06 - L'île de Monsieur (2)

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Texte brut à usage technique. Utiliser de préférence l'article original illustré de la revue ci-dessus.

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L'île de Monsieur (2)

Photographie prise en 1871, juste à la fin de la guerre franco-prussienne. A gauche, les bâtiments de la Manufacture, non encore terminés et déjà abîmés par les bombardements. Sur le coteau du parc de Saint-Cloud, les ruines du pavillon de Breteuil où une batterie prussienne avait été édifiée pour bombarder Paris. Au premier plan, l'ancienne propriété Collas, dont on retrouve de nombreux détails dans la peinture de Troyon, exposée au Salon de 1833.

Notre" Bulletin ", nO 25, en décembre 1982, a conté l'histoire de l'île de Monsieur depuis le Moyen Âge jusqu'à la fin du XIX' siècle.

Les pages qui suivent rappellent maintenant la polémique qui a eu lieu ces dernières années, au sujet de l'utilisation de cette île par la Régie Renault: rédigées sous forme d'enquête, ces lignes forment une tranche d'histoire contemporaine.

Observateur extérieur à la Régie -et la R.N.U.R. ayant observé une attitude discrète et toute de réserve -nous nous bornons ici à exposer les arguments de tous ceux qui se sont opposés à ce sujet. Ce dossier -sans prétention -permettra peut-être bien des repères à ceux qui ont suivi les âpres discussions -politiques, journalistiques et juridi­ques -ayant défrayé la chronique à une époque toute récente. Les nombreuses dates que nous citons ont simplement pour objet de " mémoriser" le déroulement d'une affaire complexe et touffue (1).

On verra ainsi qu'une simple demande de permis de construire -fut-elle présentée par un organisme ayant le prestige de Renault -peut parfois soulever des" vagues" dans tous les milieux sociaux ou politiques !

(1) Nous remercions très sincèrement ceux qui nous ont aidé: M. Alheinc (Service de la Documentation de la R.N.U.R.) qui nous a très courtoisement autorisé à consulter le Fonds Renault des Archives nationales; M. Franceschini, prési­dent de " Boulogne-Environnement" ; M. G. Lenormand, à l'époque maire et conseiller général de Sèvres; M. le docteur R. Vuillemenot. qui nous a fourni de nombreuses coupures de presse; M. Lebeau (ingénieur), qui nous a décrit comment s'effectuait la liaison Billancourt-Sèvres; enfin Mme Lehmann.

Louis Renault dans l'île de Monsieur

A l'origine, l'installation de bâtiments industriels par les usines Renault, en 1917-1918, ne souleva aucune protestation. La nécessité de développer l'industrie, en ces années de guerre, n'était mise en doute par personne. Aucun organisme écologi­que ou de protection des sites n'existait. Chacun voyait un avantage à ce que l'industriel Louis Renault fasse expédier son matériel par la gare de marchandises installée dans l'ancienne île de Monsieur. Ajoutons aussi que cette industrialisation anarchique et déplorable s'effectua le long du fleuve, depuis Paris jusqu'à Puteaux par toutes les entreprises de la région et à peu près à la même époque.

Louis Renault, avec sa voie de raccordement passant devant la manufacture pour rejoindre la gare de Sèvres -Saint-Cloud, avait accepté de contribuer aux frais occasionnés à la place de la manufacture (2). Or cette même place, qui dépendait de l'État (ministère des Beaux-Arts), fut louée peu de temps après à la commune de Sèvres, à charge pour cette dernière d'y édi­fier un jardin public. Il fallait donc que M. Louis Renault déplaçât sa voie ferrée: l'autorisation fut donnée en 1921 et il fut prévu que la voie franchirait l'ancien" saut-de-Ioup " tout proche. Malheureusement, trois ans plus tard, les lieux étaient encore occupés par Renault et la ville de Sèvres, malgré les injonctions des Beaux-Arts, ne pouvait installer le square prévu. Le conseil municipal mit Renault en demeure de partir, au plus tard fin novembre 1924, mais l'industriel fit valoir que la suppression totale de la voie de raccordement mettrait 30 000 ouvriers en chômage! Ce qui lui attira une verte réponse du 3e adjoint de Sèvres (3).

Dès 1920, Louis Renault demanda au bureau d'études des usines de faire une locomotive pour remplacer les machines de manœuvre qui étaient, jusqu'alors, louées à un sous-traitant. La nouvelle machine, une" pétroléo-électrique ", fut conçue à l'aide d'un moteur d'aviation de 110 ch, d'une dynamo Grochat et de quatre moteurs TH2 de Thomson! C'est dire que son rendement fut assez mauvais mais, telle que, elle assura la liaison entre l'usine de Billancourt et la gare de Sèvres. En 1921, une nouvelle locomotive fut étudiée, avec un moteur de 40 ch et deux essieux accouplés par bielle, laquelle était mue par un faux essieu au centre de la machine ; elle comportait quatre vitesses à l'avant et à l'arrière. Ces machi­nes, exécutées à l'usine en plusieurs exemplaires, ont rendu de grands services et restèrent longtemps en circuit (4).

Cette liaison Billancourt-Sèvres avait un caractère artisanal: le convoi devait couper la circulation sur le pont de Sèvres pour tourner à droite vers la gare. Les manœuvres étaient donc faites essentiellement la nuit et la " gare Renault" entrait en activité de 22 heures à 5 heures du matin. Il fallait tracter les wagons vides et plein entre la gare de l'île de Monsieur, l'usi­ne A, l'usine 0 et vice-versa. La gare était dirigée par

M. Pinson, ex-chef de gare à Orléans. Celui-ci estima que les

(2) La Rive gauche, 6 décembre 1918. (3 Le Réveil de Versailles, 24 octobre 1924.

(4) ERNST-METZMAIER (R.), "Renault et le matériel ferroviaire ", dans notre Bulletin,tome IV, p. 91-92.

quatre locomotives à moteur Diesel Renault n'étaient pas suffi­santes en nombre et en qualité pour assurer tous les mouve­ments. Les services de voirie, à Boulogne et à Sèvres, exigaient que le trafic, sur la voie publique, se fasse seulement la nuit et ainsi de nombreux wagons n'étaient pas chargés (ou déchargés) au jour voulu.

M. Paul Pommier -qui deviendra directeur à la R.N.U.R. de 1935 à 1971 -a conté (5) comment il réorganisa, début 1935, le fonctionnement de la gare :

"M. Dalodz'er m'avaz"t chargé de réorganiser tout le fonction­nement de la gare: exploüatz'on, tractz'on, entretz'en du maté­riel; dès lors, aidé de Georges Remz'ot, André Balech, fost, je passaz' avec ces collègues de nombreuses nuz"ts, chacun sur une locomotz've, .à côté du conducteur, pour contrôler et noter tous les mouvements des rames : manœuvres, marches, arrêts, azguz1lages, etc.

" Rapz'dement mon opzru"on étaz"t faz"te : quatre locomotives suI­fisaz'ent pour assurer tout le trafi"c ; néanmoz'ns, nous fîmes poser des contrôlograPhes (baptisés "mouchards ") sur les quatre machines; de la sorte, pratz'quement nous n'eûmes Plus à passer les nuits sur " le tas " ; les fi"ches enregistrées chaque nuz"t, que j'étudz'ais le matin suivant, confirmaient mon opinion. "

En conclusion, les quatre locomotives s'avérèrent suffisantes, les pertes de l'usine pour ce secteur diminuèrent et du person­nel de la gare se vit confier d'autres tâches. Seul, M. Pinson, un peu vexé, exprima son amertume...

Entre-temps, la Société des usines Renault avait passé un bail, le 19 novembre 1925, avec la compagnie des Chemins de fer de l'État, pour occuper trois terrains dans les dépendances de la gare. L'acte était signé pour dix ans et un avenant du 19 juillet 1932 compléta quelques dispositions. Puis le bail fut reconduit par lettre du 7 juillet 1934, pour une nouvelle période décen­nale (6). En 1935, l'usine Renault occupe environ 12 000 m2 dans l'île de Monsieur.

Mais il est facile de deviner que toute cette activité industrielle, développée sans respect pour le paysage, allait soulever des protestations. La première est celle de l'écrivain Raymond Escholier, attaché aux.Beaux-Arts, qui, dès le 15 juin 1933, publia un article pour protester contre" les horreurs accu­mulées par le chemin de fer entre le parc de Saint-Cloud et la Seine". A cette époque, les lieux formaient un véritable dépotoir, au milieu "des amas de combustibles et de tôle ondulée" (7). Le chemin de fer surtout n'arrangeait pas les choses: la traction à vapeur, les usines, fonctionnant au char­bon comme tous les foyers domestiques, nécessitaient d'impo­santes quantités de charbon et le terrain plat de l'ancienne île, placé le long de la Seine, offrait de grands avantages.

R. Escholier, déjà connu pour plusieurs œuvres savoureuses,

(5) Témoignages, p. 39-40.

(6)

Arch. nat., p. 91 AQ 59.

(7)

ESCHOLlER (R.), " Splendeurs et misères de la Seine autour de Paris ", dans Revue des Deux Mondes, 15 juin 1933, p. 833-836.

animées. d'une verve ironique, pensa que la prochaine électri­fication amènerait la disparition des stocks de combustibles en quoi il s'illusionnait.

L'île de Monsieur au début de la guerre

Dès 1940, Renault occupe un nouveau terrain dans l'île. D'autres industriels s'installent également: la Société centrale de combustibles, la Société française du Vialit, la Société des anciens établissements Neuerburg, les Chantiers de la Seine, Sellier, Centraco, etc.

Nous sommes alors en guerre et d'importantes mesures de sécu­rité sont prises autour de Renault, notamment à l'île Seguin où l'on construit des chars. Les installations de la gare de Sèvres, l'île Seguin et le Bas-Meudon forment donc le quatrième sec­teur, avec deux chefs de secteurs pour le jour et la nuit et plu­sieurs surveillants (8). Des postes militaires, des douaniers sont placés aux endroits stratégiques de l'usine, ayant ordre de tirer sur d'éventuels parachutistes ennemis; en cas d'alerte à Boulogne ou à Sèvres, chacun doit rester à son poste, sauf si le klaxon de l'usine indique que les avions allemands sont tout proches. La nuit, toutes les lumières sont occultées, sauf les feux de signalisation des voies et de la gare de Sèvres.

Le 3 février 1940, Louis Renault expose que l'embranchement de Sèvres et les moyens de chargement sont devenus insuffisants et nécessitent des remèdes urgents. Le ministre de l'Armement fait donc réquisitionner différentes parcelles situées le long de la Seine et notamment le terrain Roucous. La réquisition est faite le samedi 16 mars: aucun procès-verbal ne nous est par­venu (puisqu'il s'agissait d'une réquisition militaire), mais des notes laissées par le regretté Lorrain nous font connaître comment les choses se sont passées : les .représentants de Renault, MM. Guillelmon et Lorrain, eurent la surprise de constater la présence d'une délégation composée de l'inspec­teur général du ministère des Beaux-Arts, de l'architecte en chef du domaine de Saint-Cloud et du maire de Sèvres

(M. Vacle). Tous trois protestent contre cette extension de constructions inesthétiques.

Le capitaine Coutureau, commandant d'armes, ayant fait connaître qu'il n'était pas autorisé à consigner ces protes· tations, les délégués se retirèrent en déclarant" que l'affaire se réglerait directement entre les usines Renault et les Beaux­Arts ".

La réunion se continua en présence d'un administrateur de la Société Centraco , des représentants des Chemins de fer de l'État, conduits par Chrétien, ingénieur en chef des voies et bâtiments de la région Ouest, du capitaine Coutureau et du lieutenant Marcilloux, du génie de Versailles. La discussion est qualifiée de " pénible" et les militaires hésitèrent à prononcer la réquisition. Il s'agissait " d'une voie d'accès traversant le terrain en question, pour desservir les deux bâtiments côté Seine qui étaient hors réquisition".

(8) Note du 9 janv. 1940 (Arch. nat. 91 AQ 22). Le P.C. est installé dans \'ile Seguin, près de la centrale.

En réalité, on vit tout de suite qu'il serait difficile de faire éva­cuer Centraco. Le projet consistait en effet à permettre à Centraco de faire construire 3 voies de classement sur le terrain Soulat, réquisitionné. De son côté, Renault pouvait utiliser les 3 voies de triage abandonnées par Centraco. Quelques jours plus tard, le 26 mars, une nouvelle note de Lorrain indique que le montage du pont portique est commencé (9).

Le ministère de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts, constatant l'état de guerre, demande formellement: " Ces ter­rains... ne sauraient recevoir à tz"tre défi"nt"tif une utilisation industrielle... ". Aussi Louis Renault fut-il informé, le 27 avril 1940, par le ministre de l'Armement, en ces termes: " Je vous serais en conséquence reconnaissant de bien vouloir prendre toutes mesures utiles pour qu'aucune construction de quelque nature que ce soit ne soit érigée sur les terrains envisagés et qu'aussitôt après la guerre la libération de ces terrains soit totale" (10).

L'occupation allemande ne pouvait apporter d'amélioration le travail des usines, quoique souvent saboté ou entravé par des difficultés de toutes sortes, nécessitait toujours l'activité de l'île de Monsieur. D'importants stocks de charbon, gardés militai­rement par un poste allemand, faisaient rêver d'envie la popu­lation des environs, sans chauffage... (11).

Cette propriété avait son charme... à la fin du XIX' siècle 1 Elle a été occu­pée par la société" Les chantiers de la Seine", dont le siège social était à Auteuil. La société" Centraco " occupa ensuite les lieux, qui y stocka tout autour d'importantes réserves de charbon.

La maison, sise dans l'île de Monsieur, non loin du pont de Sèvres, totale­ment ruinée, a été abattue à la fin de l'année 1979 : la partie droite s'effon­dra sous quelques coups de grue. La partie gauche, surélevée, était d'une époque postérieure (Document rarissime, formant carte commerciale).

(9)

Arch. nat., 91 AQ22 (notes 10948 et 10532 à Lehideux). M. Guillelmon, ici cité, est sans doute M. Jean Guillelmon, directeur d'oct. 1922 à déc. 1957. Les installations du terrain Roucous devaient être déménagées à la gare de Rueil.

(10)

Arch. nat., 91 AQ59.

(11)

Nous pourrions raconter bien des ruses auxquelles se livrèrent des habitants... et l'auteur de ces lignes pour en dérober quelques morceaux! Enfants, il nous suffisait de jouer, en criant et en courant devant les sentinelles allemandes, autour des énor­mes tas de charbon, pour en chaparder quelques boulets: quelle fierté lorsque je ren· trais à la maison sans feu avec mes 5 ou 6 boulets ... qui avaient noirci mes poches! Pendant longtemps, il exista une petite scierie: " A Sèvres, flottait l'odeur de la sciure fraîche d'une scierie... Le bois servait surtout à la construction des sou bassements. des ridelles et des arceaux de camions, aujourd'hui en métal" (Renault Magazine, nO 90, oct. 1981).

Classement de l'île de Monsieur

Le 8 juillet 1941, un arrêté du ministère de l'Éducation natio­nale inscrivit l'île de Monsieur sur l'inventaire des sites pittores­ques. Dès le 3 janvier 1942, une décision ouvrit l'instance de classement et, le 28 octobre, un décret classa le site, en ces termes paru au Journal offz"ciel :

" La totalité de l'île de Monsieur, à Sèvres (S.-et-O.), constituée par les parcelles cadastrales N°s 1 à 16, section D, et appartenant à la S.N.C.F., est classée parmi les sites et monuments naturels de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire et pittoresque. " (12).

C'est ce texte qui servira de base juridique pour tous ceux qui s'opposeront ultérieurement à la rénovation des lieux utilisés par la Régie Renault.

En outre, une note de la Section de l'Intérieur, de l'Instruction publique et des Beaux-Arts du Conseil d'État, jointe au décret, précisait en cette année 1942 :

" Le classement prononcé ne saurait être efficace que s'il comporte de la part de la Direction des Beaux-Arts l'intention formelle de provoquer la suppression des embranchements particuliers consen­tis par la S.N.C.F. à l'expiration en cours."

Mais là, il faut bien reconnaître -comme la Régie le notera aussi -que cet avis n'était qu'une simple appréciation d'une formation consultative du Conseil d'État, dénuée de toute portée juridique. Seul, comptera le contenu du décret de classement lui-même, l'autorité administrative n'étant pas liée par un avis.

Entre-temps, l'attaque aérienne de la R.A.F., le 3 mars 1942, provoque ruines et dégâts sur Renault et Billancourt, mais les installations de l'île de Monsieur sont pratiquement indemnes. Personne n'imagine que les Allemands vont accepter la para­lysie du potentiel industriel et, dès le 20 mars 1942, le cabinet civil du maréchal Pétain adresse au préfet de la Seine un avis pour estimer que l'île Seguin et l'île de Monsieur devraient être occupées seulement par des bâtiments " provisoires" ; à la même date, l'historien Carcopino, secrétaire d'État dans le gouvernement de Vichy, demande la réunion de la " commis­sion des Sites et des Monuments naturels du département de la Seine", pour examen des bords de Seine (depuis Brimborion jusqu'au pont de Saint-Cloud) et des îles Seguin et de Monsieur.

La commission fut réunie le vendredi 1 0 avril 1942 : mais que pouvait-elle faire? Renault commençait à reprendre sa production de guerre. On se borna donc à émettre un vœu (pieux), puisque les circonstances ne pouvaient changer la des­tination des lieux (13).

La Régie Renault prend possession des lieux

Certains ont regretté qu'à la Libération, au lieu de développer les usines Renault -devenues Régie Nationale -on ne les ait

(12) ].0.,30 octobre 1942, p. 3614. Pendant l'Occupation, les décrets ont souvent cette

forme succÎnte et ne sont pas présentés sous forme d'articles.

(13) Bib!. hist. de Paris, papiers Jarry, ms 376, fa!, 196.

pas transférées hors de Billancourt. Théoriquement, cela aurait été possible et, vers 1950, une visite présidée par le regretté Pierre Bourdan estima, sous forme de souhaits et de projets, qu'il convenait de faire disparaître l'utilisation indus­trielle des lieux (14).

On sait qu'il n'en fut rien. Au contraire, un traité signé entre la

S.N.C.F. et la R.N.U.R. avait pour conséquence de mettre la Régie en demeure :

" 1 ° D'occuper un emplacement situé dans la gare de Sêvres­Saint-Cloud à l'effet d'y établir un dépôt de colis de détail, ayant fait Ou devant faire ultérieurement l'objet d'un transport par voie de fer, et d'approprier cet emplacement à sa nouvelle destination;

" 2° De procéder sur un tronçon de voie déterminée à la manu­tention lui incombant des wagons complets parvenus à son adresse à la gare de Sèvres-Saint-Cloud ou qu'elle expédie de cette gare."

Ainsi, d'une part, le plan d'aménagement de la région pari­sienne, dressé en vertu d'un loi du 14 mai 1932, avait été approuvé les 22 juin 1939 et 28 août 1941 : l'île de Monsieur était bien englobée par ces textes.

Par contre, la loi du 2 mai 1930 prévoyait que monuments naturels ou sites pouvaient être inscrits sur une liste pour " conservation ou préservation". C'est en vertu de ce dernier texte qu'avaient été prises les trois décisions de classement, citées précédemment.

y avait-il contradiction entre" zone industrielle" et " préser­vation d'un site" ? C'est ce que pensa la R.N.U.R. en présen­tant trois requêtes tendant à l'annulation pour excès de pou­voir des trois décisions du ministère de l'Éducation nationale.

Premier procès

Il est difficile de deviner pourquoi la R.N.U.R. décidait, en 1955, de faire opposition aux décisions de 1942 : M. Frances­chini, président de " Boulogne-Environnement", pense qu'à cette époque, il était indispensable pour la Régie d'utiliser l'île de Monsieur, véritable" poumon" pour l'eXpédition de la pro­duction de l'île Seguin ; la crainte de perdre ce " poumon" aurait donc amené la Régie à déposer ses requêtes...

L'arrêt fut rendu le 29 juin 1955, rejetant les recours: " C'est par une exacte application de la loi du 2 mai 1930 que ladite île de Monsieur a été inscrite, puis classée comme site ". En d'autres termes, le Conseil d'État estima que" zone indus­trielle " et " secteur de préservation" n'étaient pas incompa­tibles (15). Les choses allaient donc rester en cet état -lamen­table, il faut bien le dire -pendant. .. un nouveau quart de siècle!

(14) Visite rapportée par Léon Mirten dans Toutes les Nouvelles, 25 oct. 1956. Cette visite de P. Bourdan, ministre de la Jeunesse, est probablement celle de mai 1947 où, sous la conduite du " Groupement de défense et de protection de la banlieue Ouest", il parcourut les terrasses de Meudon, de Bellevue et de Saint-Cloud (idem, 4 nov. 1964

et 9 mars 1966).

(15) Recueil Dalloz, 1955, jurisprudence p. 620. L'arrêt est publié dans Annales des Ponts et Chaussées, sept.-oct. 1956, na 5, p. 690·691. Le Figarao (30 juin), Le Monde (1" juil!.), Tnutes les Nouvelles (6 juill.) en font mention.

Vue aérienne prise en 1938.

Premières polémiques

Non que personne ne se préoccupât de cette situation: dès le 10 septembre 1953, un journal local pose publiquement cette question à la Régie: " Le programme de déconcentration des usines Renault ne prévoit· il pas la démolition, définitive et à brève échéance, des hideux ateliers qui, depuis trop long· temps, défigurent, en bordure du parc de Saint-Cloud et à deux pas de la manufacture de Sèvres, le plus beau, nous disons: le plus beau paysage fluvial de l'Île-de-France ? (16). En réalité, exactement à cette époque, la Régie était engagée dans un ambitieux programme de rénovation de ses ateliers de Billancourt, notamment avec la démolition de carcasses d'anciens ateliers détruits pendant la guerre et qui subsistaient encore près du pont de Sèvres, côté Boulogne. De plus, la

R.N.U.R. commençaient à essaimer à Flins, Choisy, Le Mans, etc. Enfin, l'utilité des installations de l'île de Monsieur n'était pas remise en cause par les dirigeants de l'usine.

Le débat va donc continuer : Léon Mirten, secrétaire d'un " Groupement de protection de la banlieue Ouest", présidé par M. Édouard Bonnefous, demande (25 octobre 1956) qu'on dégage la manufacture de Sèvres et qu'on rétablisse la perspec­tive fluviale d'autrefois. Toutes les Nouvelles, le 1« novembre 1956, dénoncent, photo à l'appui, " ces horreurs qui tuent un paysage ". Le 21 mars 1957, le même journal décrit ainsi la situation : " La berge seine-et-oisienne, au pied des collines boisées, est hérissée de constructions industrielles du type le plus hideux. Des montagnes de charbon jettent leur note de deuil sur le décor ; des grues tendent leurs bras métalliques au-dessus du fleuve; des baraques en tôle se dressent un peu partout. "

Les projets ne manquent pas: une carte (17) de la R.N.U.R. envisage de faire disparaître les ateliers de l'île de Monsieur ; Félix Brunau, conservateur du domaine de Saint-Cloud,

(16) Toutes les Nouvelles, 10 sept. 1953.

(17) Reproduits dans idem, 21 mars 1957.

propose de mettre en valeur les rives de la Seine, en les aména­geant et en les rectifiant, et regrette la zone industrielle de l'île de Monsieur (18).

La reconstruction du pont de Sèvres et l'aménagement des têtes du pont vont faire rebondir le débat. Dès le 6 octobre 1962, la Commission départementale des sites demande que l'île de Monsieur " soit débarrassée des installations industrielles qui l'encombrent" : il y a là M. Odic, maire de Sèvres,

M. Brunau, en tant qu'inspecteur général des Bâtiments civils et Palais nationaux, MM. Palewski (parlementaire) et Delaunay (rapporteur), etc. En réalité, cette discussion fait suite à une séance de travail qui avait déjà eu lieu le 10 janvier 1961, sur l'aménagement de la tête du pont de Sèvres (19). Mais aucune mesure n'est prise concrètement, sauf une inter­diction d'affichage (20) dans tout le secteur, par décision prise en août 1961 1

Dorénavant, les protestations se feront plus pressantes: mais il faut bien reconnaître qu'elles sont seulement le fait d'échos de la région. Émile de Bongnie, en 1965, qui rend compte de l'exposition Le Nôtre, en profite pour rappeler que le bas du parc de Saint-Cloud a été mutilé par la voie ferrée (21).

Ernest de Ganay, la même année, déplore les" Tristes bords de Seine en lisière du Parc" : " Ce ne sont qu'entrepôts enfumés, baraquements sordides, innombrables rames de wagons de marchandises, hautes grues élévatoires, enfin et surtout, vérita­bles dépotoirs de wagons de voyageurs, défoncés, détériorés, abandonnés: immonde ferraille (22). "

En 1967, Christian Collin, qui partage avec Verlaine et Apollinaire son amour de la Seine, propose que la ville de Sèvres rachète les terrains sis en contrebas du pont oû gisent "vieilles voitures rouillées abandonnées, gravats et autres ordures ". Mais P.-A. Voltz, conseiller municipal de Sèvres, lui répond qu'il faudrait d'abord que la Régie accepte de céder ses terrains et qu'un" parking" ne servirait qu'à son personnel! Du reste la R.N.U.R. vient d'être autorisée à installer des réservoirs d'essence 1 (23)

Léon Mirten déplore une fois encore, le 24 janvier 1968, le mauvais entretien des lieux. Dans les années qui suivent, les choses n'évoluent guère. Il y a pourtant une réunion impor­tante, le 14 mai 1970 : ce jeudi, se retrouvent à la manufacture MM. Jacques Baumel, secrétaire d'État auprès du Premier ministre et président du Conseil général des Hauts-de-Seine ; Boitel, préfet; Lerebour, directeur de l'Équipement; Claude Labbé, député; Mme Caillonneau, conseiller général;

MM. Brunau, conservateur du Gauthier, directeur de la manSèvres, etc. domaine ufacture; de Odic, Saint-Cloud; maire de

(18) Amis de Saint· Cloud, nO 12, déc. 1960.

(19)

Procès·verbal au Centre de documentation du château de Sceaux.

(20)

Arrêté de Paul Demange, préfet de S.·et·O., en accord avec la commission des Sites, interdisant toute publicité par affiche, panneau·réclame, peinture ou dispositif quel·

conque, " dans une zone comprenant la manufacture nationale de porcelaine. la

butte de Brimborion, les accès du parc de Saint·Cloud et le C.I.E.P. " (Parisien libéré et Figaro, 28 août; Toutes les Nouvelles, 31 août; Renaissance de S.·et·O., 2 sept.).

(21) Toutes les Nouvelles, 13 janv. 1965.

(22) Amis de Saint· Cloud, nOS 26·27, juill.·sept. 1965.

(23) Toutes les Nouvelles, 27 sept. et Il oct. 1967.

Projet de rénovation

Le compte rendu de cette séance de travail que nous avons sous les yeux (24) est intéressant à plus d'un titre: on constate tout d'abord que la gare Renault, laide, avec ses hangars de tôle, ses tas de charbon et ses piles de bois, doit changer. Mais comme on ne peut pas la changer de place, " il faut donc l'embellir". Et toutes les personnalités présentes concluent: " Reconstruire les hangars, en faire des bâtiments modernes. Planter des rideaux d'arbres. Ce n'est pas un problème de place. Pas de problème de technique. Le prix ne serait pas excessif. Il suffit d'une décision". Et l'on ajoute : "Mettons la solution à l'étude. La décision est acquise ", déclarèrent le préfet et le président du Conseil général.

Notons que la plupart de ces personnalités auront ultérieu­rement (dix ans plus tard) une sensibilité différente du pro­blème (25). Il n'empêche que c'est en 1970 que la décision de principe de reconstruire les ateliers de la R. N.U. R. a été sérieusement envisagée par les autorités départementales.

La manufacture de Sèvres, pourtant, s'indigne de son fâcheux voisin et le conservateur, M. H.-P. Fourest, tente plusieurs démarches auprès de la S.N.C.F. et de la R.N.U.R. : " Ce fut la lutte du pot de porcelaine contre deux pots de fer", déclare­t-il à cette époque. De l'autre côté de la Seine, quai Alphonse­Le-Gallo. Mme Yvette Lehmann, qui a les "hangars Renault" pour vis-à-vis, prend le relais des protestations: péti­tions, démarches auprès du maire de Boulogne, entretiens avec le député, lettres au ministère de la Qualité de la vie, s'accu­mulent dans un dossier qui grossit. .. Et M. Fourest déclare à Mme Lehmann: " Vous êtes tenace au bon sens du terme l "

Et pendant longtemps, malgré les réclamations du maire de Sèvres, juste devant la manufacture, on trouvait un monticule de détritus de toutes sortes, " vision de honte offerte aux étran­gers venant visiter le musée". Subitement, tout fut nettoyé: Mme Brejnev, épouse du chef d'État soviétique, accompagnée de Mme Pompidou, était invitée à visiter la manufacture de porcelaine... (26).

C'est donc le préfet des Hauts-de-Seine lui-même qui demande à la R.N.U.R. d'envisager la rénovation des bâtiments. La Régie donne son accord de principe. De son côté, l'Équipe­ment étudie l'aménagement de la tête rive gauche du pont de Sèvres, afin d'éventrer la colline de Brimborion pour y faire passer la F 18 vers le Petit-Clamart. Il s'agit d'un travail consi­dérable -et critiquable: le bas de Sèvres est littéralement mis à mort -qui nécessite des études dans les environs proches (école de céramique à transférer? Jardin fleuriste à expro­prier? Grande-Rue de Sèvres à élargir? parcelles du parc à remanier, élargissement éventuel du Bas-Meudon, route à grande circulation entre le parc et l'île de Monsieur, etc.).

(24) Centre 92, nU 36. Toutes les Nouvelles du 20 mai en font mention.

(25) A l'occasion des élections municipales de mars 1971, M. C. Labbé, député, déclare qu'il souhaite l'aménagement des berges de la Seine et dit que, dès 1967, il a demandé .. la disparition de la trop fameuse gare Renault, vestige de l'Occupation" (Toutes les Nouvelles, 17 févr. 1971). M. Franceschini est plus sévère que nous, au sujet de

MM. Baumel et Labbé, qui avaient accepté en 1970 la reconstruction et se déjugè­

rent en 1978... (entretien du 10 janvier 1983).

(26) Aube nouvelle, 27 oct. et 17 nov. 1971.

De ce fait, la Régie Renault ne peut fournir un projet précis, sans savoir comment l'intégrer dans l'environnement qui va être profondément remanié.

Cinq ans passent et, en 1975, la Régie confie l'étude d'un avant-projet de rénovation à un cabinet d'architectes. Le bail liant la Régie à la S.N.C.F. est du reste renouvelé, le 20 septembre 1976, pour 30 ans. Cette convention autorisait la Régie à occuper dans l'île de Monsieur un emplacement de 70 660 m2, se décomposant en :

m2

28 550 d'assiette de voie;

m2

17 710 à usage d'entreposage;

m2

800 de bureaux ;

m2

10 200 d'aire de stationnement;

m2

13400 à usage d'accès. La S.N.C.F. exprime son accord (après entente préalable) pour qu'éventuellement la Régie Renault puisse" édifier les constructions qui lui seront nécessaires". Enfin, une conven­

tion distincte envisageait un embranchement particulier pour des conditions d'exploitation normales. Le 3 mars 1977, le comité de Décentralisation placé auprès du

ministre de l'Équipement donne son agrément à la reconstruc­tion envisagée.

Demande de permis de construire ...

Une demande de permis est déposée le 14 octobre 1977 : il s'agit de remplacer un bâtiment existant, à démolir, de 7 507 m2 , par un centre de transit rail-route, d'une superficie de 8 588 m2 comprenant 7 426 m2 de magasinage et 1 162 m2 de bureaux et locaux annexes. En même temps, la Régie demande l'autorisation de démolir ce qu'on a, un peu pompeu­sement, appelé le " Petit Château" -ancienne maison bour­geoise -afin d'agrandir un terre-plein pour le sationnement de camions.

Cette demande fait l'objet d'un avis favorable, le 24 octobre,

du maire de Sèvres, M. Lenormand. L'ensemble du projet est d'abord repoussé par la commission départementale des Sites (12 janvier 1978), qui demande que le bâtiment soit moins haut et surtout déplacé vers le nord, pour dégager totalement la manufacture. Un nouvel examen de la commission (22 janvier 1978) fait l'unanimité des trente membres présents, sur l'implantation future, avec couverture végétale, rideaux d'arbres et intégration architecturale à approfondir dans l'équilibre et l'harmonie de l'ensemble (gare et environs).

Le 17 mars 1978, le préfet de la région Île-de-France donne à son tour un avis favorable. Par contre, dès le 14 avril 1978, le préfet des Hauts-de-Seine refuse, à " titre conservatoire", le permis demandé, car le projet n'avait pas encore reçu l'autori­sation Spéciale du secrétariat d'État à la Culture, prévue par la loi du 2 mai 1930 !

De son côté, la direction de l'Équipement continue les travaux d'aménagement de la rive gauche, afin de faciliter la circu­lation entre Saint-Cloud et la voie rapide F 18 qui part de Sèvres et se dirige vers le Petit-Clamart. A cet effet, les travaux consistent à conquérir un peu d'espace sur la Seine elle-même; un mur de quai est réalisé en 1974 sur une longueur de 550 m, on déplace certaines installations de la Régie Renault, ainsi qu'un tronçon de la voie ferrée de l'île de Monsieur (27).

... et nouvelles protestations

Tout cela relance le débat et deux associations de sauvegarde des environs -celle de Sèvres et celle de Boulogne -inter­viennent fermement. Ces comités de défense, animés respecti­vement par Mme Triboulet et M. R. Franceschini, sont suivis par les" Amis de Saint-Cloud", les" Amis de la Terre", la " Ligue urbaine et rurale ", " Espaces pour demain ", " Sites et monuments ..... Le débat devient" national ", car ce n'est plus la presse locale et régionale qui y participe. Mme Florence Breton avait publié dans le Monde du 29 mars 1977 un article objectif sur les positions des uns et des autres, tout en titrant: " Renault tue la manufacture".

M. Jacques Baumel, président du Conseil général, intervient auprès du préfet des Hauts-de-Seine, de M. Bonnefous, séna­teur et président de l'Agence des espaces verts, de

M. d'Ornano, ministre de l'Environnement, tandis que

M. Bonnefous saisit M. Lanier, préfet de région (28).

De son côté, M. A. Fosset, sénateur et habitant de Sèvres, dépose le 8 juin 1978 une question écrite à M. d'Ornano: " ... ces hangars allaient être détruits. Mais ... un projet éla­boré par la R.N.U.R. concerne la construction de hangars plus modernes certes, mais définitifs". Et M. Fosset de conclure: " La réalisation d'un tel projet compromettrait définitivement la perspective du pont de Sèvres à la manufacture et au parc de Saint-Cloud. Le respect de ce site, l'un des plus prestigieux de la région parisienne, devrait donc interdire la réalisation de ce projet ".

En fait, la question est incomplète car, nous l'avons vu, la commission départementale avait demandé le transfert des bâtiments plus au nord, justement afin de dégager la manufac­ture. Et le projet parlait non de " hangars" (au pluriel) à reconstruire, mais d'un seul bâtiment à édifier. Mais la commission nationale des Sites était convoquée pour le mardi 13 juin pour délibérer à ce sujet: au cours de sa séance qui dura deux heures, la commission supérieure entérina le projet présenté, estimant que ce centre était vital pour la Régie. Des plantations d'arbres étaient prévues pour dissimuler le tout et l'électrification de la S.N.C.F. devait rester au sol, sans caténaires.

Aussi, quand M. d'Ornano répond à M. Fosset, le 24 août 1978, les arguments en faveur de la reconstruction sont-ils les mêmes: cela a " l'avantage de mettre fin à l'état lamentable dans lequel se trouve le site de l'île de Monsieur et de dégager

(27) Cf. Toutes les Nouvelles, 21 nov. 1975, avec photo des lieux. Alors qu'on a gagné du

terrain sur la Seine, il est curieux de relever qu'en 1954, on proposait au contraire d'élargir le fleuve en déplaçant la voie ferrée, afin de donner au cours de la rivière un

rayon plus grand et plus favorable en aval du pont de Sèvres (plan de M. F. Bruneau.

ingénieur général des Bâtim. civils, conservateur de Saint-Cloud, dans idem,

25 févr. 1954).

(28) Idem, 14 juin 1978.

les vues de la manufacture de Sèvres. Cependant, les aména­gement proposés ne constituent qu'une réorganisation très partielle du site_ Cette affaire soulève la question de principe de l'occupation de l'île de Monsieur à des fins industrielles alors que sa vocation naturelle est d'être une zone boisée prolon­geant le parc de Saint-Cloud. En considération de l'importance de ces installations pour l'usine de Billancourt et de l'amélio­ration apportée au site, le projet a été accepté sous réserve de la présentation d'un programme complet d'aménagement du site. En outre, il a été rappelé à la R.N.U.R_ que l'occupation industrielle de l'île de Monsieur ne saurait de toutes manières être définitive, conformément à la volonté des auteurs du classement" (29).

Il faut bien constater que cette argumentation pèche sur un point : construire un grand bâtiment moderne à titre provi­soire n'a guère de sens et les associations de sauvegarde ne manqueront pas d'exprimer leurs craintes de voir cet état de fait devenir définitif. .. De plus, ces associations souligneront que l'avis de la commission supérieure des Sites -évoqué plus haut -ne pouvait être qualifié de " favorable" _ En effet, cette commission avait eu à choisir entre deux options :

-soit un avis défavorable, " le site restant en l'état jusqu'à un

très éventuel départ de la Régie " ; -soit un avis favorable, " sous réserve de la présentation à brève échéance d'un projet d'aménagement complet du site, cet avis favorable étant assorti du rappel du principe selon lequel l'occupation des lieux à des fins industrielles ne saurait être définitive et devra cesser avec le déPart de la Régie Renault ".

En attendant, Toutes les Nouvelles; avec ce titre : " La pers­pective de la manufacture de Sèvres menacée par un projet de la Régie Renault? ", le Figaro, etc., interviennent encore (30).

Accord des autorités ...

Quoi qu'il en soit, le 27 juin 1978, le ministre de l'Environ­nement et du Cadre de vie donne son autorisation au projet de la Régie. Cependant, une réserve est émise:

" Le projet ne constituant qu'un programme partiel d'aména­gement de l'île de Monsieur, j'estime indispensable que la Régie et le département des Hauts-de-Seine élaborent dans les meilleurs délais un programme complet d'aménagement du site qui devra naturellement m'être soumis. "

Et le ministre précise encore (" vœu pieux", diront les oppo­sants) : " L'occupation du site à des fins industrielles ne saurait être définitive et devra cesser dès que les conditions seront réu­nies pour un départ de la Régie Renault. " En conclusion, l'autorisation ministérielle était donnée, " compte tenu du fait que ce qui est proposé constitue une amélioration considérable des lieux dans leur état actuel ".

Tout cela est confirmé le 31 juillet suivant par le conserva­teur des Bâtiments de France, dans une lettre à la Direction

(29) J. O., débats, 24 août 1978, p. 2165-2166. Toutes les Nouvelles, 20 sept. 1978, en font

un court résumé.

(30) Les 21 juin et 6 sept. 1978.

départementale de l'Équipement qui precIse de nouveau : " L'occupation de l'île de Monsieur à des fins industrielles est incompatible avec la vocation de ce site classé et, en consé­quence, ne saurait être définitive et devra cesser dès que les conditi~ns seront réunies pour le départ de la Régie Renault. " Et encore: " Il appartient aux auteurs de ce projet de prendre contact avec l'architecte des Bâtiments de France pour la mise au point des façades, la nature des matériaux, le choix des couleurs et les plantations à effectuer. "

Tout cela incite les associations de Boulogne et de Sèvres à agir directement auprès de M. d'Ornano. Cette démarche est faite le mardi 29 novembre 1978 par Mme Triboulet et

M. Lheureux, présidente et vice-président du Comité de Sèvres; par M. Franceschini, président de " Boulogne-Envi­ronnement" ; et par M. Fourest, conservateur du Musée national de la céramique de Sèvres (31). Tous quatre sont reçus par MM. Merveilleux du Vigneau et de Chérez, directeurs au ministère. Ceux-ci soutinrent totalement la position du gouver­nement, menaçant même leurs interlocuteurs, qui s'appuyaient toujours sur le classement du site en 1942, d'intro­duire une procédure de déclassement de l'île de Monsieur 1 Argumentation oiseuse, car une telle procédure nécessiterait de très longs délais et un décret en Conseil d'État. ..

mais nouveau procès

L'architecte des Bâtiments de France émet, le 12 décembre, un avis favorable. Enfin, le 29 décembre, un arrêté préfectoral accordait à la Régie" son" permis (32). A cette annonce, les associations de sauvegarde manifestent leur colère contre ce qu'elles considèrent comme" une violation de la loi". Elles déposent, le 7 mai 1979, un recours devant le tribunal adminis­tratif de Paris pour annulation du permis.

D'abord, on constate que l'ensemble rénové laissera subsister deux bâtiments vétustes: ainsi, la Régie sera tentée, ultérieu­rement, de présenter une nouvelle demande de permis.

Ensuite, on craint qu'une activité de stockage, de magasinage et de transformation, et un conditionnement de sous-produits d'emboutissage et de sous-produits de fabrication, provoquent de nouvelles nuisances.

De plus, le nouveau bâtiment, certes rénové, entraînera autour de lui une activité industrielle nouvelle : camions, matériels, espaces bétonnés, grues, citernes, etc.

Enfin, et surtout, "Boulogne-Environnement" souligne qu'aucune étude préalable d'impact n'a été faite lors de la demande du permis de construire, puisqu'un P.O.S. n'a pas été publié et qu'il s'agit d'une surface de plus de 3 000 m2 • Le plan, déposé à la mairie de Sèvres, fait en effet apparaître la suppression d'un hangar vétuste de 7 500 m2 et son rempla­cement par un surface" planchers" de 8 588 m2•

(31) Toutes les Nouvelles, 13 déc. 1978.

(32) Déposé à la mairie de Sèvres le 5 janv. 1979.

Les deux associations de Sèvres et de Boulogne trouvent des soutiens de groupements à vocation écologique : ainsi, la " Ligue urbaine et rurale pour l'aménagement du cadre de vie française" (17 octobre 1979) ; la " Société pour la protection des paysages et de l'esthétique de la France" (6 décembre 1979) ; la" Société Espaces pour demain" (11 janvier 1980) ; l' " Union féminine civique et sociale" (14 février 1980) ; les " Amis de la Terre" (19 février 1980).

De son côté, la R.N.U.R. dépose son propre mémoire le 9 août 1979 et reçoit l'appui du ministère de l'Environnement et du Cadre de Vie (8 novembre 1979). La S.N.C.F. insiste, le 7 mars 1980, sur la régularité de son accord avec la Régie.

La Régie avait prévu (investissements de 1979) un crédit de 5 millions de F pour l'opération de l'île de Monsieur. Pourtant aucun travail n'est commencé, ce qui amène, en juin 1979, le Comité central d'entreprise (C.C.E.) à demander à M. Jardon, directeur de la production industrielle de la R.N.U.R., les raisons de ce retard. En septembre, on annonce au C.C.E. que le projet est" bloqué" devant le tribunal administratif (33). Dans ces conditions, le C.C.E. dépose à son tour, le 21 novem­bre 1979, son propre recours.

Vue prise de la rive droite en 1965.

Requêtes, mémoires, pièces, moyens et conclusion se succèdent pour les parties concernées... Au tribunal, interviennent Mlle Lacarrière, conseiller; Me Colette de Marguerye, repré­sentant les associations; Me Kaldor, représentant le C.C.E. ; Me Labbé, représentant la Régie; Me Herbaut, représentant la S.N.C.F. ; Me Benborhoum, représentant le ministre de l'Environnement; enfin M. Vandermeeren, commissaire du gouvernement.

(33) M. Jardon est cité dans La Semaine, 31 oct. 1979 et 28 mai 1980. Les 17 et 18 décem­bre 1980, à la réunion du C_C.E., la C.G.T. demande que les 5 millions de F "gelés" soient utilisés pour le démarrage des travaux (idem, 17 déc. 1980).

L'affaire devient politique ...

L'affaire est donc devenue politique (34) : disons tout de suite que la R.N.U.R. garda une attitude de réserve et refusa toute polémique. Mais les édiles de Sèvres -une municipalité d'union de la gauche élue en 1971 dirige la mairie -font savoir qu'ils soutiendraient le projet de reconstruction de la Régie. Leurs arguments méritent d'être retenus: implantation vitale pour la R.N.U.R. puisqu'il s'agit d'un lieu de transit pour l'étranger des pièces de rechange de véhicules (en pleine crise économique, l'intérêt en est évident), défense de l'emploi (150 personnes, dont 40 Sévriens), finances communales (la

R.N.U.R. verse 120000 F en impôts et taxes). Interviennent donc successivement: M. G. Lenormand, conseiller général, qui, à ce titre, avait défendu le projet de la Régie au sein de la commission des Sites, M. Fajnzylberg, maire (35).

Tous deux sont communistes et le P.C. intervient directement par l'intermédiaire de M. H. Lassus, secrétaire de la section de Sèvres et conseiller municipal, le 24 octobre 1979, dénonçant " Les tribulations de Mme Triboulet": " Nous assistons à une opération destinée à poursuivre la liquidation du potentiel industriel de la Régie dans notre région" (36). A son tour, le 30 octobre, Mme Triboulet explique que le but de son asso­ciation est d'empêcher "le massacre du plus beau site de Sèvres. N'est-il pasplus raisonnable d'étendre la gare d'Issy-Ies­Moulineaux (où des terrains vagues sont disponibles) pour les besoins croissants de Renault" (37). Et la Semazne de répondre le 7 novembre : " Tout en prêtant une oreille attentive à tout ce qui touche au respect de la nature et des sites ... , pour ce qui concerne la gare routière de la Régie Renault, nous ne vous laisserons pas faire. C'est trop grave... " (38).

Le parti communiste est en effet très sensibilisé par tout ce qui concerne l'emploi des salariés: il y a alors 350 chômeurs à Sèvres et parler de licenciements à l'île de Monsieur ne peut qu'aviver les discussions. Les samedi 17 et dimanche 18 novembre,

(34) Beaucoup de ceux qui ont suivi cette âpre bataille ont soupçonné les intéressés d'avoir

des arrière-pensées politiques. Historiquement. personne n'a le droit de faire un

procès d'intention à qui que ce soit. Il n'empêche que Mme Triboulet, épouse de

M. Triboulet. ancien député et ancien ministre, animatrice du Comité de sauvegarde

de Sèvres, avait été sur la liste de M. Bruneau, conseiller auprès de M. Ortoli, minis­tre, face à la liste d'union de la gauche élue en 1971. Ce qui explique peut-être en partie l'intense polémique avec la municipalité de Sèvres qui avait, à l'époque, des

désaccords avec le gouvernement, au sujet de la rénovation de la ville (cf. notamment

La Semaine, 9 avril 1980 : " Comment le pouvoir s'y prend pour détruire notre ville", où il est question, une fois de plus, des hangars Renault).

(35)

Notamment dans La Semaine du 27 juin 1979 et dans le Bulletin munic,pal officiel de Sèvres, nO 42, avril 1980.

(36)

La Semaine, 24 oct. 1979.

(37) La lettre de Mme Triboulet est dans idem, 7 nov. 1979. -Notons que l'idée de trans­férer à Issy les installations de l'île de Monsieur avait été envisagée dès juin 1958, puis en 1969. -M. Franceschini critique les chiffres de la Régie: le transfert à Issy repré­senterait une charge financière annuelle de l'ordre de 3 000 000 F, soit 0,1 °/00 du chiffre d'affaires (34 323 000 000 F). La Régie ayant vendu 1 718 398 voitures en 1979, cela représente un peu plus de 1 F par véhicule vendu et, les prix étant alors libérés, cela ne pourrait être imputé sur les bénéfices (mémoire de " Boulogne­

Environnement" devant le tribunal administratif, en réponse au ministre de l'Envi­

ronnement, p. 6-7). Cette discussion dépasse le cadre de notre étude.

(38) La Semaine, 7 nov. 1979. Notons que le parti communiste n'avait jamais approuvé l'état des lieux: dans son organe officiel, Versailles-régional, quatorze ans plus tôt, le 21 octobre 1965, une photo caractéristique de la gare de marchandises montrait les

wagons éventrés et abandonnés. La légende estimait que cette gare est" fort utile aux usines Renault, mais détruit. regrettons-le, la belle harmonie du site verdoyant du

parc de Saint-Cloud et des coteaux de Brimborion".

le P.C. présente à Sèvres une carte-lettre à signer" Pour le maintien et la modernisation de la gare routière Renault à son emplacement actuel". Cette action a lieu" pour le refus d'une nouvelle contribution de notre commune à l'aggravation du chômage" (39). De nouveau, le 5 décembre, M. Lassus appelle les habitants" à intervenir afin que, par pétition interposée, la volonté majoritaire des Sévriens s'exprime" (40). Une autre pétition est lancée à Boulogne sous l'égide de M. R. Créance, secrétaire du P.C. (41).

La polémique rejaillit lors de l'assemblée générale, le 14 novem­bre, du Comité de sauvegarde de Sèvres: M, P. Seligman, conseiller municipal non-inscrit, défend pied à pied le point de vue de la municipalité (42). Par ailleurs, le Comité central d'entreprise de Renault prend aussi position en faveur de la reconstruction du bâtiment de l'île de Monsieur. Son secré­taire, M. R. Sylvain, publie une longue interview, reprenant les arguments déjà connus et exprimant sa crainte de voir les terrains livrés " à la spéculation immobilière" pour édifier " des immeubles de grand standing" (43) : crainte sinon exa­gérée, du moins prématurée.

A la même époque, les deux associations font une demande auprès du médiateur, pour montrer la contradiction adminis­trative qui existe entre " site classé " et " zone industrielle ". Ces deux associations font également une campagne de péti­tions auprès des habitants de Sèvres et des responsables du Musée national de la céramique, de la manufacture et du Bureau international des poids et mesures (pavillon de Breteuil).

M. Baumel se déclare prêt à demander une entrevue à la direc­

tion de la Régie, aux côtés des deux comités de sauvegarde. Les .. hangars Renault " deviennent donc une affaire quasi nationale: FR-3, le 4 décembre, dans son émission" Île-de­France ", donne la parole au Comité de sauvegarde de Sèvres, ce qui attire une violente réplique du journal communiste la Semaine (44). Le 8 janvier 1980, le Matzn titre: " Renault à

(39)

La Semaine, 21 nov. 1979. Le chômage atteint à Sèvres 332 personnes: moins de 20 ans, 38; de 21-25 ans, 76 ; de 26-59, 194; plus de 60 ans, 24 (Aube nouvelle, 15 oct. 1975).

(40)

La Semaine, 5 déc. 1979. M. Lassus parle de" centaines de signatures déjà recueillies par nous" (idem, 19 déc.).

(41)

La Semaine, 5 déc. 1979.

(42) Compte rendu dans Toutes les Nouvelles, 21 nov., et dans La Semaine, 28 nov. 1979.

(43) La Semaine, 31 oct. 1979. Cette hantise, souvent citée, d'opérations immobilières sur l'ile de Monsieur, est fondée sur une proposition officielle, le mardi 22 décembre 1953 (nous disons bien 1953), d'une commission du ministère de la Reconstruction et du Logement, qui fit une visite d'inspection du cours de la Seine, du pont de Sèvres au pont de Suresnes. Présidée par M. H. de Ségogne, cette commission était composée de MM. Éd. Bonnefous (député), Gibel (président du Comité d'aménagement de la région parisienne), Dubrulle (directeur au M.R.L.), Chaveton (maire de Saint­Cloud), Debat (prèsident des " Amis de Saint-Cloud "). Sont rôle : "Se rendre

compte sur place des possibilités de construction d'immeubles collectifs, sur les coteaux qui bordent la rive gauche de la Seine, entre ces deux poz'nts, sans nuire à la

beauté du site. " Ses conclusions: " Après examen des lieux... , il semble possible d'y

tolérer des édifices d'habitation collective comportant un maximum de 4 étages, pour autant que l'emplacement soit choisi avec discernement et que la conservation ou la plantation d'arbres fOImant écran permettent d'éviter toute atteinte nouvelle à la

ligne de crête existante et à l'aspect général des coteaux" (Toutes les Nouvelles, 31 déc. 1953). L'idée n'était pas scandaleuse, mais on comprend mieux les réactions

du parti communiste et des syndicats ouvriers, souhaitant garder leur" outil de tra­

vail " et non l'édification de petits immeubles de grand luxe. Ajoutons du reste que le fait de proposer aussi" un port de plaisance pour yachting" (idem, 25 fév. 1954, avec plan publié le 4 mars), juste en face de l'ile de Monsieur, côté Boulogne, n'était pas fait pour calmer les esprits ...

(44) La Semaine, 19 déc. 1979.

Photographie prise en 1965, du pont de Sèvres, côté aval.

l'abordage de l'île de Monsieur" (45). Le Comité d'entreprise de la R.N.U.R., par l'intermédiaire de M. R. Sylvain, son secrétaire, et au nom de l'organisation syndicale C. G. T., fait connaître (46) son point de vue en février et pose un problème fondamental: " Le respect de l'histoire, la mise en valeur des sites, l'équilibre écologique et le développement industriel sont· ils contre nature ou doivent· ils cohabiter ? ". Le Comité de sauvegarde de Sèvres répond à son tour (47) qu'il ne demande que le transfert du centre de transit à Issy-Ies­Moulineaux.

Devant le tribunal administratif

Le recours des associations, plaidé par Me Colette de Marguerye, vient donc devant le tribunal administratif de Paris le lundi 17 mars 1980, mais le jugement est mis en déli­béré et rendu le 24 : tout d'abord la requête du Comité de sauvegarde de Sèvres est rejetée, aucune disposition de ses sta­tuts n'habilitant quelqu'un à ester en justice et il n'est de ce fait pas représenté. Tous les autres intervenants sont déclarés, au contraire, " recevables" dans leurs exposés.

Mais l'essentiel porte sur "Boulogne-Environnement" qui reçoit satisfaction, le jugement annulant le permis et le tribu­nal estimant qu'une reconstruction en " dur" équivaudrait à

(45) L'article du Matin est tendancieux et La Semaine du 23 janvier 1980 relève les impré­

cisions.

(46) Toutes les Nouvelles, 13 fév. 1980.

(47)

Idem, 20 fév. 1980.

(48)

Cf. Toutes les Nouvelles, 19 mars, 2 et 23 avril; La Croix, 3 avril; La Semaine, 16 avril et 28 mai; Le Matin, 26 avril 1980 ; Cahiers de la Ligue urbaine et rurale, 2' trim_ 1980, etc. -La Semaine, à partir du 12 novembre 1979, publie un historique

sur l'île de Monsieur.

la condamnation du site classé en 1942. Le Comité de sauve­garde de Sèvres publie un " Bulletin de victoire" (48) ; plus réservé, M. Franceschini se contente d'exprimer la satisfaction des riverains du quai Le-Gallo (à Boulogne, face à l'île de Monsieur) et constate l'indépendance de la juridiction administrative.

Les édiles de Sèvres, par contre, expriment leur amertume et déclarent qu'ils souhaitent que la Régie fasse appel au Conseil d'État. Une réunion du conseil municipal de la ville est même consacrée entièrement à cette question : annoncée par affiches et par tracts, la réunion des édiles de Sèvres a un caractère exceptionnel et se tient le mercredi 10 septembre 1980, à la mairie, mais à 19 heures, afin que la population puisse yassis­ter. Une foule énorme se presse en effet ce jour-là et écoute les explications du maire et les déclarations successives des groupes politiques. Fait inhabituel: on interrompt la séance, afin de permettre au public d'exprimer son point de vue et l'on entend ainsi M. Michel Certano, délégué ouvrier C.G.T. chez Renault, qui a été licencié; de même, M. R. Sylvain au nom de la C. G. T. relate l'action de son organisation syndicale pour que l'activité industrielle de la Régie continue dans l'île de Monsieur. Enfin, M. Weyl and, ancien conseiller municipal et militant catholique, qui a travaillé aussi" chez Renault", fait appel à tous pour la conclusion d'une délibération unanime. Ainsi, quand la séance reprend, le conseil municipal de Sèvres présente une délibération à M. R. Barre, Premier ministre, afin de " soutenir le projet d'extension et de modernisation de la gare Renault à Sèvres, et s'opposer au projet de déplacement" (49).

(49) Sur ce conseil municipal, cf. Toutes les Nouvelles du 17 sept. et surtout La Semaine,

même date.

Devant le Conseil d'État

En attendant, la ville souhaite que la Régie et les syndicats fassent appel en Conseil d'État et c'est donc la haute juridiction qui devra se prononcer sur " l'affaire des hangars Renault". Les parties en présence se trouvent, curieusement d'accord sur un point : "Ce jugement ne règle rien du tout, puisqu'il n'exige absolument pas la démolition des hangars vétustes. Ces derniers, qui effectivement défigure le site, se trouvent ainsi pérennisés ", déclare officiellement le délégué général de la Régie. "Je suis parfaitement conscient que la situation ainsi créée est boiteuse. Il nous faut à présent obtenir la démo­lition des bâtiments afin d'aménager le site en zone de ver­dure ", fait écho M. Franceschini, président de " Boulogne­Environnement" (50).

L'imbroglio juridique est donc total et la direction de la Régie, d'un côté, le Comité central d'entreprise, de l'autre, intro­duisent leurs actions devant le Conseil d'État, respectivement les 5 août et 27 octobre 1980, à la fois pour obtenir l'annulation du jugement du tribunal administratif et le sursis immédiat : cela afin de permettre à la R.N.U.R. de reprendre le chantier.

Seul, le second point a été jugé: une ordonnance, des 3 et 19 novembre 1980, ordonne le sursis à exécution du jugement de première instance -ce qui veut dire que cette mesure exceptionnelle ordonne que le jugement est différé. Le maire de Sèvres, satisfait, prend alors contact avec la direction de la Régie pour demander le démarrage des travaux... (51).

Les pour ...

Les arguments de la Régie Renault devant le Conseil d'État ont une certaine logique juridique : " La nouvelle construction autorisée par le préfet et le ministre, en remplacement de l'ancien bâtiment, ne comporte aucune destruction ni dénatu­ration du site classé; tout au contraire, elle constitue indis­cutablement une sensible amélioration par rapport à la situa­tion existante. Les hangars actuels, dans l'état de vétusté avan­cée et notoirement apparente qui est le leur, sont particuliè­rement inesthétiques et le moins que l'on puisse dire, c'est que le site ne se trouve pas particulièrement avantagé par ces vieil­les tôles rouillées. Le projet de réaménagement tient, au contraire, délibérément et largement compte des impératifs de l'environnement: le nouveau bâtiment doit être construit plus au nord, de telle sorte que la manufacture de Sèvres verra sa façade dégagée et se trouvera nettement mise en valeur.

" Le choix et la qualité des matériaux et des couleurs, comme les options architecturales retenues, visent à permettre une harmonieuse intégration dans le paysage: c'est ainsi que le projet affirme les lignes horizontales et surtout présente une hauteur réduite de 2 m au moins par rapport au bâtiment existant.

(50)

Le Matin, 26 avril 1980.

(51)

Cf. La Semaine, 10 et 17 déc. 1980, 21 et 28 janv., 11 et 18 févr. 1981.

" Par ailleurs, des plantations en harmonie avec les essences du parc de Saint-Cloud sont prévues pour dissimuler les aires de stationnement et même le long de la berge, sur des parcelles dont la R.N.U.R. n'est pas locataire.

" Enfin, toujours dans le souci de préserver le site, l'électrifi­

cation doit rester au sol, sans caténaires.

" Au total, l'ensemble du projet, loin de porter une grave

atteinte au site, et a fortiori de le dénaturer ou de le détruire,

constitue une amélioration certaine, notamment du point de

vue de la perspective sur la manufacture de Sèvres et sur le parc

de Saint-Cloud".

... et les contre

Au contraire, les opposants à la Régie Renault craignent que la reconstruction d'un bâtiment en " dur" sur l'île de Monsieur concrétise définitivement l'emprise industrielle sur les lieux qu'ils estiment regrettable. "Boulogne-Environnement" souhaite que toute cette zone redevienne une zone de verdure et que le site retrouve son aspect naturel. M. Franceschini rejette catégoriquement toute arrière-pensée d'opérations immobilières -et cela semble évident. Mais peut-on revenir à la situation du XVIII' siècle, telle que nous l'avons décrite dans notre article de décembre 1982 ? Toute la question est là...

Les choses sont donc restées telles dans l'île de Monsieur; quel­ques modifications du complexe industriel ont été apportées, mais les vieux hangars, vétustes et rouillés, existent toujours. Seul, le" Petit Château" a été abattu à la fin de 1979, confor­mément à l'autorisation donnée par le conservateur des Bâti­ments de France, le 31 juillet 1978. La demeure n'avait guère d'intérêt artistique et, contrairement à l'affirmation de " Boulogne-Environnement", elle n'avait jamais été le siège de la signature de l'armistice de 1871. La partie droite de la maison s'effondra sous quelques coups de grue; la partie gauche, sur­élevée, était d'une époque postérieure, mais également ruinée. Vne carte postale, éditée par les" Chantiers de la Seine ", repré­sentait la demeure, au milieu d'immenses tas de charbon...

Réflexions...

Cette" histoire" des hangars Renault est curieuse à plus d'un titre: outre sa longueur exceptionnelle (rappelons que c'est en 1955 que le Conseil d'État eut à intervenir), les paradoxes ne manquent pas 1

Premier paradoxe: deux textes ayant force de loi sont contra­dictoires. Zone industrielle et site classé peuvent-ils " cohabiter " ?

Paradoxe également, le fait que des autorités responsables acceptent la démolition d'un hangar vétuste et son rempla­cement par une construction moderne, tout en précisant que cette construction sera provisoire 1

Autre paradoxe : on voit du même côté de la " barricade" le ministre de l'Environnement (au temps de M. Giscard d'Estaing), la direction de la Régie, le parti communiste, les élus de gauche de Sèvres, le syndicat C.G.T. de Billancourt!

Nouveau paradoxe: les élus des Hauts-de-Seine (MM. Baumel et Labbé) avaient bien approuvé en 1970 le projet de recons· truction ; or ils s'en" détacheront" dix ans plus tard 1

Enfin, paradoxe de voir la prestigieuse Régie Renault -dont tous les secteurs de l'opinion publique ou politique vantent la " réussite" industrielle -se heurter à une minuscule asso· ciation de Boulogne, au sujet d'un terrain sis... à Sèvres 1

Arguties juridiques ou indépendance des magistrats 1Il est vrai que G. Dabin a dit que" le droit est un art de la définition" et que J. Paulhan a estimé qu' " un mot est toujours plus qu'un mot "...

Conclusion?

A l'heure où sont écrites ces lignes (12 janvier 1983), nous ne savons dans quel sens évoluera "l'affaire des hangars Renault". La haute juridiction n'a pas encore rendu son verdict définitif. En réalité, l'arrêt du 19 novembre 1980 a pour conséquence pratique de faire revivre le permis de construire jusqu'à l'intervention d'un autre arrêt qui se pro­noncera sur le fond.

Observateur extérieur à la Régie, se voulant attentif, nous ignorons les impératifs qui peuvent toujours évoluer. Nul ne souhaite laisser le paysage dans l'état que nous connaissons. La Régie l'avait bien compris, puisque c'est de l'entreprise natio­nale qu'est venu le projet de reconstruction totale des ate­permis de construire n'a pas été sollicitée. D'un autre côté, les changements politiques intervenus en 1981, le souhait d'éviter des licenciements en région parisienne, peuvent amener les pouvoirs publics à ne pas réduire l'activité industrielle de l'île de Monsieur.

Souhaitons qu'une réponse de bon sens et donnant satisfaction à tout le monde puisse être élaborée. Ce qui est sûr, c'est que le paysage que nous connaissons ne doit pas rester dans l'état dénoncé... il Y a exactement 50 ans! Mais, de toute manière, l'île de Monsieur -qui ne fait Plus partie du domaine de Saznt-Cloud -ne pourra jamais retrouver son aspect du XVIII' siècle: personne n'a demandé la suppression de la route et de la voie ferrée !

La route elle·même sera peut·être élargie et l'emprise ne pourra se faire que sur l'île de Monsieur et non sur le parc de Saint·Cloud. La S N.C.F., de son côté, a changé le voltage des lignes Saint-Lazare et Invalides et a remplacé le rail électrique au sol par des caténaires : il est à penser que la voie Issy­Puteaux, qui relie les deux lignes précitées, sera peut-être aussi transformée.

Les Britanniques ont inventé le terme " archéologie indus­trielle " (53) ; mots contradictoires, mais recouvrant une idée simple et révolutionnaire: l'affirmation qu'un bâtiment indus­triel, comme un monument, mérite d'être étudié, restauré, intégré dans un environnement embelli. Est-ce un rêve?

Pierre MERCIER

liers de l'île de Monsieur. Si ce projet ne voit pas le jour, les vieux hangars, par nécessité ou par la force des choses, res­teront encore tels pendant longtemps.

Certes, dans la perspectivre d'un plan différent, la Régie peut envisager de changer tota­lement les lieux. Chacun sait que la Régie a investi 15 mil­lions de F pour construire, à Issy, 63, quai du Président­Roosevelt, sur un terrain de

3 ha 3 a, de nouveaux bâti­ments. Ceux-ci, regroupant des services de transport, manutention, stockage, etc., rempla­cent avantageusement les anciens établissements de peinture Lorilleux et Lefranc que les usagers de la ligne des Invalides connaissaient bien 1Il semble donc que la nécessité d'une gare routière importante dans l'île de Monsieur ne s'impose plus de la même manière dans la stratégie industrielle nouvelle.

Beaucoup ont parlé de " désindustrialisation" des Hauts-de­Seine, sans que cela s'applique très précisément à la R.N.U.R. Cette dernière peut aller vers l'abandon de son projet initial pour en envisager un autre, aux structures plus modestes par rapport au site (52). Mais, à ce jour, l'obtention d'un nouveau

Autre vue des installations prise en 1965.

(52)

Nous avons sous les yeux la lettre de M. J. Terrade, préfet des Hauts-de-Seine, du 20 nov. 1981, à M. Lenormand, conseiller général: " La fabrication des pièces du nouveau véhicule qui sera construit à Billancourt à partir de 1983 et la continuation de la fabrication de pièces de rechange du véhicule 4 L ne se feront plus uniquement à Billancourt, ce qui diminuera le volume des pièces à transporter et par voie de conséquence la mise en place d'une gare aux structures moins importantes. " (Cette lettre est analysée dans La Semaine du 3 février 1982).

(53)

Cf 1" Congrès international d'archéologie industrielle, lronbridge, 1972 ; 4' Confé­rence internationale, même sujet, Grenoble, 18-20 sept. 1980. Lire le bel article de GEORGES (Michèle), " La beauté des usines ", dans L'Express, 25 sept.-I" oct. 1981, p. 135 et suiv.