07 - Pierre Debos : notre patron

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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Pierre Debos : notre patron

Lors de la disparition des usines Delage, Pierre Debos fut engagé chez Renault et versé au service des Méthodes, dirigé par Émile Tordet, qui avait pour mission d'établir les gammes d'usinage et de montage des organes mécaniques, d'estimer les temps relatifs à chaque opération, de les officialiser après mise en route, de gérer le parc des machines-outils et de tracer l'implantation des ateliers. Le bureau des études d'outillages était placé sous le commandement d'Étienne Coindeau, qui relevait directement de Louis Renault.

Pour les pièces de carrosserie, l'organisation était différente les trois services fondamentaux, préparation, études d'outillages et chronométrage dépendaient d'une seule direction.

C'est Lucien Jeannin, collaborateur direct de Louis Renault, qui se chargeait de l'achat des machines-outils. Bien souvent, elles provenaient de ventes d'occasion et méritaient une sérieuse remise en état.

De cette description schématique, il est aisé de déduire que la hiérarchie n'était pas nettement définie. Le domaine attribué à chacun évoluait au gré de la faveur dont il jouissait, sur le moment, auprès de Louis Renault ou de tel ou tel des francs feudataires qui l'approchaient quotidiennement. D'autres liens de vassalité se tissaient au gré des amitiés, des parentés ou des voisinages, qui n'avaient aucun rapport avec la stricte logique, et constituaient un réseau plus ou moins occulte, dont l'impor­tance effective surpassait souvent celle de l'organigramme que la nature des fonctions aurait justifié.

Pierre Debos ne fut donc pas officiellement désigné comme l'adjoint d'Émile Tordet ; il fut plutôt placé près de lui pour accomplir les tàches qui lui seraient confiées au gré des circonstances.

Les cadres des Méthodes étaient, en général, d'excellents tech­niciens, munis d'une solide expérience de leur spécialité, mais dont les connaissances étaient plus pratiques que théoriques. Il leur fallait tenir compte des préférences du chef du départe­ment auquel les outillages étaient destinés, car il suffisait par­fois d'un mot malveillant de celui-ci pour jeter le discrédit sur une solution qui n'avait pas l'heur de lui plaire; l'un ne jurait que par les alésoirs extensibles, et un autre ne faisait confiance qù'aux barres porte-grains.

Le parc des machines n'était pas de la première jeunesse, et les matériels achetés d'occasion y tenaient une large part. En 1946, l'atelier 320, dit" l'artillerie ", utilisait encore une rabo­teuse Ducommun, dont la traverse portait le millésime 1888, et un tour Leflaive qui devait être son aîné.

Les machines momentanément sans emploi étaient entassées dans un hangar, appelé" le magasin chinois" ; son nom venait de ce que, pendant la guerre de 1914, on y avait installé un ate­lier dont la main-d'œuvre était de race jaune. Ce bâtiment était une véritable Cour des Miracles, ou un musée des Horreurs ; il contenait une incroyable collection de monstres hors d'âge, parmi lesquels il fallait chercher à récupérer une pièce ou un organe encore utilisables.

Si l'on ajoute que les services des Méthodes n'avaient pas assez de personnel pour traiter tous les problèmes qui leur revenaient logiquement, on comprendra qu'il fallait accorder une cer­taine autonomie aux ateliers de production pour disposer les machines en fonction des séquences des gammes d'usinage. Il restait donc beaucoup à faire pour que les problèmes de production soient traités de façon rationnelle.

Pierre Debos avait, comme l'on dit, du pain sur la planche.

Avant d'être embauché aux usines Renault, Émile Tordet avait longtemps travaillé pour Brown et Sharpe. Il en avait gardé une prédilection pour les opérations de décolletage et de rectifica­tion' qu'il appelait les travaux nobles, et portait moins d'atten­tion au perçage, au brochage, au taraudage ou à l'alésage. Quant à l'assemblage, il était souvent laissé à l'initiative des ateliers de production.

Pierre Debos trouvait donc une situation assez confuse, l'auto­rité étant dispersée, au gré des circonstances, entre un service central insuffisamment développé et des départements mal tenus en main.

A ce moment, j'étais dessinateur au bureau d'études d'outilla­ges, et c'est à ce titre que j'eus mes premiers contacts profes­sionnels avec celui qui, une douzaine d'·années plus tard, deviendrait mon patron. Les gammes établies par les prépara­teurs des Méthodes portaient des indications sommaires sur la conception des outillages que nous étions chargés de dessiner.

Mais il ya loin d'un schéma à un tracé final; l'équipement ter­miné était souvent l'objet de critiques et il nous était d'autant plus difficile d'en justifier la conception que nos interlocuteurs n'avaient pas toujours conservé des souvenirs précis des contraintes que la géométrie de l'espace impose à la localisa­tion d'une pièce et à la répartition des surépaisseurs par rapport aux surfaces engendrées par les outils.

La présence de Pierre Debos, qui avait lui-même une solide expérience d'outilleur, facilita beaucoup la compréhension mutuelle. Son arbitrage et ses conseils montrèrent immédiate­ment qu'il avait une vue précise et juste de l'orientation qu'il convenait de donner à la conception de l'équipement des usmes.

A la déclaration de guerre, il fut maintenu à son poste, où il pouvait évidemment rendre bien plus de services qu'à la tête d'une batterie d'artillerie. Ses fonctions l'amenèrent aux États­Unis pour choisir des machines nécessaires à la fabrication des chars Renault. Mais le destin des armes en décida autrement.

Pendant la période de l'Occupation, peu de problèmes techni­ques vinrent se poser, sinon celui de retarder, de toutes les façons possibles, les fabrications. Ce temps fut mis à profit pour remettre de l'ordre dans les idées en imaginant un avenir technique où la diminution du nombre des modèles et l'aug­mentation des cadences de production seraient les caractéristi­ques dominantes qui imposeraient de nouvelles façons de travailler.

Après la cessation des hostilités, les fabrications reprirent, plus mal que bien, avec les machines et les outillages que trois bombardements avaient épargnés puis, au bout de quelques mois, Pierre Lefaucheux décida la mise en fabrication de la " Quatre Chevaux ", à la cadence de vingt à l'heure, c'est·à­dire environ trois cents par jour.

Les gens prudents, qui n'avaient pu obtenir que l'on s'en tint à une production beaucoup plus faible, suggéraient que l'on équipe de petites machines classiques, ce qui faciliterait, dans leur pensée, la manœuvre en retraite qu'ils jugeaient inévitable.

Émile Tordet était passé à la Société nouvelle de roulements, où sa compétence particulière dans le domaine du décolletage et de la rectification rendit d'appréciables services, et c'est Pierre Debos qui devint responsable des Méthodes mécaniques. Pour des raisons assez obscures, le bureau des études d'outillages avait été rattaché à la Direction des études; pratiquement c'est avec Pierre Debos que notre travail s'accomplit, bien avant que la logique impose notre intégration dans les Méthodes.

Avant la guerre, jamais aucune chaîne n'avait atteint la moitié de la cadence prévue pour la " Quatre Chevaux '! , et il fallait rompre avec le passé. L'équipement comporterait donc une bonne part de machines automatiques spéciales, et pour le reste des machines classiques de production en grande série.

L'industrie-française reconstituait son parc de machines uni­verselles, qui ne pouvaient nous être d'aucun secours, et les entreprises qui construisaient des machines spéciales étaient évidemment submergées de commandes.

Le bureau d'études d'outillage de Delage en 1925, Pierre Debos (2' à partir de la gauche) et Eugène Michard, chef du service d'outillage (4' à partir de la gauche au premier plan.

En conclusion, Pierre Debos décida que le bureau d'études d'outillages se chargerait de dessiner les machines spéciales à éléments normalisés et les montages d'usinage; de son côté, il choisirait les machines classiques, tours automatiques, recti­fieuses, brocheuses, machines à tailler les pignons, équilibreu­ses, etc., dont les États-Unis étaient à peu près les seuls fournisseurs possibles.

Comme nous étions engagés dans un travail important sans guère pouvoir nous appuyer sur des exemples précédents, j'aurais bien voulu amener souvent notre patron devant nos planches pour reccueillir ses avis, mais il était par ailleurs telle­ment surchargé de travail que ses visites furent bien rares. Il y montrait un discernement et un bon sens qui lui faisaient découvrir aisément la solution simple.

Il était, cela va sans dire, un excellent mécanicien mais comme tous ceux de notre génération, il éprouvait une méfiance ins­tinctive à l'égard de l'électricité comme agent de l'automatisa­tion. Je crois bien qu'au fond de lui-même il aurait préféré voir dans nos machines plus de crabots et d'engrenages que de relais électriques, mais il sut faire confiance à Marcel Blondé, ingé­nieur en chef du service électrique ; il nous assura un soutien total près de Pierre Lefaucheux, dont il avait su mériter la confiance ; cela nous fut bien utile à une époque où maint prophète de mauvais augure allait susurrer, par la porte entre­baillée de tel grand bureau, que nous étions criminellement insensés de nous écarter aussi complètement des méthodes traditionnelles.

Pierre Debos fit donc son affaire personnelle du choix des machines classiques de production; elles furent presque toutes achetées aux États-Unis, grâce au tarif favorable des dollars du plan Marshall.

Le 27 novembre 1964 au cours d'une visite au SHAPE, on reconnaît de gauche à droite: MM. Allard, Debos, de Castelet, Picard, Ramette, Bézier, Devismes et Pommier.

Ce n'était pas un mince problème, car ce choix engageait véri­tablement l'avenir de la Régie. Sans contact, pendant six ans, avec le monde technique anglo-saxon, nous nous trouvions d'un seul coup devant un changement radical: machines, matériaux de coupe, lubrifiants, automatisme... , tout, ou presque, était nouveau. Parmi tant de solutions offertes, il fal­lait choisir ce qui convenait le mieux, à la 'forme et aux dimen­sions de nos pièces, à leur matière, à la cadence... tout en extrapolant en fonction de ce que l'on pouvait imaginer, des modèles qui viendraient après la " Quatre Chevaux".

Le choix des rectifieuses destinées à l'atelier des arbres à cames et à celui des vilebrequins ne posait guère de dilemme; il n'en allait pas de même pour les tours multibroches et pour les machines à tailler les pignons, car les solutions étaient nom­breuses, et les nouveautés aussi. Il est tout à l'honneur de Pierre Debos de rappeler que l'avenir a ratifié toutes ses options, et qu'il ne s'est pas laissé tenter par de brillantes innovations qui n'ont pas survécu à la sanction des faits.

Au cours d'un voyage aux États-Unis, Pierre Lefaucheux avait été fort impressionné par une gigantesque brocheuse qui, en quelques secondes, dressait toutes les faces d'un bloc-cylindres du type V 8. Il voulut absolument que la Régie achète une machine semblable. Par malheur, cela ne convenait pas au type de notre moteur, et encore moins à sa cadence de produc­tion. Notre pauvre patron fut bien navré lorsqu'à toutes ses demandes son directeur des Méthodes opposa un refus déférent mais catégorique. Pour achever de le convaincre, nous deman­dâmes au constructeur américain d'effectuer une expérience sur quelques pièces, et le résultat confirma notre refus, ce dont Pierre Lefaucheux conserva quelque regret.

Le taillage spiroconique posait un serieux problème : entre 1939 et 1946, le principal spécialiste, Gleason, avait accompli d'énormes progrès. Les systèmes Cyclex, Revacycle et Formate étaient apparus, face au Palloïd et avant qu'émerge le Spiro­matic. Sur le plan de la cinématique, les trois théories étaient également correctes, et le choix ne pouvait se fonder que sur les facultés d'approvisionnement et d'affûtage des outils, sur ma comptabilité entre les moyens de taillage, de rodage, de traite­ment thermique et de contrôle, et l'aide que pouvait nous apporter le fabricant pour les calculs et les essais. Pour trouver les meilleures solutions, il ne suffisait pas d'être un excellent mécanicien, mais il fallait dominer à la fois les questions techniques, financières et humaines.

Parmi les procédés dont la Régie fut un des premiers utilisa­teurs, on peut citer le rasage des pignons, le contrôle statisti­que, le roulage des cannelures, l'autocalibrage, la frappe à froid, l'extrusion, le pierrage, le moulage en croûte, la carbo­nitruration, le chauffage par induction, et bien d'autres. Cer­tes, Pierre Debos n'est pas l'inventeur de ces procédés; à leur préconisation sont attachés les noms d'Henri Barat, Jacques Pomey, Henri Perchat, Jean Husson, Paul Pommier et Jean Fauquembergue, mais il a joué son rôle de chef en choisissant les hommes à qui il a fait confiance, et en appuyant leurs initiatives de son autorité.

Pendant plusieurs années, j'ai travaillé sous ses ordres en plein accord. Mais lorsque la commande numérique des machines­outils fit son apparition, il ressentit une sorte de crainte en face de cet automatisme fondé sur des phénomènes impalpables de nature optique ou électronique. Ce n'est qu'au bout de quel­ques années qu'il perçut toute l'importance de cette véritable révolution technique. La même réserve se manifesta lors du début des travaux qui servirent de base au système Unisurf.

Bien qu'il ait été doué pour les mathématiques, sa carrière ne lui avait pas donné l'occasion de faire un usage régulier de cette science; son esprit de mécanicien, ou plutôt son instinct, le portait à faire confiance à la matérialité d'une glissière, d'une vis mère, d'un palier, d'une came, plutôt qu'à l'abstrac­tion de nombres, manipulés par un ordinateur et transformés en ordres se succédant à cadence élevée pour commander les mouvements des machines.

Son intelligence était extrêmement vive; il saisissait en un ins­tant les données d'un problème et rédigeait avec autant d'élé­gance que de rapidité; je me souviens qu'il devait, un jour, préparer un texte en vue d'une conférence publique. La date approchait, et je me demandais comment il y parviendrait en temps utile, car ses fonctions lui laissaient peu de loisirs. Or, il accomplit un bref voyage en province et revint, un jour et demi plus tard, ayant rédigé, en quelques heures de trajet, une qua­rantaine de pages que sa secrétaire n'eut plus qu'à mettre au net sans changer un mot.

Son graphisme, hélas, n'était pas à la mesure de son style et il avait souvent de la difficulté à relire ses propres notes ; il me demandait parfois de décrypter ses pattes de mouches, ce qui me permettait de lui rappeler plaisamment que Napoléon demandait souvent le même service à ses secrétaires, Bourrienne, et Menneval.

En 1965, il abandonna ses fonctions après avoir mené à bien la création de l'usine de Cléon, que les Américains ont longtemps considérée comme l'une des plus avancées sur le plan techni­que. Notre métier avait tenu trop de place dans sa vie pour qu'il ne continuât pas à se tenir au courant de son évolution, rédigeant des analyses des informations venues des États-Unis et présidant avec talent les réunions périodiques organisées par le Syndicat des constructeurs français de machines-outils.

La fin de sa vie fut endeuillée par une perte très cruelle. Il ne quitta plus guère sa maison, près de Jouarre. Sa vue avait décliné et le plaisir de la lecture lui était refusé. La musique, elle-même, dont il était fort amateur, pouvait à peine le distraire car son ouïe aussi était émoussée.

De temps en temps, l'un ou l'autre de ses anciens collabora­teurs lui rendait visite ; sa mémoire infaillible lui permettait d'évoquer d'innombrables souvenirs, où notre métier commun tenait une large part, et aussi mille anecdotes, parfois fort drôles, qu'il rappelait avec un sens aigu de l'humour.

Il Y a deux ans, il nous a quittés.

Peu d'hommes ont aussi bien servi les usines Renault.

Pierre BÉZIER

Pour le centenaire de la S.I.P., le 21 juin 1962.