par les clients français, que nous sommes dans l'impossibilité de livrer par suite de la lenteur des services administratifs. Pour 1 400 commandes, 70 livraisons et 200 véhicules en stock. Pour celui-ci, il manque la licence d'achat; pour celui-ci, la licence de gazogène; pour celui-là, le permis de circuler. Et pendant ce temps, la famine lentement s'établit par suite du défaut des moyens de transport.

J'ai eu aujourd'hui l'occasion de parler longuement avec Asselot et Haemmerlé, retour de Munich, où ils sont passés la semaine dernière, sur invitation des dirigeants de Messerschmidt. Très sensible aux marques de respect et aux flatteries, Asselot revient convaincu de la nécessité de collaborer. Je m'éloigne de plus en plus de lui. Son opportunisme me dégoûte profondément. Il s'incline devant les Allemands, comme il s'inclinait il y a un an devant M. Caquot, il y a dix mois devant le colonel Menny. Il a été le premier à reprendre le travail pour les Allemands, il sera certai­nement le premier à s'engager dans la voie de la collaboration totale (cinq dessinateurs de Caudron ont été désignés d'office par lui, pour aller faire un stage de trois mois à Augsbourg).

Au point de vue industriel, notre situation continue de s'aggraver lentement. Les camions s'accumulent toujours dans les rues et sur les quais de Billancourt. Toujours pas de pneus, ni de roues. Nous n'avons encore rien sorti des fabrications spéciales que les autorités d'occupation nous ont forcé de prendre. Les premiers vilebrequins dont j'avais parlé ici sont à l'opération de trempe au chalumeau. Le Dr von der Kochen, qui devait nous étonner par sa science, trouve maintenant fort satis­faisant ce qu'il critiquait ironiquement il y a trois mois. La technique de « ces mes­sieurs» ne nous étonne pas. Jusqu'à présent, ce que nous avons vu, nous a paru terriblement compliqué et il faut l'incompétence d'un Asselot pour en être impres­sionné. Sur le terrain du bluff ils sont indiscutablement plus fort que nous. Mais pour le reste...

Actuellement, une nouvelle pression est faite sur l'usine pour que nous entrepre­nions la fabrication de 20000 « bouteilles à gaz » par mois. Délicat euphémisme, pour désigner des enveloppes de bombes aériennes de 500 kg. Tout ceci est contraire aux clauses de l'armistice et j'espère bien que cette commande sera fina­lement refoulée. Ce qui est cependant lamentable, c'est de constater que parmi les dirigeants de l'usine, si peu sont hostiles à une telle fabrication.

12 février

22 février

3 mars

5 mars

7 mars

11 mars

15 mars

Aujourd'hui, le maréchal von Braustchich a visité l'usine avec une nombreuse suite: trente magnifiques voitures de grand luxe, remplies de superbes uniformes chama­rés de rouge et d'or. J'étais dans l'atelier de montage de l'île quand le cortège a déboulé. Les ouvriers baissaient la tête sur leur travail. Personne ne prenait garde à ce défilé ni ne levait les yeux pour le regarder passer.

J'avais rendez-vous avec M. Huguet, directeur du service des gazogènes au mInIs­tère de la Production industrielle, pour avoir son opinion sur l'ordre que nous ont donné mercredi les commissaires allemands de l'usine, d'arrêter au plu.s tôt la fabri­cation des gazogènes à charbon de bois. Je n'ai pas vu ce monsieur qui était en conférence avec le chef du service gazogène, pour la France, de l'armée allemande. Je suis reparti, écœuré de l'inertie rencontrée partout dans les administrations et de l'incompétence des gens chargés de faire appliquer les règlements.

En septembre 1940, le service des gazogènes était composé en tout et pour tout, du directeur et de trois agents techniques qui tenaient leurs assises sur un bout de table, dans un des vastes et somptueux salons du ministère des Travaux publics, rue de Grenelle. On était reçu sans rendez-vous par Huguet, on lui exposait son point de vue directement et, en quelques minutes, les questions étaient posées et résolues au mieux de l'intérêt national, qui exigeait des solutions promptes et des décisions immédiates. Quel chemin parcouru en six mois! Ces messieurs occupent maintenant un somptueux immeuble, rue des Mathurins. Des huissiers font remplir des fiches dans l'antichambre où l'on attend des heures avant d'avoir une réponse. Des messieurs, des dactylos, des huissiers passent sans cesse d'un air affairé. Quand par hasard une porte s'ouvre, on entend un bruit de conversations et on entrevoit de nombreux employés travaillant dans la fumée bleue du tabac.

Finalement, on est reçu par un sous-fifre de 4e ordre, qui prend note des observa­tions que vous avez à présenter, « pour en rendre compte à M. le Directeur, quand il aura l'honneur d'être reçu par lui, car il est très occupé », on vous renvoie à un de ses collègues « plus compétent» qui vous tient exactement le même langage.

Depuis quatre jours, les troupes d'occupation enlèvent, à raison de 150 par jour, les camions dont elles refusaient de prendre livraison depuis trois mois et qui encom­braient les rues et les quais de Boulogne-Billancourt. Besoins de matériel roulant pour la campagne de printemps.

Exemple précis de collaboration franco-allemande. Domaine industriel. Les autorités d'occupation ont donné l'ordre à Citroën, Peugeot, Renault, d'arrêter les fabrications des gazogènes à charbon de bois. Elles encouragent par contre de tout leur poids la société allemande qui exploite les brevets Imbert de gazogènes à bois. Celui qui achète un camion équipé du matériel Imbert a immédiatement, sans démarche, la licence d'achat, la licence de circulation et le permis de circuler. Par contre, nous avons toujours 500 camions avec gazogènes terminés, qui ne peuvent être livrés faute des papiers réglementaires, le plus difficile à obtenir étant la licence d'achat que délivre l'autorité d'occupation. Évidemment, l'industrie française est libre de fabriquer, de vendre... mais le client ne peut prendre livraison que du matériel commandé aux industriels protégés par l'occupant.

Asselot nous a aujourd'hui exposé les grandes lignes de la « collaboration confiante» qu'il a esquissé avec Messerschmidt, au cours de son voyage à Munich. Il est des moments où je me demande si c'est le cynisme ou l'inconscience qui inspire ses paroles. Quelle naïveté que de croire à la valeur d'une « convention » avec des Allemands!

Le Comité d'organisation de l'automobile, devant la rapide diminution des stocks de gomme et l'arrêt total des arrivées, nous demande d'étudier et mettre au point d'urgence un système de roue élastique, permettant de rouler à vitesse réduite. C'est un retour de quarante ans en arrière, avant l'invention du pneumatique qui a permis le développement de l'automobile et de l'aviation!

J'ai eu l'occasion de bavarder longuement aujourd'hui, avec Mettas, qui est rentré lundi dernier de Berlin, où il avait été envoyé en mission par le Comité d'organisa­tion de l'automobile, pour jeter les bases de la collaboration industrielle des indus­

tries automobiles françaises et allemandes. Il a été fort correctement reçu; un dîner

avec foie gras, champagne et toasts a terminé les travaux de la commission. Un

gros effort a été manifestement fait pour attirer les sympathies françaises. Sur le

plan industriel, les entreprises allemandes ne sont pas particulièrement pressées de

passer des commandes à l'industrie française. Les difficultés de paiement, répar­

tition des matières premières, transports, sont d'ailleurs très grandes et, pour le

moment, quasi insurmontables. Ce qui fait hésiter les chefs d'entreprises responsa­

bles des livraisons, à confier une partie des travaux à des sous-traitants installés

loin de leur contrôle et soumis à des difficultés économiques qui peuvent justifier

tous les retards de livraison.

Au sujet des approvisionnements en matière première, la situation s'aggrave très

sérieusement. Au comité de Direction d'hier soir, M. de Peyrecave a été fort pes­

simiste. Il serait même question de réquisitionner chez les particuliers, à bref délai,

les objets fabriqués avec des métaux rares : bronze, laiton, cuivre, étain, nickel.

Depuis huit mois, nous vivons au ralenti sur les réserves accumulées au cours des

premiers mois de la campagne. Le moment arrive où elles vont toucher à leur fin.

M. Lehideux faisait paraît-il remarquer, ces dernier jours, que les grands travaux

qu'on envisageait d'entreprendre pour lutter contre le chômage, étaient impossibles

par défaut des matières de construction: ferraille, bois de coffrage et ciment. Toute

la production est réquisitionnée par l'armée allemande pour la construction des

pistes des terrains d'aviation, en Bretagne et dans la région du Nord, et pour l'amé­

nagement des bases sous-marines de Lorient et Brest.

19 mars J'ai assisté ce soir à une pénible exibition de M. Renault, dont l'état de fatigue fait

peine à voir. Qui rencontre aujourd'hui cet homme voûté, au pas hèsitant, au regard

vague, aux traits tirés, bredoUillant des mots presque sans suite péniblement arti­

culés, a peine à croire qu'il est en présence d'un des plus grands constructeurs

de l'industrie moderne, d'un de ces pionniers qui en trente ans ont, partant de rien,

érigé une des plus grandes entreprises industrielles du monde. Le plus terrible est

de songer que cet homme, dont l'activité intellectuelle est considérablement réduite,

et qui n'obéit plus qu'à des impulsions irraisonnées, continue de diriger cette vaste

entreprise. Pour comble de malheur, il est actuellement sous le pouvoir total d'une

jeune femme de vingt-trois ans qui -Dieu sait par quels moyens -achève de lui faire

perdre le peu de contrôle de lui-même qui lui reste. Quel triste spectacle que celui

de cette décadence ! En proie à la manie de la persécution, il ne voit partout que des

fainéants ou des voleurs et entre dans des fureurs folles pour des riens, alors que

des faits importants, pour la vie des usines, le laissent indifférent et inerte.

Combien de temps durera cette pénible agonie d'un des grands hommes de ce

siècle, et dans quel état en sortira son oeuvre presque surhumaine? Il nous faudra

beaucoup de volonté et beaucoup de courage si nous voulons la sauver.

24 mars A l'usine, nous sommes en pleine crise. Cette fois-ci ce sont les tracteurs agricoles

qui sont à l'honneur. La dernière fois c'étaient les avions de chasse, les C 714 qui

perdaient leurs plumes en piqué. Depuis treize ans, j'en ai tant vécu de ces crises

que je commence à les vivre avec philosophie. 1928 : Delage, crise de la DR, 1932 :

Delage, crise de la D 6.11, crise grave qui devait tuer les automobiles Delage; 1936 :

Renault, crise du 4 C 100 ; 1938 : Renault, crise des amortisseurs Juvaquatre ; 1939 :

crise des moteurs 12 cylindres d'avion et des 714.

Jusqu'à présent, les tracteurs agricoles, branche de vingtième ordre, n'étaient traités

à l'usine qu'en parents pauvres. Renault faisait des tracteurs pour le domaine

d'Herqueville par dilettantisme et fantaisie. On prenait un moteur et une boîte de

voiture de tourisme ou de camion. Un essieu poids lourds. Le tout, monté sur un

châssis en fer en U et cornières, était baptisé tracteur agricole pour les besoins de

la publicité et du catalogue. Le client, alléché par le bagoût d'un agent ou d'un

voyageur comprenait vite. Il achetait un « deering ", un « lang ", ou un « caterpillar ",

laissait le « Renault" au garage, et médisait le reste de sa vie sur la construction

française en général et des « Renault " en particulier.

Les responsables? Le patron d'abord, qui, dans toute réalisation nouvelle, ne songe

qu'à employer un moteur, une boîte, un pont, une rondelle, utilisés ailleurs, comme

si la mécanique n'était que « J'art d'accommoder les restes ". Puis tous ceux qui, pour

garder une situation ou améliorer celle qU'ils ont, disent toujours « amen " quoi­

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qu'il arrive. La crise d'aujourd'hui vient de cette politique d'hier. Alors qu'en 1938­1939, on sortait péniblement 25 à 30 tracteurs par mois, il était facile de les fignoler, d'envoyer un metteur au point quand un client grincheux se plaignait un peu fort, d'acheter le silence d'un agent récalcitrant. Maintenant on sort 7 tracteurs par jour, montés par des manœuvres spécialisés au Mans, avec des pièces fabriquées à Billancourt. Rien ne va plus. On oublie de graisser les roulements, de serrer les écrous, d'étancher les fuites. Le tracteur livré à Orléans, Tours ou Herqueville, refuse de partir ou s'il a daigné tourner, reste obstinément en panne en pleine nature. Rien de bien grave. Tout le monde est sur le pont. Le patron crie, tempête, bafouille. M. Serre fait feu des quatre fers. Il n'y a plus dans la grande usine que les tracteurs d'Herqueville qui comptent. On ne parle que de cela, du bureau de M. Renault, à la loge du concierge. Enfin, on va faire quelque chose, et dans un an, nous aurons sur le marché, le meilleur tracteur français, peut-être même le meilleur tracteur d'Europe.

Fernand PICARD

Cà suivre)

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