01 - L'affaire des rues Renault

========================================================================================================================

L'AFFAIRE DES RUES RENAULT

Avant 1870 s'élevait à cet endroit du parc de St-Cloud, une reproduction du monument chorégique de Lysicrate à Athènes que, familièrement, on appe­lait la Lanterne de Diogène à cause du motif sculptural qui la surmontait. A 94 mètres d'altitude c'était le plus beau panorama de Boulogne et de Paris qui puisse s'offrir aux regards. Jules Mahias (1) s'y rendait souvent pour admirer sa bonne ville «là, écri­vait-il, nous voyons se dérouler au complet notre paysage; c'est bien cet amas confus de maisons en certains endroits, puis de villas rustiques aux jardins agréables... Tout cela est vrai­ment majestueux et c'est avec peine que, tournant à droite et à gauche nos yeux, nous quittons ces points de vue si beaux. ... au bas desquels coule paisiblement une rivière aux eaux lim­pides bordée d'arbres et dont le cou­rant n'est interrompu de temps à autre que par de frêles et jolies embarca­tions qui, fendant les flots tranquilles et poussées par un doux zéphyr, filent

avec une incroyable activité".

Aujourd'hui, si du monument il ne reste plus que quelques pierres fichées au ras du sol, la terrasse de la Lan­terne offre toujours au promeneur curieux un vaste paysage, certes moins poétique. Mais plus d'un siècle a passé depuis que Mahias l'évoquait et les villas rustiques et les jardins agréables ont disparu. Le béton règne en maître absolu. Sur Billancourt se dressent d'agressives cheminées cra­chant vers le ciel d'épaisses fumées, cependant qu'à la proue de l'Ile Seguin le nom de Renault s'inscrit en lettres d'or.

(1) Homme politique local. Il renonça à la politique en 1871 après son échec aux élections municipales. Il fut nommé à la fin de la même année préfet d'Oran par te .qouvernement de Thiers.

PLAN du Village de Billancourt avec indication de rechange B\Jtol"'ise entr'e la Société de 6iHancourt et la Commune

d'A~telJi!

Le ferrain Commune/es,,"

0,

'ieè7fe"t!'J'] Bleu,ceux de la ,~~cù;"; en Jaune

Le vill.age de Billancourt d'après un plan annexé à l'acte d'échange intervenu le 11 mal 1836 entre M. Auvillain, maire d'Auteuil et le comte de Gourcuff (Archives

S.H.U.R.).

Billancourt à la fin du Xlxe siècle

A l'origine, le territoire de Billancourt qui s'insère dans la première boucle tracée par la Seine au sortir de Paris, était limité au nord par la rue de la Plaine (2) et à l'est par la commune d'Auteuil, aujourd'hui réunie à Paris. Constitué d'une terre assez peu fer­tile, il avait déjà fait l'objet de mise en culture, dès le Vie siècle, par les moines de St-Victor. Mais c'est seule­ment en 1150 qu'apparaît, pour la pre­mière fois, le nom de Billancourt (3) dans un document écrit. Il s'agit d'une charte de Louis VII qui approuve le don fait à l'Abbaye de St-Victor, par Ansol, chevalier de Chailly et sa femme Aveline de ... «Billancourt, non loin de Paris, du côté de St-Cloud, c'est-à­dire un terrain d'environ une carruée (4) avec sa grange, qu'ils y possédaient, et les quatre habitants payant une rede­vance fixe, et en outre six arpents de prés au même lieu". Cette grange et ses dépendances formeront la ferme

de Billancourt.

Au XIVe siècle, Billancourt n'était guère occupé que par la ferme. Le bâtiment central, devenu entre-temps manoir­hôtel, s'élevait dans le triangle dessiné actuellement par l'avenue Émile-Zola les rues Yves-Kermen et Gustave~ Sandoz. Deux chemins jouxtaient la ferme: l'un venant de Boulogne, l'autre du Point-du-Jour qui, après avoir tracé un vaste demi-cercle devant la ferme, aboutissait au vieux pont de Sèvres (5).

Pendant quatre siècles la ferme connut des fortunes diverses. A la veille de la révolution elle était la propriété de la Société Jean Riffé qui l'avait acquise pour y établir une blanchisserie. En 1791, elle passe aux mains d'Augustin Sageret pour la somme de 160200 livres. Ce dernier la conserve jusqu'en 1805 date à laquelle il la vend pour 145000 francs à Roche Alexandre Chevalier qui la cède, à son tour, pour 250 000 francs en 1825 à la Société de Gourcuff et Cie. Par la suite cette dernière devait vendre aux époux Lévêque une partie du domaine qui, loti par leurs soins, constitua le

« Hameau Fleuri» (6).

Avec la Société de Gourcuff s'ouvre une page nouvelle de l'histoire du ter­ritoire de Billancourt. En effet, cette société constituée « à l'effet d'acquérir la ferme de Billancourt et ses dépen­dances ainsi que des terrains situés au hameau du même nom, pour la mise en valeur desdits terrains, pour la construction d'édifices et encore à l'effet de louer et revendre les terrains et les constructions faites dessus» (7) se met aussitôt à l'œuvre et, de l'an­

cienne ferme elle réalise un lotisse­ment qui, pour l'époque, est remar­quable à bien des égards. Un plan déposé chez Maître Barbier Sainte­Marie, notaire à Paris, le 1 er août 1830 en présente une image très exacte. Bordé au nord par la rue du Vieux­Pont-de-Sèvres ou vieille route de Sèvres, il emprunte à l'est l'actuel tracé de la rue de Clamart puis, longeant le boulevard Jean-Jaurès va couper la rue Yves-Kermen à la hauteur de la rue Damiens pour, au droit de la rue Traversière, rejoindre la Seine qui en constitue la limite sud. Puis, descen­dant le cours du fleuve, il atteint l'an­cienne rue de l'Ile dont seul un portail en rappelle de nos jours l'entrée. Cent mètres plus loin il remonte au nord presque en droite ligne pour rejoindre la rue du Vieux-Pont-de-Sèvres. En somme les usines occupent en grande partie l'ancien domaine de la Société de Gourcuff.

(2)

Actuellement rue Galliéni.

(3)

Cité par Penel-Baufin " Histoire de Bou­logne-Billancourt", p. 238 et suivantes.

(4)

Dési.qne une étendue égale à celle que l'on peut mettre en culture en une année avec une seule charrue.

(5)

La rue Gustave-Sandoz est actuellement englobée dans l'usine.

(6)

La conquéte du Hameau Fleuri fera l'ob­jet d'une autre étude.

(7)

Acte de création de la Société de Gour­cuf! et Cie enregistré le 20 juillet 1825.

Au centre du lotissement, une immense place quadrangulaire, la Grande Place traversée par quatre voies : les rues de l'Église, des Princes, de Saint­Cloud et du Point-du-Jour. La rue de l'Église aboutit à la demi-lune sur laquelle débouchent les rues du Cours et d'Issy (8). La plupart de ces voies sont garnies d'arbres. L'ensemble du lotissement comprend 23 propriétés dont certaines atteignent près de quatre hectares. Elles sont destinées à de riches commerçants.

Malheureusement, malgré la publicité qui vante la situation privilégiée du «Village de Billancourt" qui, au bord de la Seine «près le bois de Bou­logne" a vue sur «le Val Fleury, Bellevue, Meudon et le parc de Saint­Cloud", le lotissement est un échec commercial et M. de Gourcuff est contraint de céder «son" village au Comptoir V.C. Bonnard, le 23 avril 1855.

De Victor-Corentin Bonnard à Édouard Naud

Curieux homme que ce Victor-Corentin Bonnard. Né en 1804 à Neuchâtel dans la Seine-Maritime, il n'avait jamais été attaché à une maison de commerce ou de banque. Il préférait son indé­pendance. Après de nombreux voyages en Orient il s'établit à Marseille où il se marie en 1831. «Intermédiaire uni­versel, il amenait des acheteurs à /'in­dustriel ou au négociant encombré d'un stock difficile à placer. 1/ procu­rait des vendeurs, des capitaux ou des garanties au commerçant capable d'écouler ou d'employer des marchan­dises que ses finances ou son crédit ne lui permettaient pas d'obtenir. 1/ se chargeait de recouvrements pour le compte de tiers, pratiquait le transit et travaillait à la commission, toutes affaires difficiles, délicates, aventureu­ses aussi, auxquelles sa prodigieuse activité et son esprit fertile en combi­naisons apportaient des solutions heu­

reuses " (9). Mais parfois il avait des mécomptes ou devait réaliser les gages qu'il avait exigés. En définitive c'est sa manière de procéder qui lui permis de constituer un magasin doté d'un fonds assez disparate où on

« rencontrait les vins et spiritueux, les cuirs et les étoffes, la parfumerie et la mercerie" (10). Alors il imagina le bon d'échange. «La meilleure affaire, dit-il, a été l'échange d'une paire de bottes contre un parapluie".

Devant le succès de son initiative il crée, en 1842, le «Comptoir d'échange et de commission" et les bons d'échange devinrent des bons de cré­dit. Cette première affaire constitue l'embryon de deux banques qu'il fonde successivement à Marseille en 1849 et à Paris en 1853. La banque de Mar­seille commença à fonctionner avec 15 000 francs et le premier exercice vit se réaliser 435 000 francs d'affaires. Le 24 mai 1853, V.-C. Bonnard signe à Paris les statuts du Comptoir Central, dans le Conseil de surveillance duquel entrent quatre sénateurs, un député, un raffineur de sucre, un maître orfèvre et le Président de la Société Civile des marchands épiciers. Tout cela donne à son établissement un caractère de solidité, de probité, d'honorabilité indis­cutable d'autant que le capital s'élève

à 8 millions.

Malheureusement les souscripteurs manquent d'enthousiasme et un quart seulement des huit millions prévus est versé. Pour ranimer la confiance, V.-C. Bonnard opère la fusion des maisons de Marseille et Paris ce qui n'amène pas d'argent frais dans la caisse. Le 14 janvier 1854 pour frap­per l'imagination, Bonnard se fait auto­riser par une assemblée extraordinaire à porter le capital à 100 millions en deux étapes. Là encore c'est un échec. « Où chercher un aliment aux affaires de billets de crédit, base du système ". « Bonnard, écrit J. Naud, arrive enfin à une conception juste et pratique: achat en bloc, à bas prix, de grandes éten­dues de terrains bien placés, lotisse­ment et revente par petits lots ». C'est ainsi qu'il acquiert le domaine de la Société de Gourcuff et Cie.

Cependant les difficultés qu'avait ren­contrées de Gourcuff pour la vente des terrains ne sont pas pour autant apla­nies. En effet, ce coin de banlieue n'est pas en vogue malgré sa situation saine et riante, car les moyens de communications pratiques et écono­miques lui font défaut. La dernière trouvaille de V.-C. Bonnard se révèle inopérante et, malgré les nouvelles affaires qu'il propose à son conseil il est déconsidéré. Il apparaît mainte­nant comme un danger pour la société qu'il a créée. En 1862 il démissionne. Son gendre Édouard Naud lui succède et le «Comptoir V.-C. Bonnard" devient le « Comptoir Naud". Édouard Naud, poursuivant sagement son négoce, sera pendant quelque temps Maire d'Issy-Ies-Moulineaux.

Sous sa direction, de nouveaux amé­nagements sont apportés au lotisse­ment de Billancourt. Des servitudes

nouvelles sont imposées aux acqué­reurs, notamment en ce qui concerne les rues, places et avenues. «Indé­pendamment des voies publiques exis­tant sur les terrains qu'elle possède à Billancourt et à Boulogne, la Société Naud et Cie a établi. et se réserve d'établir encore des rues, places et avenues et aussi leur embellissement. Ladite société se servira des voies existantes, les modifiera ou les suppri­mera, continuera celles en voie d'exé­cution, en créera de nouvelles, le tout comme elle J'entendra, et sans contrac­ter d'autres obligations à J'égard des acquéreurs des lots présentement mis en vente, que de conserver dans leur état et délimitation actuels les voies sur lesquelles, d'après la désignation, les lots mis en vente ont façade, sans que les acquéreurs puissent se pré­valoir pour exiger autre chose, ni de J'état des lieux ni des indications contenues au plan ci-annexé. Ladite société se réserve expressément la propriété exclusive desdites rues, places et avenues créées ou à

créer » (11).

Cette servitude ajoutée à celle impo­sée par la Société de Gourcuff qui interdisait « l'établissement de carrière, four à chaux ou à plâtre, briqueterie, sablière, usine, manufacture, lavoir, abattoir et tuerie ainsi que tout établis­sement bruyant, insalubre ou incom­mode» devait donc contribuer à don­ner à Billancourt un caractère résiden­tiel. De fait, à la fin du XIXe siècle, le « Village de Billancourt" demeurait un asile de verdure et de fraîcheur où les riches propriétaires parisiens venaient goûter le calme et le repos. Aucune activité commerciale ne se manifestait à l'exception d'un restaurant bordant la Grande Place (12) et, rue de l'Ile, la blanchisserie du Hameau Fleuri.

C'est dans une des propriétés du lotis­sement qu'Alfred Renault s'installe pour y vivre périodiquement. Une pro­priété en face de laquelle il achètera un terrain. Sur ce terrain, un hangar où le jeune Louis construira sa première voiture. Encore quelques années et ce sera entre Louis Renault et Billan­court une lutte de laquelle il sortira victorieux non sans de nombreuses péripéties.

(8)

Rue de l'É.qlise, act. rue Nationale; la Demi-Lune, act. place Bir-Hakeim; rue du Cours, act. avenue Émile-Zola, entre la rue Gustave-Sandoz et la place Bir­Hakeim.

(9)

(10) J. Naud : "Souvenirs de famille",

(1934).

(11)

Cette clause figure dans tous les actes de vente passés par le Comptoir Naud.

(12)

Place Jules-Guesde.

Un développement impétueux

L'accueil fait à la première voiture est tel qu'il est nécessaire, pour satisfaire la demande, de trouver un local plus spacieux. Sur un terrain que possèdent les Renault, rue Gustave-Sandoz et qu'occupe en partie l'actuel bâtiment A, Louis Renault remonte un vieil hangar laissé pour compte dans l'Ile Seguin par un cercle nautique en déconfiture.

Pendant près de trois années, les voi­tures Renault frères sortiront de cet atelier de fortune. Mais le succès aidant il faut sans cesse agrandir la jeune usine et, à partir de 1902 com­mence la période des acquisitions : 3 pour l'année avec 7455 m2• Le départ est donné et les années suivantes ver­ront l'emprise se poursuivre. Si on attribue l'indice 100 à 1902, trois ans plus tard il atteint 371, puis 750 en 1910 et 1926 en 1914. Au 1er août 1914, 58 acquisitions auront ainsi été réali­

m2

sées représentant 141 035,62 pour un total de F 4443458,20 soit une valeur moyenne au mètre carré de F 31,50 (13).

Le développement d'une usine sur un territoire à vocation résidentielle composé d'un grand nombre de par­celles ne pouvait aller sans poser de nombreux problèmes. D'abord, dans la servitude imposée par la Société de Gourcuff à ses acquéreurs et qui fut rappelé sans ambiguïté le 16 mai 1902 par le Comptoir Naud à Renault frères (Hl. Ensuite, dans la possibilité de trouver des vendeurs parmi les propriétaires des terrains situés à proximité du noyau central car, dans l'immédiat, il s'agissait d'agrandir la surface primitive.

m2

Cependant dès Mars 1902, 680 sont acquis qui s'intègrent à la pro­priété des Renault; l'usine A se trouve ainsi définitivement constituée. . La même année, de l'autre côté de la rue du Cours, 6774 m2 formeront l'em­bryon de l'usine B. En 1905, la rue Gustave-Sandoz est franchie; ainsi débute l'investissement de l'ensemble qui formera l'usine C en 1906. Pen­dant les deux années suivantes, on assiste à une période d'assimilation des conquêtes due sans doute à la crise économique qui sévissait. En

1909, nouveau dép·art, l'achat d'une propriété que possédait Gustave­Sandoz, fondateur d'une importante maison d'horlogerie et de joaillerie de Paris, mort à Billancourt, le 4 juillet 1891. 1910 voit se préciser l'extension de l'entreprise vers la place Nationale en même temps que s'intensifie l'em­prise sur les propriétés bordant l'ave­nue du Cours (10). En 1911, la rue de l'Ile est atteinte; l'année suivante la rue du Hameau 1Hq, la rue du Vieux­Pont-de-Sèvres et, plus au sud le quai de Billancourt (17) à l'angle de la rue Gabrielle (18). Jusqu'en 1914, la conquête se poursuit et la rue Francis-Garnier est rejointe à son tour, cependant que

m2

plus de 14400 de terrain achetés quai du Point-du-Jour forment l'amorce de ce qui deviendra l'Usine O.

A la veille de la première guerre mon­diale il semble donc que l'essentiel de l'effort d'acquisition se soit porté sur l'ensemble des terrains limités par les rues du Vieux-Pont-de-Sèvres, Natio­nale, de Meudon et les quais. Du 2 août 1914 à décembre, la situation reste étale. C'est la guerre, l'inactivité pro­bable de l'usine puis, devant des néces­sités implacables, un nouveau démar­rage. Alors débute une phase d'exten­sion intensive. 32 acquisitions en 1915 pour 42279 m2, 37 en 1916 pour 62793 m2, 57 en 1917 pour 94481 m2. A la fin de cette dernière année, la surface des usines représente 46 fois celle qu'elles occupaient en 1902.

(13) "Terrains acquis depuis la création de l'usine Jusqu'au 1er août 1914 N. Archives

R.N.U.R.

(14)

Le texte de cette lettre a été publié dans l'étude de J. Delcourt : " L'expan­sion territoriale de 1902 à 1914" -" De Renault Frères à· Renault Ré.qie Natio­nale ", tome l, page 38.

(15)

Partie de l'actuelle avenue Émile-Zola comprise entre la rue Gustave-Sandoz et les quais.

(16)

Voie disparue qui joignait la rue du Vieux-Pont-de-Sèvres à la rue du Cours.

(17)

Quai de Stalingrad.

(18)

Une portion en subsiste aujourd'hui de la rue Gustave-Sandoz à la rue Traver­sière (longe le bâtiment J 7).

Le développement des ateliers autour du noyau central entre 1902 et 1920.

En moins de vingt ans la physionomie de Billancourt a complètement chan­gé. Là où s'élevaient des villas cham­pêtres se dressent maintenant des bâti­ments uniformes. Des rues entières sont bordées d'ateliers, la rue Gustave­Sandoz est devenue une véritable « rue Renault ", il en va de même pour la rue de l'Ile dans sa partie partant du quai jusqu'à la rue du Hameau. Les rues Théodore et Traversière, de la rue de l'Ile à la rue de Meudon sont à peu près dans la même situation. Quant au Hameau Fleuri, il a succombé dans sa plus grande partie. Toutes ces voies ont perdu leur vocation pre­mière. Elles sont désormais utilisées pour les usines et ne vivent que par les usines; de ce fait même elles sont condamnées à terme.

La rue de l'Ile

Voie très ancienne, la rue de l'Ile figu­rait déjà au cadastre de 1860 dans sa partie allant des quais à la rue du Hameau. Le Comptoir Naud l'avait prolongée jusqu'à la rue de Saint­Cloud (19) sous le nom de rue de l'Ile prolongée avec l'intention de la faire aboutir à la route de Paris à Versail­les (20) par un chemin qui portait alors le nom de rue de la Contemplation (21). Dès 1912, Louis Renault est proprié­taire de toule la partie est, sauf une par­celle que possède la blanchisserie du Hameau Fleuri. Quant à la partie ouest, seules subsistaient 7 parcelles non encore acquises sur les 11 existantes. La rue de l'Ile se trouvait dans un état pitoyable ce qui n'était pas sans appor­ter une gêne au trafic de l'usine. La remettre en condition constituait une nécessité pour l'entreprise mais la question se posait de savoir à quel titre? En décembre 1912,. Louis Renault consulta deux avocats : Mes André Morillot et Henri Allard. Leurs conclu­sions offrent un grand intérêt car elles constituent un élément d'appréciation qui explique en partie l'attitude ulté­rieure de Louis Renault. Les droits dont ce dernier pourrait se prévaloir, disent les avocats, dépendent de la situation de fait : le sol appartient-il à la com­mune ou aux riverains? Si le sol appar­tient à la commune, les riverains ne peuvent exercer aucun droit privatif. Par contre si le sol appartient. aux riverains, deux situations peuvent se

présenter : rue privée ou chemin d'exploitation.

Dans la première hypothèse elle est établie sur le fonds des riverains. Cependant une voie privée n'est jamais soustraite entièrement au régime des voies publiques. Si le Maire ne peut prendre aucune mesure de voirie, il a cependant des pouvoirs étendus en matière de liberté de circulation et de sûreté du passage. Les droits des propriétaires sont assez restreints tant que dure l'affectation de la voie, mais ils peuvent la désaffecter ou la fermer et encore donner au sol une utilisation nouvelle sous réserve, toutefois, d'un classement possible déjà réalisé au profit de la voirie urbaine.

Dans la seconde hypothèse, le che­min d'exploitation servant exclusive­ment à la communication entre divers héritages ou à leur exploitation, le sol est présumé appartenir aux proprié­taires riverains qui ne peuvent être dépossédés autrement que par ces­sion amiable ou expropriation. La meil­leure solution possible dans les deux hypothèses est donc que Louis Renault devienne le seul riverain par l'acqui­sition de l'ensemble des parcelles bor­dant la rue de l'Ile. Cependant, à titre transitoire, il pourrait établir, au-dessus de la voie, un hangar à condition que cette construction ne s'appuie pas sur le terrain affecté au passage et qu'elle soit suffisamment élevée pour que la circulation n'en soit pas affectée.

Il pourrait également, dès à présent, fermer la rue dans la partie dont il est le seul riverain mais il s'expo­serait à des conflits dont les tribunaux auraient à connaître. Mais, même si Louis Renault arrivait à devenir l'uni­que riverain des deux côtés de la rue de l'Ile, il risquerait de se heurter à un obstacle redoutable : la jurispru­dence intervenue dans un certain nom­bre de cas particuliers.

Ainsi donc, quelles que soient les hypothèses retenues, Louis Renault verra ses projets contrecarrés par les textes légaux qui l'obligeront à une longue procédure de laquelle il n'est pas certain de sortir victorieux. Provi­soirement il renonce donc à son dessein.

Dix-huit mois plus tard il repart à la charge. Entre temps il a réussi à acqué­rir une nouvelle parcelle. Il décide alors d'exécuter des travaux de viabilité. Pour réserver l'avenir il fait constater l'état des lieux par un huissier : «Le sol est en terre durcie par les pas­sages, dénivelé et creusé d'ornières...

(19)

Rue Yves-Kermen.

(20)

Avenue du Général-Leclerc.

(21)

Partie de la rue Yves-Kermen qui va de la rue du Vieux-Pont-de-Sèvres à l'ave­nue du Général-Leclerc.

Deci, delà aux endroits les plus mau­vais on a mis quelques cailloux. Cette rue donne /'impression de n'être point entretenue... Sur la partie droite à hau­teur des ateliers Renault et contre eux sont adossés des tas de sable, pavés en grès et briques... La seconde partie de la rue est encore plus mal tenue ... il y a des tas de saletés deci delà, des gravats, des touffes d'herbe» (22).

La guerre survenant quelques jours plus tard ajourne les travaux. Ils débutent vers la fin de l'année et, l'intention d'an­nexer la rue ne faisant aucun doute, une première protestation est élevée le 5 janvier 1915 par M. Nouzillet­Clinch, architecte à Boulogne. Ce der­nier, qui a déjà vendu en 1913 à Louis Renault une de ses propriétés, est toujours possesseur d'un terrain, 31, rue Théodore. Sa protestation n'est donc pas celle d'un riverain de la rue de l'Ile mais d'un citoyen qui se refuse d'admettre qu'une rue soit soustraite au domaine communal. Reçue par la Municipalité, il y est répondu que

«la rue de l'Ile n'ayant jamais été classée au nombre d~s voies commu­nales est restée voie privée... La Ville n'a pas à intervenir-elle, mais les inté­ressés qui prétendent avoir des droits sur cette voie».

Les mois passent et, un matin de novembre 1915, la rue de l'Ile est bar­rée des quais à la rue du Hameau. Nouvelle protestation de M. Nouzillet­Clinch : «Je proteste énergiquement. La rue de /'lle est ouverte à la circu­lation publique depuis plus de quarante ans... la prescription est donc acquise; cette voie appartient à la ville de Boulogne. Nul droit pour M. Renault de se l'approprier. Et c'est l'adminis­tration communale qui doit rappeler

M. Renault à la réalité des faits... Peu importe que M. Renault ait fait ou non les frais de viabilité de cette voie. Ce ne sont pas des frais faits par lui qui peuvent lui constituer légalement main­tenant le droit de propriété» (23).

Un mois plus tard le Conseil Municipal se saisit de l'affaire. Il est vrai que la rue de l'Ile n'était pas seule en cause. A l'autre extrémité de Billan­court, les Établissements Salmson qui avaient connu une extension consi­dérable depuis le début des hostilités demandaient la fermeture de la rue Saint-Germain dont ils étaient devenus l'unique riverain. «Dans l'état actuel, les murs de clôture et les bâtiments en bordure de la rue ne sont pas ache­vés et il est évident qu'on puisse met­tre en jeu la question de sécurité puis­que la rue semble traverser l'usine

98

elle-même» (24). Mais si le Conseil Municipal délibère c'est aussi que le Préfet de la Seine, se faisant l'inter­prète du gouvernement militaire de Paris, a insisté à plusieurs reprises pour que le Maire autorise la ferme­ture de ces deux voies. Accord est donc donné mais en des termes tels qu'il ne peut satisfaire Louis Renault. En effet, tout en reconnaissant que la rue de l'Ile est une voie privée dont le sol appartient aux riverains, la ville de Boulogne se considère elle-même propriétaire en partie de cette rue, en raison du fait que trois rues classées y aboutissent. Enfin «il ne peut être question de supprimer complètement cette rue car elle est ouverte à la cir­culation publique depuis plus de trente ans et il n'appartient à personne actuel­lement d'en interdire l'accès, même s'il pouvait s'agir d'un propriétaire qui se serait rendu acquéreur de la tota­lité des terrains en bordure de cette rue" (25). En conséquence, le Conseil Municipal prenait la délibération sui-' vante: « La rue de l'Ile devra être ren­due à la circulation publique dans son entier dès que les raisons de sécurité invoquées actuellement n'existeront plus et, dans tous les cas, au plus tard un mois après la signature des préli­minaires de paix et ce sans mise en demeure préalable, sous peine d'une amende de 1000 francs par jour de retard à verser par Monsieur Louis Renault à la ville de Boulogne, comme ayant elle-même personnellement des droits de propriété sur la rue de l'I/e ".

On imagine aisément l'irritation de Louis Renault devant cette prise de position du Conseil Municipal qui cons­tituait un précédent redoutable: l'affir­mation des droits de la ville sur toutes les voies privées. C'est pourquoi il tentera, par toutes les voies légales, de faire annuler cette délibération :' requête au Préfet de la Seine, au Conseil d'État, sans pour autant réus­sir, mais la rue de l'Ile n'en restera pas moins fermée à la circulation publique, Puis, sans qu'aucun acte juridique n'intervienne elle deviendra propriété de l'usine, rue intérieure que bordent aujourd'hui les bâtiments E, F, G, 1 et P.

La grève des femmes

Avec la fermeture de la rue de l'Ile un état de fait se trouvait consacré. Cependant, dans cette même rue, trois voies aboutissaient : les rues Gustave­Sandoz, Théodore et Traversière. Du fait du barrage de la rue de l'Ile les portions de ces trois rues, depuis l'avenue du Cours, se terminaient en impasses, ce qui ne portait pas à conséquence puisque, à l'exception de trois propriétés situées rue Traversière, Louis Renault en 1917 était le seul riverain. Son deuxième objectif fut donc d'obtenir la fermeture de ces por­tions de rues.

Mais cette fois il ne s'agissait plus de voies privées, mais bien de rues classées dans la voirie communale et une autorisation du Conseil Municipal était indispensable. Une demande en bonne et due forme fut donc adressée à la Municipalité et le Conseil Muni­cipal, dans sa séance du 25 février 1917 donna son accord à la condition toutefois « que les rues soient rendues à la circulation générale, en parfait état de viabilité, dès la fin des hosti­lités et au plus tard un mois après la signature des préliminaires de la paix ». Pendant tout le temps d'occupa­tion, une redevance de 0,20 franc par mètre carré devrait être acquittée.

Mois après mois l'étau se resserrait sur Billancourt. Avec des acquisitions sans cesse multipliées, la pression s'accentuait sur les rues. Nul doute qu'à un moment ou à un autre elles seraient toutes rattachées à l'entre­prise. Certes il faudrait vaincre beau­coup de résistance, convaincre l'admi­nistration municipale, plaider devant les tribunaux et, qui sait, imposer peut­être des solutions de force. Certes Louis Renault n'était pas le premier venu. Il avait ses entrées chez beau­coup de Ministres, il était très introduit dans les administrations et il pouvait arguer de la place éminente que son entreprise avait prise dans le domaine des fournitures de guerre. Néanmoins, la tâche ne serait pas facile. C'est alors qu'un événement imprévu allait lui don­ner l'occasion de réaliser en une seule nuit, ce qu'une procédure normale ne lui aurait pas permis d'atteindre avant de nombreuses années.

(22) Constat d'huissier établi le 22 Juillet 1914 à la requête de M. Louis Renault (Arch.

R.N.U.R.J.

(23)

Lettre à Monsieur le maire et à MM. les conseillers municipaux de Boulogne. du 25 no·vembre 1915 (Arch. R.N.U.R.J. M.Nouzillet-Clinoh vendra à Louis Re­nault, en 1917, sa propriété située 31, rue Théodore.

(24)

(25) Délibération du oonseil munioipal du 5 décembre 1915.

Dès la fin de l'année 1916, un certain mécontentement s'était déjà manifesté dans quelques usines métallurgiques. Chez Renault, une grève partielle moti­vée par une demande d'augmentation de salaire horaire eut lieu du 26 décem­bre 1916 au 5 janvier 1917. Elle avait été un échec et, sur les 38 grévistes, 35 s'étaient vus remerciés. Quelques jours plus tard, le 16 janvier, les char­pentiers en fer, au nombre de 13, arrê­taient le travail pendant trois jours. Ils ne voulaient pas être astreints au règlement de l'usine et entendaient que les usages de leur profession pour les entrées et les sorties leur soient conservés (26).

Mais c'est au printemps de 1917 que l'agitation ouvrière va s'amplifier. Pour la première fois depuis la déclaration de guerre, le 1er mai est marqué par des arrêts de travail surtout dans le bâtiment et l'habillement. Dans son manifeste (27) l'Union des syndicats ouvriers du département de la Seine formule ainsi les revendications: réduc­tion des heures de travail (journée de 8 heures, semaine anglaise, repos hebdomadaire); minimum de salaire qui doit correspondre au coût de la vie et être suffisant pour assurer l'exis­tence de chacun; lutte contre l'exploi­tation de la femme et de l'enfant; mesures de protection sociale (hygiène, sécurité, loi d'assurance contre la vieillesse et l'invalidité); organisation rationnelle du travail par l'institution des délégués ouvriers; vie chère et loyers; droit syndical égal pour tous; organisation générale et internationale du placement pour toute la main-d'œu­vre (nationale ou étrangère) ; réorgani­sation économique du pays; droits ouvriers de gestion, de contrôle et de discussion; exploitation au bénéfice de toute la collectivité des richesses natu­relles et des services publics.

Dans l'automobile et l'aviation on signale le 8 mai un conflit chez Blériot à Suresnes «attendu que la Maison Blériot semble ne connaitre les tarifs officiels que pour les afficher à la porte et les ignorer par ailleurs» (28).

Les ouvriers arrêtent le travail et, après une audience en conciliation, obtien­nent 15 % d'augmentation. Conflit également chez Mors, rue du Théâtre dans le XVe arrondissement. La Direc­tion ayant fait savoir qu'en raison du manque de mon n aie les salaires seraient versés au compte juste, « tout ce qui serait en plus d'une somme de 1 0 francs serait porté au compte pour la paie suivante" (29). Les ouvriers protestent et, par une pétition, deman­dent au Directeur de «conserver J'an­

cien mode de paiement, ne pouvant laisser encore une somme supplémen­taire à celle qu'ils laissaient déjà, par ce temps de vie chère" (30).

Ces différents conflits reflétaient incontestablement le profond mé­contentement dû à la durée du travail, à la cherté de la vie et aussi à la las­situde engendrée par la guerre dont personne n'entrevoyait la fin. Para­doxalement, l'étincelle va jaillir non d'une grande entreprise industrielle où pourtant les conditions de travail étaient les plus difficiles, mais d'une maison de couture. On peut attribuer ce phénomène au fait que les ouvriers employés dans les usines travaillant pour la défense nationale sont, pour la plupart, des mobilisés rendus à la vie civile sur qui pèse la menace d'un renvoi au front. D'un autre côté, les femmes qui pour nombre d'entre elles sont épouses, filles ou fiancées de mobilisés souffrent plus particulière­ment de leur condition, n'oublions pas que les salaires féminins sont très infé­rieurs aux salaires masculins, et puis

«les patrons couturiers ne sont pas très intéressants... ils ont maison à la campagne, villa à la mer et les vingt francs qu'ils donnent généreusement à leurs ouvrières pour un travail de toute une semaine, ils le dépensent et au-delà pour leur déjeuner» (31).

Le vendredi 11 mai, les 200 ouvrières de la maison Jenny, 70, avenue des Champs-Élysées, se mettent en grève

• parce que la Direction leur imposait la semaine anglaise et ne leur aurait payé que les heures de travail... En même temps d'ailleurs elles deman­daient 1 franc d'indemnité de vie chère par jour» (32). Le lundi 14, les ouvrières de la maison Chéruit, Place Vendôme, se joignent au mouvement. L'élan est donné : le 16 on dénombre 3 500 gré­vistes, 7 000 le lendemain, 12 000 le 21 mai. Aux cousettes se joignent les modistes, les fourreuses, les corse­tières et bandagistes, les brodeuses, les caoutchoutières, les plumassières et les employées des maisons de confection militaire; le 26 mai, les employés de la Société Générale, de la Belle Jardinière, le personnel des bouillons-restaurants, les garçons de café, les vendeurs de Potin et Damoy, chaque jour le mouvement s'étend. Quand une grève se termine une autre commence. «Chaque jour des corpo­rations nouvelles entrent dans J'action ... toutes ont des revendications identi­ques, repos de J'après-midi du samedi et indemnité de vie chère... la cause initiale de tout ce mouvement est la difficulté de /'existence» (33).

A la fin du mois, les grandes entre­prises métallurgiques sont atteintes à leur tour. A Billancourt, 300 ouvrières de Salmson (moteurs d'aviation) quit­tent les ateliers et se rendent en cor­tège à la Bourse du travail de Paris où se rencontrent 5 000 «munition­nettes» (34). Parmi leurs revendications figure «l'application intégrale du repos hebdomadaire» (35). Le 29 mai, Renault est touché à son tour. 1 500 ouvriers grévistes des entreprises voi­sines envahissent l'usine (36). 2 000 femmes abandonnent les machines. Cependant le travail reprend le 1er juin «grâce à J'arrestation des principaux promoteurs du mouvement" (37). Le lendemain, le calme semble revenu, mais un sursaut se produit le 11 quand les ouvriers de l'atelier 30 font la grève sur le tas afin de s'opposer à une diminution de 15 % sur les prix éta­blis (38). La situation reste tendue dans l'entreprise mais l'effondrement du bâtiment C 4, le 13 juin, entraînant la mort de 26 personnes provoque un tel choc émotionnel que toute agitation cesse. Entre temps le «Journal Offi­ciel» avait publié le texte de la loi tendant à organiser le repos de l'après­

midi du samedi dans les industries du vêtement les midinettes avaient gagné.

(26)

Ministère du Travail et de la Prévoyance sociale : " Statistique des .qrèves et des recours à la conciliation et à l'arbitrage survenus de 1914 à 1919 ".

(27)

"La Bataille", 1er mai 1917.

(28)

Ordre du jour de l'Union syndicale de la voiture. -" La Bataille", 8 mai 1917.

(29)

Lettre du secrétaire de l'Union des ou­vriers mécaniciens de la Seine au minis­tre de l'Armement. -"La Bataille", 11 mai 1917.

(30)

"La Bataille", du 11 mai 1917, ajoute : "La question fut posée près de M. Ci­troën qui est en fait le maître de l'usine, mais il ne voulut faire aucune concession même pour régler sur cinq francs. Ce monsieur a fait déclarer par le directeur de la Maison Mors, à la délégation du personnel que, dans son usine du quai de Javel où il avait 10 000 ouvriers et ouvrières. il pratiquait ainsi et que les 500 ouvriers de la Maison Mors seraient payés de même... Pourquoi ne pas payer en complétant au contraire de ce qui fait les 10 francs. La somme serait à déduire à la paie suivante. Cela se fait au Caout­chouc, tout près de la Maison Mors".

(31) "Le Petit Bleu", 23 mai 1917 : Les mi­dinettes ont tort.

(32)

"Le Petit Journal", 14 mai 1917.

(33)

Léon Jouhaux : "La Bataille", 28 mai 1917.

(34)

"Le Petit Journal", 30 mai 1917.

(35)

A l'époque, le repos n'était donné qu'un dimanche sur deux.

(36)

Note du 19 septembre 1917 : " Barrage des rues et protection des usines Re­nault". (Archives S.H.U.R.).

(37)

"Le Petit Journal", 2 juin 1917.

(38)

"La Bataille", 12 juin 1917.

Tous ces événements avaient été matière à réflexion pour la direction de l'entreprise. Cette dernière a certes conscience que la cause profonde des grèves est le mécontentement géné­rai des ouvriers, mais elle attribue à la pression exercée de l'extérieur par des forces étrangères à l'usine, le fait que Renault ait pu être atteint. D'où une série de mesures: des sanctions ­renvois des perturbateurs au front; une augmentation de salaires sous la forme d'indemnité de vie chère; une contribution à l'amélioration du sort des familles ouvrières -distribution de 150 kg de charbon à chaque membre du personnel (39). Mais une autre déci­sion importante est prise qui consiste à empêcher désormais «J'envahisse­ment» des usines.

La grande surprise de Monsieur Sautreuil

Monsieur Sautreuil habitait 13, rue

Gustave-Sandoz (40) dans une maison comprenant une _boutique et ses dépendances qu'il avait louée à bail le 19 septembre 1907. Depuis dix ans il avait vu grandir l'usine et disparaître peu à peu tous ses voisins. Il se trou­vait maintenant seul mais décidé néan­moins à y rester le plus longtemps pos­sible. Comble de malchance, Louis Renault étant devenu acquéreur de la maison depuis octobre 1913, Monsieur Sautreuil avait comme propriétaire l'homme qu'il considérait comme son principal ennemi. D'ailleurs pour bien montrer son hostilité au nouveau maître des lièux, Monsieur Sautreuil refusa d'acquitter le montant de son loyer. Peut-être y avait-il dans cette attitude le secret espoir d'obtenir une forte indemnité d'éviction? Quoi qu'il en soit, Louis Renault, arguant de ce non­paiement, entama une procédure d'ex­pulsion que la guerre devait -fort opportunément -suspendre. Les choses en étaient là, quand un matin de juin 1917, Monsieur Sautreuil quitta son domicile. Il se dirigeait vers la place Nationale quand il constata, à sa grande surprise, que la rue Gustave­Sand oz, au débouché de la place, était fermée. Un mur hâtivement construit dans la nuit encadrait une barrière que gardaient des surveillants de l'usine. Rebroussant chemin il alla vers la rue du Cours où il fit la même constatation. Au même moment et dans d'autres rues, des habitants du quartier se heur­taient à des barrages semblables: rue de Meudon à l'entrée des rues

Théodore et Traversière, quai de Billan­court à celle de l'avenue du Cours dont l'autre extrémité, à la hauteur de la rue du Hameau était également obstruée. La rue du Hameau quant à elle était fermée de la hauteur de la rue de l'Ile jusqu'à une centaine de mètres de la rue du Vieux-Pont-de­Sèvres. Ainsi toute la partie de l'usine bordant la Seine ne faisait plus qu'un bloc. En une nuit un coup de force sans équivalent avait été réalisé.

Mais, dans ce territoire désormais clos, Louis Renault n'était pas le seul propriétaire. La rue Théodore comme la rue Traversière comptaient encore quelques riverains et notamment plu­sieurs commerçants, Qu'à cela ne tienne! Ces derniers pourraient entrer et sortir à leur guise à condition toute­fois de présenter des autorisations de circuler, ce qui on le conçoit n'alla pas sans incidents. Témoin ce récit publié par «L'Heure» du 21 août 1917 : «Le concierge m'ayant dit qu'il ne laisserait plus passer et ayant répondu par un geste insolent à ma réclamation, je lui déclarai que rallais enfoncer la porte et, de fait, je me mis à J'œuvre. Elle allait céder quand il s'en fut requérir le poste d'artilleurs de /'intérieur de J'usine (41). I/s sont venus vers moi, revolver au poing, et m'ont emmené au clou. Au bout d'une heure et demie la police secrète de J'usine est venue donner décharge de ma personne au Maréchal des Logis qui m'a donc relâché. J'ai été faire ma déposition au commissariat de police et ai porté plainte ».

Quant à Monsieur Sautreuil, il intenta contre Louis Renault une instance en dommages-intérêts et la justice com­mença ses investigations. «L'instruc­tion mûrit lentement cependant que la situation des emmurés des Usines Renault reste sensiblement la même », écrit « L'Heure» du 26 août, qui ajoute «il serait pourtant facile de créer un peu d'apaisement dans ce milieu qui a eu beaucoup de patience et qui ne s'est plaint que quand la liberté lui a été, en fait, presque complètement sup­primée. Avec un peu de doigté les Établissements Renault auraient pu obtenir le résultat cherché, c'est-à-dire clore leurs usines et leurs dépendances sans que les quelques personnes qui se trouvaient ainsi enfermées subis­sent un réel préjudice. 1/ suffisait de beaucoup de complaisance et elle était due. Au lieu de cela on a donné des consignes sévères, on a assimilé les habitants des rues barrées à des habi­tants d'une véritable place de guerre. On leur a imposé des consignes rigou-

Sortie des ouvriers des usines Renault d'après une carte postale de 1910 (Archives S.H.U.R.).

(39)

Cette distribution suscite quelques réac­tions... " ... il Y a 20 à 25 000 ouvriers chez Renault, calculez le total distrait du stock national au profit de quelques privilégiés déjà fortement avanta.oés par leur situation de mobilisés ou d'étrangers bien payés et jouissant d'une foule d'immunités, telles que coopératives, assurances du travail, bois à brûler... ". (" L'Heure", du 22 juillet 1917 : " Les largesses de M. Renault". Cette remar­que est d'autant plus piquante qu'elle émane du .iournal créé le 11 décembre 1915 par Marcel Sembat, député socialiste et ancien ministre).

(40)

Emplacement actuel du bâtiment D 21, angle des rues Gustave-Sandoz et Gabriel.

(41)

L'usine étant classée comme établisse­ment travaillant pour la Défense natio­nale était .oardée militairement.

reuses et les agents chargés de les appliquer n'ont pas toujours observé une juste mesure. Il ne faut donc pas s'étonner si le mécontentement a fini par prendre de grosses proportions et, à ce moment, les Établissements Renault n'ont pas voulu comprendre qu'ils avaient tout intérêt à faire des concessions d'ailleurs faciles".

Ces concessions, la Direction des usines était prête à les faire, mais à partir d'un état de fait qu'elle voulait irréversible. Les rues étant barrées, l'affaire Sautreuil pouvait connaître sa conclusion hors des Cours de justice. Ernest Fuchs, chef du service du Contentieux, fut chargé de la résou­dre. Il se rencontra avec Me Blanchais, homme d'affaires de l'adversaire et une convention fut élaborée, puis signée le 26 novembre 1917. Sautreuil s'obli­geait à quitter les lieux et à remettre les clés à Louis Renault le 15 mars 1918 au plus tard; en échange il obte­nait la remise de ses loyers échus et une somme de 2 000 francs pour indem­nité de déménagement, de plus il renonçait à l'action qU'il avait entre­prise et déclarait «autoriser formelle­ment M. Renault, en ce qui le concerne, à maintenir les fermetures et barrages établis " (42). Au jour dit, Sautreuil quitta les lieux et, trois jours plus tard, reçut ses 2 000 francs. Mais son renon­cement n'était que provisoire.

Pour lors, il importait à Louis Renault de faire reconnaître la situation qu'il avait créée. A cette époque ses préoc­cupations étaient de deux ordres : maintenir les approvisionnements de l'usine, assurer la sécurité en cas de «grève, émeute ou même malveil­lance" (4:1). Les approvisionnements s'effectuaient presque exclusivement par voie d'eau et une crue de la Seine, toujours à redouter, pouvait les inter­rompre. Il devenait indispensable d'avoir recours au chemin de fer. C'est pourquoi Louis Reriault sollicita l'auto­risation d'installer une voie ferrée reliant l'usine à la gare de Sèvres. Pour la sécurité il exigeait purement et simplement le maintien des barrages établis, s'appuyant sur les interventions de différentes personnalités, interven­tions qu'il avait vraisemblablement solli­citées. C'est ainsi que le 5 juillet 1917, Albert Thomas, ministre de l'armement écrivait au Maire de Boulogne : «En dehors des circonstances exception­nelles qui l'ont fait le justifier au moment où il la prenait (/'initiative de barrer les routes GH), il Y a des .rai­sons permanentes qui me font défendre auprès de vous le maintien des murs ainsi construits. Une usine comme

l'usine Renault travaillant exclusivement pour la défense nationale doit être par­ticulièrement surveillée à tous égards, les 22 entrées qu'elle possède rendent cette surveillance particulièrement diffi­cile. Si la tolérance de la Municipalité de Boulogne pendant la durée de la guerre permettait de rendre la surveil­lance plus active et plus facile, ce serait un service rendu à la défense nationale". Le même jour le Sous­secrétaire d'État à l'Aéronautique inter­venait auprès du Général commandant la Place de Paris qui transmettait au Maire de Boulogne : «Ces barrages ont rendu plus efficaces les mesures de protection pendant la durée de la grève et je pense qu'il serait néces­saire, dans les circonstances pré­sentes, de les maintenir tels qu'ils ont été établis". Enfin, le 13 juillet, c'était au tour du Préfet de Police : «Je ver­rais, en ce qui me concerne, le plus grand intérêt à ce que tous ces bar­rages fussent maintenus. Ils constituent un excellent système de protection contre tous mouvements pour entre­prise criminelle contre cette impor­tante usine qui travaille d'une façon intense pour la défense nationale" (44).

Dans cette conjoncture que pouvait faire le Conseil Municipal? Certes au lendemain des grèves et «dès que le bon ordre fut à peu près revenu" (45) le Maire avait intimé à Louis Renault

l'ordre d'avoir à enlever les barrages. Mais «M. Renault n'a pas cru devoir obtempérer aux injonctions qui lui ont été adressées à plusieurs reprises; d'ailleurs aucune autre mesure plus coercitive n'a pu être prise par le Maire qui ne pouvait admettre de se rendre responsable, et même simple­ment d'avoir à se reprocher les graves conséquences qui pourraient en résul­ter pour la France, dans le cas où les usines viendraient a être envahies par une émeute et peut-être détruites» (46). La seule ressource était donc de régu­lariser la situation en concluant une convention avec Louis Renault. Réuni le 22 août 1917, le Conseil Municipal en adopta les termes. «Cette conven­tion, qui engage trois périodes (47) peut être résumée de la façon sui­vante:

1) le droit est implicitement reconnu à M. Renault de maintenir pendant la période des hostilités, les barrages qu'il a établis dans les voies énumé­rées et d'en établir de nouveaux, sous certaines conditions, notamment celle de laisser ces voies affectées à leur destination, et de n'y faire qu'acciden­telleme(lt, et moyennant une autorisa­tion régulière, des dépôts de matériel; 2) après la cessation des hostilités et pendant une période de trois années,

M. Renault est autorisé à maintenir les barrages moyennant le paiement d'une prime forfaitaire annuelle de 25 000 francs et d'un droit de location de 5 % par an sur la valeur du terrain, cal­culé à raison de 50 francs le mètre pour toutes les surfaces de voies clas­sées qui seront englobées à /'intérieur des barrages;

3) pendant une période de sept années commençant à courir à l'expiration des trois années de la période précédente,

M. Renault est autorisé à maintenir les voies de chemin de fer établies, étant entendu qu'à défaut d'un nouvel arran­gement concernant le maintien des bar­rages, les rues seront rendues à la circulation, tout en y maintenant le ser­vice des lignes de chemin de fer et de tramways. M. Renault est dégagé de l'obligation d'entretien des rues et des services publics y afférents. Il prend à sa charge les conséquences des actions engagées, ou qui pour­raient l'être du fait des voies barrées et sera, en outre, seul responsable des accidents dont les conséquences au­raient pu engager la ville si les rues n'avaient pas été barrées".

Cependant pour être valable cette déli­bération du Conseil Municipal devait recevoir l'approbation du Préfet de la Seine; or, ce dernier la refusa. Certes, il pouvait admettre que des voies publiques soient barrées pendant les hostilités mais il ne saurait être admis de décider, dès maintenant, que ces voies resteront interdites à la circula­tion publique après les hostilités pen­dant une période déterminée d'avance, et surtout pendant une période aussi longue que celle prévue par la délibé­ration. En effet «en raison même de /'inaliénabilité du domaine public, les occupations consenties sur une dépen­dance de ce domaine ne doivent l'être essentiellement qu'à titre non seule­ment temporaire mais aussi précaire, de façon que l'autorisation puisse tou­jours être retirée dès que les nécessi­tés du service public exigent qu'il soit mis fin à l'occupation" (48). Aussi

(42)

Convention entre Louis Renault et Al­phonse Sautreuil. (Arch. Section d'His­toire des Usines Renault).

(43)

Délibération du conseil municipal. 22 août 1917.

(44)

Archives S.H.U.R.

(45)

(46) Délibération du conseil municipal. 22 août 1917.

(47)

(48) Lettre du préfet de la Seine au maire de Boulogne. 4 septembre 1917. Archi­ves S.H.U.R.

«conviendrait-il de s'en tenir à une convention qui, sans méconnaitre le principe de la précarité de l'occupa­tion, envisagerait un délai plus court (6 mois ou un an par exemple après la signature du traité de Paix); une occupation plus prolongée n'étant plus la conséquence des besoins de la défense nationale, apparait comme un acte destiné à assurer la satisfaction d'intérêts purement privés ». Quant à la question des voies ferrées, le Préfet estimait qu'elle se présentait sous un aspect distinct de celui de la question des barrages.

Quatre mois après son coup de force Louis Renault, malgré tous les appuis dont il pouvait se prévaloir, n'avait pas réussi à obtenir une couverture légale. Mais les rues restèrent barrées.

L'affaire Moreau

N'ayant pas reçu l'approbation préfec­torale à son projet de convention, le Maire de Boulogne endossait, aux yeux de ses administrés, la responsabilité de l'état de fait créé par Louis Renault. C'est donc vers lui que convergeaient les réclamations et les protestations de ses concitoyens lésés dans leurs inté­rêts. Il craignait de voir la ville enga­gée dans des procès et condamnée à verser des indemnités pour préjudice causé à des habitants de la commune du fait de la fermeture des rues. Il s'en était ouvert à Louis Renault qui avait, par écrit, pris l'engagement d'as­surer la charge de tous les frais et indemnités qui pourraient résulter des condamnations éventuelles (49). Mais ses inquiétudes n'étant pas calmées pour autant, il s'adressa une nouvelle fois à l'autorité de tuteUe.

«A différentes reprises, écrit-il au Préfet de la Seine le 22 juillet 1918,

afin de couvrir la Ville, j'ai sollicité de l'Autorité Militaire qu'elle me donne l'ordre formel de maintenir ces barra­ges, mais je n'ai pu obtenir qu'une lettre en date du 6 mars dernier par laquelle M. le Général Po lia ch i me conseille, l'entente n'ayant pu se faire entre M. Renault et la Municipalité, de faire solutionner le différend par les autorités compétentes. Il est absolu­ment urgent que cette situation anor­male prenne fin et que la Ville soit dégagée de toutes responsabilités dans une affaire aussi grosse qu'elle subit, sans en être en aucune façon responsable ». Et, après avoir sollicité l'intervention du Préfet auprès de l'au­torité militaire, le Maire de Boulogne concluait : «Si l'obligation pour la Ville d'avoir à maintenir les barrages ne m'était pas donnée par une auto­rité supérieure compétente dans un délai de trois mois, je me verrais dans l'obligation d'employer tous les moyens à ma disposition pour faire cesser cette situation déplorable ».

La réponse vint... cinq mois plus tard!

«L'Armistice étant intervenu j'estime, en ce qui me concerne, qu'il convient d'envisager les dispositions néces­saires pour mettre en terme à J'état de choses actuel» (50). Mais comme l'administration préfectorale ne saurait être juge des questions de sécurité et de défense nationale qui sont en cause, le Préfet saisissait le Gouverneur mili­taire de Paris et le Préfet de Police. Le 30 avril 1919, la réponse des mili­taires était transmise au Maire : «Les intérêts de la Défense Nationale ne justifient pas actuellement le maintien des barrages et ne permettent plus d'imposer cette serviture à la Com­mune de Boulogne» (51).

Pendant que se déroulaient ces diffé­rentes tractations, l'usine poursuivait son expansion. En décembre 1917, les programmes de fabrication se trou­vaient de plus en plus chargés. En dehors de la construction des chars d'assaut porteurs et mitrailleurs, les services de la guerre demandaient un effort considérable en faveur de l'avia­tion. Il était prévu que la production des moteurs de 200 CV fixée à 10 par jour atteindrait 50, et, pour ce faire, le ministère de l'armement était prêt à déCider l'arrêt de la fabrication d'obus. Un problème n'était cependant pas encore résolu : le raccordement à la gare de Sèvres. Certes, les autorisa­tions indispensables étaient acquises mais la réalisation se trouvait entravée du fait que certaines enclaves cou­paient les terrains de l'usine (52). C'était un argument fallacieux car on ne voit pas pourquoi des propriétés privées, même enfermées dans l'usine, pou­vaient empêcher l'établissement d'une ligne de chemin de fer sur une voie publique. Quatre propriétés étaient visées, celles de Mme Dubois, de MM. Loiseau et Moreau, toutes situées rue Traversière, et une autre apparte­nantà l'association «Les libérées de Saint-Lazare », rue Gabrielle. Aucun propriétaire ne voulait vendre, du moins pour le moment. Mais le plus récalci­trant était sans conteste M. Moreau, non qu'il tenait particulièrement à conserver ses biens mais parce qu'il entendait retirer d'une vente éventuelle le maximum de profit. De plus, il n'était pas sans relations. Conseiller muni­

cipal de Boulogne, il convenait d'agir à son égard d'une manière toute parti­culière, ne serait-ce que pour ne pas indisposer la Municipalité. Or, malgré les offres qui étaient faites, M. Moreau s'obstinait dans son refus, les consi­dérant comme notoirement insuffisan­tes. Ce qu'il désirait? Vendre l'ensem­ble de ses propriétés dont deux rue de Meudon qui n'intéressaient aucune­ment Louis Renault, pour un prix au mètre carré de 200 francs, alors que ce dernier s'il en offrait le même prix pour les propriétés de la rue Traver­sière, n'en voulait donner que 50 à 60 francs pour celles de la rue de Meudon.

Entre les deux hommes les discussions s'éternisaient et aucun compromis ne semblait possible. Alors Louis Renault, s'agissant d'un homme politique local, va opérer par l'intermédiaire d'autres hommes politiques. D'abord le Maire qui est «mis au courant» car « votre commune et votre Conseil municipal nous ont toujours facilité la tâche cha­que fois que nous avons eu besoin de votre concours» (53). Ensuite le Sénateur de la Seine, M. Barbier (54), puis M. Guibourg, Conseiller géné­rai (55); enfin le Ministre de l'arme­ment (56) en arguant du fait que « nous sommes dans /'impossibilité de réali­ser les agrandissements nécessaires à l'exécution de nos programmes de fabrication à cause de la présence de trois enclaves de peu d'importance, mais dont les propriétaires manifestent des exigences excessives ». Et voilà le malheureux Moreau harcelé par ses amis politiques, convoqué au Minis­tère de l'armement, mais qui n'en per­siste pas moins dans sa décision : si Louis Renault veut acheter, qu'il paie le prix fort! «Je veux bien discuter, écrit-il à Louis Renault le 3 septembre

1918, mais à condition que ce soit de façon courtoise» ce qui, semble-t-il, n'avait pas toujours été le cas. Les discussions se poursuivent ainsi jus­

(49) Lettre de Louis Renault au maire de Boulogne. 12 février 1918. Archives

S.H.U.R.

(50) Lettre du préfet de la Seine au maire de Boulogne. 21 février 1919. Archives

S.H.U.R.

(51)

Lett.re du préfet de la Seine au maire de Boulogne. 30 avril 1919. Archives S.H.U.R.

(52)

Lettre de Louis Renault au maire de Boulogne. 28 décembre 1917. Archives

S.H.U.R.

(53)

Ibid.

(54)

Lettre à M. Barbier. du 5 janvier 1918. Archives S.H.U.R.

(55)

Lettre à M. Guibourg, du 5 janvier 1918. Archives S.H.U.R.

(56)

Lettre du 30 janvier 1918. Archives

S.H.U.R.

qu'au 21 mars 1919 date à laquelle une convention secrète est arrêtée entre ,les deux adversaires. Pour ses propriétés, M. Moreau obtient le prix de 208 francs le mètre carré et, en plus «M. Renault s'engage à donner gratuitement à M. Moreau une voiture 12 CV carrosserie conduite intérieure complète suivant le catalogue, plus le compteur. (57).

Ainsi la résistance de M. Moreau était venue à bout de l'opiniâtreté de Louis Renault. Mais bientôt les adversaires de ce dernier allaient prétendre que les offres «exceptionnellement avanta­geuses» faites à M. Moreau ne l'avaient été qu'en raison de la situa­tion de l'intéressé. Ils insinuaient notamment que M. Moreau, devenu l'obligé de Louis Renault, lui serait d'une grande utilité au Conseil Muni­cipal. Bien entendu ces allégations furent vivement démenties; il avait fallu quand même près de deux années pour convaincre M. Moreau et qu'on dû «y mettre le prix» n'avait rien d'extraordinaire.

Le déclassement des rues

Mars 1919 marque la fin des protes­tations des riverains des rues barrées, Louis Renault s'étant rendu acquéreur des dernières propriétés encloses et ayant résilié toutes les locations au prix de versements d'indemnités d'éviction.

Cependant l'autorité municipale mani­festait toujours son hostilité à l'occu­pation du sol communal. Elle insistait pour que les rues soient de nouveau ouvertes à la circulation publique. Dans une lettre comminatoire adressée à Louis Renault, le 22 mars 1919, le Maire de Boulogne qui s'était rendu sur les lieux avec les membres du Conseil, exigeait dans un premier temps la réouverture de la rue du Cours. Louis Renault ne pouvait qu'obtempérer car cette rue était incontestablement une voie importante de dégagement qui joi­gnait, en droite ligne, les quais à la route nationale nO 1O. Cependant faire céder Louis Renault offrait toujours des difficultés. Pour la rue du Cours il invoquait «les travaux que nous avons en cours (et qui) paralyseront forcément la circulation». Pour les autres rues il demandait un délai « nous savons parfaitement que la fermeture de toutes ces rues ne peut être envi­sagée qu'après déclassement et accom­plissement de toutes les formalités... et... nous avons été obligés, de faire des remblais et même des constructions...

Enfin notre cas n'est pas unique Citroën, Salmson, Delaunay-Belleville, l'Arsenal de Puteaux, Darracq, etc. ont obtenu la fermeture des rues (58).

Le problème se trouvait donc ainsi posé: d'accord pour la rue du Cours, et elle fut effectivement réouverte, quant aux autres rues il fallait attendre qu'une procédure de déclassement soit enta­mée. Cependant l'inquiétude gagnait les riverains des voies proches de l'usine et notamment ceux de la rue de l'Ile prolongée. En 1919, toute la partie ouest se trouvait déjà dans le domaine de l'usine et l'emprise menaçait le côté est. Mme Comby, propriétaire au nO 40, interrogea Louis Renault «Étant pour transformer ma maison, mon gendre à sa démobilisation vou­drait se mettre à son compte et comme certain bruit court que vous allez pren­dre la rue de l'Jle, je viens vous deman­der avant de faire des frais si oui ou non vous devez prendre chez moi». On ne connaît pas la réponse faite à cette demande. Mais le moment n'était pas encore venu où Louis Renault « prendrait» la rue de l'Ile prolongée et Mme Comby conserva sa propriété jusqu'en 1928.

A l'exception de la rue du Cours, les rues englobées dans l'usine n'offraient aucun intérêt pour la ville. Une nou­velle proposition fut faite à cette der­nière prévoyant une location, ce qui soulagerait d'autant le budget com­munal. Le Conseil Municipal en déli­béra le 30 juillet 1919. Après une lon­gue discussion il autorisa le Maire à passer une Convention avec Louis Renault, sous réserve d'un déclasse­ment préalable des voies en cause. La location visait: la rue Gabrielle (dans sa totalité), la rue du Hameau (de la rue du Vieux-Pont-de-Sèvres à la rue de l'Ile prolongée), la rue Gustave­Sandoz (de la place Nationale à l'ave­nue du Cours et de cette dernière à la rue de l'Ile), la rue Théodore (de la rue de Meudon à l'avenue du Cours et de cette dernière à la rue de l'Ile), la rue Traversière (de la rue de Meudon. à l'avenue du Cours et de cette dernière à la rue de l'Ile). Cette loca­tion était consentie aux conditions suivantes:

1° paiement d'une somme de 2,50 francs par mètre carré et par an pen­dant les 10 premières années et 3 francs par mètre carré par an pen­dant les 10 années suivantes;

20 versement d'une somme forfaitaire de 100000 francs à titre d'indemnité; 3° remise à la commune en fin de bail des rues occupées en parfait état de viabilité;

4° cautionnement de 300 000 francs à la Caisse des dépôts à titre de garan­tie des obligations ci-dessus.

Un pas important était donc franchi mais l'arrivée d'une nouvelle munici­palité fit craindre, un moment, que tout soit remis en cause. Les premières élections municipales de l'après-guerre installaient, en effet, à la mairie une équipe dirigée par André Morizet, mili­tant socialiste très connu ('39). Louis Renault pouvait tout redouter d'un homme dont l'activité n'était pas spé­cialement exercée pour servir les inté­rêts des maîtres de l'industrie. On verra que ces alarmes étaient vaines.

Prendre contact avec l'adversaire pour le sonder ce sera l'affaire de Fuchs, le chef du contentieux de l'usine. Dès le 25 décembre 1919, soit une semaine après l'installation d'André Morizet, les deux hommes se rencontrent. De leur entretien, Fuchs rédige le compte rendu suivant:

« Monsieur Morizet explique que /'ac­ceptation par un nouveau Conseil Muni­cipal de la Convention passée entre

M. Renault et la municipalité de Bou­logne pour le déclassement des rues de son usine, ne paraÎt pas devoir soulever de difficultés. JI signale, tou­tefois, que le nouveau Conseil Muni­cipal voudra sans doute paraÎtre avoir obtenu des résultats meilleurs que le Conseil précédent, et demandera à

M. Renault de consentir une augmen­tation ou une majoration des sommes qu'il s'était engagé à payer. Il compte, en ce qui le concerne, provoquer dès son retour qui aura lieu dans une

(57)

Convention arrêtée entre MM. Moreau et Renault, le 21 mars 1919, en présence de l'ami Machaud. Archives S.H.U.R.

(58)

Lettre de Louis Renault au maire de Boulo,qne. 28 mars 1919. Archives

S.H.U.R.

(59) Né en 1875, fils d'un notaire de Reims, docteur en droit, André Morizet avait adhéré au parti socialiste en 1895. Jour­naliste, délé,qué aux conseils centraux du parti, révoqué par Clemenceau en 1907 pour un article paru dans "L'Huma­nité ", il devint rédacteur à ce .iournal. Mobilisé dans la territoriale en 1914 puis volontaire pour monter en ligne, il obtint la croix de guerre. Ami d'Albert Thomas, ce dernier le fit affecter au contr6le de la main-d'œuvre. Plusieurs fois candidat aux différentes élections, il avait re.ioint la tendance révolutionnaire du parti so­cialiste. En 1920, il participa à la créa­tion du parti communiste, qu'il quitta en

1923.

103

dizaine de jours environ, une réunion de la commission spéciale de façon à hâter le plus possible l'ouverture de l'enquête de commodo et incommodo, conformément à /'invitation qu'il a reçue à cet égard du Préfet de la Seine.

Je lui ai fait observer qu'il importait d'éviter une modification quelconque au contrat préparé car, si certaines clauses se trouvaient modifiées, nous nous trouverions dans l'obligation de déclare prêt, en ce qui le concerne, à faire tout ce qui dépendra de lui pour hâter la solution de cette affaire" (60).

De fait l'affaire allait être menée ron­dement. Dès le 8 février 1920, une affi­che du Maire informait les habitants de Boulogne qu'une enquête de commodo et incommodo était ouverte sur le pro­jet de déclassement d'un groupe de rues englobées dans les usines Renault. Un délai de 15 jours était prévu au

UN, SCANDALE

OUI ll TROr DURÉ

-

L'autocrate RENAULT a, I1endallt la gucrrc, mis l'cmbargo sur les rues cnclavécs par SOli usille et cela. sans autorisatioll, quoi qu'il cu dise. ...

Ce milliollnaire. Và~L-il coutÎlI!1él' (l'agir à sa guise el ne lui aP\lliquera-t~ll pas la Cûlll~e il lont éOlllllll.Ul .. mor.lcls?

recommencer toute la procédure admi­nistrative et de retourner à l'Hôtel de ville pour obtenir l'approbation du nouveau contrat; et puisque la ques­tion se posera de savoir si les condi­tions pécuniaires seront modifiées au profit de la commune de Boulogne, il serait beaucoup plus simple de prier

M. Renault et d'obtenir de lui qu'il s'intéresse à certaines des œuvres que la municipalité se propose de créer, en y apportant sa contribution (apprentissage technique, etc.). Dès son retour, M. Morizet nous demandera rendez-vous, soit à M. Duc, soit à moi, pour examiner les moyens d'aboutir aussi rapidement que possible. Il verra également M. Renault lui-même et se

cours duquel les observations seraient reçues. Le 27 février, le commissaire­enquêteur exprimait un avis favorable sous la réserve de la réparation des

«dommages particuliers qui pourront résulter des observations présentées par MM. Jubert, Menetereau et Mme Vve Doré" (61). Le 12 mars, le Conseil Municipal se réunissait et pro­nonçait le déclassement des rues en approuvant leur location. Il ajoutait cependant à la Convention du 30 juillet 1919, un article additionnel ainsi conçu:

«M. Louis Renault s'engage à payer à la Ville de Boulogne chaque année, pendant la durée du bail, en sus du prix de location indiqué à l'article 2,

une somme de 40000 francs. Cette somme sera payable en même temps que le prix du loyer. Elle sera exigible à partir du 1er janvier 1920". Moins de quinze jours plus tard, cette délibé­ration recevait l'approbation préfec­torale. Ainsi, en moins de trois mois, une solution administrative était inter­venue et Louis Renault avait tout lieu de s'en féliciter. Certes le problème n'était pas définitivement résolu : il y avait un nouveau pas à franchir, celui qui consacrerait la mainmise Irrevo­cable de l'usine sur les rues louées

à bail.

Un scandale qui a trop duré

Parallèlement aux pourparlers qui pré­paraient la Convention soumise au Conseil Municipal, une certaine agita­tion se manifestait parmi une partie de la population de Boulogne qui se refu­sait d'admettre ce qu'elle considérait comme une atteinte aux droits de la commune.

Une première affiche signée «un groupe de contribuables" avait été apposée sur les murs de la ville. «L'autocrate Renault" y était dénoncé en termes virulents «ce millionnaire va-t-i1 conti­nuer d'agir à sa guise et ne lui appli­quera-t-on pas la loi comme à tout com­mun des mortels ? .. il est grandemè'nt temps que l'on se préoccupe de cette grosse question et que l'on fasse ren­dre gorge au richissime industriel qui n'a pas hésité un instant d'empiéter sur le domaine communal pour l'agrandis­sement de son usine... Habitants de Boulogne-Billancourt exigez donc qu'on rende vos rues telles qu'elles ont été prises, car nul n'a le droit de s'appro­prier la moindre parcelle de bien communal fut-ce même le capitaliste Renault ". Le 16 février, nouvelle affiche « Pourquoi, conformément aux lois, les fonctionnaires agents de la force publi­que, agents voyers, n'ont-ils pas dressé procès-verbaux pour infraction aux ser­vices de la voirie et de la police des rues au millionnaire Renault 7... Lors­que Renault s'est emparé des rues sans crier gare, il a surpris la bonne foi de la justice par des allégations mensongères. Nous en possédons les

preuves! ".

(60)

Conversation avec Monsieur Morizet, maire de Boulo.Qne, du 25 décembre 1919. Archives S.H.U.R.

(61)

Avis du commissaire enquêteur. 27 fé­vrier 1920. Archives S.H.U.R.

Ces affiches allaient marquer le début d'une nouvelle phase de l'affaire des rues. Si l'on excepte l'intervention en août 1917 du journal «L'Heure", c'était la première fois que la question se trouvait posée publiquement devant l'opinion locale. Et cette dénonciation des «agissements" de Louis Renault s'accompagne de plaintes devant les tribunaux. Le 25 février 1920, un huis­sier requis par Émile Maisonnave repré­sentant un groupe d'habitants, signifie au Maire de Boulogne une protestation concernant le barrage des rues et les modifications survenues à l'avenue du Cours:

« •.• sans aucune autorisation, Monsieur Renault s'est emparé au mépris de tout droit des rues communales suivantes : rue Gustave-Sandoz, rue Gabrielle, rue Théodore, rue Traversière, rue de J'Ile, rue du Hameau, et en interdit complè­tement la circulation publique par des portes et des murs, a détérioré les chaussées et installé un chemin de fer.

« Que de J'avenue du Cours, il a changé la destination en enlevant le terre-plein et les deux contre-allées après avoir arraché et coupé les arbres qui en for­maient un lieu de promenade et ce, à seule fin de ses usages personnels.

« Qu'il détient lesdites rues en sa pos­session depuis environ trois ans.

«Qu'il y a de la part de Monsieur Renault un abus sans précédent ".

Sommation était ainsi faite au Maire de Boulogne d'avoir «sans délai à faire dresser par les agents de la force publique des procès-verbaux et autant qu'il y a eu de délits commis pour infraction aux services de la voirie et à la police des rues contre

M. Renault Louis, industriel à Bou­logne-sur-Seine" et «d'avoir à faire rendre sans délai à la circulation publi­que les sept rues et avenues faisant partie du domaine public indûment détenues par M. Renault". Puis, ayant pris connaissance de la délibération du Conseil Municipal du 12 mars 1920, le même Maisonnave, toujours par ministère d'huissier, signifiait au Maire de Boulogne et au Préfet de la Seine sa protestation «énergique" tant contre cette délibération que contre la location prévue. En outre, il entendait demander la nullité devant les tribu­naux compétents. De fait, le 27 mai suivant, trois instances étaient intro­duites contre Louis Renault. Toutes les trois avaient des motifs communs 'et concluaient en demandant au Tribunal: «voir dire que M. Renault sera tenu de supprimer toutes barrières, construc­

tions ou tous obstacles gênant la circu­lation dans les rues, dont la nomen­clature a été donnée et assurer la remise en état des dites rues. Et faute par lui de ce faire dans les quinze jours à dater de la signification du jugement à intervenir, voir autoriser le requérant à faire supprimer lui-même les divers obstacles, barrières et cons­tructions, avec J'assistance du Com­missaire de police et de la force armée, si besoin est. Sous toutes commerce cette fermeture des rues, nous en réclamaient la réouverture et nous assignaient en dommages-inté­rêts. Leur véritable but était de nous obliger à les acheter ou de nous obli­ger à les exproprier. Toutes ces instan­ces étaient formées sur J'instigation et sous la direction de Monsieur B. (63). Pour chacune de ces instances, M. B. prenait d'abord le soin de nous préve­nir qu'elle allait être intentée. Au cours de la procédure il se tenait en relations

réserves et notamment de dommages­intérêts que le requérant se réserve de demander au pétitoire» (62).

Qui étaient donc les auteurs de ces différentes assignations? Quels étaient leurs buts? Le service du contentieux de l'usine s'en inquiéta et rédigea un historique de ces affaires. «Durant la guerre, nous avons eu plusieurs ins­tances formées contre nous à raison de la fermeture des rues. Elles diffé­raient de celles intentées à J'heure actuelle en ce sens qu'elles étaient formées par des boutiquiers, proprié­taires d'immeubles ou locataires d'im­meubles nous appartenant, lesquels arguant du préjudice que causait à leur constantes avec nous, nous proposant de J'arranger sous conditions que nous lui tenions compte de ses bon offices; après chaque transaction il recevait de nous une commission dont nous som­mes à même de justifier... Après une accalmie d'un an M. B., à plusieurs reprises, est revenu nous faisant savoir que de nouveaux procès allaient être élevés contre nous, nous demandant ce que nous comptions faire et s'il devait s'entremettre pour les arranger".

(62)

Archives S.H.U.R.

(63)

On comprendra que nous ne citions pas le nom de la personne en cause.

Donc, à l'origine de toutes ces instan­ces: ce Monsieur B. Mais qui étaient ceux qui les intentaient? «Certains de ceux (là) se sont installés dans cet Îlot (enclavé dans les voies barrées GH) avec la certitude que nous ne pourrions pas ne pas adjoindre cet i/ot à nos usines, et que forcément un jour ou l'autre, nous les achèterions ». Et le service du contentieux concluait : «Ils cherchaient à nous forcer la main» et seraient «certainement déçus si, les procès suivant leurs cours, ils obte­naient gain de cause... Ce serait la faillite de tous leurs espoirs ».

Pendant ce temps, le Conseil Muni­cipal (H·!) émettait un avis favorable au projet de modification du nivellement de la rue et de l'avenue du Cours qui permettait de mettre ces voies à l'abri des inondations. Cette modification, proposée par Louis Renault fut immé­diatement réalisée et les habitants de Boulogne retrouvèrent une promenade, certes changée, mais libre de toute contrainte. Les travaux terminés, Louis Renault prit l'offensive. Usant des mêmes moyens que ses adversaires il distribua largement un imprimé signé lui aussi « un groupe de contribuables» et intitulé «De la fermeture des rues des usines Renault ». Il y exposait la situation telle que, selon lui, elle se présentait et qui peut être résumée ainsi: «J'ai développé mes usines pour satisfaire aux besoins de la Défense Nationale. L'extension ne pouvait se faire qu'à la condition que des rues seraient fermées à la circulation. Après un certain nombre de péripéties, j'ai obtenu satisfaction et ai signé avec la Municipalité un contrat. Par ce contrat, la commune a obtenu des avantages importants :

-Elles a économisé 850 000 francs, puisque j'ai pris à mon compte les tra­vaux de la rue et de l'avenue du

Cours,

-je lui ai versé 100 000 francs et je verserai 45 000 francs chaque année,

-je prends à ma charge les dépenses d'entretien, de réfection et d'éclairage des rues enclavées soit au moins 20 000 francs,

... et si l'on ajoute à ces diverses sommes l'intérêt des 850 000 francs, on arrive à cette constatation que la contribution des usines Renault dépasse 110 000 francs par an". Donc... «la fermeture des rues n'a créé un préju­dice ni une gêne pour personne».

Mais Monsieur B. ne désarmait pas.

« Même avec le bail que la Municipalité vous a fait sans droit... malgré la cir­culaire idiote et fleurie que vous avez fait distribuer dans Boulogne... malgré toute votre puissance et tous vos moyens et toute la procédure que vous pourrez employer, il faudra rendre les rues à la circulation» (65).

Le pourvoi Maisonnave

C'est contre l'arrêté du Préfet approu­vant la délibération du Conseil Muni­cipal autorisant le nivellement des rue et avenue du Cours, qu'Émile Maisonnave va former un recours devant la juridiction administrative, pour excès de pouvoir. Ses arguments se fondent d'une part, sur l'origine des voies en causes, d'autre part, sur la question de savoir à qui profite le nivellement.

« La rue et l'avenue du Cours ont été données, à titre d'échange, par la Société de Gourcuff et Cie, à la com­mune d'Auteuil en 1836 (61n. Cet échange a été consenti sous la direc­tion expresse et acceptée par ladite commune, de ne pouvoir changer la destination des terrains occupés par la promenade concédée, de l'entretenir en bon état et d'empêcher la circu­lation des chevaux, voitures et bes­tiaux sur la promenade" (Hô). En approuvant la délibération du Conseil Municipal, le Préfet a donc méconnu une servitude acceptée par la partie prenante. Enfin sa décision a «profité exclusivement à M. Renault en assu­rant à ses usines une large voie d'ac­cès ». Il y avait donc là un excès de pouvoir que le Conseil d'État devait sanctionner.

Les défenseurs de Louis Renault avaient donc pour charge de prouver que les deux moyens utilisés par Émile Maisonnave étaient sans fondement.

«Pour démontrer que l'Administration a excédé ses pouvoirs en autorisant un nivellement qui, selon lui, aurait modifié le caractère de l'avenue du Cours, le requérant invoque le contrat intervenu en 1836 entre la Société de Gourcuff et la commune d'Auteuil; il suffit de se reporter au texte de ce contrat pour constater qu'il obligeait seulement la commune à ne pas changer la destination des voies cédées et à les entretenir en bon état. Or, d'après le rapport du sous-ingé­nieur Croixmarie, du service vicinal de la Seine, les travaux n'ont modifié en rien la destination des rue et avenue du Cours qui continuent, comme par le passé, à rester voie et promenade publiques ouvertes à la circulation générale.

« Le recours fait valoir qu'avant l'exé­cution des travaux, la promenade était ombragée par des tilleuls qui ont été supprimés. Mais, d'après le rapport précité, ces tilleuls étaient tous dépé­rissant, de nombreux remplacements avaient déjà dû être effectués et les travaux exécutés n'ont fait que précé­der de quelques années seulement le moment où il aurait été nécessaire de renouveler entièrement la plantation. L'avenue du Cours modifiée conserve les quatre rangées d'arbres qu'elle comportait autrefois et on ne saurait soutenir qu'elle n'a plus le caractère d'avenue qui lui était dévolu, du fait qu'elle comporte aujourd'hui une chaus­sée centrale et deux larges trottoirs de Il mètres, plantés chacun de deux rangées d'arbres entre lesquelles est aménagée une bande de bitume. Il est donc évident qu'aucun changement n'a été apporté à la destination primitive de l'avenue du Cours, ni à son carac­tère de promenade publique bordée d'arbres.

«Vainement, le recours fait-il valoir que, d'après le contrat de 1836, la com­mune s'était engagée à empêcher sur ladite avenue la circulation des che­vaux, voitures et bestiaux et qu'actuel­lement, les automobiles des usines Renault y circulent toute la journée. 1/ est aisé de répondre qu'incorporée au domaine publique, l'avenue en ques­tion est soumise aux règles générales à ce domaine, règles qui sont d'ordre public. D'après l'une de ces règles aucune servitude ne peut exister sur le domaine public; or, la réserve for­mulée dans le contrat de 1836, relative­ment à la circulation des chevaux et voitures n'est pas autre chose qu'une servitude établie par destination du père de famille. Elle ne saurait donc être appliquée. Par ailleurs, aucune restriction ne peut être apportée au droit absolu de l'administration d'amé­nager, comme elle l'entend, les voies publiques dans /'intérêt de la circula­tion. Si une restriction de ce genre est stipulée dans un contrat de cession d'une voie incorporée ensuite au domaine publie, son inobservation peut exposer la collectivité à une demande en dommages-intérêts de la part du

(64) Délibération du 31 mai 1920, approuvée par le préfet de la Seine. le 20 août 1920.

(65)

Lettre de Monsieur B. à. Louis Renault, le 3 septembre 1920. Archives S.H.U.R.

(66)

Jusqu'en 1860, Billancourt dépendait de la commune d'Auteuil.

(67)

Mémoire ampliatif à. MM. les m.embres du Conseil d'État, du 3 novembre 1920, siQné

E.

Maisonnave. Archi11es S.H.U.R.

cédant ou de ses ayants droit, mais elle ne saurait servir de base à un recours en annulation contre une déci­sion administrative, prescrivant des tra­vaux d'aménagement de la voie qui ne tiendraient pas compte de la clause du contrat.

« Le second moyen sur lequel repose le recours est également inopérant. il consiste à soutenir que la décision critiquée doit profiter exclusivement à

M. Renault et que la subordination de l'intérêt général à /'intérêt privé y est manifeste. En fait cette allégation est inexacte. En adoptant le projet de rehaussement de l'avenue du Cours, l'Administration n'a pas eu en vue l'intérêt privé de M. Renault, mais celui du public en général". On lit en effet dans le rapport du sous-ingénieur Croixmarie : « La modification du nivel­lement des rue et avenue du Cours réalisera une amélioration considérable au point de vue de la circulation géné­rale, puisqu'elle a pour but de mettre hors de l'atteinte des eaux d'une crue analogue à celle de 1876, toute l'avenue du Cours qui présentait vers la rue Gustave-Sandoz un point bas situé à un mètre au-dessous du niveau des quais et qui était recouvert par les eaux, dès que la crue de la Seine deve­nait menaçante, fait qui s'est présenté trois ou quatre fois depuis 1870". L'in­térêt de l'opération est donc général. Le requérant déclare que le motif tiré de la défense contre les inondations n'est qu'un prétexte pour cacher le véritable mobile de l'opération qui était de donner satisfaction à M. Renault. Il fait valoir à cet effet que l'inon­dation accidentelle de la promenade du Cours, à plusieurs années d'in­tervalle, n'offre aucun inconvénient sérieux.

« Cette affirmation revêt un caractère trop arbitraire pour pouvoir être rete­nue. De plus, elle se trouve contredite par la déclaration même du recours que les inondations entraÎnaient pour les habitants de ce quartier de Bou­logne, une privation périodique de jouis­sance". Enfin «rien ne s'oppose à ce qu'une commune procède au déclas­sement de ses voies dans un intérêt général autre que celui de la voirie. Cet intérêt peut être celui de dévelop­per le commerce et /'industrie de la localité en procurant des facilités à des entreprises importantes... ".

L'affaire étant portée devant la plus hau.te instance il appartenait au Conseil d'État de se prononcer. Il le fit cinq années plus tard, dans sa séance du 23 décembre 1925, au cours

de laquelle il rejeta la requête de Émile Maisonnave en considérant que ce dernier aurait dû l'adresser au Préfet pour faire déclarer la nullité de la déli­bération incriminée par le Conseil de préfecture. Le Conseil d'État, quant à lui, ne relevait aucun vice de forme dans l'arrêté du Préfet. Ainsi se ter­minait l'affaire de la rue du Cours; encore convient-il de signaler qu'en 1921, une plainte pour concussion et corruption de fonctionnaires publics avait été déposée contre Louis Renault, Lagneau ancien maire de Boulogne, Moreau et Vacherot anciens conseil­lers municipaux et Croixmarie, agent voyer. Plusieurs journaux dont « L'Humanité" du 23 décembre 1921 s'en étaient fait l'écho. Mais un an plus tard, le juge Devise chargé de l'instruction rendait une ordonnance de non-lieu au profit des prévenus. Certes, un riverain de la rue de l'Ile, Louis Lhuissier, s'opposa à cette ordonnance. Mal lui en prit, car la Cour d'Appel, dans sa séance du

2 janvier 1923, considéra son opposition comme mal fondée, le condamna aux dépens et «en outre, à 200 francs de dommages-intérêts envers chacun des prévenus ».

Louis Renault est-il au-dessus des lois?

C'est la question que posait le journal «L'Ère Nouvelle» dans son numéro du 17 avril 1923. Et il rappelait que, devant ce qui était dénoncé comme « une carence de la municipalité» des « citoyens lésés ont tenté la voie judi­ciaire ". Toutes les instances introduites depuis six ans étaient énumérées : le 3 juillet 1917, cinq ordonnances de référés rendus «établissant que

M. Renault n'avait pas le droit de fer­mer par des murs plusieurs rues publi­ques et d'empêcher la circulation,,; le 13 octobre 1920, pourvoi devant le Conseil d'État; le 1er décembre 1920, six procès en action possessoire; le 21 septembre 1921, trois plaintes en corruption de fonctionnaires; le 27 décembre 1921, quatre nouveaux pour­vois devant le Conseil d'État; en avril et juillet 1922, deux plaintes contre l'ar­rachage des arbres de l'avenue du Cours. Malgré cela «depuis six ans, le profiteur de l'automobile est aux portes de Paris, souverain seigneur contre la loi, de rues et avenues dont il s'est emparé par force. Je ne sais quel féodal avait pris pour devise : JE MAINTIENDRAI. M. Renault l'a à peine modifiée et allongée : JE PREN­DRAI ET RETIENDRAI".

Faisant écho à «L'Ère Nouvelle", «Le DéchaÎné" prenait pour cible le « Prince Louis Renault » •.. « Quiconque possède la " grosse galette" peut tout se permettre sous notre démocratique régime... le profiteur de l'automobile peut impunément braver toutes les lois, violer tous les règlements, s'emparer par la force des rues, des terrains, du domaine public. Les citoyens françaiS sont impuissants à obtenir justice contre lui parce que ministres, géné­raux, juges, fonctionnaires petits et grands se courbent jusqu'à terre devant l'insolence dorée de ce fabricant de carrosses qui se pavane outrageu­

sement » (68).

A l'appui de sa thèse « Le DéchaÎné" relatait ce qui était arrivé au "Mar­chand de bonbons" : «Ce pauvre homme ayant refusé de se laisser exproprier et de vendre à Louis Renault la bicoque qu'il occupait, ce dernier mura tranquillement sa porte et le malheureux se trouva ainsi que sa femme et son âne, prisonnier dans sa maison. 1/ y eut crevé de faim si des voisins charitables n'étaient venus à son secours et ne l'avaient aidé à s'évader par la fenêtre ainsi que sa compagne, mais il ne fut pas possible de sauver l'âne. Le "marchand de bonbons" fut tellement affecté par cette aventure qu'il mourut peu de temps après et sa veuve ne lui survé­cut guère". Bien entendu, cette his­toire invraisemblable ne reposait sur aucun fondement. Aucune mesure d'expropriation ne fut prise en faveur de Louis Renault et si des pressions, parfois vives, furent exercées sur cer­tains propriétaires ou locataires récal­citrants, il en résulta toujours pour eux des indemnisations souvent appré­ciables. Mais il convenait pour «Le DéchaÎné» journal d'opposition, de fus­tiger «l'absence de scrupules» de Louis Renault «son incroyable au­dace" qui lui avait permis de réaliser « sa rapide fortune» pour mieux dénon­cer le gouvernement dont le ministre des finances ne mettait pas en demeure ce même Louis Renault de payer « les 110 millions de bénéfices de guerre"

qu'il devait (69).

Le Maire de Boulogne, André Morizet, n'échappait pas à la vindicte du

« DéchaÎné" « Monsieur Morizet, maire communiste de Boulogne, a grand

(68)

"Le Déchaîné", 3 mai 1923.

(69)

"Le Déchaîné", 24 mai 1923.

souci des intérêts de M. Renault. S'il les défend avec âpreté, c'est parce que M. Renault est M. Renault, gros constructeur d'automobiles, multimil­lionnaire, avec lequel il fait bon vivre en bonne intelligence pour recueillir, le cas échéant, les quelques pourboires que pourrait laisser tomber le seigneur et maÎtre de Marthe Chenal» (70).

Toute cette campagne de presse, en sollicitant les faits, visait certes à

En guise d'épilogue

Quand, en 1899, Louis Renault s'ins­talle de l'autre côté de la rue Théodore, il ne peut évidemment pas imaginer ce que sera l'évolution ultérieure de l'industrie qu'il vient de créer. Mais rapidement, il se trouve placé devant l'obligation de développer son entre­prise et, tout naturellement, ce sont

contraindre la puissance publique à mettre un terme à ce qui était consi­déré comme un scandale, mais surtout à utiliser «J'affaire des rues» à des fins politiques. Cependant après quel­ques mois, devant la désaffection de l'opinion, les journaux se turent. Len­tement la justice poursuivit son cours. Elle eut encore à connaître des instan­ces Doré et Comby, introduites pour troubles de jouissance, et ce fut le silence. Louis Renault continua ses acquisitions. En 1923, l'indice fixé à 100 en 1902, atteint 5742, puis 7 500 en

1925, 8241 en 1928, 8772 en 1931. A la veille de la seconde guerre mon­diale il sera de 9444, représentant 704 130,94 m2.

vers les terrains proches du noyau central que se dirige son regard. Bien­tôt se pose la nécessité de relier ces ateliers entre eux. Il utilise tout natu­rellement les rues mais, cette solution apparaît précaire. Alors il pense à des passages souterrains ou aériens.

Cependant ce n'est qu'en 1910 qu'une première demande est faite à la muni­Cipalité. Elle est acceptée le 21 août. Ce passage souterrain qui reliera l'usine A à l'usine C sera construit sous la rue Gustave-Sandoz, à condition toutefois que «J'ouvrage permettra le passage des plus lourds véhicules... et notamment le passage d'un cylindre à trois rouleaux de 20 tonnes» (71), et sous réserve du paiement à la com­mune d'une somme de 1 000 francs par an.

Une année plus tard, nouvelle demande pour deux passages rue du Cours, l'un aérien, l'autre souterrain; ce qui est accordé contre une redevance annuelle de 500 francs, malgré le vote contraire d'un conseiller, Monsieur Martin, qui estime que les avantages ainsi offerts à Louis Renault ne sont pas suffisamment compensés (72). Enfin, le 5 décembre 1915, le Conseil Munici­pal autorise un passage aérien rue Gabrielle moyennant un versement annuel de 500 francs. Remarquons que dans ce domaine Louis Renault est loin de faire jurisprudence. D'autres usines installées aux portes de Paris sont dans la même situation et obtien­nent des facilités semblables.

Ces passages cependant ne résolvent pas pour autant les problèmes d'échange entre les différentes parties de l'usine: en effet, il ne saurait être question de les utiliser pour des trans­ports importants. C'est pourquoi la question de l'emploi des rues se pose de nouveau pour Renault, comme elle se posera plus tard pour Salmson et Citroën. Mais, demander à un Conseil Municipal d'aliéner une partie du domaine communal est inconcevable dans une période normale. Pour la rue de l'Ile, Louis Renault a envisagé la question dès 1912. Il a renoncé malgré le caractère privé de cette voie et les conditions de droit qui semblaient favo­rables. Avec la guerre, les choses doi­vent être vues sous un autre angle. A ce moment rien ne compte plus que les nécessités de la Défense Natio­nale : l'intérêt particulier doit s'effa­cer devant la nécessité qui s'impose à tous. Mais, même alors, Louis Renault hésite. Certes il tente et réussit le bar­rage de la rue de l'Ile mais il ne va pas plus loin. Alors survient l'occasion quasiment ines·pérée. Des manifesta­tions de rues dans une usine gardée militairement doivent inquiéter. Et, en une nuit c'est le coup de force : les rues sont barrées, les riverains encla­vés obligés de montrer patte blanche pour rentrer chez eux. Premier scan­dale. Il faut produire des justificatifs.

(70)

Artiste Qui était dans les meilleurs ter­mes avec Louis Renault.

(71)

Délibération du conseil municipal du 21 août 1910.

(72)

Monsieur Martin Qui travaillait aux usi­nes. sera, du fait de son vote, licencié par Louis Renault. Il en fera part au conseil municipal lors de la séance du 19 décembre 1911.

Alors, les autorités administratives et militaires, à l'appel de Louis Renault, interviennent au nom de la Défense Nationale. Contre cela, aucune juridic­tion ne peut rien. La guerre terminée il n'est nullement question de revenir à l'état ancien et, fort du fait accompli, Louis Renault maintient ses positions contre vents et marées. La municipalité l'appuie, tout au moins officieusement: il faut lui laisser le temps de démontrer à ses administrés que les rues ne pré­sentent aucune utilité pour eux et que l'entretien, désormais assuré par Louis Renault, est tout bénéfice pour le bud­get communal.

Et les riverains? Ils n'ont pas fait de si mauvaises affaires. Le prix des ter­rains entre 1914 et 1919 a été multiplié par 5 ce qui, malgré la cherté de la vie, représente une plus-value impor­tante. Parallèlement, Billancourt a connu un essor économique considé­rable. Alors qu'en 1900 on ne comptait guère que trois commerces (une bou­cherie, un restaurant et un tabac) en 1920 on en dénombre 38. Les trans­ports en commun ont été développés: une nouvelle ligne de tramways a été créée qui aboutit place de l'Église, elle s'ajoute à celle qui dessert la place Nationale. On peut dire que Renault a fait la fortune de Billancourt.

Alors, avec le temps, l'affaire des rues ayant cessé de passionner l'opinion, les mesures définitives peuvent inter­venir. En 1928, une deuxième partie de la rue du Hameau est déclassée, puis louée à bail. Malheureuse rue du Hameau, dans quelle conditions vivaient ses habitants! «Nous étions entourés de toutes parts par les usines. Les ordures ménagères s'accumulaient le long du mur de Renault. Nous vivions dans le vacarme d'un banc d'essai de moteurs d'avion qui vrombissaient le jour et la nuit. Mais cette rue qui se terminait en cul-de-sac était un paradis pour les enfants qui y jouaient en sécurité» (73). En 1942, à la suite du bombardement, la dernière partie de la rue du Hameau succombe à son tour.

Entre-temps, le 26 mars 1929, la com­mune vendait à Louis Renault toutes les rues englobées dans l'usine -à l'exception de la rue du Hameau, ­pour la somme de F 5696091, repré­sentant 18986,97 m2• Le 21 décembre 1950, la partie de l'avenue Émile-Zola allant des quais à la rue Yves-Kermen était cédée à son tour par la commune et vendue, avec la dernière partie de la rue du Hameau, à la Régie Renault pour F 5000000, soit une superficie de 13778,48 m2• Enfin le dernier acte se joua le 19 novembre 1958, quand la ville autorisa l'occupation par la

R.N.U.R. d'une partie de la rue Francis­Garnier, mais il s'agissait là d'une mesure toute provisoire.

Gilbert HATRY

(73) Témoignage de Madame Jeanne Brémen­son sur la période 1912 -1919.

· ? l · ? l •

IJ-LeZ-"6uéJ..... l! éJa"LeZ-IJOuéJ..... e éJaIJLeZ-