01 - 1938 : l'Année noire

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1838, L'ANNEE NOIRE

Dans son éditorial du " Métallo (1) " daté de janvier 1938, Robert Doury, secrétaire de l'Union syndicale C.G. T ., écrivait que la nouvelle année serait " une année que nous ferons ensemble plus heureuse, plus sûre, plus belle pour les travail­leurs et leurs familles ( ...) " ; elle serait aussi" l'année de la défaite du fascisme en Espagne et dans le monde, et une étape de plus vers la libération du prolétariat du joug capitaliste

(...) ".

Ces prévisions optimistes furent, comme on le sait, démenties par les faits; elles demeurent néanmoins significatives de l'état d'esprit qui l'emportait chez les dirigeants syndicaux.

1938 restera dans l'histoire comme une année noire. Elle marque la fin du Front populaire qui, salué par les vagues d'enthousiasme de 1936 lors de l'avènement du premier gouvernement Blum, s'achèvera dans la désillusion.

Le nouveau gouvernement Blum constitué le 18 mars 1938 ne survit que vingt-deux jours. Une nouvelle dévaluation du franc intervient le 13 mai sous le gouvernement de Daladier et les décrets-lois du 13 novembre seront ressentis comme une nou­velle et définitive atteinte aux acquis sociaux de 1936. Et il y eut les" attentats, provocations, exécutions sommaires" per­pétrés par la " Cagoule" qui " fut une entreprise de subversion puissante, techniquement très bien faite ( ...). Elle offre un exemple unique en France d'une tentative intrinsèquement fasciste d'occupation du Pouvoir (2) ".

À l'extérieur, c'est, en Espagne, le recul mmterrompu des armées républicaines devant les forces dirigées par le général Franco. Le 30 septembre, les accords de Munich contribueront à laisser le champ libre à l'expansionnisme de Hitler dont la volonté de domination s'était déjà manifestée le Il mars lors de l'annexion de l'Autriche.

Dans cette conjoncture, le climat social ne pourra que se dégrader. Grèves et manifestations se succéderont sur des mots d'ordre autant politiques qu'économiques. Le mouvement syndical majoritaire (3), dont les divisions s'accroîtront, ne pourra qu'aller à l'échec lors de la grève générale avortée du 30 novembre.

Durant cette année cruciale, les ouvriers de Renault seront sou­vent en première ligne pour finalement tomber le 24 novembre.

À Billancourt, le mouvement syndical est profondément divisé. Avec la C.G.T., en proie à des dissensions internes et à l'oppo­sition trotskiste (4), on dénombre cinq autres organisations: la C.F.T.C., la F.G.M. (Fédération générale des cadres de la métallurgie), le S.A.C.I.A.T. (Syndicat et amicale des chefs de service, agents de maîtrise et techniciens des industries métal­lurgiques, mécaniques et connexes), la C.S.P.F. (Confédéra­tion des syndicats professionnels français) et le S.O.M.B. (Syndicat des ouvriers des métaux de Billancourt).

Cependant, la C.G.T. reste prépondérante avec ses 87 % de voix ouvrières obtenues aux élections de délégués de juillet 1938 contre 13 % aux organisations non cégétistes (5).

(1) Organe de l'Union syndicale des ouvriers et ouvrières métallurgistes et similaires de la

région parisienne (C.G.T.) daté de janvier 1938.

(2)

Philippe Bourdrel : "La Cagoule". Albin Michel. 1970, p. 276.

(3)

La minorité révolutionnaire s'était séparée de la C.G.T. en 1922 pour former la

C.G.T.U. (unitaire). La réunification syndicale eut lieu en 1936 lors du congrès de Toulouse.

(4) Elle se réclamait de Léon Trotski (1879-1940), révolutionnaire russe partisan de la

"révolution permanente". Expulsé du territoire soviétique en 1929, il devait être assassiné par un agent stalinien à Mexico en 1940.

(5) AN 91 AQ 116, pourcentage calculé sur les suffrages exprimés.

Les principaux partis politiques sont également représentés avec des influences diverses : le parti communiste, le parti socialiste (Amicales socialistes), le parti communiste interna­tionaliste (trotskiste), le parti populaire français (Doriot) (6), le parti social français (de La Rocque) (7). Ces différents partis utilisent souvent des organisations syndicales comme " cour­roies de transmission", cependant que la Direction de l'usine n'est pas étrangère à la constitution de certains syndicats dits " indépendants ".

Syndicats et partis politiques ne ménageront pas leurs interven­tions dans les conflits qui se dérouleront à Billancourt durant l'année.

Les six jours d'avril

Un mouvement de grève s'était produit le 24 mars aux usines Citroën mais, paradoxalement, les dirigeants syndicaux s'effor­çaient de localiser le conflit. Ils pensaient vraisemblablement que toute extension à d'autres entreprises aurait fait la partie belle aux trotskistes, " ces éléments qui se croient tout permis" et qui " accomplissent des besognes néfastes dans les entre­prises ( ...) notamment chez Renault (8) ".

Malgré les déclarations qui affirmaient" que la grève n'écla­tera pas chez Renault (9) ", il n'en demeurait pas moins qu'une tension se manifestait dans certains ateliers, notamment à la tôlerie, malgré les appels à l'unité syndicale et à la discipline formulés par les responsables syndicaux.

"Discipline et indépendance syndicale", conseille le parti communiste (10) ; " Socialistes et sympathisants (...), cessez la grève ", demande le parti socialiste (11), cependant que le parti communiste internationaliste diffuse aux portes de Billancourt un tract destiné" Au Métallo de chez Renault" : " (...) Toute la métallurgie attend ce que, toi, tu vas faire: débraye et tous les métallos occuperont les boîtes (...). Fédéra­tion, Syndicat, Front populaire sont contre la grève parce qu'ils sont plus soucieux d'Union Sacrée et de la défense nationale que de la défense des intérêts ouvriers (12) ". Et contre cette vague qu'elle veut contenir, la C.G.T. emploie un lan.gage qui se veut persuasif : " Prenant prétexte de la juste lutte (des métallos de Citroën), certains voudraient entraîner les métallos dans la grande aventure notamment chez Renault (...), leur agitation n'a qu'un but (...), anéantir le Front populaire et permettre l'accession d'une équipe fasciste au pouvoir (...). Il faut faire face à la bête trotskiste ( ...) (13) ".

Et pour mieux convaincre les ouvriers de Renault, les orateurs, au cours d'un meeting tenu au square Henri-Barbusse le 28 mars, affirment que" les ouvriers de Citroën sont dans une situation particulière qui peut se passer de solidarité (14) ".

En fait, malgré les dirigeants syndicaux, la base ouvrière, soli­daire des luttes en cours, ayant elle-même ses propres revendi­cations certes exacerbées par l'activisme trotskiste, est pour la grève. Et une décision du Conseil central des Métaux ne pourra pas faire moins que de préconiser des demandes d'entrevues " lundi dans l'après-midi dans chaque entreprise où n'a pu intervenir un accord sur les salaires ( ...). Suivant les résultats obtenus, les ouvriers détermineront leur attitude (15) ".

Dès Il heures, ce lundi Il avril, les délégués Renault deman­dent une entrevue ,!-vec la direction. Ils sont reçus à 14 h 30 par François Lehideux, administrateur, assisté de M. Bonnefon­Craponne. Les revendications sont immédiatement formulées:

-signature d'un accord provisoire comportant modification immédiate, dans le cadre des usines, des conventions collectives en vigueur,

-réajustement immédiat des salaires par une augmentation horaire de 75 centimes,

-autorisation de faire la collecte des timbres syndicaux et de diffuser la presse syndicale à l'intérieur des usines,

-discussion sur les licenciements de délégués et de respon­sables syndicaux intervenus au cours des derniers mois.

Après leur exposé, les délégués insistent: " il faut accepter ces revendications sans modification, ou les refuser purement et simplement"; mais, attention, "si l'on accepte, tout est parfait; si l'on refuse, c'est la grève immédiate (16) ".

C'est un ultimatum que la direction ne peut accepter. " La convention n'a pas été dénoncée, rétorque-t-elle, et il ne peut pas être question d'improviser une modification pour Renault

(17) ". Quant aux augmentations de salaires, elles ne sont pas du ressort de la direction" depuis le vote du statut moderne du travail du 4 mars 1938, les limites de l'action syndicale étant inscrites dans les conventions collectives, et les licenciements ayant déjà été discutés, la direction, très légaliste, oppose une fin de non-recevoir (18) ".

À 15 h 30, l'entretien est terminé. " Sept minutes plus tard la grève est déclenchée et l'usine occupée (19) ". Bien entendu, les deux parties ne s'étaient jamais fait d'illusions sur l'issue de la discussion. François Lehideux, qui avait l'habitude de

(6) Jacques Doriot (1898-1945)_ Élu communiste, il se sépare du parti en 1934 et fonde en 1936 le "Parti populaire français". Il se rallia à la politique de collaboration avec les

Allemands puis partit combattre sur le front de l'Est dans la Légion des volontaires français contre le bolchevisme. Mort en Allemagne sous les balles d'un avion non identifié.

(7) François de La Rocque (1885-1946). Ancien officier, il adhère en 1929 aux "Croix de

Feu" dont il devient président. Il fonde en 1936 le Parti social français, se rallie à

Pétain en 1940 mais refuse la politique de collaboration. En 1943, il est déporté en Allemagne_

(8)

L'Humanité du 27 mars 1938.

(9)

Le Petit Parisien du 26 mars 1938.

(10)

L'Humanité du 27 mars 1938. (Il) Le populaire du 28 mars 1938.

(12)

AN 91 AQ 119.

(13)

Tract "Union dans la discipline".

(14)

Selon Lutte Ouvrière du 31 mars 1938.

(15)

L'Humanité 'du 10 avril 1938.

(16)

AN 91 AQ 115, plaidoirie de Me Lénard, 15 février 1939.

(17) lb.

(18) Sylvie Schweitzer: "Partis et syndicats aux usines Renault de Billancourt ". Mémoire

de maîtrise, Paris Vlll, octobre 1975.

(19) AN 91 AQ 115.

traiter avec les organisations ouvneres, avait pris ses précau­Les collaborateurs ne sont pas les seuls à refuser la grève, Un tions, " il avait alerté à l'avance un huissier, Me Courtois, pour " Comité d'action des ouvriers et employés des usines Renault faire constater que, dès 15 h 45, la grève était effective et que et Caudron-Renault contre la grève politique" se constitue l'occupation était" réelle (20) " et organise le 13 avril, à la salle Wagram, un meeting

La place Nationale pendant la grève d'avril (photo A.F.P.).

De leur côté, les militants avaient prévu l'organisation de la grève. Au cours d'une réunion, tenue le 7 avril, les cellules communistes avaient réparti les tâches responsables, sans doute désignation des piquets de grève et composition du comité de grève (21) ".

À 16 heures, les portes de l'usine sont occupées, les machines arrêtées sauf dans quelques ateliers où des fabrications sont en cours; cependant, "les ouvriers qui désirent quitter l'usine peuvent le faire (22)". Malgré quelques réticences, la

C.F.T.C. se joint au mouvement. En revanche, le personnel collaborateur (23) refuse la grève et, lors d'un vote demandé par la direction, se prononce à 76,7 % des voix pour la poursuite du travail (24). Par un avis nO 388 du 12 avril, la direction remerciait" les collaborateurs des ser­vices d'avoir répondu unanimement à son appel et d'avoir ainsi manifesté, sans distinction d'opinion, leur conviction que seul le travail dans l'ordre peut sauver la France et assurer le bien­être de chacun". Cependant, " l'arrêt des ateliers privant les services de leur élément normal d'activité, la direction croit inutile d'imposer à ses collaborateurs un travail dont l'effica­cité serait restreinte. Elle décide donc que le travail cessera ce soir à 16 h 30. Des indications concernant la reprise du travail

seront données ultérieurement par la voix de la presse ou de la radio (25) "

(20) lb.

(21)

D'après Luite Ouvrière du 21 avril 1938.

(22)

Le Temps du 13 avril 1938.

(23)

Non donné au personnel rémunéré au mois défini par la Convention collective de 1936.

(24)

2 922 bulletins contre 874 ; 25 bulletins nuls et 90 blancs; l'Oeuvre du 13 avril 1938.

(25)

L'Oeuvre du 13 avril 1938.

COMITa D'ACTION

des Ouvriers et Employés

des Usines Renault et Caudron-Renault

contre la Grève Politique

PClrmononce : MASSERIE ZEP, 130 ter, Av. Edou<ln:!,Voiliont

BOULOGNE·BlLLANCOURT "1.: Mol. 22·09

~"fO'rMmfl't • Il volon" np,i""•• ~, 1•• 8.000 t''''Iaill."n d. c"n ~'P.II"t

a. M..tine d. W"cnm du '3 Avril. un' dêli;ftioll ,',.t rendu• .; la P'.si4f1"CII 4", Con,tif et .u Minlst.i,. du Trinil, pour y p.d,ant., l'Ord,. du JOli', dernll'lllant I"or;.. · "iJ.itlon cfu" 'if"N"dum .IU 'l."CI't••,,,.t control. 11'''' It GO\,ltt<,"em'nt, di" .ue ,ft.teun pu;"e .. pronon<:f'P .n toute ilLe,•• 1'" la "én en cour).

LM repréA!n'-ntl de. ,0,,",,01,. pl,lllliu:. d .... "'". l'att'ftucM 'II!rrne .t ~i:i:~8 dG ""'e déll-:::'tion. ont tPln'MiI ."Hltôt notre rtven4fcatlon au Pré,ldo"t DALADIER.

Non avç.n. 1'/II"lI,.n" q,,·,II••.,.. e~.mi"i. d'"",,"oM nec 1. plull'lIIM in"f.t.

O""tra p.rt, .ullitôt .pr•• 1 • ..,..tI"l "e W.".m, notre Clmu.d••,,,.r. P ... • .i\f'nr du Comité d',ction, ad.uuit 1. leUre ,ui".n'e .:. Monsi."" rA4,"i"i,."t.ur Ddlc. rUIi d" Usincs Rc".ult ct C.tu<!ron·R.n,uh :

« sollicite, de "otre bienveillance J'ex.men d. ,.. demlnde suiv ...ntc:

cc Du fait Je la !;rèvc. lél payes normales ay..nt été luspendues. venju­te vous h possibilité de 1 .. part d. la Direction de procéder ..u paiement d'Ieom,tes ft jusqu'';' concurrence des salaires acquil .il ce jour par. fes ouvriers,

fi'. CeUe mesure. dictée pa, un sentiment .t'humanité, neus paraît ,'imposer '" cn raison mime de la confrainte exercée sur la c,ande majorité des ouvriers c jetis dans la grèvo CONTRE LEUR VOLONTE.

cc Dans l'espoi, d'une reponse fayor~ble. veuilles, etc... »

Nous ~pprenons. 48 heures ...prè. notre intervention. bite en bVlur d. tous • .1Ins exuption (y compris Ic. Ollvrien qui occupent l'Usine). que la Direction fait droit .;. notre demande. et a decidé d, payer les ... laÎles acquil i CI jour. noui en lommes parti­culièrement heureux.

Plus que jal;nais. le Comité d'Action continue; l'action louvernementale enCOllée. s'oriente d,InS I~ direction "de"' nos mots d'ordre. SOYONS VICILANTS. et n'ayonl que L'UNIQUE SOUCI DE LA DEFENSE DES VERITABLES INTERETS OUVRIERS.

Nou, c:o:lrinuons de penser qu'une "ève juste doit étre déterminéo par III ouvriers eux-mimes. en dehors de toute pression patronale ou politique, et loumlse 141 " ..fable à un vote secret,

La srt-ve "ctuclle est la nég~lion de (a volonté ouvrièrl; eUe il éfi imposée à "esbrouffo, SANS CONSULTATION PREALABLE.

Nous voulons 1,1 reprise immédiate du" travail d'abord. ct ensuite un, la"e discus· sio" de, REVENDICATIONS NECESSAIRES entre tous les Ouvrie". Employél et Tech­niciens consultés,

Vive la Grève Juste! A bas la Grève Politique !

Le Comité d'Action

RESTEZ EN LIAISON AVEC LE COMITE: PASSEZ FREQUEMMENT A LA PERMANENCE

OU VOUS TROUVEREZ TOUS RENSEICNEMENTS ET TOUTES INSTRUCTIONS.

Un appel du comité d'action contre la grève politique (arch, S.H.U.R.).

rassemblant" 8 000 travailleurs de chez Renault". Une délé­gation se rendra à la présidence du conseil et au ministère du Travail pour demander" l'organisation d'un référendum au vote secret, contrôlé par le gouvernement, afin que chacun puisse se prononcer en toute liberté sur la grève en cours (26) ".

L'évacuation

À l'intérieur de l'usine, l'occupation s'organise selon les normes établies en juin 1936. L'outil de travail est préservé, des défilés parcourent les rues intérieures, des épreuves sportives sont dis­putées, des films projetés, des programmes musicaux présen­tés. La municipalité socialiste de Boulogne ouvre un crédit de 100 000 francs, bientôt imitée par le département de la Seine et le conseil général (27).

Et il y a les discours. Les dirigeants syndicaux, Costes (28), Doury, Timbaud, prononcent des harangues enflammées saluées, selon le discours journalistique de l'époque, " d'ardentes Internationales ". Mais il apparaît très nettement qu'on est bien loin de l'enthousiasme de 1936. La grève est dans l'impasse. Nulle négociation n'est en vue.

C'est alors que le 15 avril, à la requête de la direction, une ordonnance de référé ordonne l'expulsion des grévistes. Le len­demain, Costes et Vigny" vont avoir la prétention d'organiser une sorte de remise des pouvoirs sous l'intervention médiatrice de M. le commissaire de police de Boulogne. La direction des usines Renault s'y refuse. Elle déclare qu'elle ne rentrera dans ses usines que lorsque les ouvriers en seront partis et quand le libre accès en sera établi (29) ".

Afin d'éviter une évacuation manu mz1itarz', les dirigeants syndicaux décident une " sortie massive". Le 17 avril, un " cortège formé d'environ 15 000 métallos groupés autour de leur drapeau ont chanté l'Internationale (30) ".

Au meeting qui suit, des résolutions sont votées dont aucune n'a un quelconque rapport avec la grève: pour l'embauche des chômeurs, contre les calomnies du Comité des Forges, pour l'ouverture de la frontière espagnole (31).

Non, décidément, les ouvriers n'ont rien obtenu, comme d'ail­leurs leurs camarades de Caudron-Renault, eux aussi contraints à la reprise du travail malgré une grève de douze jours. Alors, une grève pour rien?

Une grande victoire ?

Dans le discours syndical, la grève n'est jamais considérée comme une défaite de la classe ouvrière, même si les revendica­tions qui en furent le prétexte ne sont pas satisfaites. Elle constitue une phase de la lutte générale des travailleurs pour l'amélioration de leur condition.

Pour les communistes (32), la grève d'avril fut une" grande victoire" remportée sur le patronat et ses alliés, les" provoca­teurs trotskistes". En fait, cette interprétation n'était pas totalement dénuée de fondement.

Dès le 13 avril, en effet, des négociations s'engagent dans les branches de l'aéronautique et de l'automobile. Après une pro­cédure de conciliation et d'arbitrage, des sentences sont ren­dues les 15 et 19 avril. Certes, en principe, aucune sanction ne peut être prise pour faits de grève, mais les demandes d'aug­mentation de salaires sont déclarées irrecevables, l'indice du coût de la vie n'ayant varié que de 3,67 % (33). Cependant, des réajustements devront être possibles avec les nouvelles conventions collectives. Enfin, la semaine de quarante-cinq heures devra être appliquée dans les usines travaillant pour la Défense nationale, avec une majoration horaire de 0,75 franc.

Le 30 avril, une nouvelle convention collective est signée. Elle prévoit des augmentations de salaires pour les O.S. , les manœuvres et les professionnels; elle réglemente l'embau­chage et le débauchage en précisant que, " avant de recourir au débauchage, il sera fait recours de préférence à la réduction des heures de travail ou à la mise à pied par roulement" ; et elle prévoit le paiement des heures supplémentaires.

Cette nouvelle convention est saluée comme " un important succès, elle est conforme aux intérêts des travailleurs et de la Nation (34) ".

Cependant, les augmentations de salaires obtenues sont bien inférieures à la revendication primitive. Certains minoritaires de la C.G.T., qui se retrouvent autour du périodique" Syndi­cat ", reprochent à la confédération" de n'avoir pas répondu à l'appel de la base: " quand on est responsable, on ne peut se dérober dans le déclenchement de la grève. On doit prendre toutes responsabilités utiles. C'est ce que nous, responsables de la base, avons fait (...). Si le besoin d'un mouvement se faisait sentir (...), nos responsables devaient le diriger et ne pas atten­dre que nos camarades de chez Citroën fussent en grève depuis trois semaines pour nous faire débrayer (...) ". L'extrême gau­che souligne aussi le retard apporté au débrayage des usines Renault : "de Thorez à Doriot, union sacrée contre les grèves", mais elle dénonce également l'atomisation des luttes, l'absence de mots d'ordre communs (...). Il manque un programme commun (35) ".

Des poursuites judiciaires

Pendant que les acteurs du conflit procédaient à son analyse et en tiraient des conclusions discordantes, la direction de la

S.A.U.R. poursuivait son action sur le terrain judiciaire.

(26)

Ce comité présidé par M. Bestel a son siège à la Brasserie Zep, 130 ter, avenue Édouard-Vaillant à Boulogne_

(27)

Le Temps du 16 avril 1938.

(28)

Également député communiste de Boulogne-Billancourt

(29)

AN 91 AQ 115, plaidoirie de Me Chresteil, 8 février 1939.

(30)

L'Humanité du 18 avril 1938.

(31)

Le Populaire du 14 avril 1938.

(32)

Lors de la VII' conférence de la région Paris-Ouest, novembre 1938.

(33)

Le Populaire du 20 avril 1938.

(34) Article de R_ Doury dans l'Humanité du 1er mai.

(35) Extrait de Sylvie Schweitzer, op. cit. p. 21L

Le 25 avril, elle engageait sa procédure. En interrompant pen· dant plus d'une semaine la production, les grévistes avaient causé à la société un préjudice considérable, sans compter les dommages subis par les ouvriers eux·mêmes. " ...La clientèle a arrêté ses commandes. La moyenne hebdomadaire des commandes aux usines Renault est de 1 200 voitures. Elle est tombée cette semaine-là à 562 voitures, soit une perte de 42 % du chiffre habituel. Le commerce des pièces détachées est, bon an mal an, à une cadence hebdomadaire de 2 800 000 francs, il est tombé à 709 000 francs. Les employés (6 292) ont été payés sans pouvoir travailler, préjudice causé: 226 750 francs

(36) ".

En conclusion, la S.A.U.R. demandait qu'une provlslOn de 5 millions de francs lui soit versée conjointement par la fédéra­tion des métaux, l'Union des ouvriers et ouvrières de la région parisienne, la section locale de Boulogne-Billancourt et un cer­tain nombre de personnes, notamment Vigny, pour réparation du préjudice matériel causé à la S.A.U.R. De plus, un expert aurait à être désigné pour l'évaluation des surplus de dommages (37).

Autre procédure judiciaire, celle engagée contre" le secteur des métaux de Boulogne-Billancourt" pour ses affiches appo­sées dans la ville et intitulées" Oui, les métallurgistes ont rai­son", dans lesquelles la direction des usines Renault était mise en cause (38).

Dans la première partie du texte de l'affiche en cause, il était rappelé que" pendant des mois, ils (les métallurgistes) ont résisté à de multiples provocations alors qu'ils amélioraient la production; ils voyaient leurs salaires diminuer par la hausse -voulue et organisée -du coût de la vie, qui non seulement prive les travailleurs d'un juste gain, mais aussi le petit commerçant de sa recette (...). Leur patience a été extrême (...) ". Mais la phrase incriminée suivait : "le cagoulard Deloncle a avoué qu'un chèque de 3 000 dollars avait été remis au C.S.A.R. par la direction Renault (39) ".

Le 12 mai, la Société anonyme des usines Renault demande au juge Béteille, chargé de l'instruction, qu'il entende François Lehideux. Et ce dernier dépose: " Je ne sais strictement rien de l'affaire des cagoulards. Je n'ai jamais remis un sou, sous une forme quelconque, à l'un des membres de cette association. Le versement par chèque de 3 000 dollars, sur le compte Renault à la banque Morgan au sieur Mouget, je vais vous l'expliquer.

" Il s'agit d'une opération extrêmement simple et je ne saisis pas que des polémiques de presse aient pu, de bonne foi, en altérer le sens.

" Les établissements Renault ont engagé comme représentant pour l'Amérique le sieur Mouget. Je place sous vos yeux toute la correspondance administrative justifiant mes explications.

" Par conséquent, nous devions assurer à ce monsieur les frais de son voyage aux États-Unis ainsi qu'une indemnité provision­nelle. Ces paiements ne pouvaient être libellés qu'en dollars et d'autant plus que, même avec les lignes de navigation fran­çaises, le prix des billets est payé en dollars. C'est ainsi qu'a été établi le chèque de 3 000 dollars sur le compte Renault à la banque Morgan, chèque barré nO 17 541. J'ignore évidemment ce que ledit sieur Mouget a pu faire de ce chèque (40). "

L'affaire est plaidée à partir du 17 janvier 1939 devant la dou­zième chambre correctionnelle. Charles Pioline, secrétaire du secteur des métaux de Boulogne-Billancourt, accusé d'avoir passé commande de l'affiche à l'imprimerie Hallé, est condamné pour diffamation à 200 francs d'amende et 1 franc de dommages-intérêts. L'Union des ouvriers et ouvrières métal­lurgistes de la région parisienne est déclarée civilement responsable (41).

Il n'en demeurait pas moins, selon Me Pitard, avocat de la défense, "qu'un chèque de 3 000 dollars, dont la société Renault nous dit qu'elle l'a remis à un de ses employés pour une mission spéciale, est passé dans les mains d'un sieur Métenier (42) dont, à l'époque, tout le monde et même la police ignoraient la retraite, et a achevé sa course dans les mains d'Eugène Deloncle (43) ".

Le 24 novembre

Le 27 juillet se déroulent les élections des délégués ouvriers. La direction comme les organisations syndicales vont donc pouvoir mesurer l'influence de la C.G.T. après la grève d'avril.

Sur 23513 suffrages exprimés, la C.G.T. obtient 20 428 voix, soit 86,87 % (44). C'est une victoire malgré la présence de trois autres listes anticégétistes. Victoire tempérée cependant par le dénombrement de 4 000 abstentionnistes -chiffre jamais atteint depuis 1936 (45). Est-ce la manifestation d'une certaine lassitude d'un corps électoral jusqu'alors fort motivé?

Les 71 délégués C.G.T. élus n'auront pas la vie facile. François Lehideux, dans une note nO 5 692 du 21 juillet, " (...) désire que les chefs de service et chefs d'atelier tiennent la main à ce que les règles (...) soient uniformément appliquées dans

(36) AN 91 AQ 115, plaidoirie de Me Lénard, 15 février 1939.

(37) Différentes audiences seront consacrées à cette a,ffaire en 1939. En raison des circons­

tances, la S.A.U.R. la fera rayer des rôles en 1941.

(38)

AN 91 AQ 115, constat de Jean-Paul Salzac, huissier.

(39)

Eugène Deloncle, l'un des chefs du C.S.A.R. (Comité secret d'action révolutionnaire

appelé communément la "Cagoule"), avait été mis en état d'arrestation le 26 novem­

bre 1937.

(40) AN 91 AQ 115, déposition de François Lehideux devant le juge Béteille assisté de

Me PaTSY. huissier.

(41)

Des jugements par défaut seront prononcés par la cour d'appelles 27 mars 1939 et 15 février 1940. Ils confirmeront les jugements de la première instance, AN 91 AQ 115, Renault c/Pioline.

(42)

Autre dirigeant du C.S.A.R.

(43)

AN 91 AQ 115, audience du 22 février 1939, plaidoirie de Me Pitard. Dans son

ouvrage cité p. 83, Philippe Bourdrel indique que "les souscripteurs se recrutent

d'abord dans les milieux ind~striels (...). De grandes marques d'automobiles et de

pneumatiques en sont de leur obole ( ... )". Renault a-t-il contribué au financement de

la Cagoule? La question reste posée.

(44)

AN 91 AQ 116, résultats des élections des délégués ouvriers aux usines Renault de juillet 1936 à décembre 1938.

(45)

lb. en juillet 1936 le chiffre des abstentions était de 1 676.

l'ensemble de l'usine". Et, parmi ces règles, il faut noter : " Tout délégué se trouvant dans un atelier dont il n'est pas l'élu devra être prié d'en sortir" ; les bons de sortie ne seront accor­dés" que dans les cas et dans les conditions où vous le feriez pour un ouvrier quelconque", et " un contrôle supplémentaire sera fait (...) par les agents assermentés du service de surveil­lance qui auront à relever, au cours de leur service, tous déplacements des délégués qu'ils auront pu constater".

Dégradation du climat social

Entre juillet et novembre, le climat social va progressivement se dégrader. Pour des raisons intérieures à l'usine d'abord. En effet, devait déclarer ultérieurement le syndicat C.G.T. Renault, " ( ...) au cours (de ces mois), une série de brimades, vexations, provocations ont été infligées au personnel Renault; par une série d'artifices, une atmosphère d'énerve­ment a été entretenue soigneusement par la direction et les hommes à sa dévotion. En dernier lieu, les mesures incompré­hensibles prises par la direction ont porté l'émotion à son comble (...) (46) ".

Curieusement cependant, c'est l'activité aviation de Renault qui va servir de détonateur. Comme on le sait, le secteur avia­tion était partagé entre la Société anonyme des avions Caudron pour les cellules (47) et la Société des moteurs Renault pour l'aviation (S.M.R.A.) (48).

La C.G.T. avançait que Caudron (donc Renault) n'avait jamais appliqué la sentence jacomet de 1937 qui prévoyait " un embauchage large, l'amélioration de l'outillage, le déve­loppement et le perfectionnement professionnels par la réédu­cation", alors que les cinq heures de dérogation prévues par la même sentence étaient entrées en vigueur.

Au moment de la reconduction de-la sentence, en octobre, " les ouvriers décidèrent et mandatèrent leur délégation pour discuter avec la direction et lui demander l'application des points (non appliqués par la direction). La réponse négative qui fut faite à cette revendication entraîna un mouvement de réprobation de l'immense majorité du personnel qui décida, en attendant un changement d'attitude, le retour aux 40 heures

(49) ".

Dans cette conjoncture, la direction" prit alors des sanctions qui amenèrent des mises à pied, des retenues sur les salaires, la retenue du boni réalisé par une majorité du personnel travaillant aux pièces (50) ".

Le processus est désormais engagé. Il suffira d'un" Avis" de la direction apposé le 24 novembre au matin, pour que les hostili­tés s'engagent. Pourtant, cet " Avis" ne concernait que les ouvriers des ateliers travaillant pour la Défense nationale, notamment l'atelier 206 (maillons de chars). Il les informait que, " par application du décret-loi du 12 novembre 1938 rela­tif à la durée du travail, l'horaire de l'atelier serait dorénavant de 6 X 8 heures". Il fut interprété par la C.G.T. comme une atteinte à la semaine de cinq jours. Il est vrai que bien des ouvriers avaient encore en mémoire la phrase de Paul Reynaud

(51) : " Finie la semaine des deux dimanches ".

Le congrès de la C.G.T. tenu à Nantes du 14 au 17 novembre se déroule dans une atmosphère tendue. Les fractions se heur­tent et la direction confédérale hésite sur la conduite à tenir. Néanmoins, le congrès décide la préparation d'une grève géné­rale qui sera ultérieurement fixée au 30 novembre_

La tension monte à Billancourt

Dans nombre d'entreprises, le climat social n'était pas au mieux. Mais à Billancourt, les événements prendront une dimension spectaculaire. La fédération des métaux comme le parti communiste, sans doute pour préparer la grève générale prévue, vont mettre en œuvre leurs moyens pour faire monter la tension à Billancourt.

Le 22 novembre, écrit Sylvie Schweitzer (52), " à midi, le secré­taire de la section locale du parti communiste -ancien chef d'équipe chez Renault -vient haranguer, à leur réfectoire, les ouvriers des nouvelles fonderies. Un peu plus tard, un meeting, interdit au square Henri-Barbusse, se tient place Nationale; Costes y prend la parole assisté de deux permanents du parti communiste, fustigeant Munich et les décrets-lois; des cris fusent: " Daladier à la porte! " ; des forces de police en quan­tités considérables chargent, blessant et arrètant des partici­pants. Nouvelle manifestation le lendemain. Le mécontente­ment s'exprime à l'extérieur des établissements, mais il se_ manifeste aussi dans les ateliers; le 23 dans la matinée, un ate­lier de la rue du Hameau a fait réintégrer, après une demi­heure de grève, un responsable syndical licencié. "

Le texte de l'avis apposé le 24 au matin dans certains ateliers augmente l'effervescence. On dit aussi que" la direction exige que les candidats ouvriers (aux élections de délégués) signent un document dans lequel ils déclarent accepter les nouveaux décrets-lois et en assurer l'application (53) ". Faux! répondra François Lehideux un mois plus tard (54) : " Il est totalement inexact que l'on ait demandé aux candidats délégués de pren­dre l'engagement de se soumettre aux décrets-lois; une telle mesure serait évidemment un non-sens. On leur a simplement demandé de spécifier, dans leur acte de candidature, qu'ils

(46)

L'Unité, organe mensuel des sections syndicales Renault, décembre 1938, "rapport de la section syndicale C.G.T. Renault à tous les groupements du Front populaire à la chambre des députés".

(47)

Ses ateliers étaient situés 52, rue Guynemer à Issy-les-Moulineaux et à l'usine 0, quai du Point-du-Jour à Billancourt.

(48)

65, quai du Point-du'Jour à Billancourt.

(49)

L'Unité, art. cit.

(50) lb.

(51) Ministre des finances dans le c~binet Daladier.

(52) Op. cit., p. 214 et suiv.

(53)

L'Humanité du 25 novembre 1938.

(54)

Arch. S.H.U.R., circulaire aux agents A.B.C.H.V. du 22 décembre 1938.

remplissaient les conditions requises par les lois et règlements en vigueur pour être candidats. On sait, en effet, qu'aux termes des décrets-lois, ne peuvent être candidats que des Français ayant vingt-cinq ans et un casier judiciaire vierge".

La direction, dit la C.G.T., a renvoyé trois responsables syndi­caux le 24 novembre. François Lehideux conteste. Malheureu­sement, si les affirmations syndicales sont immédiatement répandues, les réponses tardives de la direction resteront igno­rées du plus grand nombre. Eussent-elles d'ailleurs, si elles avaient été connues, pu influer sur le cours des événements? On peut en douter.

L'occupation

" L'ordre d'arrêt du travail fut donné aux ouvriers des usines Renault vers 13 h 45 par une dizaine de membres de la section syndicale de ces usines qui, venant du siège du syndicat, 18, rue de Meudon, où ils avaient reçu des instructions, s'étaient répandus dans les ateliers après avoir pénétré dans l'usine par la porte de la place Jules-Guesde (54 b). "

Vers 14 h 20, toutes les portes de l'usine sont occupées par des piquets de grève, sauf les portes 10 (avenue Émile-Zola), A3 (sortie particulière vers l'extérieur du bureau de M. Bonnefon­Craponne) et celle du bureau d'embauche, 57, quai de Billancourt (55).

À 14 h 22, une trentaine d'ouvriers essaient de fermer la porte 10. M. Bonnefon-Craponne intervient avec quelques sur­veillants. Ils sont injuriés puis précipités hors de l'usine. C'est à cet instant qu'un groupe de 60 policiers du XVI' arrondisse­ment, accompagnés d'inspecteurs en civil, arrivent opportuné­ment. M. Bonnefon-Craponne les fait entrer dans son bureau par la porte A3, ce qui permettra à la direction d'avoir tou­jours accès à ses bureaux du bâtiment X. Les forces de police ne tarderont pas à occuper le hall des véhicules industriels (56).

La porte du bureau d'embauche sera également aux mains de la police peu de temps après.

Pendant ce temps, des meetings ont lieu dans différentes par­ties de l'usine. Vigny parle à l'Artillerie, Timbaud dans l'île Seguin, Lunet à l'atelier 26. Des grévistes se rendent dans les services commerciaux pour débaucher les employés.

Et l'usine est mise en état de défense : camions bloquant de l'intérieur la porte de la place Nationale, barricades bientôt approvisionnées de projectiles: pièces d'acier, arbres de roues, roulements, bielles, coussinets. Les souterrains sont eux aussi barricadés (57).

À 15 heures, la direction avait donné l'ordre aux agents de maîtrise de quitter les ateliers occupés. Certains d'entre eux furent" séquestrés pendant plusieurs heures, injuriés, menacés et frappés (58) ". Vers 17 h 30, les grévistes font évacuer les femmes, les vieillards et les enfants et " plusieurs centaines d'ouvriers en profitent pour s'enfuir" (59). Une demi-heure auparavant, les 5 000 employés de bureau étaient sortis par la porte E.

Pour les autorités comme pour la direction, le problème se posait: fallait-il évacuer l'usine par la force? Pour le préfet de police, c'était une opération difficile pour une usine dont la population (40000 ouvriers) et l'étendue (190 hectares) sont celles d'une ville importante (60)". Mais le gouvernement avait décidé de ne pas permettre les occupations d'usines et la police avait déjà fait évacuer, entre le 21 et le 24 novembre, 11 entreprises dans la région parisienne (61).

Du côté de la direction, c'est François Lehideux qui va prendre la décision: "J'ai eu absolument tout le monde contre moi (...). Louis Renault a commencé par me dire non et a fini par déclarer: « C'est à vos risques et périls, tant pis pour vous 1» Pierre Grillot (62) m'a dit: « Vous ne pouvez pas faire cela, ça va être épouvantable ». Jean Hubert (63) m'a dit: « Vous ne savez pas où vous allez et puis M. Renault ne vous le pardon­nera pas. »J'ai déclaré alors que j'en prenais la responsabilité, car il fallait bien que quelqu'un la prenne et que je me défendrais (64) ".

À 17 h 35, François Lehideux adresse sa demande par pneu­matique recommandé au ministre de l'Intérieur, au préfet de police et au maire de Boulogne : " ( ...) Nous faisons appel à votre haute autorité pour que le libre et légitime exercice de notre industrie et de notre commerce, qui nous a été ainsi enlevé contre tous droits, nous soit restitué dans le plus bref délai".

Les jeux étaient faits. Cependant, les principales forces de police étaient, à cette heure-là, retenues à Paris. En effet, Édouard Daladier recevait Neville Chamberlain, Premier ministre anglais, accompagné de Lord Halifax, et des mesures de sécurité avaient été prises pour disloquer une manifestation organisée par le parti communiste. Ce n'est donc que vers 19 heures que les premiers pelotons de gardes mobiles s'appro­chent de l'usine et s'installent place Nationale, avenue Émile­Zola et quai de Billancourt. De nouveaux pelotons seront sur les lieux à 20 h 30. Un certain nombre de commissaires de police, dont M. Saint-Royre, commissaire de Boulogne, pren­nent la direction du service d'ordre. Ils seront rejoints par le préfet de police et le directeur de la Sûreté, M. Lemarchand.

Tout est donc en place pour l'assaut.

(54b)APP 327 420 B.

(55)

Aujourd'hui quai de Stalingrad.

(56)

À l'époque. situé au rez-de-chaussée du bâtiment A.

(57)

AN 91 AQ 116.

(58-59) lb.

(60) Déclaration de M. Langeron, préfet de police. lors de la séance du conseil général de la Seine du 2 décembre 1938.

(61) lb.

(62)

Directeur des fabrications.

(63)

Secrétaire général.

(64)

Cf G. Hatry : "Louis Renault, patron absolu", p. 293, Éd. Lafourcade 198!.

Les gardes mobiles barrent l'accès à la place Nationale (photo A.F.P.).

L'expulsion

" Vers 21 heures (65), 150 gardiens de la paix, qui s'étaient massés dans le hall des véhicules industriels, sont montés aux étages supérieurs, sont passés par la passerelle A2 dans le bâti­ment X, bâtiment de l'administration, sont descendus dans la cour d'honneur et sont venus débloquer la porte du 10, avenue Émile-Zola, qui donne accès à l'entrée principale des usines rue Théodore.

" Le piquet de grève, une trentaine de personnes environ, qui occupait la porte 10, a reflué vers la rue Gabrielle, jusqu'au carrefour de la rue Gabrielle et de la rue Gustave·Sandoz, venant renforcer les grévistes qui occupaient les ateliers des bâtiments Cl, C12, C15, etc.

" Les deux pelotons de gardes mobiles, plus les 150 gardiens de la paix, se sont avancés vers les grévistes occupant le carrefour qui se trouvait barré par des camions et des voitures. Il y a eu là une vive échauffourée; les grévistes lançaient des projectiles, détériorant les voitures et brisant les carreaux des bâtiments D et A. À ce moment-là, il y eut quelques blessés du côté de la police, en sorte que le commissaire divisionnaire qui dirigeait à cet endroit donna l'ordre aux policiers de se replier dans la rue Gustave-Sandoz, entre les bâtiments D21 et C15.

" En ce qui concerne les pelotons de gardes mobiles, ils ont reflué jusqu'au carrefour de la rue Gabrielle et de la rue Théodore.

" Profitant d'une accalmie, la police a donné l'assaut et est entrée dans le groupe des ateliers Cl à C15. Il y eut dans ces bâtiments quelques îlots de résistance, composés de 10 à 15 ouvriers accroupis derrière les machines qui lançaient des projectiles au moment de l'arrivée du service d'ordre.

" Continuant la progression par les ateliers 7, B, 9, 10, etc., les pelotons sont arrivés sur la place Jules·Guesde. Un important barrage fait de camions, de caisses, de ferrailles de toute sorte les empêchait de sortir. La police s'est alors repliée sur le bâti· ment DB (atelier de l'artillerie) et a continué l'évacuation des ouvriers grévistes qui occupaient les ateliers, sans grande résis· tance. Ils furent amenés dans des camions de la garde mobile et mis à la disposition de la préfecture de police.

" Ces deux îlots étant complètement dégagés, l'opération a continué à la livraison des voitures, bâtiment U6, place de l'Église. Les bureaux du premier étage étaient occupés par cinq grévistes barricadés à l'intérieur, qui se servaient de chaises comme projectiles, et ont cassé tous les carreaux des portes et fenêtres. Cette bagarre a duré environ une heure. 'Pour éviter d'avoir des blessés, la police a dû se replier pendant environ une demi-heure en attendant du renfort. Vers une heure du matin, l'assaut a été donné et le coin complètement

dégagé.

" Vers 2 heures du matin, tous les bâtiments U6, U5, Cl, C2, etc., D, etc., J, M, H, ainsi que les bâtiments de la direction A et X étaient complètement dégagés.

" En même temps, la garde mobile pénétrait dans l'usine par la grande porte de l'avenue Émile-Zola et se rendait dans l'île Seguin oû une certaine résistance a eu lieu dans les ateliers de montage. Profitant de l'obscurité, les grévistes lançaient des projectiles de toute sorte (accessoires, morceaux de fonte, boulons, etc.).

" Étant donné l'étendue des ateliers, vers 1 heure du matin, le commissaire divisionnaire donnait l'ordre d'employer les gaz (66). Les ouvriers chassés par les gaz refluèrent vers l'avenue Émile·Zola et sortirent par la porte E. Dès lors, les portes des usines furent occupées par la garde mobile.

" Dans les ateliers des moteurs, bâtiments B2, 3,4, 6 et usinage des cylindres, bâtiment GC, la garde mobile se heurta à une vive résistance de la part des grévistes ; comme dans les ateliers de l'île, ils lancèrent des projectiles de toute sorte et, là aussi, le commissaire divisionnaire donna l'ordre d'employer les gaz.

" L'évacuation se fit comme dans les autres ateliers, assez rapidement et sans incidents.

" Dans le secteur des fonderies, bâtiments R, L, E, la garde mobile rentra par le bureau d'embauche, 57, quai de Billancourt, fit évacuer toutes les fonderies et forges, sans bagarre et sans résistance. Les ouvriers prenaient la fuite et se repliaient vers la rue du Hameau.

(65)

AN 91 AQ 116. note sur l'évacuation des usines Renault lors de la grève avec occupa­tion du 24 novembre 1938.

(66)

C'est cependant la première fois que la Brigade des gaz, créée sur les directives de

M. Donnoy, ministre de l'Intérieur au lendemain des événements tragiques de Clichy en mars 1937, a été amenée à user pleinement de tous ses moyens d'action.

" Avenue Édouard-Vaillant, dans le bâtiment BB2, un nom­bre très restreint d'ouvriers occupait les ateliers; la grosse majorité du personnel gréviste avait quitté l'usine à 17 heures. Dans ce secteur de l'usine, la garde mobile fit l'évacuation vers 1 h 30, en très peu de temps, et sans aucun incident, de même que, dans les ateliers des pignons, bâtiments T24 et T25, l'éva­cuation se fit normalement par les portes, rue du Vieux-Pont­de-Sèvres, avenue Édouard-Vaillant, rue Collas, qui furent immédiatement occupées par la garde mobile.

" Après l'évacuation des usines, les barricades qui avaient été élevées derrière les portes principales furent laissées en place pour permettre à la police de prendre des photographies, et ce n'est que huit jours après que l'ordre fut donné de débloquer les portes ".

Plan des usines de Billancourt (sauf usine 0) en 1938.

.. J'ai assisté aux événements... "

Ce rapport révèle l'aspect "technique" des opérations de police. Il passe naturellement sous silence la volonté tenace des autorités de mener à bien, quoi qu'il arrive, l'évacuation vio­lente de l'usine. Quoi qu'il arrive, même les efforts tentés pour éviter l'épreuve de force.

M. Forichon, conseiller général de Boulogne, en porta témoi­gnage (67). " .. .J'ai assisté au début des événements et j'ai continué d'y assister jusqu'à la fin puisque je n'ai abandonné

(67) Au cours de la séance du conseil général de la Seine du 8 décembre 1938. Bulletin municzpal officiel de décembre 1938.

les lieux de la grève qu'à une heure du matin (...). À la reprise du service des trois huit, je m'y rendis (aux usines Renault) accompagné de mon ami Drodelot, adjoint au maire de Boulogne-Billancourt. Nous y sommes restés jusqu'à 18 h 45 environ. Jusqu'à cette heure, à proprement parler, aucun inci­dent ne se produisit; il y eut bien quelques cris, mais insignifiants.

"Avant de rentrer chez moi, je passai vers la maine de Boulogne où se trouve le commissariat de police, et je constatai qu'il y avait un très grand nombre de camions, gardes mobiles, gardes à cheval, etc. Je pris donc rapidement mon dîner et je revins vers le commissariat. Il y avait alors un plus grand nom­bre de camions, gardes à pied et à cheval, motocyclistes et, de plus, des camions blindés, pompes à incendie, échelles de pom­pier. J'eus tout de suite l'impression que les camions blindés servaient à l'émission de gaz lacrymogènes. Je tiens à ajouter que le nombre de camions était tellement élevé qu'il serait dif­ficile d'en évaluer le nombre; il y en avait peut-être 300 à 400 et la police comptait au moins 3 000 hommes. Je me rendis immédiatement devant les usines Renault.

" Peu d'agents étaient sur la place Jules-Guesde et il y en avait, paraît-il, quelques douzaines à l'intérieur de l'usine, à la direction, avenue Émile-Zola.

" J'appris que l'on devait donner l'assaut, si je puis ainsi dire, vers 21 heures, pour chasser de l'usine les ouvriers qui l'occu­paient encore; car c'est à tort qu'une certaine presse a pré­tendu que l'ensemble des ouvriers occupaient l'usine, et je m'inscris en faux contre une telle déclaration. Nous pouvons dire que, sur 35 000 ouvriers, 4 000 au maximum occupaient à cette heure les usines.

" Camions de toutes sortes, police de tous genres, arrivaient sur les lieux. Mes amis, MM. Morizet, sénateur-maire de Boulogne, et Costes, député, vinrent me rejoindre et, tous les trois, nous nous rendîmes à la porte nO 10, avenue Émile-Zola, où était cantonné l'état-major de la police.

" Nous avons été accueillis assez froidement par la police, et aussi par des agents de la direction de l'usine. Nous avons demandé à pénétrer dans les ateliers pour conseiller aux ouvriers de cesser l'occupation.

" Il nous fut répondu par un commissaire : « Le combat est, engagé sur la partie gauche de l'usine -c'est-à-dire sur la par­tie qui relie l'avenue Émile-Zola à la place Jules-Guesde -, trois gardes sont blessés. Nous voulons bien vous accorder la permission de pénétrer dans le côté droit de l'avenue Émile­Zola et dans l'île Seguin. Tant mieux si vous pouvez obtenir des ouvriers l'évacuation, mais le côté gauche, nous le conservons, nous voulons avoir la victoire ».

" Nous demandons à être introduits dans la partie qui venait de nous être signalée comme étant calme, et nous obtenons cette réponse: « Nous ne savons nous-mêmes par où passer, les portes sont fermées. »

" Nous avons donc cherché des échelles pour passer par-dessus le mur.

" Étant parvenus à faire l'escalade, nous avons harangué les ouvriers et conversé avec les délégués ; je crois savoir que c'étaient ceux de l'atelier 14 et du service des tanks, dont on a tant parlé en disant que tout y avait été détruit, alors qu'aucun ouvrier n'était sur les lieux.

" Les délégués consentirent à se réunir immédiatement afin d'envisager la possibilité de l'évacuation. Pendant ce temps, nous nous rendons dans l'île Seguin. Nous parlons aux ouvriers qui travaillent à cet endroit. Les délégués se réunissent et, enfin, tous ceux qui se trouvaient dans la partie où il nous avait été permis d'accéder décident d'évacuer paisiblement l'usine, en nous demandant de prendre la tête du cortège. C'est à l'unanimité des délégués que la décision a été prise.

" Nous refranchissons le mur pour aller trouver à nouveau la direction de la police. Celle-ci reste introuvable. Nous ren­controns enfin un inspecteur qui nous conduit dans un bureau, et nous sommes rejoints par un commissaire à qui nous faisons part des propositions d'évacuer que faisaient les ouvriers. Il nous déclare que les intentions du service d'ordre sont différentes et qu'un tri doit être fait parmi les ouvriers qui sortiront.

"Nous lui répondons que, puisqu'il prétend connaître les " meneurs ", il serait préférable qu'il aille les arrêter le lende­main à leur domicile. Il nous informe qu'il va rendre compte de notre conversation à ses chefs.

" Nous restons tous les trois sans nouvelles pendant plus d'une heure. Las d'attendre, MM. Morizet et Costes descendent pour se renseigner. Ils rencontrent M. Langeron, préfet de police, à qui ils font part de leur mécontentement d'être ainsi laissés dans l'ignorance. M. Langeron, qui semble n'avoir pas été mis au courant, paraît surpris et nous dit qu'il y a malentendu.

" Mais pendant que nous étions" enfermés" dans les bureaux et couloirs de la direction, l'évacuation se faisait avec emploi de gaz et de bombes lacrymogènes.

" C'est à la sortie que furent arrêtés, au petit bonheur, des ouvriers qui étaient soi-disant des meneurs. "

Rue de Meudon, les gardes mobiles en faction (photo A.F.P.).

" Un coup pour Blum, un coup pour Thorez, un coup pour Jouhaux"

"Les policiers n'ont pas le triomphe serein, écrit Sylvie Schweitzer (68). Si certains tentent d'apaiser au lieu d'exciter, la plupart frappent et méprisent: « Vous allez bientôt leur faire fermer la gueule à vos chefs et meneurs, et quand allez­vous le pendre enfin, votre Jouhaux (69) ? ( .. _) Tas d'imbéciles (...). » À l'Artillerie, les grévistes volontaires pour l'évacuation doivent marcher au pas, quatre par quatre, en faisant le salut fasciste, et crier: « Vive la police 1» sous la menace des matra­ques. Toujours à l'Artillerie, un commissaire à la barre de fer vengeresse frappe en criant: « Un coup pour Blum 1Un coup pour Thorez (70)! Un coup pour Jouhaux!» Un ouvrier raconte qu'il est une demi-heure à terre sans pouvoir se relever. Le PeuPle (71) dit élégamment que, « par suite de leur contact avec le service d'ordre, la plupart des grévistes ont le visage tuméfié ».

" Pour certains, c'est plus grave: un ouvrier de vingt-neuf ans est hospitalisé à Saint-Antoine pour fracture du crâne; quatre autres sont soignés, puis remis à la police. Les blessés légers sont suffisamment nombreux pour que le syndicat des métaux lance des appels dans la presse. "

Des centaines d'arrestations sont opérées; les grévistes, empilés dans les cars de la police, sont répartis dans divers commissa­riats. 283 arrestations seront maintenues. Incarcérés à la prison de la Santé, " subissant la promiscuité des bandits et des soute­neurs " (72), les grévistes seront poursuivis pour " rébellion en bande". Cependant, pour éviter leur traduction devant une cour d'assises, le chef d'inculpation sera modifié en " rébellion simple" permettant le renvoi devant une chambre correctionnelle.

Les " émeutiers " en correctionnelle

" Les émeutiers de Boulogne en correctionnelle ", tel est le titre sous lequel LeJournal (73) rend compte des débats qui se déroulent devant les 13e , 14e et 17e chambres correctionnelles.

Débats souvent contradictoires; " l'accusation est appuyée sur un rapport ronéoté et collectif" (74) ; les témoins à charge ne reconnaissent pas nommément leurs agresseurs; "Costes et Morizet déposent en affirmant la volonté pacifique des grévistes" (75).

Défendus par 30 avocats, les inculpés comparaissent par groupes de 15 à 40. Les peines prononcées vont de six jours à deux mois de prison et de 25 à 100 francs d'amende. Pour un même délit, la peine est souvent différente. " Parodie de jus­tice, justice de classe" écrivent L'Humanité et Le Populaire. " Ces procès, qui se déroulent dans une atmosphère politique et passionnée, font couler beaucoup d'encre. Par leur ampleur et leur sévérité, ils stupéfient les contemporains qui remar­quent « qu'il faut remonter à l'Empire pour trouver des jugements équivalents » (76) ".

Cependant, dans les mois qui suivent, " des ouvriers seront acquittés en appel, d'autres verront leur peine réduite et sorti­ront de la prison de Fresnes où ils avaient été transférés" (77).

Lock-out, licenciements et reprise

Pour la direction, la grève avait" certainement eu une cause purement politique puisque le leitmotiv de ces manifestations était dirigé contre M. Daladier, contre le gouvernement, contre les décrets-lois" (78).

Elle décide donc la fermeture de l'usine et adresse le 25 novem­bre aux ouvriers une lettre les informant qu'en arrêtant le

Sign~ture lisible

Fac-similé de la lettre adressée par la direction aux ouvriers_

(68)

op. cze., p. 222 et suiv.

(69)

Secrétaire général de la C.G.T.

(70)

Secrétaire général du parti communiste.

(71)

Quotidien de la C.G.T.

(72) L'Humanité du 2 décembre 1938.

(73)

Du 3 décembre 1938. (74-75) L'Humanité du 27 décembre 1938.

(76)

Le Populaire, S. Schweitzer, op. cit., p. 227.

(77) lb.

(78) Lettre aux agents de maîtrise déjà citée.

travail, ils ont rompu leur contrat de travail; elle ajoutait cependant : " Si vous êtes désireux de solliciter un emploi à notre société, vous voudrez bien nous adresser, grâce à l'enve­loppe incluse, la demande ci-jointe. Elle nous permettra d'envisager la possibilité de vous offrir un nouvel emploi. En effet, dès que la chose sera possible, et après remise en ordre des ateliers, magasins et approvisionnements, nous espérons reprendre progressivement le travail dans nos divers ateliers (79). "

En prononçant le lock-out, la direction se réservait la possibi­lité d'écarter de l'entreprise tous ceux qu'elle considérait comme des éléments subversifs.

Bien entendu, le syndicat des métaux ne reste pas inactif. Il envoie des délégations au gouvernement. Il organise des meetings quotidiens à Issy:les-Moulineaux. Mais rien ne peut mettre en échec la volonté de la direction. Le 28 novembre, la reprise s'amorce pour les collaborateurs; elle sera totale le 30 (80).

Pour les ouvriers, le travail reprend à partir du 5 décembre et s'échelonnera jusqu'au 8. Son organisation (la reprise du tra­vail) mérite que l'on s'y attarde (81); plusieurs groupes d'embauche se répartissent le travail suivant les types d'ate­liers ; Il personnes par groupe, et les instructions sont les sui­vantes: " recevoir des mains de l'ouvrier sa convocation et la remettre à des employés chargés de la recherche: 1 personne; rechercher le dossier avec convocation en main et le passer à l'employé suivant: 4 personnes; échanger le contrat et repren­dre l'ancienne carte : 2 personnes; découper la photo sur l'ancienne carte et l'agrafer sur la nouvelle : 2 personnes; signature du contrat en échange de la carte: 2 personnes. Le chronométrage des différentes opérations a donné les résultats suivants: essai pour 15 personnes: 5 min 30, soit 163 personnes à l'heure. Prévoir 50 % de temps perdu, soit à l'heure 80 per­sonnes. Tabler en définitive sur 600 personnes en huit heures et par groupe".

C'est ainsi qu'en trois jours près de 30 000 ouvriers seront réin­tégrés avec de nouveaux contrats. L'ancienneté est cependant maintenue pour les élections, pour le droit à la retraite et, pour les salaires" la direction confirme, à nouveau, de la façon la plus formelle, qu'à aucun moment et en aucune façon, elle n'a envisagé la moindre réduction de salaires (82) ".

Quant aux licenciés, leur nombre s'élevait à 1 868 (83) dont 1 026 ouvriers spécialisés et 842 professionnels. 843 militants syndicaux se trouvaient parmi les licenciés dont 78 délégués (84).

Le procès des 19

Dès le lendemain de l'expulsion des grévistes, la direction dépo­sait entre les mains du doyen des juges d'instruction une plainte contre X avec constitution de partie civile, pour entraves à la

Note de service signée François Lehideux adressée aux chefs de service en vue de la reprise du personnel collaborateur.

liberté du travail. Cette plainte signalait notamment que" le jeudi 24 novembre, vers 15 heures, des ouvriers, parmi lesquels se trouvaient des éléments étrangers à la société Renault, se sont répandus dans les ateliers où ils ont injurié le personnel et l'ont contraint à cesser le travail. Dans les cours, ils ont poussé des camions devant les portes afin d'empêcher les ouvriers et les employés de sortir" (85).

M. Bru, le juge chargé d'instruire l'affaire, inculpe 33 per­sonnes, dirigeants et militants régionaux et locaux. Après un réquisitoire définitif prononcé le 6 février 1939, 19 sont ren­voyés devant le tribunal correctionnel. Parmi eux, des diri­geants fédéraux : Timbaud, Lunet, Raynaud, Vigny, secré­taire de la section locale C.G.T., des délégués : Dupont (Caudron), Foulont, Vissouarn, Legoc.

(79)

Arch. S.H.U.R., lettre du 25 novembre 1938.

(80)

Chaque collaborateur aura reçu préalablement un laissez· passer à "présenter à

chaque réquisition du service d'ordre".

(81)

S. Schweitzer, op. ell., p. 230 et suiv.

(82)

Arch. S.H.U.R. avis nO 413 du 9 décembre 1938.

(83)

Source syndicale : Le Métallo, décembre 1938. Aucun chiffre ne semble avoir été

avancé par la direction.

(84) Nombre de licenciés resteront sans travail jusqu'à la mobilisation de septembre 1939

et certains d'entre eux seront réintégrés après la nationalisation.

(85) Le journal du 28 novembre 1938.

Pour franchir les barrages, il faut montrer la convocation. (Photo A.F.P.)

Place Bir-Hakeim (anciennement place de l'Égrise), les ouvriers de l'A.O.C. convoqués pour reprendre le travail attendent leur admission au bureau d'embauche.

Traduits individuellement les 6, 7, 8 et 13 mars, ils sont défen­dus par dix avocats dont Me Moro-Giafferri (86). Le jugement rendu le 22 mars par la XIV' chambre correctionnelle est très significatif. Les peines sont diversifiées. Timbaud, Lunet et Vigny, considérés par le tribunal comme les principaux res­ponsables, sont condamnés à deux mois de prison et 50 francs d'amende; leurs coïnculpés de quinze jours à un mois d'empri­sonnement assorti de 25 francs d'amende. La S.A.U.R. reçoit 1 000 francs à titre de provision sur les dommages-intérêts cependant qu'" un expert est désigné avec pour mission de rechercher le préjudice causé à la S.A.U.R. (87) ". Pour la pre­mière fois, des militants étaient condamnés pour délit de grève. Comme 1936 semblait loin!

L'après-novembre

Après la défaite du 24 novembre, c'est l'échec de la grève géné­rale du 30. Même chez Caudron où pourtant aucun débrayage ne s'était produit le 24, on ne compte que 168 grévistes sur un effectif total de 481 ouvriers (88). Le moral ouvrier est en baisse. Lors des élections de délégués de décembre, 26,50 % du corps électoral ouvrier s'abstient. La C.G.T. cependant, avec un pourcentage de 72,06 des voix exprimées, obtient 71 sièges sur les 75 attribués au personnel ouvrier (89).

Ainsi donc, si la grève du 24 novembre avait porté un coup très rude à l'action syndicale, elle ne l'avait pas anéantie pour autant.

Gilbert HATRY

(86) Républicain socialiste, député de 1919 à 1928 ; avocat réputé il avait défendu Joseph

Caillaux notamment.

(87)

AN 91 AQ 117, tribunal correctionnel de la Seine, 14' chambre, audience du 22 mars 1939.

(88)

AN 91 AQ 115, note sur la grève partielle du 30 novembre 1938, usine d'Issy-les­

Moulineaux.

(89) A noter que le nombre d'électeurs inscrits, qui s'élevait à 27 913 en juillet, était descendu à 22 569. AN 91 AQ 116.

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