02 - La mort de Pierre Lorrain

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LA MORT de Pierre LORRAIN

Pierre LORRAIN

né le 25 juin 1890 à Poissy

C'était le soir du vendredi 24 août 1944, une longue attente tirait à sa fin. Depuis plusieurs jours, Paris frémissait, parcouru ici et là de manifestations libératives et bruyantes, suivies d'ac­calmies, de rêve, de silence pesant. Vraies ou fausses, les nouvelles cou­raient en tous sens.

Les usines Renault ne recevaient plus chaque matin, qu'un petit nombre des membres de leur personnel, venus à pied ou en bicyclette. La direction avait faire clore les portes et renforcé le service des gardiens. Un tour de garde quotidien de direction avait été orga­nisé et, ce soir là, c'étaient Lorrain, Perrin et moi qui devions l'assurer. Je ne suis donc pas rentré chez moi et nous avons partagé, au mess, le repas froid préparé à notre intention.

Le bruit courait qu'une colonne alliée, voire même française, avançait de Rambouillet vers Paris et qu'elle allait parvenir ou était parvenue le soir même à la Porte d'Orléans.

La soirée était chaude et magnifique. Le soleil descendait vers les collines de Saint-Cloud. Pas un nuage, pas une brise. La nature semblait retenir son souffle à l'approche de l'événement.

Nous attendions, Lorrain et moi dans mon bureau. Aux environs de 21 h 30, je fus appelé par le poste de garde du Bas-Meudon, m'informant qu'une colonne venait de s'arrêter au long de l'usine, sur la rive gauche de la Seine, que «c'étaient des Français» et que deux officiers demandaient à voir la direction.

Le femps d'y courir et Lorrain et moi trouvions au bas des escaliers les deux jeunes hommes qui nous atten­daient. La nuit tombait sur la rue étroite et encaissée, où s'alignait une longue file d'engins et de voitures qui com­mençait à se fondre dans l'ombre. Devant nous, deux garçons au visage hâlé, les traits tirés de fatigue. Le contact fut très simple, comme entre gens de connaissance. Nous échan­geâmes rapidement questions et réponses. Nous aurions voulu savoir tant de choses, mais ils étaient pres­sés et préoccupés d'assurer la sécu­rité de leur colonne, étirée tout au long de la rue, entre les hauteurs de Meu­don-Bellevue et la Seine. Ils voulaient savoir si l'usine et plus précisément les ateliers de l'île Seguin qui les couvraient sur la droite, derrière la Seine, étaient vides. Rassurés par nos réponses, nous les quittâmes, étant entendu que les gardes de l'usine établiraient la liaison entre nous, sî besoin en était.

La colonne était apparemment endor­mie, rien ne bougeait dans les engins ou les voitures.

De retour au bureau, nous donnâmes quelques coups de téléphone pour annoncer la bonne nouvelle. Les lignes étaient encombrées par les appels qu'échangeaient tous les parisiens.

Médaille commémorative gravée à la mémoire de Pierre Lorrain (exemplaire aimablement communiqué par M. Balech).

La nuit était totalement tombée. Le ciel s'illuminait d'étoiles, mais d'ici et là, sporadiques, plus ou moins proches, des fumées s'élevaient et le silence était troué des éclats d'une canon­nade, antiaérienne ou autre, apparem­ment désordonnée et sans but précis. Toutes les fenêtres du bâtiment étaient ouvertes et je m'entends encore dire à Lorrain : «ce serait idiot de se faire épingler ce soir" et Lorrain de me répondre : «Hubert, il faut toujours se dire que la balle qui est pour vous pas­sera par la fenêtre voisine". Propos que j'aurais depuis longtemps oubliés si la destinée ne s'était chargée, moins de douze heures plus tard, de lui infli­ger un terrible démenti.

Un peu plus tard, nous étions étendus sur deux matelas pneumatiques. Rien n'invitait au sommeil et nous bavardions longuement à bâtons rompus : que va-t-il se passer demain? Combien de temps la guerre durera-t-elle? Les Allemands se targuent d'armes nou­velles... bref, l'actualité.

Et c'est ainsi que, dérivant peu à peu, Lorrain se lança dans un long exposé scientifique sur la composition de la matière, m'apprenant bien des choses que j'ignorais: développement de nou­velles mathématiques, théories probabi­listes, recherches sur l'atome, etc.

Le mot de bombe atomique ne fut pas prononcé, mais pour la première fois, je découvrais l'univers nucléaire. Je connaissais la culture technique de Lorrain, mais j'ignorais son attraction vers la recherche scientifique et j'ap­pris plus tard qu'il avait, sur ce sujet, adressé des notes au duc de Broglie.

Minuit était largement passé, quand, le calme revenu et la fatigue aidant, nous nous endormlmes.

Au petit jour, le téléphone redonnait le contact avec les Parisiens. Vite déci­dée, je ne sais plus sur quelle initia­tive, une courte cérémonie allait se dérouler devant le bâtiment de la direction : le lever des couleurs sur les usines.

Un petit groupe se réunissait et se mettait en ligne; à sa droite René de Peyrecave, directeur général, qui venait d'arriver accompagné de deux de ses jeunes fils; Longchamp, Dalodier, Pérrin, quelques ouvriers et gardiens, Lorrain et moi. Au total, une dizaine de personnes au garde-à-vous, silencieuses, tandis que sur le toit, un homme du service entretien faisait monter le drapeau dans le soleil. Un brave garçon avait sorti un clairon, pour sonner aux couleurs. Mais l'émo­tion semblait étrangler son instrument.

Il devait être six heures et demie.

Nous allions nous séparer quand Dalodier nous invita à venir avec sa petite équipe pour procéder au même cérémonial à la pointe aval de l'lie Seguin, là où sur un mât dominant le haut bâtiment, le drapeau était monté avant la guerre. aux jours de fête, visi­ble de tout le pont de Sèvres et des alentours.

Retenu par des obligations, M. de Peyrecave laissa partir le petit groupe auquel Lamirand venait de se joindre, mais ses deux fils y restèrent. La Seine, traversée par le pont reliant l'lie Seguin, le groupe tourna sur la droite. Je les laissais quelques minutes pour rejoindre, au-delà de l'autre bras de Seine, le poste de garde du Bas­Meudon où nous étions venus la veille au soir. Je n'y ai pas retrouvé les deux officiers, car la colonne était réveillée, les hommes se préparaient à partir.

Je remontai donc vers l'lie pour rejoin­dre le groupe. J'arrivai à la sortie des bâtiments pour aborder la partie de l'lie qui restait à ciel ouvert, d'un bord à l'autre. Une porte passerelle longeait la rive droite de l'lie pour atteindre la centrale.

J'allais y déboucher quand je fus arrêté par de longs miaulements immédiate­ment suivis du claquement d'armes à feu. J'aperçus alors sur la rive droite de la Seine, à 150 mètres environ, une colonne de voitures allemandes qui défilait à petite allure, dans le sens du fleuve, vers le pont de Sèvres, lon­geant les bâtiments des forges.

Un lot de belles grumes de hêtres, à ma droite, m'offrait un bon abri, d'où je vis les voitures s'arrêter les unes après les autres comme surprises; les premières avaient ouvert le feu; des autres, on voyait les hommes sauter à terre, se précipiter au pied des pla­tanes qui bordent le fleuve et mettre leurs armes en batterie.

Les rafales ne durèrent pas plus d'un quart d'heure. Que s'était-il passé? Je n'en savais rien.

Je laisse ici le récit à Perrin et Longchamp qui, eux, étaient placés pour le savoir. Avec leur petit groupe, ils se trouvaient à la pointe aval de l'lie au pied de la centrale, sur les toits de laquelle apparaissaient déjà les ouvriers prêts à hisser le drapeau.

Sur la rive gauche, toute proche, on voyait les homme de la colonne Leclerc, apparemment très détendus. Certains même se baignaient dans la Seine.

C'est alors qu'apparut, sur la rive droite, la colonne allemande. De la pointe de l'lie, le petit groupe Renault se mit à crier pour alerter les troupes françaises.

La fusillade se déclenche immédiate­ment, par-dessus le fleuve, au ras de l'lie.

Il était urgent sous ces rafales de se mettre à couvert : plat-ventre au petit abri en tôles ondulées, tout proche. Comme Perrin y pénétrait, derrière Lamirand et le fils de Peyrecave, suivi de Lorrain, il se retourna. Atteint à la tête, Lorrain venait de « bouler comme un lapin ». Tout était fini. Son corps fut tiré dans l'abri. La fusillade dura encore une dizaine de minutes.

Le calme revint assez vite; un certain désordre régnait sur le quai, Où les voitures allemandes embarquaient leurs hommes, faisaient demi-tour et retour­naient vers Paris.

J'allais aux nouvelles vers la centrale quand je vis revenir Dalodier et Longchamp portant un brancard où un corps était étendu entièrement recou­vert d'une couverture -«Lorrain» me dit Dalodier. Nous repartlmes vers l'usine.

En repassant le pont, nous aperçûmes quelques Allemands qui tralnaient sur le quai, cherchant une issue; leurs voitures étaient part i es. Certains étaient blessés; tous furent faits prisonniers.

Le corps de Lorrain fut déposé à l'in­firmerie. J'y revins un peu plus tard. La tête enveloppée de linge blanc, ses yeux au bleu extraordinaire fermés à jamais, Lorrain reposait. Quelques blessés allemands étaient allongés non loin de là, que l'on soignait.

Louis Renault arrivait, accompagné de Jean Louis et saluait la dépOUille de celui qui avait été son collaborateur direct.

Il fallait prévenir Madame Lorrain.

Quelques jours plus tard, à l'issue du Service funèbre célébré à l'Église de Saint-Cloud, Jean Louis apportait à Pierre Lorrain l'hommage de tous ses amis des Usines.

Jean HUBERT

EXTRAITS DU DISCOURS prononcé par M. Jean Louis le 28 août 1944 aux obsèques de Pierre Lorrain

«Il était la loyauté même, il était crâne sans forfanterie, il avait ses enthou­siasmes que tempérait le sens du possible; il savait juger les hommes avec exactitude, mais avec bienveillance; il était intransigeant sur ce qui était juste et droit, mais il était indulgent pour les faiblesses accidentelles de ses proches, il donnait l'exemple constant d'un dévouement total à ses chefs et d'un attachement indéfectible à ses collaborateurs.

Ces vertus bien françaises, qu'il tenait de son éducation première, s'épa­nouirent tout au long de sa carrière.

Du lycée Janson-de-Sailly où il préparait Navale, il entrait en 1908 avec le n° 5 dans notre glorieuse école d'officiers de marine. C'est comme lieu­tenant de vaisseau qu'il accomplit la longue et difficile campagne de 1914­1918 que soutinrent nos marins, avec une grandeur parfois sans éclat, avec un mérite souvent obscur. C'est à ce titre qu'il participa à la conquête du Cameroun; c'est ainsi qu'il fut atteint par les rigueurs impitoyables du cli­mat tropical. La guerre achevée, il lui fallut rétablir sa santé compromise et il dut comprendre que la dure carrière de marin ne lui était plus ouverte. Il en conçut un chagrin qu'il surmonta bientôt avec son énergie coutumière. Et il entra dans l'industrie, tout préparé à y devenir un chef, par la rude école à laquelle il avait été formé.

Son goût très vif pour les sciences physiques le portèrent naturellement vers l'industrie électrique et c'est la Compagnie Française Thomson-Houston qui l'accueillit. Tout de suite, il s'y révéla comme un ingénieur de talent et il fut détaché par sa compagnie pour aller en Amérique étudier les matériels nouveaux que nécessitait l'électrification des réseaux. Tout en s'imprégnant, au cours de ce stage de dix-huit mois, des méthodes et de la technique de la grande nation américaine, il sut y faire apprécier sa valeur d'ingénieur français. Et, nanti d'une ample moisson de renseignements recueillis à Schenectady, il put, à son retour en France, comme chef de fabrication de l'usine de Saint-Ouen entreprendre, sans à-coup, les nouvelles constructions de locomotives électriques, de moteurs, de transformateurs et de commuta­trices, qu'attendait notre chemin de fer de Paris-Orléans. Il était directeur de son usine lorsqu'en 1929, le hasard des relations qu'il entretenait avec le client qu'étaient alors pour lui nos usines, le mit en présence de M. Louis Renault. Avec son infaillible instinct, ce dernier jugeait l'homme et réus­sissait à le convaincre de devenir son collaborateur immédiat, ce qu'il n'a pas cessé d'être, sans défaillance depuis quinze ans.

Après deux années passées au Secrétariat de la Direction générale, Pierre Lorrain était promu chef du très important service d'entretien de nos usines et, bientôt il était nommé directeur des ateliers et services d'entretien.

Il accomplit alors une besogne considérable, au cours de laquelle il pénétra

tous les secrets d'une vaste organisation groupant des fabrications

multiples ».

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